La IIIe République de Céline à Léon Bloy


Sur les débuts de la IIIe République, il faut lire le maître livre du grand historien que fut le marquis de Roux : Origines et fondation de la troisième République - Grasset, 1933 -, ou sa conférence de 1913, publiée par la Nouvelle Librairie Nationale : La République de Bismarck - dont le titre dit tout.

Dès les premières pages de son Céline - Nouvelles Editions Latines, 1967 - Paul del Perugia rappelle l’essentiel de cette histoire véridique et toujours occultée.


« Pour saisir sa position devant le second Sedan de 1940, écrit-il, il ne faut pas ignorer la réalité internationale sur laquelle la IIIe République construira, en trompe l’œil, un patriotisme jacobin, jauressien, briandesque, Degaullien.

… Céline et ses parents ne surent jamais qu’après le premier Sedan, Thiers, pour se faire préférer à Gambetta, fit offrir à Bismarck, non seulement Strasbourg, mais Metz. Notre grand homme d’état prit ainsi de court l’Angleterre prête à organiser un Congrès européen, afin d’empêcher la Prusse de s’emparer de la Lorraine. On cacha l’affaire, et chaque ville a aujourd’hui son boulevard en l’honneur du « libérateur » du territoire.

Le premier Sedan pesa sur la mentalité de la famille de Céline. Son père, républicain patriote, s’était lui-même engagé volontaire dans l’artillerie. Jusque dans nos plus lointaines provinces, le Prince de Bismarck avait été représenté comme l’adversaire de la IIIe République. Personne ne soupçonnait alors la correspondance qu’il avait échangée, de son côté, avec Gambetta, ni la volonté de la Prusse, après notre défaite, de voir s’établir à Paris un régime républicain. Les défaites modernes - et 1870 en était déjà une - ont pour conséquence de peser sur le régime des pays affaiblis de l’intérieur et de les vassaliser par des constitutions qui les rendent dépendants. Les opinions publiques, solidement tenues en main, ne s’en aperçoivent que trop tard et le taisent. Personne n’aurait imaginé que le Prince de Bismarck désirait, et avait puissamment travaillé à l’avènement de la République en France.

… Céline fut élevé dans les honteuses séquelles de ce premier Sedan, auxquelles succédèrent celles du boulangisme, Panama, les « affaires » qui émurent tant les Parisiens, ignorant tout des véritables dossiers : scandale des décorations, de Dreyfus, des Inventaires, des fiches. Les « affaires » renouvelaient à Paris des émotions populaires dont on a peine à imaginer la violence…


Après 1870, la Monarchie française fut écartée par les classes riches, suivant les volontés écrites de Bismarck, et cela, en dépit du verdict accablant du suffrage universel. Les élections générales n’envoyèrent alors à Paris qu’un tiers de députés républicains. Elles étaient sincères. Elles n’avaient pas été préparées. »


Evoquant l‘enfance de l’écrivain, d’abord à Courbevoie, puis passage Choiseul à Paris, entre un père employé dans une compagnie d’assurances et une mère marchande de dentelles, Perugia la compare à celles d’un Vallès ou d’un Léon Bloy, « qui, dès le berceau, connurent la misère noire des temps républicains ».


Louis Ferdinand Destouches, dit Céline, s’engagea en 1914 et en 1940.

***


Né en 1846, Léon Bloy s’était engagé en 1870 dans la milice des Volontaires de Dordogne qui fut intégrée au Corps des volontaires vendéens du général de Cathelineau.

Cinquante années durant, il cria son dégoût de l’époque de stupre et de boue qui suivit la déconfiture des « armées de l’Empereur » et la pseudo-résistance des républicains auto-proclamés maîtres du pays.

Les pages qui suivent ont été écrites en 1885 à l’occasion du 15e anniversaire du régime institué en France en 1870, la Troisième République.

La République des Vaincus


Elle a quinze ans aujourd’hui, notre République, et elle a l’air d’avoir quinze siècles.

Elle paraît plus vieille que les Pyramides, cette pubère sans virginité, tombée du vagin sanglant de la Trahison.

La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les lâches est à faire vomir l’univers. Jézabel de lupanar, fardée d’immondices, monstrueusement engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s’est assouvie dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu’on aurait peinte sur la muraille d’un hypogée.


« Les grandes routes sont stériles, » a dit magnifiquement Lamennais. La République de 1870 aura été l’infécondité absolue et n’aura même pas engendré de poussière.

Il y passe trop de convois liquides, trop d’expectorantes vanités, trop de dévoiements festivaux, trop de fluviales apothéoses !

On y patauge dans la boue des coeurs.

Jamais une pareille déliquescence ne s’était étalée sous l’œil des « chastes étoiles », qui ont en ont tant vu pourtant depuis soixante siècles !

Jamais une nation si vaincue n’avait été si tranquillement vautrée dans son ordure et jamais endémique lèpre plus irrémédiable n’avait été si réfractaire aux emplâtres désespérément élaborés d’une plus impossible régénération !


Sans doute, on ne rutilait pas infiniment sous le précédent régime. La sublimité de nos moeurs politiques et sociales ne crevait pas le firmament. Il y avait de vilains plis aux manchettes de notre vertu.

La concussion administrative, le maquignonnage électoral, le tribadisme des deux Chambres, la frénésie des spéculations, l’égoïsme du capital, l’orgueil bête de l’industrie, le jobardisme légendaire de l’invincibilité et, surtout, l’universel, l’enragé besoin de jouir, à quelque prix que ce fût ! tels étaient les jetons de présence du Césarisme défunt.

Néanmoins, un vague reflet de gloire crépusculaire traînait obstinément sur le pignon souillé du mauvais lieu qu’était devenue la France.

Mais, alors, on n’avait pas encore été vaincu.

La putréfaction française n’était pas encore tout à fait visible et palpable.

Aujourd’hui toutes preuves sont faites. Les derniers bandagistes de l’ordre social ayant été expulsés par un vidangeur, les écrouelles de ce peuple sans roi ni pasteurs purulent, intarissables, comme des fontaines de pestilence, au conspect des autres peuples dont il va devenir la proie.


Si, du moins, il ne s’agissait que de la déconfiture matérielle procurée par la brute allemande, le mal serait aisément réparable et il y aurait peut-être moyen de ne pas mépriser d’une façon absolue ce parfait idiot de Déroulède.

Mais la débâcle de 1870 ne fut qu’une démonstration expérimentale de notre inguérissable sanie.

- « Tu es pourrie, ma chère fille », avait dit la voix maternelle, et la première patte bestiale qui s’est avancée contre la reine des nations l’a rendue fluente comme le cadavre de ce vieux sodomite empoisonné par son vice que je vis un jour porter en terre et qui déferlait sinistrement dans sa bière, avec un clapotis de futaille secouée et d’irrévélables suintements noirs !...


Au fait, ne sommes-nous pas tous devenus des sodomites, à l’heure présente ? de fervents et convaincus enfants de Sodome ? Interrogez Catulle Mendès, M. Mermeix, le giflé au bureau restant du journal la France, et les autres moralistes bien informés.

Dix à l’Académie française, cinquante au moins au Sénat, quatre cent soixante-dix-sept à la Chambre des Députés, trente-neuf au Conseil municipal, presque toute la Magistrature, le Notariat, l’Enregistrement, la Finance, la Presse, le Commerce, l’Armée de terre et de mer et l’innombrable cohue administrative (1).

Je pourrais nommer un chef de service d’une de nos grandes Compagnies de chemins de fer, qui n’admet dans ses bureaux que des employés de la plus docile humeur et qui est arrivé ainsi à la création du plus invraisemblable et du plus joyeux de tous les haras.

Fernand Xau, l’infatigable reporter du Gil Blas, brosseur du chaste baron de Vaux et ami de M. Giffard, ne prenait-il pas, tout dernièrement, fait et cause pour le défunt Léon Duchemin, dit Fervacques, accréditant ainsi d’étranges soupçons, peut-être injustes, sur cet Arcadien présentateur d’un monsieur qu’il traînait audacieusement avec lui dans toutes les maisons non patentées, assez éclectiques pour les recevoir ?


Et le peuple de Paris, cet immense vivier où se jouent de vertes vagues, les Mielle, les Gamahut, les Soulier et la multitude anonyme de leurs congénères, dont les quatre-vingt-dix-neuf centièmes, pour le moins, échapperont toujours à la nasse impuissante de la police ?

Et les infinies inscriptions murales ? Et l’impossibilité imminente d’entrer dans un urinoir public ? Tous sodomites, vous dis-je. C’est à se demander par quel miracle il se fait encore des enfants.

D’innombrables mains curieuses et moitement hésitantes errent continuellement dans Paris, l’air en est rempli et c’est à peine si l’on parvient à dérober toute sa personne à leurs suggestifs palpements.


Aussi, quand la joie s’allume au phosphore de cette marée, je vous laisse à penser les effets qu’elle y peut produire !

Vous venez de voir cette dernière Mi-Carême aux grotesques chars à réclames, aux nauséeuses cavalcades organisées « sous les auspices » d’un bas industriel, avec le concours vénal des chienlits les plus répulsifs que l’imagination des lavoirs ait jamais enfantés pour le salissement du linge idéal de notre restant de pudeur.

Le lendemain la presse unanime informait toute l’Ilotie des exceptionnelles splendeurs de cette fête.

La Fille aînée de l’Eglise, naguère ! devenue maintenant la Gueuse du monde, peut donc rêver à son aise et contempler avec béatitude son ombilic pollué, en attendant les porcheries solennelles du 14 Juillet, son autre fête nationale !


C’est qu’en réalité, il n’y a plus que deux fêtes en France, le 14 Juillet et la Mi-Carême, - deux grands jours fastes qui ont l’air de remplir l’almanach républicain et qui sont, paraît-il, des exutoires suffisants pour l’allégresse d’un peuple vaincu.

Le Mardi-Gras est fini, vidé, flanqué depuis longtemps dans la fosse commune des joies publiques. Il semblait appartenir trop au Passé et avait je ne sais quoi d’aristocratique qui ne pouvait convenir à la montante canaillerie de nos jours actuels.

Les ravissants débardeurs et les spirituels fantoches immortalisés par Gavarni ne pouvaient plus tenir devant les gueulards en noce de la République des marchands de vin et des souteneurs.

Noël et Pâques ont émigré, avec tout le reste du calendrier grégorien, et la Mi-Carême n’a dû son salut et son extraordinaire crédit de jour de liesse qu’à ses allures équivoques d’entremetteur miséricordieux.

Il rompt, en effet, pour un instant, la rigueur pénitentielle de la quarantaine religieuse que personne n’observe plus et réconforte pour des mortifications peu probables, la multitude hypothétiquement débilitée des pseudo-catholiques dont l’unique fin terrestre est de jouir comme des pourceaux.


Jour deux fois bienfaisant ! Du même coup, il apporte l’occasion de s’amuser publiquement sans innocence, de se débrailler, de se soûler, de s’immerger dans la fangeuse bêtise universelle, d’agiter l’océan de notre ordure et il ajoute à tout cela le ragoût divin d’une dérision et d’un défi.

Seulement, c’est la joie d’un peuple vaincu, l’abominable allégresse d’un ignoble peuple d’esclaves, à la face marquée des clous de semelle de la botte allemande, à l’échine fripée des coups de trique de la crapule gouvernementale engendrée de lui, à l’esprit épuisé de masturbation littéraire ; peuple de lâches imbéciles et de répugnants Tartufes dont une espèce d’honnêteté bourgeoise à soulever des cœurs de truies est désormais toute la richesse morale !


Ah ! nous sommes fièrement vaincus, archi-vaincus de cœur et d’esprit !

Nous jouissons comme des vaincus et nous travaillons comme des vaincus.

Nous rions, nous pleurons, nous aimons, nous spéculons, nous écrivons et nous chantons comme des vaincus.

Toute notre vie intellectuelle et morale s’explique par ce seul fait que nous sommes de lâches et déshonorés vaincus.

Nous sommes devenus tributaires de tout ce qui a quelque ressort d’énergie dans ce monde en chute, épouvanté de notre inexprimable dégradation.

Nous sommes comme une cité de honte assise sur un grand fleuve de stupre, descendu pour nous des montagnes conspuées de l’antique histoire des nations que le genre humain a maudites.


Et voilà quinze ans à peine que notre infamie s’est manifestée. Quinze années bien plus terribles que la première et dont chaque jour a été une aggravation de nudité pour la gourgandine de l’univers.

Aujourd’hui cet horrible dépouillement paraît entièrement consommé.

Il faudrait je ne sais quel escalier de miracle pour que, désormais, la France remontât ces quinze années de défaite, de débâcle panique, de déréliction d’elle-même, de croupissement politique, d’empoisonnement de l’enfance, de bataillons scolaires, de bubons présidentiels, de chancres ministériels, de gale représentative et de toute écrivante vermine (2).

C’est à se demander si le corbillard est à notre porte et si la pourriture que nous sommes ne va pas, dans un instant, être emportée à tous les diables.

En vérité, pour espérer ou conjecturer sérieusement un autre dénouement, il faut avoir été fait semblable à cet extrait de triple imbécile qu’on est convenu d’appeler Déroulède ou, mieux encore, à ce vaticinateur gâteux que Catulle Mendès nomme son Père et qui s’avisa de naître quand ce siècle avait deux cents ans.


Veut-on un bilan, un léger fusain du bilan social ?

Voici :

Deux ou trois millions d’ouvriers sans travail et sans pain et la guerre des mercenaires à courte échéance ; à peu près autant de prostituées par désespoir ou par vocation, mettons deux millions d’inassouvissables vulves sur l’Aventin, pieuvre infinie et toujours pullulante qui menace de soutirer toute la production opportuniste ;

Les possesseurs de la terre et les capitalistes, retranchés, barricadés dans la forteresse du plus immonde et du plus inexorable égoïsme (3) ;

La jeunesse écartée de tout, reléguée au plus loin du râtelier, dans l’écurie républicaine, et forcée de pâturer la litière des rosses antiques attelées au tapecul d’une civilisation qui méprise sa vigueur ;

Les enfants élevés dans la générale crainte de ne point arriver au maréchalat du maquerellage ou de la prostitution ;

La seringue Pravas, démesurément grandissante et déjà pareille au Béhemot dévorateur de la fin des fins, planant sur les femmes dont elle devient l’Idole sans rivales, l’Idole unique et très chère, eucharistiquement adorée !


Au fronton, une mixture présidentielle d’Harpagon et de Prudhomme curulaire, pagode occidentale, vespasiennement accroupie sur des excréments d’or.

A ses pieds, l’indicible fripouille gouvernante des voleurs, des faussaires, des agioteurs, des saltimbanques et des inexpugnables crétins par lesquels M. de Bismarck est l’empereur des Français ;

Plus bas, s’il est possible le mur de soutènement du Clergé, masse étonnamment friable de médiocrité, de bassesse, de lâcheté ou d’infamie, rendue moins consistante encore par le mélange de quelques rares silex de vertu ;

Enfin, dominant tout, flottant dans l’azur, claquant dans les vents, les torcheculatives oriflammes de la littérature contemporaine.


Tel est, en aussi peu de mots que possible, le véridique bilan de la société française en l’an quinzième de la République des Vaincus.

Léon Bloy - Le Pal n° 3, 25 mars 1885


(1) Si mes chiffres étonnaient par trop les optimistes et qu’il devint absolument nécessaire de les justifier, je livrerais les noms sur trois colonnes : Actifs, Passifs et Cumulards.


(2) Cet article n’est qu’une sorte d’introduction à de très prochaines et de très amples déconfitures. Je m’accorderai la permission d’entrer dans quelques détails édifiants.


(3) Les particuliers les plus monstrueusement opulents, tels que le duc d’Aumale, la duchesse de Galiera, ou Mme Mackay, pour n’en pas nommer cinquante autres, non seulement ne donnent jamais, sinon pour être chantés par les journaux, mais encore font bâtir quarante murailles de granit entre eux et le Pauvre.

Il faut la protection d’un domestique en faveur ou du comte de Paris pour arriver jusqu’à ces Maudits et encore on n’obtient rien.


Ceux qui ont lu Le Désespéré ne peuvent pas ne pas se souvenir des pages évoquant les funérailles nationales de Victor Hugo - « Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilant pendant six heures de l’Arc de Triomphe au Panthéon ! » -, ou la fête du 14 Juillet - « On continue de célébrer l’anniversaire de la victoire de trois cent mille hommes sur quatre-vingts invalides parce qu’on a de l’honneur et qu’on est fidèle aux grands souvenirs… Mais la foi est partie avec l’espérance de ne pas crever de faim sous une république dont l’affamante ignominie décourage jusqu’aux souteneurs austères qui lui ont livré le plus bel empire du monde ! »

A Léon Bloy qui écrivait : « Quand on me parle de patriotisme, je ne sais pas ce qu’on veut dire. Ma patrie à moi, c’est avant tout l’Église romaine et j’entends être un soldat du Christ », c’est René Viviani, fondateur du Parti républicain socialiste (sic), président du Conseil du 13 juin 1914 au 29 octobre 1915, qui répondra, en 1900, de la tribune de la Chambre des députés dans ce discours dont on ordonna qu’il fut affiché dans toutes les communes de France : « Tous ensemble, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance… Ensemble et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel les lumières qu’on ne rallume plus. »




Trois sites intéressants sur Léon Bloy :


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