Ernst Jünger – Sur les Falaises
de Marbre
Sur les Falaises de Marbre est un court roman de Jünger à nuances à la fois symboliques et autobiographiques, ou plutôt ne dirait-on pas une sorte de parabole ? L’auteur situe son récit en dehors de toutes références tant historiques que géographiques, et c’est la disparition d’une civilisation que conte cette chronique recouvrant à peine le tiers d’une vie humaine. Il faut remarquer aussi que les personnages représentent des types déterminés et peu individualisés que l’auteur manœuvre en vue de parfaire sa démonstration.
Ce qui est en jeu, ce sont, par l’évocation d’une période critique où l’un est l’autre sont radicalement mis en cause, le passé et l’avenir de la civilisation. Thème récurrent des grands penseurs occidentaux depuis la Révolution, relancé par la catastrophe européenne de la Grande Guerre, avec Maurras, Valèry, Béhaine, Spengler et quelques autres.
On a pu dire que Jünger
n’était pas un romancier. Orages
d’acier,
Héliopolis, les Abeilles de verre
sont pourtant de forme romanesque ; mais au lieu de laisser
agir ses personnages, comme Balzac, Julien Green ou Giono, ceux-ci,
chez Jünger incarnent des mythes. Cette démarche ne
lui est d’ailleurs pas propre : elle fut celle,
déjà, d’écrivains comme
Nathaniel Hawthorne ou Melville et elle sera reprise plus
près de nous, par un Julien Gracq ou un Pierre Boutang.
Mais c’est peut-être ailleurs
qu’il faut rechercher ce qui nous fascine dans cette
œuvre. Cette prose hors du temps semble parfois
douée d’une sorte de beauté
hiératique et certaines phrases, certaines
périodes du discours semblent se détacher et font
songer aux versets d’un poème en prose
alors qu’elles ne sont que les réflexions de
Jünger lui-même qui se substitue alors au personnage
principal. Ne nous arrive-t-il pas, en le lisant, de penser
à certaines strophes de Baudelaire ?
C’est sans hésitation que je
citerai quelques-unes de ces sentences, notées au cour de ma
lecture.
« Nous sentîmes
bientôt quelle clarté nous apportait la vie, et
qu’une sécurité nouvelle nous
emplissait. La parole est à la fois reine et magicienne.
Nous partions du haut exemple de Linné qui
s’avança dans le chaos du règne animal
et végétal armé du sceptre du langage.
Et plus merveilleuses que tous les empires que le glaive a conquis,
c’est sur les prairies en fleurs et les légions
sans nom des insectes que s’étend son
pouvoir. »
« Il est des temps de
décadence où s’efface la forme en
laquelle notre vie profonde doit s’accomplir.
Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et
trébuchons comme des êtres à qui manque
l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure
à la douleur obscure, le sentiment d’un manque
infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et
le passé. Nous vivons ainsi dans des temps
écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant
que l’instant s’enfuit. »
« Quand du haut de notre siège élevé, nous regardions les séjours que l’homme a bâtis pour y cacher sa vie, son bonheur, ses nourritures, ses religions, alors tous les siècles fondaient à nos yeux en une seule réalité.
Et les morts, comme si les tombes
s’étaient ouvertes, surgissaient invisiblement.
Ils nous environnent dès que notre regard se pose avec amour
sur une terre à l’antique culture, et tout comme
leur héritage est vivant dans la pierre et dans le sillon,
leur âme très ancienne est
présente sur les terres et les
campagnes. »
« Tel était le
royaume dont le cercle s’offrait au regard autour des
falaises de marbre. De leur sommet, nous voyions la vie, bien
cultivée sur un sol antique et fortement nouée,
s’épanouir comme la vigne et porter ses fruits. Et
nous voyions aussi ses frontières : les monts,
où la haute liberté, mais sans la
plénitude, habitait chez les peuples barbares, et vers le
septentrion les marais et les sombres profondeurs, où guette
la sanglante tyrannie. »
« On reconnaît les
grandes époques à ceci, que la puissance de
l’esprit y est visible et son action partout
présente. Il en était ainsi de ce pays ;
dans le déroulement des saisons, dans le service des dieux
et dans la vie humaine, aucune fête
n’était concevable sans la
poésie. »
Ne peut-on penser que, comme Baudelaire ou
Léon Bloy, Jünger fut un Prophète ?
*