Pour revenir à Marie-Madeleine Martin



Dans mes articles sur Marie-Madeleine Martin, j’ai cité parmi ses plus grands livres l’Histoire de l’Unité française et indiqué pourquoi les éditeurs français, terrorisés par la dictature gaullo-communiste de l’époque, refusèrent ce livre dont la première édition parut en Suisse en 1947 – ce qui n’empêcha pas l’Académie française de lui décerner l’année suivante son Grand Prix Gobert d’histoire, attribué à une femme pour la première fois depuis sa création en 1834,

Il est donc temps de revenir sur ce livre et, pour commencer, de présenter l’Avant-propos de l’auteur à cette longue et passionnante étude. Dans ces quelques pages d’une haute intelligence et d’une sensibilité frémissante, où chaque mot recouvre un objet précis, Marie-Madeleine Martin place d’emblée son livre « dans la chaîne des labeurs » qui, des premier Mérovingiens au dernier Orléans, ont contribué à former cette patrie, terra patrium, la première et la plus ancienne d’Europe, dont elle retrace l’histoire à travers les réalisations de ses monarques successifs et l’idée qu’eux-mêmes et leurs contemporains s’en sont peu à peu formée au cours des siècles.


Avant-propos


Dans le désordre des idées qui est à la racine des convulsions actuelles du monde, il semble que l’une des notions les plus maltraitées et qui éveille pourtant l’intérêt le plus aigu, soit celle de Patrie.

D’une part, l’Occident a cherché, dans les ruines et dans le sang, des formules nouvelles de groupement et d’unification des peuples, mais l’utopie des uns côtoyant la brutale ambition des autres, les tenants des diverses patries craignent légitimement de voir disparaître, dans les organisations neuves, l’indépendance et le génie de leur pays.

D’autre part, à l’intérieur de chaque Etat, des milliers de partisans envoient leurs adversaires à la mort, sous l’inculpation de « trahison de la patrie ». Mais en dehors de problèmes de véritable traîtrise, en dehors des attaques dues aux passions déchaînées dans les époques de crise, le fait qu’un tel débat puisse exister entre les héritiers d’un même sol et d’un même passé nous rappelle l’existence, dans chaque peuple, d’une conscience patriotique aiguë qui, sous le nom de nationalisme, est l’une des innovations les plus caractéristiques de l’époque contemporaine. Pourtant, quelle est la place exacte de cette innovation dans l’évolution du patriotisme ? Et le patriotisme lui-même peut-il être ramené à certaines abstractions, à certains sentiments simplifiés, ou ne fut-il pas, à d’autres époques, une réalité infiniment plus riche, plus complexe, plus accordée aux lois et aux diversités de la vie ?

Ainsi, le second problème rejoint le premier, puisque les querelles dont nous parlons, tout comme les rêves d’une Europe rénovée, s’entrelacent autour du vieux mot de « Patrie ».

En troisième lieu, notre époque a vu des réformateurs politiques opérer des confusions entre des entités parfaitement distinctes, les uns semblant ignorer les rapports exacts des notions différentes de Patrie et de nation, les autres voulant assimiler la nation à la race, d’autres encore la nation à l’Etat, d’autres enfin, la nation à la communauté linguistique. La seule étymologie se chargerait, il est vrai, de mettre un peu d’ordre dans un tel chaos d’idées, puisqu’elle enseigne qu’une nation est la société des hommes qui se rattachent par la naissance à une même patrie, c’est-à-dire un groupement humain aggloméré par l’histoire et qui peut être formé d’éléments dont la race ou le langage furent souvent, à l’origine, fort différents. Qu,ant à la Patrie, elle est essentiellement la terre des ancêtres, Terra patrum, c’est-à-dire à la fois un sol et un héritage, et il semble nécessaire de rappeler le sens exact que les Latins donnaient au mot Pater pour mieux comprendre ce que signifiait aussi le vocable qu’ils nous ont légué de Patria.

Pater avait un sens bien plus étendu que celui de Genitor, qui désignait le père par le sang. Il enfermait des notions de majesté et de pouvoir, imposant le respect : le Pater était non seulement celui qui donnait la vie, mais le chef auguste de la communauté familiale, l’initiateur à une tradition jaillie du fond des âge, le magistrat et le prêtre du culte du foyer.

Le mot patria participe de cette ampleur du terme dont il est dérivé. La terra patrum, c’est le sol légué par les ancêtres, avec tout un ensemble de mœurs et de coutumes, de conseils silencieusement exprimés dans des vestige de pierre ou cachés dans les sons d’un langage, de traditions informant les lois des cités, comme les prières murmurées au pied des autels. C’est par-dessus tout, pour les Anciens, le lieu d’un culte religieux, transmis d’âge en âge, comme l’a prouvé Fustel de Coulanges dans son étude admirable de La Cité Antique.

Mais les éclaircissements sommaires donnés par l’examen des mots ne nous inciteront que davantage à creuser les problèmes jaillis autour d’eux, et ces batailles contemporaines autour des notions de race, de nation et de langue, nous ramènent, une troisième fois, au vocable et à l’idée de patrie.


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Sur tous les sujets que nous venons d’évoquer, les philosophes ont disserté et discutent encore, tandis que les polémistes y trouvent prétexte à débats partisans. Mais, en refusant d’épouser les passions des uns et avant d’entrer dans les discussions abstraites des autres, il nous a semblé utile d’interroger l’histoire de notre pays, afin de lui demander quelque lumière. Pour nous, Français, l’étude du passé ne peut être infructueuse dans un domaine où la tradition prend une importance essentielle. Et pour tout l’Occident, l’exemple donné par notre pays revêt une importance particulière. Non seulement parce que la France fut la patrie d’Europe unifiée la première, et qu’elle fait figure d’aïeule expérimentée auprès d’autres pays trop neufs, mais surtout parce que la leçon la plus importante que l’on puisse tirer de sa création est celle de l’humanité avec laquelle elle fut façonnée. Elle est le résultat d’un labeur lent et patient, d’un développement plein de mansuétude tendant à élargir la réunion des cercles humains avec le minimum de violence. L’histoire de cette assimilation sans agressivité, soumise à la rigueur des lois de l’univers, respectant les nécessités du temps et de l’histoire, est sans doute l’un des enseignements dont notre époque peut retirer le plus de profit.

C’est pourquoi nous avons souhaité nous remémorer non seulement l’histoire de la Patrie française, mais aussi la manière dont l’idée de cette Patrie s’imposa à mesure qu’elle se façonnait, et dont enfin la conscience patriotique de notre peuple naquit et se développa. En considérant comment la France se fit, nous cherchions aussi comment elle se révéla peu à peu à la pensée et au cœur des Français. Le travail modeste et patient de l’historien qui cherche à établir des faits, nous semblait particulièrement nécessaire dans un domaine où les erreurs naissent très vite de l’affrontement de purs concepts. La formation de la patrie française c’est en effet cette construction bien réelle et vivante, une œuvre bâtie de main d’homme, toute frémissante des efforts et des passions des hommes. C’est le cheminement patient ou les soubresauts du tracé de nos frontières à travers les conquêtes du glaive ou celles de la diplomatie, la politique des héritages et des mariages, l’avidité de maint voisin ou les folies des dissensions intérieures. Et c’est aussi l’aventure de tout un peuple qui inscrit sur notre sol une figure originale de l’invariable destinée humaine. C’est un compromis entre les avis de la nature et les efforts des hommes, un pacte lié avec l’univers ami et hostile et avec ses dieux. Des sentiments, des pensées et des actes de tous les êtres unis par un même destin est née peu à peu une civilisation dont l’héritage, transmis à travers les siècles, constitue la patrie au même titre que la terres des pères.


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Cependant, à mesure qu’une réalité nouvelle prenait corps et vie, les penseurs en dégageaient l’idée. Nous savons à l’avance que ceux dont les confidences éclaireront notre étude ne seront point les utopistes qui, à diverses époques, crurent possible d’enfermer la notion de patrie dans la limite étroite des passions de leur cœur ou des rêveries de leur esprit. Mais nous aurons profit à interroger ceux qui, dans ces périodes où les peuples n’ont point encore eu la révélation de leur destin, ou dans les heures de tragique abandon où ils l’ont oubliée, rappellent obstinément les lois générales de la cité ou les caractères particuliers de la tradition. Leur suite est longue et ininterrompue, depuis le temps de ces clercs du haut moyen âge qui, au milieu d’un monde écartelé par les guerres, morcelé en cent souverainetés, murmuraient aux rois barbares, dans leur latin maladroit, le conseil d’unification de la vieille Rome ou le rêve augustinien de la Cité de Dieu. Et nous savons aussi, à l’avance, que, bien au-delà des efforts des philosophes, et des légistes, survient parfois, dans l’histoire d’un pays, la miraculeuse apparition d’un poète, qui sait enfermer, dans le rythme de son chant, les images d’un sol, les vertus d’une race, les prestiges secrets d’un langage, les souvenirs d’une Histoire, toute cette continuité de longues patiences et de fidélités au visage ami, qui constituent pour un peuple un ordre de vie inaccessible aux autres humains. Et c’est le poète qui tend aux habitants de sa patrie une image de leur communauté élargie jusqu’aux étoiles.

L’idée de Patrie, d’ailleurs, n’est pas toujours exprimée par la parole ou les écrits. Elle se révèle dans des actes simples ou héroïques, dans des coutumes inexplicables comme dans des sacrifices sublimes, dans quelques gestes de don ou de refus sacrés, dans des élans, dans des silences, bien plus éloquents que des poèmes. Et c’est pourquoi l’interrogation du passé, sur le sujet qui nous occupe, est le plus émouvant des pèlerinages, à la recherche d’un message humain complexe et bouleversant. Car en deçà de tant de réalités bien discernables qu’exprime l’idée de patrie, il nous faut tenir compte de forces obscures et secrètes, de tout un mystère qui accompagne ici et fortifie les certitudes. Et peut-être enfin n’est-il rien de plus apaisant, pour l’homme, au cours de son inquiet pèlerinage d’ici-bas, que d’évoquer ce long enfantement de lui-même, le murmure des mille vies qui engendrèrent la sienne et l’ordre qu’elles on trouvé pour encadrer les orages de la vie humaine. Dans la découverte de soi-même et du monde que comportent la douceur et l’amertume de vivre, aux heures où le mystère paraît accablant qui enserre l’homme de toutes parts, il peut tendre les mains vers cette réponse solide jaillie au cours des siècles, tout appuyée à la terre et aux cités charnelles, et qui pose des bornes familières à l’inquiétude de son destin.

Et parce que l’enfantement d’une patrie est la victoire de toutes les forces de concorde sur les fureurs hostiles, qu’elle suppose l’union, à travers les âges, de tant de mains tendues, raidies dans le même effort de maintien et de salut, il n’est possible d’y trouver, comme le voulait le Philosophe, que le beau secours de la forme la plus haute qu’ait revêtue sur terre l’amitié.

C’est vraiment le sentiment de cette Amitié qui nous a aidé à mener à son terme cet ouvrage, aux heures où l’audace nous semblait téméraire qui avait présidé à sa conception. Nous avons emporté la pensée de ce livre, non seulement dans le silence des bibliothèques et des dépôts d’archives, dont les poussières peuvent être parfois si frémissantes, mais encore sur les détours amis des chemins de notre pays, devant les grâces de ses paysages aujourd’hui bouleversés, au cœur des villages meurtris et des cités dévastées. Nous l’avons emportée partout où pouvaient être saisis les messages secrets et mystérieux dont nous parlions tout à l’heure et que la confidence d’aucun livre ne remplacera : dans les lieux où les aspects du sol avouent plus qu’ailleurs les soins constants qui les ont façonnés, dans ceux où les langages chantent encore sur de vieux mots disparus, et où peuvent résonner dans la paix des soirs, au milieu de romances évocatrices de rois et de fées, l’écho des cloches de Reims, ou des acclamations de Versailles et de Paris.

Alors tout nous semblait facile des développements d’une tâche trop lourde, et nous souhaitions seulement que ce livre vint se placer dans la chaîne de tant de labeurs évoqués, à la façon des plus humbles pierres des cathédrales médiévales, que les maçons de jadis façonnaient avec soin et ferveur, afin que leur piété suppléât à l’insuffisance de leur ouvrage, et leur servît d’excuse et de messagère pour emporter leur labeur jusqu’aux limites audacieuses de leur espérance.




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