En lisant les Carnets du Cardinal Baudrillart, les années 1932 et 1933
année 1932
Le Cardinal Baudrillart n’était pas royaliste, encore moins maurrassien, mais c’est sous sa plume - et non sous celle de Léon Daudet – que l’on trouve ces lignes : « Le parlementarisme est de plus en plus répugnant » (27 février 1932). C’est lui – et non Jacques Bainville - qui écrit, au cours du même mois de 1932 : « Quelle indignation dans le monde si, en France, un aventurier étranger au pays en arrivait à mobiliser tout le peuple et à se faire naturaliser pour être élu chef de l’Etat, avec un programme ultra-nationaliste et belliqueux ? C’est ce qu’on accepte de l’Allemagne. Quelle folie ce fut d’avoir, à la paix, consolidé l’œuvre de Bismarck ? » (26 février).
La mort de Briand, ce pape du pacifisme ; ses obsèques religieuses... « Il n’était pas révolté à la manière de ceux qui appartiennent à l’Action française. La comparaison s’imposera tout de même... » et, cerise sur le gâteau : « Le ministre de l’Instruction publique prescrit à tous les établissements d’enseignement primaire et secondaire de consacrer samedi toute une classe à célébrer la politique pacifique de Briand et ensuite, à partir de 10 heures, de mettre tous les élèves en congé. » (8 et 9 mars).
Le Liban, déjà : « Réunion chez les Maronites. Mgr Feghali, M. Ayoub, etc., sont très préoccupés de la prochaine élection à la présidence de la république libanaise. Il y a 45 électeurs, les députés. Les candidats catholiques sont si nombreux et si acharnés les uns contre les autres qu’ils risquent fort de faire passer un musulman. Celui-ci se tournerait vers la Syrie et la Syrie regarde vers la Mecque… » (18 avril)
Et ce constat désabusé, le 20 avril 1932 : « Déficit dans le rendement des impôts ; trop faible excédent de naissances en France pour l’année 1931. La tragi-comédie du désarmement se poursuit à Genève, sans autre but que d’arriver à désarmer la France et à l’isoler. »
« Au nom de la mystique pacifiste, il faut non seulement cacher la vérité, mais la haïr. Le sinistre et stupide Francisque Gay invite dans l’Aube ses démocrates-chrétiens, les uns à se désister et les autres à voter en faveur des radicaux, afin de faire triompher la politique briandiste. »
« Sed novam aedem ab impiis diu profanatam, dein a Ludovico rege XVIII Patronae Parisiorum restitutam, iterum Christi hostes mortuis suis dedicaverunt . » (extrait du Bréviaire parisien pour la fête de sainte Geneviève). Traduction : le nouvel édifice longtemps profané par les impies, puis restitué par le roi Louis XVIII à la protectrice des Parisiens, les ennemis du Christ l’ont de nouveau destiné à leurs morts.
« Un grand Français, grand colonial, est mort, le général Archinard. » (9 mai)
Et si le Cardinal Baudrillart était royaliste - et même maurrassien, à son corps défendant bien entendu ? « Heureuse la France, écrit-il le 31 juillet 1932, si, après la guerre de 1870, elle avait rétabli une monarchie, au lieu de sombrer dans une démocratie de forme républicaine où les intérêts particuliers étouffent l’intérêt général ! Quand on compare l’œuvre de redressement national et de rénovation économique accomplie par Mussolini en Italie, sous le couvert de son roi, avec l’impuissance totale de notre régime à réformer, ou à édifier quoi que ce soit, on ne peut que rougir. »
A lire ses réflexions journalières sur la politique intérieure ou la politique étrangère, à constater l’étendue de ses relations et la connaissance qu’il avait des hommes, on ne peut que se dire que, comme Mazarin ou Richelieu, le cardinal Baudrillart eut fait un excellent premier ministre de la monarchie, et il le savait certainement. Les missions que lui confia , de temps à autre, le gouvernement français, et même sa fonction de recteur de l’Institut catholique de Paris, étaient bien au-dessous de ses capacités.
« L’agitation continue en Espagne, de caractère révolutionnaire, terroriste, incendiaire, surtout à Grenade. Les prisons regorgent de généraux et d’officiers. Vit-on pareil spectacle sous Alphonse XIII ? » (13 août)
« Ah ! pourquoi avoir évacué Mayence , criminelle folie. » (14 août)
« Aujourd’hui, partout, les gens de gauche peuvent faire ce qu’ils veulent et les gens de droite à peu près rien. » (17 août )
« Le ministère Paul-Boncour est constitué, le 91e depuis la proclamation de la République en 1870 ; la principale qualité qu’on lui reconnaisse, c’est son incapacité à durer . » (19 décembre)
« … Voilà la pétaudière politique. Hélas ! il y a aussi la pétaudière catholique. Aujourd’hui la cardinal Verdier publie une lettre qui est l’apologie de l’ACJF attaquée avant-hier matin par Castelnau. Que nous sommes loin de cette audience pontificale du 29 décembre 1929 - trois ans – où le pape sembla donner la France catholique à deux chefs, le cardinal Verdier et le général de Castelnau, enfin mit tout son espoir dans l’action catholique que l’on allait organiser. Elle existe aujourd’hui sur le papier, mais elle n’aboutit à rien. » (25 novembre).
« Plus je réfléchis à ce qui se passe dans la jeunesse, même catholique, plus il me faut reconnaître qu’elle est bien loin de nous. Les hommes qui ont vu la guerre de 1870 ont eu le sentiment de la grandeur perdue de la France et, en 1918 , celui de la grandeur retrouvée. Ils ont l’âme nationale. Combien parmi les jeunes d’aujourd’hui sont déjà bolchévisés et de plus internationalisés, tandis que les dirigeants russes du bolchévisme ont l’âme impérialiste. Chez nous les écrivains juifs jouent la même note que leurs congénères en Russie. » (29 décembre)
« Hoover a fait son message ; il y oublie complètement ses torts ; c’est par amour de l’humanité qu’il a imposé le moratoire. Non, M. Hoover, c’est pour tirer l’Allemagne d’embarras et lui permettre de payer les banquiers américains (dettes privées), ce qu’elle n’aurait pu faire si elle avait payé la France, l’Angleterre, l’Italie, etc. » (20 décembre)
« 21 décembre – On discute sur la situation ministérielle et le programme que va offrir à la France le nouveau gouvernement. Tout tient dans ces mots : par ses origines, il représente la politique la plus contraire à celle que les événements commandent… » Et, le lendemain, après lecture de la déclaration ministérielle à la Chambre : « … Toujours le pas en avant vers la destruction de l’autorité de l’Etat et la décomposition sociale. »
24 décembre. Nuit de Noël. – Où sont mes vieilles nuits de Noël où je me recueillais en attendant la messe, où je repassais dans mes notes intimes telles heures décisives de l’histoire de mon âme. Maintenant je suis toujours pressé par les occupations ; des centaines de lettres s’entassent sur mon bureau, après que de nombreuses visites ont assiégé ma porte. Et mes yeux, trop souvent, depuis des mois me refusent leur service. Il me faut déchiffrer plutôt que lire, et avec quelle peine !
Et vraiment chaque année s’achève dans la peine. »
année 1933
Tout de suite ceci, en exergue :
« 27 janvier. – Occupé comme je le suis, ai-je vraiment raison de consacrer un certain temps chaque jour à la lecture des journaux et chaque soir quelques moments à écrire « mon » journal ? Eh bien oui, je le crois, bien que tels ecclésiastiques et religieux pensent le contraire. En somme ma puissance d’action me vient pour une grande part de mon contact avec les hommes et les choses de mon temps, du fait que je sais et que je suis au courant. Nous vivons à une époque de très graves transformations. Il s’agit d’en avoir conscience, d’essayer de me rendre compte de ce qui inspire et dirige ces transformations. C’est pourquoi j’essaie au terme de chaque journée de noter ce qui la caractérise, non seulement dans ma propre vie, mais en général. »
« … Ce soir, film vraiment admirable présenté par le P. Olivier : le pèlerinage de Terre Sainte, en commençant par l’Egypte. Quels souvenirs des heures si pleines de bonheur de notre propre pèlerinage ! Quelles évocations ! On est transporté bien loin des événements contemporains, mais de quelles ruines l’histoire est pleine ! N’est-ce pas aussi ce qui attend notre civilisation ? J’ai beaucoup vu ; je ne verrai probablement plus grand-chose. Tempus dissolutionis meae instat. » (10 janvier)
« … en lisant [le livre d’Abel Bonnard qu’il doit recevoir à l’Académie sur Stendhal] je retrouvais tant de noms cités autour de moi dans mon enfance. Dix-sept ans seulement entre la mort de Beyle-Stendhal et ma naissance. Stendhal, cousin des Daru, cousin des Sacy. Pierre Daru protecteur de Stendhal, et Stendhal, dès qu’il le peut, amant de la femme de son bienfaiteur. Et le fils de Pierre et de cette aimable dame, si lié avec mon grand-père et que j’ai bien connu ; il n’est mort qu’en 1890, l’année où j’entrais à l’Oratoire. Rien de tout cela n’est vraiment loin pour moi. Et je revois aussi tous ces membres des diverses académies qui appartinrent aux diverses branches de notre famille, de telle sorte que depuis 1785, date où entre aux Inscriptions et belles Lettres mon arrière-grand-père Sylvestre de Sacy, il y en eut toujours ; excepté les trois années révolutionnaires où les Académies cessèrent d’exister ; un siècle et demi. » (21 janvier).
« Daladier nous parle de la patrie républicaine ; ces gens-là ne peuvent jamais dire la France ; c’est « le pays », « ce pays », rarement « notre pays », ou bien alors l’exclusion contre ceux qui ne seraient pas républicains… » (3 février)
« On rougit de honte quand on lit les nouvelles pages de Stresemann que publie l’Illustration. Le rôle de Briand apparaît hideux. : il trahit Poincaré et le dessert ; il abandonne tous les intérêts français d’avance et sans discussion ; ou il était déjà ramolli, ou il jouait sciemment un rôle abominable. Ne verra-t-on pas un jour ses restes déterrés et jetés à la voirie ?
Et cet homme fut exalté par Ceretti et loué au Canada par le cardinal Verdier comme un grand Français ! » (14 janvier).
De l’Allemagne (ou des Allemagnes) :
« Les Allemands paraissent se diviser tout de bon. Bavière et Wurtemberg répondent vertement aux prétentions d’Hitler et du Reich ; Hitler les menace et menace aussi Hambourg. Guillaume II s’inquiète des menées des Wittelsbach et envoie sa femme, la princesse Hermine, intriguer à Berlin. Elle paraît avoir obtenu peu de succès. Hitler paraît vouloir exercer personnellement la dictature, en gardant la forme républicaine du Reich. » (25 février).
« Les journaux hitlériens accusent la France de soutenir la Bavière et le Wurtemberg ; hélas ! la France s’occupe d’autre chose et les Etats du Sud abandonnés par nous comme le Palatinat et Mayence seront livrés à Hitler. (26 février)
« 6 mars. – Quels événements ! Le triomphe de Hitler, Hugenberg, Von Papen, en Allemagne ; 52 % dans le Reich ; 51 % en Prusse ; c’est relativement peu, si l’on veut, mais c’est tout de même la majorité absolue et sans coalition ; malgré le régime de terreur, il y a encore 81 députés communistes ; le Centre ne compte plus que 73 représentants. La constitution de Weimar a vécu et le drapeau républicain est prohibé ; l’Allemagne revient au drapeau impérial. Aux Etats-Unis, la débâcle du dollar, l’embargo sur l’or et les métaux précieux ; la suppression de l’étalon or ; la bourse, les banques fermées jusqu’au 9 mars. A Londres, le franc français pris comme base pour les cotations.
La Pologne prend des mesures pour sauvegarder Dantzig.
Le gouvernement français prépare une fête commémorative pour célébrer Aristide Briand, en l’anniversaire de sa mort. Défi à la raison et tromperie à l’égard de l’opinion. A l’heure où la brutalité sans frein triomphe en Allemagne et où toutes les prévisions de Briand reçoivent le plus cruel démenti !… »
« … Le Parlement renouvelle toutes les fautes, tous les crimes de lèse-patrie qui ont précédé l’explosion de 1914. » (10 mars)
« … Le plus affreux, c’est que, comme on nous le faisait remarquer ce soir, le peuple français ne paraît plus vouloir se défendre lui-même. A la frontière, ses troupes de couverture sont en grande partie composées d’indigènes africains. » (15 mars).
« 10 avril. - … L’unification de l’Allemagne continue à marcher à pas de géant. On annonce la prochaine fusion de plusieurs Etats ; le Reich n’en compterait plus que onze. Hitler achève l’œuvre de Napoléon continuée par Bismarck.
Cette politique fortifie en Autriche les adversaires de l’Anschluss, car l’Autriche ne tient pas du tout à n’être qu’une province allemande gouvernée par un Statthalter. Peut-être y viendra-t-elle tout de même. Si les Etats de l’Europe centrale étaient sages, ils se regrouperaient autour d’elle, mais en simple fédération.
Toute la journée j’ai reçu. Ma vieillesse n’est pas calme : je ne puis jouir de rien, ni des splendides journées de printemps qui depuis un mois se succèdent ensoleillées, ni même de la Semaine Sainte ouverte depuis hier et dont ma jeunesse a connu le recueillement pénétrant. Il me faut toujours aller de l’avant et très vite. Il est vrai que la vie du cœur et de l’esprit sont plus actives que jamais ; je vois, je comprends, je sens plus de choses qu’en toutes autres époques de mon existence ; je me souviens ; mais je perçois nettement que, par l’usure du corps très sentie elle aussi, tout cela ne tardera pas à s’éclipser. Dans le mystère de l’autre vie, que subsistera-t-il de ce qui m’aura tant intéressé depuis que j’ai l’âge de raison ? Et sans l’autre vie, mystère incompréhensible que celui d’une existence humaine sur la terre. »
« … Une de mes conversations les plus intéressantes est avec M. de Margerie, notre ancien ambassadeur à Berlin. Il est venu à Rome pour que sa dernière petite-fille fit sa première communion de la main du cardinal Pacelli. Comme les Laboulaye, M. de Margerie tient Pacelli pour un saint. »
« 21 avril. – Matinée bien émouvante. J’ai célébré la messe à la catacombe de saint Sébastien, sur la tombe du martyr, comme aux premiers siècles , et tourné vers le peuple tout le temps de la messe ; là où, sous la persécution de Valérien, saint Sixte II avait caché les corps de saint Pierre et de saint Paul, dérobés à la persécution qui voulait anéantir les reliques des martyrs, là où, en sortant, saint Sixte fut arrêté puis conduit au martyre… »
« 1er mai. – Ce voyage touche à sa fin.
… Près de deux heures au Palatin, jusqu’au soleil couchant, heures émouvantes, pour ne pas dire enivrantes, où je retrouve en moi tous les élans de ma jeunesse, naturels et surnaturels, avec une extraordinaire intensité de jouissance.
« Je suis ébranlé par toutes les choses… Tout me plait et m’attire », serais-je tenté de dire avec Michel Vieuchange dans Smara. C’est le printemps, un formidable effort de vie renaissante qui monte à l’assaut de ces ruines gigantesques. Ce ne sont pas tant les souvenirs qui me touchent, quoiqu’ils aient leur tragique grandeur (l’Empire romain mérite-t-il entre les empires antiques la place que nous lui faisons ?). C’est ce duel de la mort et de la vie, de la nature et de l’œuvre de l’homme ! Ces arbres si beaux, pins maritimes, cyprès, palmiers, cette herbe fraîchement coupée aux capiteuses senteurs, ces roses rouges et blanches, ces lys des champs, ces cytises, ces acacias, ces arbres de Judée en pleine floraison ; ces vues sur Rome, sur la campagne romaine, sur les Monts Albains ; ce groupe délicieux de petits enfants, beaux comme des amours, folâtrant autour d’un Frère des Ecoles chrétiennes ; ces jeunes mariés qui peut-être ont été demander la bénédiction du pape (il a béni 420 couples aujourd’hui) et qui s’aiment tout simplement. De toutes parts des églises, jusque dans les ruines ; au fond la coupole de Saint-Pierre ; plus près, en face des églises de l’Aventin, le monastère de Saint-Anselme dont la cloche sonne l’office, éveillant celles qui bientôt vont porter vers le ciel le chant marial de l’Angelus. Et tous ces siècles écoulés, pleins de cette vie naturelle et surnaturelle, dont nous sommes nous-mêmes un moment, mais un moment qui retentira dans l’éternité. Oui, il y a de quoi être ému et reconnaissant à l’approche du terme d’une vie qui fut remplie… »
« Sur la demande du Reich, la France supprime sa légation à Munich ; c’est la fin d’une politique qui datait du XVIIe siècle. Nous ne sommes pas braves. » (8 mai).
« La loi contre les congrégations est votée en Espagne ; l’enseignement et bien d’autres choses sont défendus aux congréganistes, même en tant qu’individus. Comme ils ne sont mas juifs, on ne mobilisera pas l’opinion ; et les catholiques eux-mêmes se tiendront cois. » (18 mai).
« 21 juin. – A l’heure où j’écris ces lignes l’été commence (21 h 12). Le temps s’écoule plus rapide que jamais pour moi ; sa course me paraît vertigineuse ; et cependant lorsque je considère mon passé si rempli, il me semble que je suis depuis plus d’un siècle sur la terre. Combien verrai-je encore de saisons ? Bien peu sans doute. Je quitterai la terre sans regret, malgré les affections que j’y ai trouvées et les pensées qui m’ont soutenu. Il y a trop de tristesses, de violences et de hontes ici-bas, trop de causes surtout trahies par ceux qui sont censés les servir… »
« Maurras hier, dans l’Action française, a paraît-il fameusement exécuté le père Merklen, de La Croix. Celui-ci, par ses explications fourbes et hypocrites, ne l’a pas volé.
Mais que toutes ces choses sont tristes !… » (10 juillet).
« …En somme on commence à réagir contre le courant de ces toutes dernières années. Et comment pourrait-il en être autrement : le pape lui-même voit échouer le grand effort qu’il avait tenté pour la paix. Les nationalismes se sont affirmés en Italie, en Allemagne, puis aux Etats-Unis et même en Angleterre. Il a traité avec eux en Italie, puis en Allemagne, là avec une déconcertante rapidité. L’âge des partis catholiques a brusquement pris fin. Il ne reste au pape, et il l’a fait, qu’à sauvegarder le spirituel. C’est donc une phase nouvelle, peut-être un âge nouveau qui commence… Au fond l’Eglise a toujours condamné le libéralisme… » (13 juillet).
« 18 août. – Les journaux nous apprennent ce matin la mort de l’abbé Brémond, notre confrère de l’Académie. Il a tenu une grande place dans l’histoire religieuse et littéraire de la France contemporaine. C’était un homme d’une intelligence remarquable, trop préoccupé peut-être de le montrer, très ingénieux, grand évocateur d’idées, très ironiste, très polémiste. Il avait été fortement touché par le modernisme, mais il s’était ressaisi et, grâce à Dieu, il avait trouvé des hommes pour le soutenir à l’heure de la crise, Mgr Bonnefoy, M. Thureau-Dangin, le comte de Castéras. Il a renouvelé l’histoire religieuse du XVIIe siècle et amené les Français les plus sceptiques à comprendre l’importance et la profondeur de la vie mystique. Il était homme de lettres par excellence et ses vrais amis à l’Académie étaient les purs gens de lettres. Il laisse malheureusement son œuvre inachevée. Il avait d’abord joué son rôle à l’Académie ; puis la maladie l’avait éloigné. Il comptait de très chers amis ; mais il désarçonnait beaucoup de gens qui avaient peur de son esprit. Il faisait grand honneur à l’Eglise. On avait été heureux de savoir que le pape, le sachant malade, lui avait envoyé sa bénédiction… »
« Les atrocités continuent dans le monde. Massacre des Assyriens chrétiens dans les états du roi Fayçal, qui se précipite pour faire l’opinion de la Société des nations… » (17 août).
« Mac-Donald peut se lamenter sur le sort des Assyriens. L’Angleterre les a livrés à Fayçal parce qu’ils sollicitaient le protectorat français. Puis elle les a laissé massacrer, tout comme nous nos amis du Palatinat, après qu’elle se fut chargé de les protéger. Le monde est beau ! » (20 août).
« 14 septembre. – J’ai terminé aujourd’hui, non sans peine, la lecture, commencée avec les vacances, de la Vie du Père de Grandmaison, par le père Lebreton. C’est peut-être ce que j’aurais fait de mieux pendant ces vacances. Le livre est très plein, très édifiant, très suggestif. Que de réflexions à garder, que d’exemples à imiter ! Le père de Grandmaison, c’est le parfait Jésuite ; il l’est dès le collège ; il l’est jusqu’au dernier jour. Peut-être l’est-il trop. Il n’ose pas être lui-même ; il reste sur certains points comme un enfant docile, un enfant qui vieillit. Que d’examens de conscience, que de retours sur lui-même, que d’analyses, que de confessions (deux et trois par semaine). Aussi pas de grand essor, pas de décision vigoureuse. Il hésite ; il ne tranche pas ; il se donne à tout et à tous avec une égale ferveur ; il reste trop sensible. Mais quel savoir, quelle souplesse, quelle variété de dons, quelle universalité, quel don de lui-même ! Quelle constance dans le labeur ! Quel souci de perfection morale ! Quelle intelligence de son temps ! On s’incline devant avec respect et une infinie gratitude pour tout le bien qu’il a fait… »
L’œuvre capitale du Père Léonce de Grandmaison : Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves parut en 1927, juste après sa mort.
« …C’est une question de vie ou de mort pour nous que de ne pas nous laisser désarmer au nom de l’utopie internationaliste… » (23 septembre).
« 24 septembre. – L’Europe, en face de l’Allemagne, tombe dans le ridicule et fait preuve d’une incomparable débilité intellectuelle. C’est l’Allemagne qui prétend faire la loi à Genève, l’Allemagne contre qui toutes les précautions avaient été prises en 1919 par les traités et qui a passé outre à tout. Et nous ne cherchons qu’à trouver des formules qui fassent illusion aux électeurs. Dicunt pax et non est pax. »
En retraite à Montsoult :
« 26 septembre. – Toute une journée passée sans l’ombre d’une nouvelle du dehors, publique ou privée ; toute une journée de calme et de paix ; toute une journée consacrée aux choses de Dieu. Que c’est rare dans ma vie !
Le prédicateur, un père de Grignon de Montfort, le père Morineau, est tout à fait remarquable. C’est un philosophe ; il a jadis, lors de la dispersion de l’Oratoire, enseigné la philosophie à Juilly ; il est de plus très versé dans la doctrine bérulienne ; avec une très grande simplicité, sa pensée atteint parfois le sublime ; il a du charme. »
« …Mussolini, le seul homme d’Etat que compte l’Europe… a prononcé le plus révolutionnaire de ses discours, faisant mourir aussi le capitalisme, le libéralisme économique, le parlementarisme, établissant le règne des Corporations associé à l’étatisme. » (15 novembre).
« 25 novembre. - A quoi bon se répandre en phrases pour décrire ce qui se passe ? L’ignoble scène continue à se dérouler… Les partis se menacent. L’Angleterre nous accorde une méprisante compassion ; l’Allemagne nous montre comme l’ilote ivre ; tout le monde s’accorde pour nous déclarer que nous n’avons plus qu’à entrer en pourparlers avec l’Allemagne. De quoi nos députés seront provisoirement contents, parce que leurs petites combinaisons électorales pourront demeurer au premier plan, jusqu’au jour où la guerre éclatera. Alors, comme en 1914, ils prieront les bons Français d’aller se faire tuer sous leur haute direction. Daladier est, dit-on, tout prêt à marcher en ce sens. «
« La vieille et fidèle domestique qui ferma les yeux à mon grand-père, à ma grand’mère, à ma mère, Ambroisine Tolan, vient de mourir à 88 ans. Elle m’avait personnellement servi avec dévouement et affection. Domestique fidèle d’autrefois et combien digne d’estime ! Tout le passé disparaît autour de moi. » (26 décembre).
« J’ai lu une partie du dernier volume de Poincaré : L’Année 1918 et l’Armistice. Quel mélange ! Passages émouvants quand il s’agit de Metz et de Strasbourg. Mais quel étalage mesquin d’aigreurs, de rivalités, d’intrigues ! Quel malheur de publier ainsi et telles quelles des réflexions qu’excuse la rédaction quotidienne d’un journal, mais blessantes pour beaucoup et qui diminuent déplorablement et les événements et les hommes. Quelle petitesse et quelle acrimonie dès qu’il s’agit des représentants de l’Eglise : toujours la défiance. Cependant Poincaré blâme Clémenceau dans la question du Te Deum de l’armistice. On sent percer la tristesse du cardinal Amette. En combien de choses Clémenceau fut sectaire et petit ! » (29 décembre).
Une vie intérieure intense soutenait, chez le Cardinal Baudrillart une activité d’une densité exceptionnelle quant à ses points d’application, continuée par l’écrasante obligation qu’il s’était imposé, dès le premier jour de la guerre de 1914-1918, de la rédaction de son journal quotidien. Celui-ci constitue, pour nous, un commentaire unique des événements de tous ordres - politiques, internationaux, religieux et même familiaux – de la première moitié du XXe siècle.
Voir la biographie du Cardinal Alfred Baudrillart sur : google.fr