Gustave Thibon


Parodies et mirages ou La décadence d'un monde chrétien


(notes inédites (1935-1978)


Gustave Thibon est né en 1903 et mort en 2001. Les notes inédites rassemblées dans ce deuxième volume1 sont toutes datées et s'échelonnent de 1935 à 1978, c'est-à-dire de son arrivée à l'âge d'homme au tout début de sa verte vieillesse. Remarquons qu'en 1935, il n'avait encore rien publié2.

Les notes sont classées par ordre chronologique à l'intérieur des trois parties qui, délimitent trois thèmes de la pensée de l'auteur : Que sert à l'homme de gagner l'univers…, La politique, ou l'art du moindre mal et Ambiguïté de la Sainte Eglise. On remarque que si ces thèmes ont été de tout temps présents à l'esprit du philosophe, c'est au premier que le recueil accorde le plus d'importance, puisqu'il en représente exactement la moitié. Et cependant on voudrait pouvoir tout saisir d'un coup de l'expression de cette pensée tant ses phases successives s'imbriquent l'une dans l'autre.


Dès les premières pages, le diagnostic est posé. « Face aux sacrilèges de la civilisation moderne, je pressens un mal sans remède », car « quand l'âme de la Cité même est malade, l'individu est menacé, non plus seulement dans les parties supérieures de son être, mais dans son existence immédiate, dans son socle vital. »

Les plaies du XXe siècle, exacerbées au XXIe, sont, dès l'abord, clairement dénoncées : individualisme niveleur de la pensée et de l'âme, né d'un socialisme qui a, au préalable, coupé l'homme de ses racines physiques. « L'homme concret au sens de la mentalité actuelle, quelle froide abstraction ! Cet individu absolu qui n'a plus d'aïeux, plus de patrie, plus de Dieu, comment pourrait-il vivre ? Trouve-t-on en soi-même l'air qu'on respire ? »

Ces lignes ont été écrites en 1935, alors que la corruption d'une République franc-maçonne gangrenait la France, alors que l'Etat – ou ce qui en tenait lieu – employait ses mercenaires à tirer sur les Français et que, de moins en moins discrètement, une guerre mondiale se préparait.

Au même moment, Thibon, recherchant les possibilités d'une régénérescence sociale, se trouve en présence de deux méthodes, la première consistant à changer d'abord les âmes, la seconde s'attaquant d'abord aux institutions, au climat. Pour éviter toute confusion sur des réflexions qui vont au fond des choses, ne négligent aucun détail et répondent par avance aux objections, il est nécessaire de citer intégralement cette page sur la substance de laquelle le philosophe reviendra tout au long de sa vie.


« Régénérescence sociale. – Question de climat ou question d'âme ? Deux méthodes de régénération sociale : l'une vise d'abord à changer les âmes (apostolat chrétien, par exemple) ; elle s'inspire de la conviction que toute amélioration sociale profonde est impossible hors d'une transformation positive des individus, d'une montée de la vie morale (sur ce point, il y aurait beaucoup à dire sur les bienfaits – indéniables – mais aussi sur les inconséquences de l'individualisme chrétien). – L'autre méthode tend d'abord à changer les institutions ; elle ne moralise pas ; son objectif central n'est pas la conversion des individus, mais la substitution d'un régime, d'une atmosphère, d'un climat à un autre. – En résumé, ou seuls des individus devenus meilleurs contribueront à créer un bon climat, ou seul un bon climat permettra aux individus de s'améliorer : ces deux points de vue expriment l'espérance motrice de chacune des deux méthodes.

La première méthode a raison en ce sens que le salut de la société dépend, en dernière analyse, de l'harmonie subjective de ses membres : la plus profonde cause des décadences est d'ordre moral. Mais qui ne voit que le problème déborde ici la morale de toute l'ampleur des irrationnels impliqués dans le phénomène humain et, à plus forte raison, dans le phénomène humain social ? Maints facteurs de décadence – quelle que soit leur indéniable solidarité avec l'immoralité des individus – sont des facteurs collectifs, climatériques, et non intérieurs, personnels et moraux. Certes, l'égoïsme ou l'envie des individus (à ne considérer que l'arête morale de ces vices, et abstraction faite de la fatalité extra-volontaire et souvent extra-individuelle qui peut les sous-tendre) sont des cause morales de décadence ; mais certaines institutions et certaines lois (notamment celles visant à réduire les responsabilités et à supprimer les risques) sont des causes climatériques.

C'est à ces causes que s'attaque la deuxième méthode. En soi, elle paraît accessoire ; mais concrètement, pour l'homme livré aux fatalités de son milieu, et qui use peu de ses facultés de réflexion et de décision personnelles, elle est d'une importance incalculable. En luttant contre des institutions, je ne dirai pas immorales, mais antinaturelles, contre ces facteurs innocents de désagrégation que sont certains modes de gouvernement, de travail, d'éducation, etc, elle prépare le terrain aux efforts préconisés par la première méthode, elle prédispose à la lutte contre la désagrégation morale (car pour l'homme, tout redressement, en quelque ordre soit-il, en favorise d'autres, sur d'autres plans). La question climatérique me paraît toujours sous-estimée. Avant de rééduquer les poumons, il faut rendre l'air respirable !

Sans doute, aucun changement d'institutions collectives n'abolira la corruption ni la misère, ni cette inclinaison vers le chaos qui caractérise l'homme. Mais avec des poumons également déficients, il n'est pas indifférent de vivre en Engadine ou à Londres… Avec une égale propension à la perversité, un pater familias de la primitive Rome ira moins loin dans cette voie qu'un fonctionnaire soviétique… Chaque fois que les institutions, que le climat, se dégradent, des chances de reviviscence morale s'éteignent. Quand Maurras dit : "politique d'abord", cela signifie, si j'interprète bien, primum vivere, et pas autre chose. Primat radical, sinon hiérarchique. Mais certains ont tendance à traduire : « politique seulement » – ce qui est absurde. Avant de penser, il faut digérer – ce qui ne signifie pas que la digestion soit plus noble que la pensée.

Je ne nie pas la nécessité de la synergie entre les deux méthodes (une évolution politique sans racines morales n'est d'ailleurs pas concevable). Je dis seulement qu'un certain idéalisme moral ou apolitique néglige trop (théoriquement et pratiquement) l'importance d'une conception saine de la Cité terrestre et trahit par là la totalité de l'homme.

Le climat en lui-même ne crée aucune ressource dans l'homme, mais pour que l'homme libère les ressources qui sont en lui, il lui faut un climat salubre. L'homme dépend de la Cité dans ce qu'il a de plus cher (organisation familiale, professionnelle, droits et devoirs individuels, etc.) ; dans son être biologique et moral, il est peu de tendances auxquelles les institutions de la Cité ne répondent (plus ou moins directement), par un encouragement ou une défense, en octroyant une prime ou en imposant une amende… Comment, dans l'immense majorité des cas, n'élirait-il pas les tendances primées par l'organisation sociale à laquelle il appartient, et comment pourrait-il rester intègre sous l'influence des institutions qui l'incitent à l'égoïsme, à l'irresponsabilité, au gaspillage, à la courtisanerie, à la négligence ? » (C. IV – 1.6.35)

Cette analyse marque bien les conditions d'une "renaissance" et, a contrario, celles de la décadence de la société. Peu d'hommes politiques du XXe siècle en ont tenu compte ; ceux qui exercent le pouvoir en France ou se préparent à l'exercer seraient bienvenus de la méditer et de s'en inspirer.



1. Editions du Rocher 2011. Le premier volume était paru sous le titre : Aux Ailes de la lettre, pensées inédites (1932-1982) présentées et choisies par Françoise Chauvin – Editions du Rocher, 2006


2. sauf La Science du caractère, en 1934, chez Desclée de Brouwer, livre aujourd'hui introuvable.



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