Un document d’un intérêt exceptionnel relatant le témoignage d’un des derniers survivants

de la catastrophe du 8 mai 1902 qui anéantit la ville de Saint Pierre





Pointe-à-Pitre 1902


Mon cher René


J’ai reçu ta lettre ; voilà donc renoué le lien que le volcan de la Montagne Pelée a manqué rompre à tout jamais. Hélas, de toute la famille paternelle comme maternelle de ceux qui se trouvaient à Saint Pierre le 8 mai au matin, personne ne s’est sauvé. Ont survécu ceux qui avaient quitté la ville : nous autres 6, Joseph Pornain qui est au Havre, Armand Vatblé qui est au Cap, son frère qui était à Basse-Pointe ; du côté de ton Père, Henri Dulieu à Sainte-Lucie, Madame Gosselin, les Bally qui sont à Toulouse où se trouvent également ta sœur Laurette avec ses enfants.


Jean Chatenay, le frère de la femme de Joseph ton frère, est à Bordeaux. Laurent, je te l’ai écrit, a été transporté à Fort-de-France où il est mort à l’hôpital militaire, sans brûlures très apparentes, mais brûlé intérieurement sans doute comme toutes les victimes de l’éruption. Je n’ai pas su qu’il fût à l’hôpital.


Je m’étais informé auprès du Docteur Mathieu s’il n’y avait personne nous intéressant parmi les blessés ; il m’avait répondu par la négative, et en effet Laurent avait été confié aux soins des médecins militaires, encore ne suis-je pas certain de ce que je t’écris. Il y a eu tant de trouble et de confusion dans tous les services ; d’autre part les brûlés étaient tellement méconnaissables, tout noirs… que malgré l’affirmation du fils Cappa, je conserve un doute.


Pour ta pauvre mère, tes tantes, Clémentine, tous les enfants de Pornain et de Marie, son gendre, tout a péri. La catastrophe a été complète, intégrale. Le volcan continue ses ravages ; l’emplacement de Saint-Pierre est devenu méconnaissable ; il y a des débris au Mouillage, des cendres, des ponces, jusqu’à la hauteur du premier étage. Une nouvelle éruption qui a eu lieu le 30 août a détruit : Morne Rouge, Parnasse, Ajoupa Bouillon, Morne Balai, Hauteur Basse Pointe : 5.000 victimes.


Nous entendions d’ici, à 16 kilomètres de la Martinique, les détonations qui précèdent les fortes éruptions. Le fond de la mer est bouleversé partout. L’archipel, les câbles sont coupés par les convulsions sous-marines ; enfin l’île B… à 176 lieues nautiques, à la Guadeloupe, vient de disparaître sans laisser de trace. Toute cette partie du globe est travaillée d’une façon inquiétante, principalement les alentours de la Martinique et de Saint-Vincent dont les deux volcans sont en communication évidente. Tu peux donc t’attendre, comme moi-même, à quelque catastrophe qui nous engloutira tous. Pourvu que ce soit tous ensemble et rapidement comme ont péri nos pauvres parents, c’est tout ce que je demande. Car il est aujourd’hui acquis que les habitants de Saint-Pierre ont été surpris par les gaz, non seulement asphyxiants et détonants, mais portés à une température telle – 2.500 ° - qu’aucun organisme humain n’a pu y résister plus d’une ou deux secondes : le sang s’est coagulé dans le cœur, le cerveau et les veines ; la plupart des corps soumis à leur action ont été volatilisés – il n’en restait pas trace.


J’ai vu beaucoup de choses dans ma vie : tempêtes effrayantes sur la mer en 1867, le cyclone d’août 1891, l’incendie de Fort-de-France où nous étions ensemble : eh bien ! qui n’a pas vécu la matinée du 8 mai ne peut pas dire qu’il ait épuisé la série des choses effrayantes et je n’ai pour ainsi dire rien vu du terrible phénomène.


Depuis tous ces événements, mes enfants m’ont souvent demandé de consigner par écrit mes impressions. Je m’y suis refusé. J’ai beaucoup changé depuis quatre mois ; ma façon d’envisager la vie est toute différente aujourd’hui de ce qu’elle avait été auparavant. Je me suis insensibilisé beaucoup ; ce qui me tenait le plus à cœur m’est presqu’indifférent et j’en suis toujours à repasser dans ma tête la réponse d’Edgard quand je lui faisais observer que s’il ne m’avait pas obéi, il serait parmi les morts : « Tu es bien sûr que je sois moins à plaindre que ceux qui sont restés là-bas ? »


Le résumé que je vais te faire de ce qui s’est passé se ressentira de ce sentiment de découragement et de dégoût qui me domine, mais je comprends combien tu dois désirer connaître les dernières circonstances qui ont entouré la vie de tous les tiens, je te les donne.


J’ai su que le volcan donnait des signes d’activité par ton frère Joseph. Cela se passait le 23 ou le 24 avril. Il y eut dans la journée trois secousses faibles de tremblement de terre. Vers le 1er mai, la fumée se voyait nettement à toute heure. Le vendredi 2 mai, des masses épaisses de vapeur blanche, coupées parfois de fumées noires, étaient émises. Le spectacle était impressionnant ; je conduisis tes cousines jusqu’à l’Usine Guérin où nous avions la Montagne bien en face. J’estime que le cratère, à ce moment, avait un diamètre de douze à quinze mètres. Ma connaissance parfaite des lieux me permettait de bien juger. Ce cratère s’était ouvert dans l’ «Etang sec », ancien cratère comblé qui faisait une cuvette d’une superficie de 6 à 7 hectares environ, à 400 mètres au-dessus du Morne Lacroix, sommet de la montagne sur le versant de Saint-Pierre.


Dans la nuit qui suivit nous entendîmes des détonations sourdes, des grondements, et vîmes des éclairs se dégager des vapeurs sortant du cratère ; le lendemain matin nous nous réveillâmes sous une épaisse pluie de cendre. De la place Bertin, on ne voyait pas les hangars de bois de Figuiers. Le vent dispersa la cendre, le ciel s’éclaircit et la montagne continua à jeter des panaches de vapeur et de cendre que le vent emporta vers le nord-ouest. Le soir de ce samedi 3 mai, le cratère me parut s’être beaucoup élargi et nous reçûmes une forte pluie de cendre et de gros sable, très persistante. Les bêtes à feu tombaient sur le sol, surchargées par la cendre. Vers 6 heures ½ du soir, ta mère était chez moi et nous échangions nos impressions ; elle me fit part de son intention de précipiter son départ décidé déjà, ce à quoi je l’encourageai. Quand elle nous quitta, l’aspect de la ville était sinistre. Un ciel qui eut été rouge si la cendre tombant ne lui avait donné la couleur d’un brasier qui s’éteint. Un silence profond, les cendres assourdissant les pas des rares passants. Des figures inquiètes, des gens pressés, saupoudrés de poussière, les lampes électriques ayant l ‘apparence de veilleuses, la vue s’arrêtant à dix pas ; les contrevents fermés ; c’était lugubre, nous en fîmes la remarque.


Après dîner, la curiosité nous poussant, tes cousines et moi, nous sortîmes, elles, la tête enveloppée de serviettes, ne laissant voir que les yeux. La montagne et la ville étaient noires comme l’intérieur d’une mine de charbon. J’avais quelques dispositions à prendre avec Joseph Plissonneau, devant aller ensemble le lendemain matin porter des secours aux habitants du Précheur privés d’eau et de vivres, car les canotiers de ce bourg ne venaient plus à Saint-Pierre et les rivières charroyaient depuis plusieurs jours une boue noire et épaisse.


Le lendemain matin au Précheur, nous étant avancés dans l’intérieur de la petite vallée où coule la rivière, nous pûmes constater que tout était désert : les habitants avaient émigré. Le sol tremblait sous nos pieds ou, pour mieux dire, vibrait continuellement ; nous entendions plus distinctement les grondements souterrains. Nous pûmes constater la vérité de ce qu’on nous avait dit : de grosses branches d’arbres se cassèrent sous nos yeux, sous le poids de la cendre.


En revenant du Précheur, du bord du bateau, nous pûmes constater que des fumerolles, de véritables petits cratères s’ouvraient devant nous, aux hauteurs de l’Habitation Rivière Blanche.


J’en fis part à Georges de Laguarigue et nous tirâmes la conclusion que toute cette partie de la montagne était minée en dessous et en plein travail volcanique. Je rentrai à la maison fortement impressionné et triste. Fatigué, je m’allongeai un moment pour réfléchir et un peu prolonger mon repos. Inquiet, j’allais au cercle consulter les ouvrages traitant du volcan. Cette lecture me confirma dans ma crainte et je commençai à me préparer, dans mon for intérieur, aux événements possibles.


Dans l’après-midi – 4 mai – le travail du volcan ne cessa pas : je remarquai que le cratère s’élargissait rapidement ; il avait, à ce moment, de 60 à 100 mètres. Les détonations sourdes se succédaient ; des masses incalculables de vapeurs et de cendres étaient projetées. Quand la brise s’apaisait, la colonne de vapeur montait, droite, à 1.500-2.000 mètres de hauteur. La nuit fut mauvaise. Marguerite et Alice la passèrent à la fenêtre de ma chambre à considérer le volcan qui ne cessait de détonner et de lancer des éclairs. Lundi matin – 5 mai – à neuf heures, on me prévint que l’Usine Guérin était en danger. Tu sais mes relations avec Monsieur Guérin. Je partis pour l’Usine. La cendre était si abondante que le tramway s’arrêtait aux premières maisons du Fond Caré, complètement déserté par ses habitants ; nous dûmes continuer à pied. On voyait à peine à cinq pas : les cendres refoulées vers la montagne par un vent du sud-ouest étaient très épaisses. Il y en avait dix centimètres sur la route, rendue muette par ce matelas ; on se heurtait à chaque pas aux bœufs, chevaux, charrettes des habitants de Sainte Philomène et du Précheur en plein exode vers Saint-Pierre. Les oiseaux suffoqués tombaient morts sur la route. Arrivés à Rivière Blanche, je trouvai que celle-ci avait creusé un lit de 6 à 7 mètres de profondeur dans lequel elle roulait des blocs de rochers de plusieurs tonnes. Sully, le photographe, me mit en garde contre les crues subites ; pour les éviter, je montai aux bâtiments de l’Habitation Rivière Blanche. A ce moment, l’eau, ou mieux le torrent de boue roulait démesurément grossi à vingt mètres de la Rhumerie qu’il devait emporter une heure après. Décidément le volcan donnait des avertissements manifestes, devenus bien plus éclatants une ou deux heures après.


Je me rendis à l’Usine en revenant de la Rivière ; il était près de onze heures. J’y trouvai Monsieur Guérin, son fils Eugène, directeur de l’Usine, Paul de Jaham, comptable, Léon… le soit-disant ingénieur, et Gaston Caminade. Léon expliquait, avec son ton niais et son bégaiement habituel, que le volcan était en pleine décroissance, le maximum de son effort ayant été fait ; que les eaux de la Rivière Blanche, en s’infiltrant dans le sol, étaient arrivées aux couches profondes et brûlantes, d’où dégagement de vapeur et de gaz ; que c’était un crabe qui avait mal percé son trou qui était cause de tout cela… Terrible demi-savant qui ne se rendait pas compte que la Rivière Blanche n’avait rien à voir dans cette affaire, quand les océans sont là avec leurs masses énormes et leur énorme pression pour s’infiltrer jusqu’au feu central. Je répondis avec un peu de colère à ce verbiage si peu de circonstance , et je me rappelle encore l’air triste et résigné dont Eugène Guérin approuvait mon dire et manifestait sa croyance au danger. Je recommandai à ces Messieurs toutes les précautions. Ils avaient un yacht sous vapeur et se croyaient à l’abri du danger. Je quittai l’Usine à midi moins quelques minutes, à midi elle était ensevelie sous une masse de boue longue de plus d’un kilomètre, large de six cent mètres et haute à certains endroits de cinquante mètres. Pour te donne une idée, elle s’étendait en largeur de l’habitation Rivière Blanche à Neuilly, en face et en longueur de la Montagne à trois cent mètres dans la mer où elle avait atteint et englouti les deux yachts de l’Usine. Avec l’Usine disparaissaient tout le personnel, Eugène Guérin et sa femme et une centaine de curieux surpris par l’avalanche qui ne mit pas cinq minutes, moins encore, deux minutes pour achever sa course furieuse. Cette soudaineté s’explique par le fait que la cratère du Grand Miton, celui de 1851, s’était rouvert tout d’un coup et que ses parois cédant sous la pression avaient ouvert un chemin au torrent dévastateur droit sur l’Usine.


Cet enlisement des l’Usine fut immédiatement suivi d’un phénomène qui se produisait pour la première fois et qui s’est répété maintes fois depuis. Le niveau de la mer se mit tout à coup à baisser d’un mètre cinquante environ, laissant à nu les appontements, chavirant à demi les bateaux Girard, faisant talonner tous les navires de la rade. Puis elle revint avec force à son niveau habituel et l’ayant atteint se mit à le dépasser lentement jusqu’à ce que l’eau fut arrivée à la fontaine de la placez Bertin à peu près, et cela à plusieurs reprises. Ce phénomène se produisait au moment où l’on apprenait en ville l’événement de l’Usine ; de deux, la rumeur publique ne fit qu’un : la mer montait, le sol s’effondrait, l’Usine Guérin était engloutie. Je renonce à te dépeindre la panique. Tous les magasins furent fermés en un clin d’œil et la population prit le chemin du morne. Ce bruit m’arriva, nous étions à table. Je m’étais déshabillé à mon retour de l’Usine pour secouer la cendre et me trouvai en linge de nuit et nu-pieds. Ton cousin Loulou Pornain arriva en plaisantant, je l’envoyai immédiatement voir ce qui se passait et je m’habillai vivement ; pauvre enfant ! je ne le revis plus. Arrivé à la douane, j’assistais à une de ces crues et ressentis l’impression que nous enfoncions. Je repris le chemin de la maison pour veiller à la sûreté de mes enfants. En route je me ressaisis et me dis que la terre ne tremblant pas, ce ne pouvait être qu’une crue de la mer.


Je dis à mes enfants de se rassurer , de prendre ce qu’elles avaient de plus précieux sans se hâter, que nous allions nous réfugier sur le morne. Je dois leur rendre cette justice qu’elles furent assez calmes. Nous partîmes pour le Trou Vaillant. Au tournant de la rue Toraille, ta mère m’appelle du second étage de la maison d’Aline Crassous : « Fernand, qu’est-ce qu’il y a ? » Beaucoup de panique, lui dis-je, mais je ne crois pas à un danger immédiat. J’ignorais à ce moment le sort de l’Usine Guérin.


Dans cette rue Toraille, un monde énorme fuyant ; sur le boulevard, dans le chemin du Morne d’Orange, l’exode se continuait ; nous prîmes à gauche. Arrivés au gros fromager du Morne Abel, nous fîmes une halte. Je vis alors l’emplacement de l’Usine Guérin noyé de boue, la grosse cheminée émergeant seule penchée sur la mer comme le mât d’un navire naufragé. Des coulées d’eau bouillante descendant de la montagne vers la mer remplissaient l’air de leur vapeur. Je me dis en moi-même : l’avertissement est éclatant ; il est temps de le mettre à profit. Je conduisis tes cousines chez Raibaud et redescendis tout de suite pour préparer notre départ. Arrivé en ville, j’appris toute la grandeur du désastre et, tout en déplorant le sort d’Eugène Guérin, je me fis la réflexion que j’avais échappé de bien près à ce sort et, par un retour sur moi-même, je me demandais ce que mes enfants seraient devenues dans cette tourmente et cet affolement si j’avais prolongé de quelques minutes mon séjour à l’Usine.


Toute cette soirée du 5, toute la nuit qui suivit, le volcan gronda et vomit. A trois heures du matin, panique épouvantable dans le centre de la ville : la Roxelane débordait ! C’était faux ; nous sortîmes, Edgard et moi, pour nous en assurer. Vers cinq heures, nous assistâmes au départ pour Sainte-Lucie des familles Plissonneau, Ernoult, Machugh. La veille j’avais donné à Joseph Plissonneau le conseil de mettre sa famille en sûreté, lui disant toutes mes appréhensions. Il les partageait. Pendant que nous causions, le capitaine de l’Orselina, navire italien, vint prendre ses papiers au Consulat d’Italie. Il n’était pas expédié en douane, partait malgré la défense des autorités : « Je connais le Vésuve, » disait-il, « mais ceci n’est pas le Vésuve ; c’est une catastrophe. » Il partit et bien lui en prit car ce fut le seul navire sauvé.


De ce moment je ne vis plus aucun des nôtres. Joseph ne descendait plus au magasin qui, comme les autres, était fermé.

J‘avais vu Laurent le samedi, il devait partir lundi pour la Trinité ; je le croyais hors de Saint-Pierre. Ta Mère nous avait quittés le dimanche soir. Je la revis un moment le lundi, en passant, et puis jamais plus. Dans la matinée du mardi 6, toutes les six ou sept minutes, le volcan lâchait un fleuve d’eau bouillante. Je suivais son parcours aux vapeurs blanches qui dépassaient les collines ; elles couraient avec la vitesse d’un train express vers la mer.


Minotte était descendue du Trou-Vaillant le matin pour préparer avec moi le départ. Elle avait eu toute la nuit devant les yeux les éclairs et dans l’oreille les grondements de la montagne. La pauvre fille, si forte d’habitude, était démoralisée. Nos bonnes avaient fui. Elle était seule à la maison, moi courant de tous côtés, pour me décharger de certaines responsabilités que j’avais assumées. De sorte que au lieu de préparer ce que nous devions emporter, elle eut la malheureuse idée de laisser dans les armoires ses bijoux, tous nos objets précieux ou chers, même ceux que nous avions emportés chez Raibaud. Yoyotte et Alice arrivèrent à une heure et demie et nous partîmes à deux heures et demie pour aller chez Dédé qui était venu chercher ses sœurs depuis le samedi, effrayé qu’il avait été par les lueurs et les détonations qu’il avait entendues. Il avait mis à notre disposition une petite maison qu’il occupe, tout près de la glacière qu’il dirige, aux environs de la Dillon ; Edgard restait à Saint-Pierre où d’ailleurs je comptais revenir le lendemain.


A mon arrivée à Fort-de-France, je fus entouré de beaucoup de monde – le bateau était arrivé comble – chacun me demandant ce que je pensais. A ceux à qui je savais devoir dire la vérité, je répondis que je m’attendais à de terribles phénomènes – tremblements de terre, raz de marée, projections de matières incandescentes. Je leur ajoutai que je venais mettre mes filles à l’abri, pour être plus libre de veiller à ma propre sûreté quand je serai seul en face des événements que je présageais très prochains.


Personne n’eut l’air de croire au danger à l’exception de mon ami Maugéa à qui je dis : « va chercher ta mère demain même », ce qu’il fit. Et pourtant je ne pouvais prévoir ce qui s’est passé : trente mille personnes foudroyées en deux secondes ! Je savais mes sœurs au Morne d’Orange avec leurs familles ; je les savais à l’abri des tremblements de terre et des raz de marée, loin des paniques, ayant tout plein d’espace pour fuir ; et si j’avais eu un coin à côté d’elles, j’y aurais mené les miens certainement.


Le mercredi 7, la matinée fut plus calme, toujours de plus en plus de cendres vomies par le cratère qui s’élargissait de plus en plus. De nouveaux cratères s’étaient ouverts. C’est du moins ce que m’a raconté Edgard, resté à Saint-Pierre. A deux heures vingt de l’après-midi, des détonations formidables retentirent, faisant trembler le sol sous nos pieds ; vingt, trente se suivirent dans l’espace d’une heure, jetant la consternation dans nos cœurs. Je pensais en moi-même que sous une de ces poussées le sol pouvait s’ouvrir ou bien l’île voler en éclats. Ces détonations furent entendues à la fois à Trinidad, à Saint Thomas et à la Jamaïque.


Je me préparais à prendre le bateau du soir pour retourner à Saint-Pierre. Mes enfants firent tant et si bien qu’au lieu de partir, j’envoyais l’ordre à Edgard de venir nous rejoindre et d’apporter un peu d’argent. C’est à l’insistance de mes filles, surtout de Minotte, que lui et moi, mais lui surtout, devons d’avoir été sauvés. Ton cousin Guy de Reynal n’eut pas le même sort ; il était avec nous à La Dillon et, sous la pression des Domergue, il partît à quatre heures pour aller chercher Laure Duchamp à l’Asile. Ils y sont restés.


Au moment de ces détonations, les fils Domergue m’avaient fait inviter à venir me joindre avec mes enfants à leur famille à La Dillon. Il y avait là 17 femmes, 21 enfants et nous autres, hommes. Nous savions par le téléphone tout ce qui se passait dans la colonie. Nous recevions des télégrammes des mairies de différentes communes affolées demandant des nouvelles. Te dire notre poignante tristesse, à nous autres hommes qui nous voyions impuissants à conjurer le péril imminent , mais encore inconnu, qui menaçait tant d’existences intéressantes, je ne le pourrai.

Nous restâmes là jusqu’à la nuit. Les journaux de Paris nous arrivèrent pleins d’un fol optimisme…


La nuit du 7 au 8 mai fut terrible à Saint-Pierre ; Edgard qui était seul à la maison nous a raconté, depuis, que vers neuf heures du soir, une légère pluie de boue l’avait obligé à rentrer, qu’un orage d’une extrême violence se mariait aux détonations et aux fulgurations du volcan, à ce point que, bien qu’enfermé à contrevents dans une chambre dans laquelle, par instinct, toutes nos bêtes s’étaient réfugiées, cherchant sa protection, il avait dû allumer les lampes électriques, ne pouvant supporter la fréquence et l’intensité des éclairs qui filtraient par les moindres interstices et illuminaient les appartements. A six heures et demie du matin, quand il quitta la ville, Saint-Pierre était sous un nuage noir qui y répandait l’obscurité presque complète, tandis qu’un rayon de soleil inondait le Précheur de clarté.

Etrange aveuglement ! Sur ce bateau avec lequel nous avions fait le voyage au nombre de 400 la veille, 34 passagers seulement s’embarquèrent, seules personnes soustraites à l’hécatombe finale.


L’inquiétude où j’étais m’empêcha de dormir cette nuit. Nous avions tapissé la chambrette de Dédé de matelas et je dormais là avec mes enfants. Dédé était à la glacière. Je passai la nuit agenouillé sur mon matelas devant une fenêtre faisant face au volcan masqué par un morne et dont nous ne voyions que les lueurs. Elles furent incessantes et chaque éclair était accompagné d’une sourde détonation. Au jour, je me levai : jour gris et sombre auquel nous avait accoutumé le volcan. Vers 7 heures ½, le noir augmenta, je dis en essayant de plaisanter à tes cousines : « Il nous faudra allumer la lampe ». L’obscurité épaississait encore quand, tout à coup, nous entendîmes une détonation sourde qui se prolongea en un grondement épouvantable qui dura vingt minutes environ. On eut dit d’un vapeur lâchant sa pression au fond des eaux. Tout de suite une pluie de petites pierres commença de tomber, faisant comme la grêle sur les tuiles de notre case. Mes enfants se serraient autour de moi, épouvantés, mais calmes. « Mes enfants, leur dis-je, c’est un monde qui se détruit ; nous sommes en péril de mort ». Marguerite et Alice s’agenouillèrent, pleurant et priant silencieusement. Minotte resta debout auprès de moi, figée dans l’épouvante. Il n’est pas d’instant plus tragique dans la vie d’un homme. Il m’a vieilli de vingt ans. La mort n’est rien puisque de faibles enfants, des femmes l’acceptent si courageusement, mais quand l’instinct de la conservation se complique du sentiment paternel impuissant, quelle détresse !


Il se fait ici quelques confusions dans mon esprit et ma mémoire est infidèle. Je revois, sans pouvoir les replacer dans leur ordre bien exact, une femme déshabillée se précipitant chez nous en criant : « C’est la fin du monde, mes enfants ! » Une charrette d’herbes remontant au galop et chargée de Fort-de-France ; au passage, le charretier me jette ces mots : « le chemin est coupé, l’eau monte ! » Des gens fuyant, s’appelant. J’imposais silence à la femme qui augmentait l’angoisse de mes enfants et je m’étonnai de le faire avec douceur ; j’éprouvais déjà un grand détachement. C’est le sentiment qui doit envahir l’âme humaine quand le péril se prolonge. Minotte et moi, nous sortîmes pour nous assurer que c’étaient des pierres qui tombaient. A ce moment, un ouvrier dépêché par mon fils me dit : « Monsieur vous fait dire de regarder ce qui s’avance au-dessus de votre tête ». Je levai les yeux : un nuage, noir au centre, rouge sur les bords, évidemment formé de flots de pierres ponces incandescentes, dense, ayant l’apparence plutôt de mamelons de notre terre volcanique se développant en d’innombrables volutes , couvrait le ciel au-dessus de nos têtes ; en biais, la pointe s’étendait sur Le François et Le Lamentin. Si le nuage s’était abattu, c’en était fait de toute la région comme de Saint-Pierre. Je fis répondre à Dédé de venir nous rejoindre. Je désirais que nous fussions tous ensemble à ce moment suprême. Peu d’instants après, il arrivait avec un sang-froid imperturbable, mais un peu pâle cependant. Je lui demandais son avis sur ce que nous pouvions faire pour tâcher de sauver ses sœurs. « Le danger immédiat a cessé, me répondit-il, ce nuage a disparu ». J’avançai la tête, le ciel était en effet gris, sale, mais le nuage avait disparu. Je compris après, quand je connus le cataclysme de Saint-Pierre, que l’explosion de grisou s’étant produite sur la ville, il y eut un rappel d’air terrible, un vrai vent cyclonique, disent les survivants, qui rappela ce nuage vers la montagne.


Rassuré pour le moment sur le sort de ceux qui m’entouraient, je songeai tout de suite au pauvre Edgard resté seul dans cette tourmente et je me lamentais sur son sort lorsque je vis mon fils émerger de l’obscurité, tout souillé de cendre et de boue, une petite cassette sous le bras qui contenait deux cents francs, tout notre bien désormais. Bien que le téléphone ne put suffire à transmettre les messages, par un hasard inespéré, il avait reçu ma dépêche ; il était sauvé et il avait provoqué le salut de son patron, Monsieur Michel, qui l’avait suivi à Fort-de-France. C’étaient les derniers témoins de ce qui c’était passé à Saint-Pierre.


Tel est, mon cher enfant, le récit très succinct et certainement incomplet des derniers jours de Saint-Pierre. Je m’arrête là, tes cousines pourront compléter cet abrégé. Garde-le. Je ne reprendrai certainement pas la peine – c’est le mot, car j’en souffre – de le consigner de nouveau sur le papier. Garde-le ou bien renvoie-le nous. Peut-être un jour vos enfants si vous en avez, à toi ou à mes fils, seront curieux de savoir quelque chose du drame qui nous a tout pris, famille, patrie, foyer, souvenirs et jusqu’aux tombes de nos bien-aimés. Je n’accompagne ces pages d’aucun autre commentaire ; tu dois deviner l’état d’âme du malheureux qui survit à tout cela vieux et vieilli, sans aucun avenir, vivant dans l’idée qu’un accès de fièvre peut demain plonger dans la misère des êtres si chers qu’il a eu peut-être le tort de sauver. Je t’embrasse.


Fernand Winter

Pointe-à-Pitre 30 septembre 1902


Mon cher René


Tu viens de lire le grand journal que mon Père t’adresse et sans doute tu crois qu’il t’a tout dit : eh bien ! détrompe-toi, il y a et il y aura encore beaucoup plus de choses plus tristes les unes que les autres, plus de détails horribles à t’apprendre. Il compte sur nous pour te les raconter ; l’effort qu’il a fait pour t’expédier ces pages a été au-dessus de ses forces et cela l’a rendu malade. C’est pourquoi il te demande de conserver ces pages car il ne pense plus jamais les écrire. Il ne faut guère compter sur moi non plus. Tu ne peux t’imaginer dans quel état d’esprit je me trouve, il faut toute l’affection que j’ai pour toi pour t’envoyer ces lignes.


Yoyotte se chargera dans une prochaine et très longue lettre de te dire en détail tout ce qu’elle se rappellera. Elle a bien changé aussi, la pauvre, et sa santé est bien affaiblie. Un seul détail que j’ai à cœur et que mon Père me prie de te donner, c’est que Joseph et Marisa sont sûrement morts sans souffrance. Habitant la Consolation, ils ont été volatilisés si l’on peut employer cette expression : celle d’un indifférent – car dans ce quartier, jusqu’au Théâtre, la mort a été instantanée ; il n’y est pas resté trace de pierre. Le terrain a été nivelé, glacé et, de cette partie à la Montagne, c’est une seule nappe sur laquelle on pourrait aller à bicyclette.


Tout le reste de notre famille a péri au morne d’Orange. Tante Gabrielle qui était en agonie depuis huit jours, à laquelle nous avions déjà dit adieu et que ta pauvre mère avait déjà pleurée, tante Marie et les siens, la pauvre tante Blanche et ses enfants, chez les de Gage à côté et jusqu’à la tante Clé qui s’y trouvait aussi… Il n’y a que Loulou Pornain qui a dû mourir à Saint-Pierre avec sa grand’mère avec laquelle il était resté. Nous tenons ce détail d’Eugène Pornain qui nous l’a écrit… Triste coïncidence, toute la famille de ma mère a aussi péri au même endroit, chez Henri Depaz (habitation Martialis). Les Toin, Grant, tout ce monde avait gagné les hauteurs, pensant fuir la mer ; ceux-là, d’après les renseignements que nous tenons de notre petit ami E. Raibaud, ont été trouvés presqu’intacts, les chairs assez bien conservées ; il a même assisté à leur incinération. Pourtant je n’affirmerai pas qu’ils étaient reconnaissables. Je m’arrête. Je sens que j’en ai trop dit. Une autre fois, je serai plus loquace et plus explicite ; en ce moment, nous traversons une crise morale épouvantable. Le plus découragé est mon Père ; il ne parle que de mourir. Hier, après avoir lu ta lettre, il a dit qu’il était temps que tu reviennes pour qu’il puisse mourir tranquille.

Quel encouragement peut lui venir de notre part ? Nous sommes des loques humaines au physique et presque des idiotes au moral ; il s’en aperçoit et c’est ce qui le tue. Et de dire que cela ne peut être différemment. Rien qui nous soutienne, je dirai rien qui nous retienne à la vie. Tous les jours, des nouvelles de plus en plus mauvaises de la Martinique et la perspective de faire le plongeon final ici. Si la Martinique s’enfonce, plus de passé, un présent à peine acceptable et un avenir bien, bien noir. Plus ou presque plus de parents, idem des amis…


(Ces lignes ont été ajoutées dans la marge de la lettre de F. Winter par une de ses filles)

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