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n° 138

Firmin Jacquillat (Fontainebleau)

à Alphonse Jacquillat (Bordeaux)

26 février 1879

 

                                                                  Fontainebleau, 26 février 1879

 

Mon cher Père

 

Nous n'avons eu pour les jours gras que le dimanche et le mardi avec le lundi soir, c'est-à-dire qu'on nous a fait rentrer à Fontainebleau pour un service de quelques heures le lundi matin.

Ainsi que je te l'ai écrit ou fait savoir par Marie ou Henri, j'étais invité samedi soir à un bal costumé chez Emile Landry. Je m'y suis rendu avec un de mes camarades du génie, également invité. C'était une magnifique soirée par la richesse des costumes, l'entrain de tous et surtout par l'amabilité du maître et de la maîtresse de maison qui savent si bien recevoir. Cinq enfants sur sept y ont assisté jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du matin. Le petit Pierre en marmiton, Jeanne en petite marquise rose et poudrée, Paul en Breton, Théophile en Arlequin d'abord puis vers minuit dans un autre costume, Marthe très-bien, très-gentille, Mme Paul en Alsacienne, Mme Delaruelle en meunière, Mme Emile en Espagnole, Melle Taranne en Italienne, Emile Juliard en Russe, etc, etc...Mme Arsène est chez son beau-frère (?) malade à Chauny. Mme Jouy est en deuil depuis six semaines ou deux mois de la 2de de ses trois tantes.

En sortant du bal, dimanche matin, à 7 h., j'ai été me coucher 3 ou 4 heures chez mon oncle Charles, lequel était parti à la chasse depuis samedi matin. J'ai déjeuné avec ma tante et suis allé voir, après le déjeuner 1° mon tailleur que j'ai achevé de solder, de sorte que c'est lui maintenant qui me doit... (un pantalon), 2° mon oncle et ma tante Jacquillat, 3° Mme Gouy, très aimable toujours et qui m'avait si souvent invité à dîner sans que j'accepte jamais depuis trois ans (n'y ayant dîné qu'une seule fois dans le courant de ma 1ère année d'X) et qui invite si gentiment, et qui paraît aimer tellement la famille, etc, etc... Maman était sa cousine préférée du côté de Sens et je sais qu'elle a porté son deuil trois mois. Son mari, lui aussi, quoique laid, est en somme très aimable et leurs enfants sont absolument ravissants. 4° Mr Palotte, presque porte à porte avec Mme Gouy, toujours dans les affaires et les paperasses, écrivant des dépêches toutes les trois minutes, envoyant commander 100000 prospectus chez un imprimeur, dont 5000 pour le lendemain ou surlendemain,  etc..., mais en somme très aimable. Il m'a dit qu'il allait t'écrire. Enfin visite à Mme Lehmann, absente, mais j'ai rencontré Jean Imbert dans la rue.

Dîné à Passy avec ma tante, mon oncle et André.

Rentré à Fontainebleau à 2 h. du matin.

 

A propos de Mme Lehmann, tu sais qu'elle avait recommandé une protégée très recommandable à mon oncle Charles. Elle avait même été deux fois de sa personne au passage du Caire où elle où elle avait eu la 2de fois un assez long entretien avec ma tante Charles. Je ne sais pas (entre nous) jusqu'à quel point mon oncle a essayé de caser cette demoiselle  ; mais Mme Lehmann lui a écrit un petit mot hier pour le remercier de ce qu'il avait fait et lui annoncer que cette demoiselle était casée. Je n'accuse nullement mon oncle qui sans doute a fait ce qu'il a pu, d'autant qu'il apprécie beaucoup Mme Lehmann et sait très bien ce qu'elle a fait pour Marie - mais je regrette qu'il n'ait pu faire quelque chose. Le petit mot de Mme Lehmann est, paraît-il, aimable.

J'oubliais de te conter un épisode du bal Landry. J'avais remarqué - comme tout le monde - l'entrée d'un beau costume à sensation porté par un jeune homme, à qui je trouvais en plus un air de ressemblance avec une personne bien connue. Dans les entre danses, il s'approchait de moi et semblait me regarder. “ Vous ne me reconnaissez donc, me dit-il enfin, depuis que je tourne autour de vous ? - Si, très-bien, à votre voix. ” C'était Mr Marlier, le lieutenant, avec qui j'ai dîné si souvent chez ma tante Jacquillat.

 

Lundi, à midi, j'étais commandé, avec 3 autres camarades, pour conduire un attelage haut-le-pied. Au lieu de 4, il n'en vint qu'un (j'étais le 3ème). Le rassemblement s'achève, les rangs se forment, les pièces et les caissons s'attellent, se montent, s'alignent, etc... Nous expliquons notre cas au commandant. Le colonel paraît ; le commandant lui cause, revient vers nous au petit galop de charge : “ Messieurs, vous êtes libres ”, de sorte que la promenade militaire s'est faite sans nous et que nous avons pu prendre le train de 1 h. 40. Ce qui m'a permis de voir M. Joffre (malheureusement je n'ai pu encore voir son fils ; il est allé conduire sa soeur (?) à Nice).

 Mme Ménard et Gabrielle où j'espérais rencontrer ma tante Maupaté, où, dans tous les cas, j'étais sûr d'apprendre où elle déjeunait et dînait le lendemain (je savais qu'elle passait avec Félicie les 3 jours gras à Paris). J'appris, en effet, qu'elle déjeunait et dînait à Passy le mardi.

D'une lettre de Gratien, je savais depuis 3  jours qu'il était reçu à son examen (le Dir. Gal en avait donné l'assurance à son père et promis, de plus, que son rang lui permettrait de faire son surnumérariat à Paris, Direction Gale, pendant un an). Ma tante s'occupait à Paris de son logement, de sa pension, etc... près d'Emile Deschamp, Cercle catholique, etc...

Dans le même quartier, visite à Mme Bordat et Mme J. Grand qui se mettait à table. Ici et là il a fallu compter encore 2 invitations à dîner pour des dimanches de mars. On ne peut pourtant refuser toujours.

Dîner avec Mr Sené chez mon oncle. Mr Sené d'ailleurs a dû prendre 4 ou 5 repas consécutifs au passage du Caire. Couché de bonne heure, car j'avais passé successivement deux nuits à peu près blanches.

 

Mardi matin, course à Louis-le-Grand avec Mr Delastre pour retirer un petit client de Clermont-Ferrand dont mon oncle est le correspondant. Tramway de Passy. Déjeuner avec Oncle, Tante, André, Lucien ...... (après le 1er plat naturellement), avec ma tante Caroline et Félicie, la 1ère à ma gauche, heureusement pour mon oreille droite.

Il y avait deux mois que je n'avais vu - du moins plus de six semaines - que je n'avais vu ni ma tante Maupaté, ni ma tante Mauguin (depuis le 1er et le 2 janvier). Aussi ai-je appris beaucoup de chose utiles, notamment sur nos lettres de faire-part dont je te parlerai tout-de-suite.

Il paraît que tu as oublié ma tante Campmas, alors que tu en adressais à son fils à Bolbec qu'il a quitté depuis deux ans. D'autres tantes encore, Mauguin peut-être, ont été oubliées. Indépendamment de la lettre qu'on a pu écrire, on envoie toujours, paraît-il, des lettres imprimées. Mme Dosquet, rien. Mme Ed. Mauguin, rien alors que Mme Ouvière, sa fille, était servie. Un Mr Sauval, d'Auxerre, a écrit à ma tante pour lui demander pourquoi Maman ne faisait pas part : il a reçu une lettre de faire-part du mariage de Marie et non du décès de Maman. Mme Fraboulet servie, et non Mme Bourdillat, sa soeur, je crois. (oubli)

Mme Bourdillat, 32, rue du Peintre Lebrun, Versailles. (réparé)

Et à propos de Versailles, Mme Vilain qui parle en gémissant du temps de sa prospérité où elle était de toutes les fêtes, tandis qu'aujourd'hui on ne lui fait même plus part et qu'on passe à Paris (pour toi et mon oncle Jules) sans chercher à la voir, etc...

Mme Vilain, 8, rue de la Chancellerie, Versailles. Je lui ai écrit, son adresse me manquait.

Mme Ed. Mauguin, 157, rue du Faubourg St Denis, Paris. J'avais demandé l'adresse à Firmin.

Et puis encore, de la part de ma tante, le Mr et cette dame qui ont été si aimables pour Marie, l'ont menée à Versailles, conduite au spectacle :

Mr et Mme Dumonal à Bonneville (Haute-Savoie).

Enfin ce Mr de Lyon, je crois, qui connaissait Mr Burdoux, sais-tu son adresse ?

Il y a encore Mr et Mme Courtois.

Enfin la carte à envoyer à Mr et Mme Givelet qui ont chargé ma tante Mauguin de faire part à ses soeurs et à Mr Jacquillat du mariage de sa fille, la 3e ou 4e, avec Mr de Villemarqué, un parent d'ailleurs par les Tarbé ou les Baumes.

 

L'autre jour, chez mon tailleur qui est un des premiers de Paris, sinon le 1er (1 Bd des Italiens, Paule), se trouvait Mr Paule, en personne, qu'on ne voit jamais. Entendant mon nom, il m'a demandé si j'étais ton fils, si tu allais bien, etc... il habille, de fondation, PLM...

Il m'a fallu, dans la journée, conduire ma tante et Félicie de Passy à [B        y].

J'ai dîné à 6 h. chez Mme Gouy qui m'avait invité de l'avant-veille et suis rentré dans la nuit à Fontainebleau.

J'attends par Henri des nouvelles de Toulouse  et de Marie. Je ne crois pas que les inondations aient pu empêcher le voyage projeté. J'écrirai prochainement à Marie, mais tu peux lui envoyer ce qu'il y a pour elle d'intéressant dans cette lettre.

J'ai donné à tous les Landry des nouvelles du Commandant.

J'ai encore plusieurs lettres à te renvoyer. Mais je le ferai peu à peu ainsi qu'il est convenu. Je ne vois plus rien à te dire après ce long bavardage. Je pense bien que tu as accompagné Henri le dimanche à Toulouse et, mieux que lui, jugé l'état de santé de Marie. Celle-ci, dans sa dernière lettre, me disait qu'elle allait mieux et me faisait espérer de ses nouvelles par Henri.

Puisque tu veux bien me proposer de solder ma souscription pour la société des Anciens Elèves du Lycée de Bordeaux, j'accepte bien volontiers et t'en remercie. Tu dois comprendre que je ne suis pas très riche non plus après l'effrayante liquidation de ce mois. 235 frs de tailleur seulement. Je t'ai dit que je ne leur dois plus rien, au contraire, c'est-à-dire que, le pantalon livré, je leur devrai encore 50 frs. Il ne me reste plus que mon bottier et des bibelots, à peine 60, et je suis monté pour longtemps en habillement.

Je t'embrasse de bon coeur ainsi qu'Henri.

Ton fils dévoué et respectueux

 

                                                                                         F. Jacquillat

 

Henri pourrait-il se procurer la pièce de vers intitulée "la Garonne", de Paul Déroulède, je crois et me l'envoyer le plus tôt possible. Elle doit courir les rues à Bordeaux (Marx ou autres).

 

 

Répondu le 6 mars. AJ

 

nota : les phrases ou mots en italique ont été ajoutés par Alphonse Jacquillat qui a également mis cette annotation en haut de la 1ère page :

Papier à lettre bordé de noir.

 

 

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Firmin Jacquillat (Fontainebleau)

à Alphonse Jacquillat (Bordeaux)

30 avril 1879

 

 

                                                                  Fontainebleau, 30 avril 1879

Mon cher Père

J'ai bien reçu à Auxerre ta lettre du 20 courant. Marie, dis-tu, allait mieux quand elle a quitté Bordeaux : j'en suis toujours à attendre de ses nouvelles, il y a plus de 6 semaines que je n'ai rien reçu d'elle, bien que je lui ai écrit le dernier, lui demandant de me tenir au courant de sa santé.

Pour Henri, j'espère que vous aurez déjà, au reçu de cette lettre, repris tous deux courage et confiance. Il y a encore quelques mois avant les examens et il serait fou de renoncer au succès ou de se relâcher dans le travail. Je ne partage pas l'avis de Jamet que mieux vaut renoncer à l'Ecole que d'y entrer le dernier : cela est absurde pour tous ceux qui connaissent cette Ecole et ses dérivées. Certainement les bonnes places constantes prouvent quelque chose, mais il est vrai aussi qu'il ne faut pas leur accorder une importance exagérée et que les notes de colles, par exemple, sont de beaucoup plus sérieuses.

J'ai écrit lundi à Marie et lui ai dit quelques mots de mon voyage en Bourgogne avec prière de t'en transmettre au moins un résumé, pensant bien que je ne pourrais trouver le temps de t'en causer avant quelques jours. Mais avant de commencer ce récit et pour en finir avec ta dernière lettre, permets-moi de te faire remarquer que tu devrais bien peser un peu plus parfois tes mots : je sais bien que je suis le seul à lire tes lettres, mais si par hasard elles s'égaraient ? D'après certaine phrase, en particulier, relative à mon oncle Jules, tu parles de drame dont le dénouement approche, etc... en termes tels qu'on pourrait croire que tu en veux à sa propre vie et se demander même si tu n'irais pas jusqu'à le couper en morceaux, suivant la mode récente.

 

A propos de Mme Verdier, mon oncle Charles a donc l'intention de te faire supporter une partie des frais pour les fleurs ? je croyais que le tout était offert par lui. Réponse, stp.

 

J'arrive maintenant à mon voyage. Tu sais déjà que je suis parti le dimanche matin 20 à 8 h. de Fontainebleau pour arriver à Auxerre à 11 h. 20, juste pour déjeuner. Mon oncle Jules, au lieu de repartir le samedi pour Chaumes, avait bien voulu retarder son départ jusqu'au lundi pour me voir. Je l'ai trouvé chez grand-père. Il n'avait rien fait à Montigny (entre nous, il ne paraît pas, à présent que j'ai été mis au courant par plusieurs, avoir fait de bien grands efforts pour réussir). Tu sais quel était le but de ce voyage, inspiré par Jules de Chemilly, lequel avait eu il y a quelques mois la visite de la petite Marie Jacquillat avec Robin et s'était intéressé à elle ; Robin aurait bien voulu qu'il s'intéressât pareillement à lui et lui fît avoir la ferme d'à côté. Donc il était convenu que si sa mère y consentait, Marie serait mise en pension à Paris aux frais des deux Jules Jacquillat (Chaumes et Chemilly), oncles Charles et Pacifique ; ce dernier, je crois, mettait comme condition qu'on émanciperait Marie. Ma conviction est qu'on n'a pas été adroit : on a froissé et rebuté. Et tout est apparemment fini aujourd'hui.

Donc nous déjeunons, grand-père, oncle Jules et moi. J'avais prié grand-père, dans une précédente lettre, de faire retenir par là, s'il s'en trouvait, une petite chambre garnie pour un de mes camarades (Pichard). Est-ce qu'il n'avait pas préparé une chambre chez lui-même, au rez-de-chaussée, et il s'attendait à coucher Pichard et même à le nourrir. Tu vois le tableau d'ici : “ vous êtes deux, n'est-ce pas  ? ” dès que j'arrive, etc...

Après le déjeuner je vais à la rencontre de Pichard que je finis par trouver dans la rue du Temple. Il avait rencontré un ancien garçon de notre mess, actuellement chez Cheminel, et c'est chez Cheminel qu'il était descendu (Café du Temple).

Le soir, naturellement, après le dîner, il a fallu trouver des cartes pour jouer avec mon oncle son écarté habituel. Et ce pauvre grand-père, à qui sa vue manquait bien en cette circonstance, s'intéressait à notre jeu comme un ancien joueur et il fallait voir son visage quand j'annonçais un roi ou la vole.

Le lundi matin, levé à 5 h., je montai dans la chambre de ces messieurs dire bonjour à grand-père et adieu à mon oncle. Et à 6 h., je me mettais en route pour le terrain de mon lever : mon programme particulier embrassait une étendue de 4 km environ à partir du faubourg St Amatre, les Capucins, sur les routes de Villefargeau et de St Georges, sur une longueur de 2 km 1/2.

Déjeuner et dîner chez grand-père.

 

Mardi matin, pluie. Comme la veille, je vais réveiller Pichard chez Cheminal et comme il n'était pas possible de dessiner dehors, je propose d'aller à la mairie consulter le cadastre, ainsi que nous devons le faire. Malheureusement le cadastre était si vieux et si imparfait que nous sortions de la mairie vers 8 h. sans en avoir rien tiré, lorsque nous croisons sur le seuil un monsieur très-poli, très-aimable : c'est Mr Moreau, l'architecte de la ville, qui arrive à son bureau. Il nous dit qu'il a dans son cabinet de bonnes cartes, récentes et complètes, etc... Nous le suivons et constatons avec joie qu'il ne nous a pas trompés. Grâce aux renseignements qu'il nous a donnés et aux cartes qu'il a mises entre nos mains, nous avons pu, Pichard et moi, réparer largement le temps perdu par les jours de pluie.

 

Mercredi. Pluie intense. Séance à la mairie. Vers 3 h., carte à Mme Gallot, visite au fils Albert au bureau de l'Yonne (il me donne le grand numéro à deux colonnes de supplément). Il me parle naturellement de Mr Lepère, ses déjeuners, ses dîners, punchs, discours, etc... s'excuse de ne pouvoir m'inviter à dîner précisément à cause de Mr Lepère qu'il accompagne partout.

J'ai oublié de te dire que la réception de Mr Lepère à la gare a fait beaucoup de bruit à Auxerre et vers 9 h. 30 Répondu le 6 mars 1879 A..J.environ, en montant la promenade avec mon oncle, nous avons rencontré toute la ville qui se portait à la gare, après la fin de la Musique, descendant en foule serrée.

A 4 h. 1/2, ce même mercredi, j'étais chez Conturat, aux deux louis, de l'autre côté du pont, attendant le départ de la voiture de Ligny (entreprise Causard). Il pleuvait à torrents. Le curé de Ligny a été mon compagnon de voyage. Personne n'était prévenu à Montigny. Je me suis fait arrêter chez Potherat et ai bien surpris Gérasine Charlot *, chez qui j'ai dîné, après avoir fait quelques tournées chez tous les Charlot du pays, Gérasine, François, Nicolas et le père Pèlerin qui demeure tout-à-fait en bas du pays. J'ai couché chez Clémence, dans la chambre

vénération ; elle trouve que je lui ressemble beaucoup. J'étais accompagné partout par Paul, le fils de Gérasine, qui a tiré au sort il y a deux mois et ne fera qu'un an.

Le lendemain matin jeudi (pluie torrentielle pendant la nuit, et quelle boue, quel gâchis près de la mare et partout !), accompagné toujours de Paul que j'avais été réveiller à 6 h. (c'est incroyable comme ils dorment tous, ces Charlot ; c'était sans doute à cause de la pluie), je fais encore quelques tournées (le mauvais temps les retenait tous chez eux), chez le père “ Je ne sais qui ” dont la fille s'est mariée avec un fils Jacob (Maman et Marie sont allées à leur noce), Nicolas Charlot et son fils, etc... Tous m'appellent cousin ; j'entre chez Mr Gamet dont, paraît-il, le fils fait depuis 6 mois son volontariat à Fontainebleau. Il m'aurait déjà demandé, m'a dit son père, mais il paraît qu'il n'est pas très dégourdi. Bref, j'ignorais qu'il fût ici. Mr Gamet partait à Auxerre chercher un Mr Foex, professeur d'agriculture, qui devait faire une conférence le soir à 8 h. 1/4 ou 1/2 à Montigny, dans la salle de l'Ecole.

Puis je monte jusqu'à Toulard où tout est en assez piteux état. Robin a été laissé là pour un an par l'acquéreur : il a 4 chevaux qui ne mettent pas souvent le pied dehors ; je crois qu'il doit maquignonner un peu. Ce sont de belles bêtes. Paul **qui est cependant encore travailleur et bon ouvrier, est absolument perdu par la boisson. Il ferait tout pour boire et se met dans des états dégoûtants. Avec cela, il est néanmoins poli, aimable, paraît avoir bon coeur (quand je suis parti, il s'est mis à sangloter et à pleurer comme un veau). Marie **, elle, est tout le contraire de son frère, une pure Jacquillat, comme me disait Mr Marchand, l'entrepreneur ; il n'y a qu'une voix dans le pays pour le reconnaître. Intelligente, travailleuse, active, s'occupant de tout, aussi bien de ses poules et de ses chats que du cheval malade pour qui il faut faire bouillir de l'avoine, causant, cuisinant, jardinant... Le vendredi, à 5 h. du matin, j'ai constaté qu'elle avait déjà fait sa chambre, allumé le feu et fait bouillir le lait pour le chocolat. Elle a en outre un physique agréable. Elle consentirait bien, je crois, à quitter Toulard bien qu'elle semble s'y plaire beaucoup, pour peu que sa mère lui en donne le conseil.

J'ai déjeuné à Toulard avec Paul Charlot.

Après le déjeuner, nous avons vu encore Mr Macé, la vieille Claire qui va encore en journée. Nous avons rencontré le père Coquibus qui m'a chargé pour toi de toutes ses amitiés, Guy d'Amour, le père Jacob, Laurent (?), etc...

Dîner chez François avec les Gérasine.

 

J'avais dit à grand-père en partant qu'en cas de mauvais temps je prolongerai probablement mon séjour à Montigny, puisque je n'avais rien alors à faire à Auxerre. Or le temps était affreux : c'est pourquoi je suis resté tout le jeudi.

J'oubliais de te dire qu'une de nos principales occupations dans la journée, à Paul et à moi, avait été de demander et de chercher partout du plant de Chablis (Pinot blanc). Je m'étais chargé d'en procurer à un de mes camarades une douzaine environ pour expédier à Figeac (Lot). Et la chose n'était pas facile. Car outre que la saison était un peu avancée, le Pinot blanc ne se plante plus guère : il produit trop peu et il paraît qu'à Chablis même, aujourd'hui, on cherche à substituer la quantité à la qualité. Après de nombreux échecs, nous allions partir pour Lignorel où, paraît-il, nous en aurions indubitablement trouvé, lorsque nous apprenons qu'un certain Dujus (?) en possède environ 1500 - dont il ne sait que faire - dans sa terre de Punaises (?), devant le château de Billy. Et nous voilà partis aussitôt, Paul et moi avec le père Pèlerin et sa pioche et sa filleule, la petite femme Dujus, pour arracher ces quelques chevelées. Grand embarras une fois arrivés : il y avait deux carrés, un de Pinot blanc, un d'hivernage, quel était le bon ? Il paraît que ce n'est pas aisé à reconnaître car deux laboureurs voisins, appelés à notre aide, ne se prononçaient guère. Enfin on opta pour un des carrés et on en eut bien vite arraché une quarantaine, plus qu'il ne m'en fallait. La femme Dujus devait expliquer le soir , quand son mari serait rentré, à quel endroit ces chapons avaient été pris et dans le cas où ils n'eussent pas été des Pinot blanc, il devait retourner les chercher le vendredi, de bon matin.

Nous dînions chez Gérasine quand elle est venue nous annoncer qu'il n'y avait pas d'erreur.

 

Vendredi à 5 h. du matin j'étais chez Robin : il était convenu de la veille qu'il me descendrait à Auxerre en passant (il allait à Coursan). Et son cheval file ! Comme je te l'ai dit, Marie avait préparé du chocolat bien que j'en eusse déjà avalé un bol chez François avant de partir. Et j'étais à Auxerre de bonne heure. A la gare où je suis passé avec Robin, on a exigé pour mes plantes (tarif B jusqu'à 5 kg) un certificat du maire constatant qu'elles provenaient d'un vignoble exempt du phylloxera et ce certificat suit l'expédition.

Déjeuner avec grand-père.

Mais j'oubliais de te raconter la soirée de jeudi à Montigny. Sortant de table chez François, assez tard car il devait être plus de 9 h. 1/2, nous nous sommes dirigés vers la Maison d'Ecole où nous avons entendu la fin de la conférence. Il parlait de l'oïdium et du soufre. Il parle assez bien. Il était debout, appuyé contre la chaire, Mr Gamet dans la chaire assis, puis Mrs Trousseau, Macé, l'adjoint, conseillers municipaux... une centaine d'hommes en tout. Après la conférence, Foëx, les François Nicolas Charlot, et Paul toujours, m'ont emmené au café jusqu'à minuit passé (dans l'ancienne maison qu'avait louée grand-père).

 

Vendredi matin. Départ avec Robin pour Auxerre. Chemin faisant nous avons causé presque uniquement de Marie qu'il laisserait bien, lui, à ses oncles avec Paul par-dessus le marché, bien qu'elle soit à peu près indispensable à Toulard pour le ménage, la cuisine et les deux petits enfants Robin. Mon oncle Jules , paraît-il, leur avait à peine causé, n'étant resté chez eux que 4 ou 5 minutes à peine. Arrivé un soir par la voiture, on veut le retenir à dîner, mais il a, dit-il, une voiture de louage qui l'attend à l'auberge et n'a pas dételé : il repart tout-de-suite pour Auxerre. Mais que viens-tu faire ? lui dit ma tante - Je viens chercher Marie - Ah ben oui, répond ma tante - Et mon oncle , paraît-il, de répondre qu'à sa place il en ferait tout autant.

Et, de fait, il a dîné et couché à l'auberge, pour ne repartir que le lendemain à pied, après avoir rencontré Robin (?), à qui il a dit qu'on l'avait retenu plus qu'il ne pensait, qu'il était trop tard pour repartir, etc... Il n'a vu personne dans le pays. On n'a même pas su qu'il était venu. Il est vrai de dire qu'il avait, je crois, avant d'arriver, prié Mr Gamet de sonder les intentions de la mère.

Mais je te répète que, selon moi, on les a froissés et rebutés, en leur parlant sans explication d'émancipation de Marie, de la suppression de la tutelle, etc... Puis l'histoire d'Irancy, lorsque Robin y est allé avec grand-père, détachant celui-ci en éclaireur chez mon oncle pour demander une audience et l'attendant à l'auberge ; puis ma tante revenant avec grand-père jusque dans la salle de l'auberge dire à Robin - en public : “ Mr Jacquillat me charge de vous dire qu'il ne veut pas vous revoir ”, etc...

 

Vendredi à Auxerre, j'achève mon dessin. Et ce faisant, réfléchissant qu'en somme je n'avais guère parlé à Marie et à ma tante - lesquelles, suivant le langage tenu en voiture par Robin - ignoraient absolument ce qu'on voulait faire de Marie (il paraît qu'on ne leur a jamais rien dit à ce sujet et Marie, paraît-il, s'imaginait que Jules Jacquillat la voulait prendre à Chemilly comme servante), réfléchissant que, par acquit de conscience, je ferais bien de retourner à Montigny, ou du moins à Toulard où je pourrais cette fois m'exprimer en toute liberté, sans témoins, je repris vendredi soir la voiture de Montigny; me fit arrêter à Toulard (cette voiture part d'Auxerre les lundi, mercredi et vendredi). Et là on fut bien surpris et bien heureux de me revoir. Paul pleurait de joie. Robin était absent pour 2 jours.

J'y dînai ; on ne voulut pas me laisser redescendre pour coucher chez Clémence et je couchai à Toulard, non sans avoir beaucoup causé jusqu'à près de minuit. Ils étaient assez ébranlés et l'on devait écrire à mon oncle Charles la réponse définitive après de nouvelles réflexions.

J'avais fait la route, ce jour-là, en voiture avec un marchand de vins et deux indigènes de Pontigny. En passant à Villeneuve, la conversation immanquablement tombe toujours sur les Maës et les Rouquers. Il y avait, ce jour-là, une femme, contemporaine de Mme R., qui s'est mise à en débiter à son vis-à-vis ! Tout le monde connaît bien l'origine de Mme R.. Mais cette femme avait l'air de dire qu'ils ne s'étaient jamais mariés. Est-ce vrai ?

 

A propos de mariage, le château de Billy est habité maintenant par un avocat de Paris, plusieurs fois millionnaire, qui vit, quoique marié, avec une femme autre que la sienne, si bien que le curé n'a pas voulu leur donner de banc à l'église. Ils sortent peu, voient peu de monde, sont armés, dit-on, jusqu'aux dents. Il y aurait 35 coups à tirer dans la chambre à coucher du monsieur (Babile ? est son nom). La femme a payé, paraît-il, pour qu'on l'assassine et il a déjà reçu je ne sais ni où ni quand un coup de couteau.

Et, à propos d'histoires dramatiques, on m'a beaucoup parlé à Toulard (où l'on est très lié avec les Moreau ; il y a une demoiselle, je crois, de l'âge de Marie) des incendies allumés par trois fois successivement chez Mr Trousseau par sa servante. On a fini par la découvrir.

 

Le samedi matin, je me lève encore vers 5 h. 1/2 et descend chez les Charlot qui sont abasourdis de me revoir, d'autant plus qu'ils n'étaient pas éveillés encore. J'avise au moyen de retourner à Auxerre. Paul Ch. attelait  lorsque passe Mr Marchand qui va précisément à Auxerre et me conduit jusque chez Jojot, l'auberge de tous les gens de Montigny, en face de Conturat. Je déjeune avec grand-père et quitte Auxerre à 5 h. 30 pour coucher à Fontainebleau et aller à Paris le dimanche matin. Je te parlerai de cette journée un autre jour ; d'ailleurs j'en ai parlé à Marie.

La machine marchait à la tuilerie.

Le fils Vinot (garde Maës) est maréchal des logis à la Batterie d'Artillerie de Bordeaux pour quelques mois ou semaines encore. Il a fini.

Grand-père attend impatiemment quelque argent.

Tu feras bien d'avoir l'oeil avec Landry qui a toujours été bien dépensier, et bien sangsue pour les siens.

A propos de tuilerie, est-il possible d'insinuer que mon oncle Charles a favorisé les intérêts Petit ?? Mais quelle donnée avez-vous donc à Bordeaux pour parler ainsi. Vous ignorez le développement de cette affaire si bien que tu as cru jusqu'au dernier moment que Petit était sur le point de se marier richement, alors qu'il l'est depuis longtemps et que c'est précisément son beau-père qui finance à son insu !! Si le reçu porte la date du 3 mai, c'est que mon oncle ne touchera qu'au 1er mai. Il y a longtemps que ce reçu est prêt, sans que tu t'en soit douté.

Il y a un arbre de la liberté à Montigny depuis le 20. On nous attendait avec mon oncle Jules. Je te conterai cela une autre fois. Je t'embrasse de bon coeur ainsi qu'Henri.

Ton fils dévoué et respectueux

                                                                                         F. Jacquillat

 

Tu ne m'as pas répondu aux questions de ma dernière lettre, pour le fils G., la famille G. ?

 

 

nota : lettre de 3 fois 4 pages, papier à lettre bordé de noir ; en haut de la première page, annotation signée A.J. : Répondu le 3 mai 1879.

 

* Gérasine Charlot, cultivateur à Montigny (marié à Clémence Robin - 3 enfants : Paul, Charles et Charlotte, mariée à Alphonse Ayniè) et son frère François (marié à Jeanne Robin) sont les fils de Louis Charlot, cousin germain de Pierre François Charlot, père de Pierre Adam dit Charles (le libraire, premier mari de Louise Béchet), Geneviève (femme d’Edme Jean Baptiste Jacquillat, mère d’Alphonse et de ses frères) et Joséphine Rose, l’épicière parisienne.

 

** Il s’agit de Paul et Marie Jacquillat (les deux enfants d’Eugène, le 3e des quatre frères, mort en 1872) , dont la mère s’est remariée avec Jean Baptiste Robin, de dix ans son cadet dont elle eut encore deux enfants : Georges Marie Honoré en 1873 et une fille en 1874.

A l’époque de cette lettre, Paul a 19 ans et Marie 16 ans. En raison de ses mauvais rapports avec son beau-père, Marie fut par la suite accueillie quelque temps à Chaume, puis à Chemilly, chez Jules Jacquillat. Celui-ci et sa femme, ayant perdu leurs six enfants, auraient aimé la garder, mais elle rentra dans les ordres et prit le nom de soeur Delphine en souvenir de l’épouse de Pacifique Jacquillat qui l’avait aidée à accomplir cette démarche. Quant à son frère, il devint garçon de ferme et  mourut en 1910.

Après le décès de Mr Nolot en 1878, la ferme de Toulard fut vendue et Robin quitta Montigny pour s’installer dans la région de Noyers au début des années 1880.

 

n° 140

Firmin Jacquillat (Fontainebleau)

à Henri Jacquillat (Bordeaux)

10 mai 1879

 

 

                                                                  Fontainebleau, samedi 10 mai 1879

 

Mon cher Henri

 

Je n'ai pas sous les yeux ta dernière lettre dont je te remercie un peu tard, mais l'ayant conservée pour y répondre, je la retrouverai ce soir chez moi et verrai s'il s'y trouve quelque chose de particulier demandant réponse.

Tu as su par une longue lettre écrite à papa tous les détails de mon lever d'Auxerre. Je n'y reviendrai donc pas.

J'ai eu dimanche dernier 4 courant la visite à Fontainebleau de Phocion accompagné d'un de ses amis de Monein qui travaille aux Finances. Le temps étant assez beau, quoique froid et excessivement venteux, ce dont il prend l'habitude depuis 15 jours, nous avons fait une assez jolie excursion en forêt, en voiture bien entendu. Conduisant nous-mêmes naturellement, nous avons fait de 2 à 6 h. nos 25 à 30 kilomètres. Et le soir , attendant leur train qui ne part qu'à 9 h., nous avons pu faire avec l'aide de Pichard une bonne manille et même plusieurs.

Je pars ce soir pour Paris : je comptais, grâce à nos écoles à feu commencées depuis notre rentrée d'Auxerre, pouvoir prendre le train de 6 h. 15 qui me permet d'être au passage du Caire vers 8 h. 45 ou 9 h. Malheureusement le malheur a voulu que précisément mon service ne finît aujourd'hui qu'à 6 h. 30 de sorte qu'il m'a fallu me rabattre sur le train de 8 h. par lequel on n'est au même passage qu'entre 10 h. 30 et 10 h. 45, c'est-à-dire après le coucher de tout le monde. Ce qui me force à prévenir pour qu'on remette une clef à Louis, mon voisin de palier, que j'éveille et qui vient me la donner. J'ai déjà employé ce moyen une fois cette année, depuis que, le beau temps étant revenu (du moins il aurait pu revenir), mon oncle et ma tante s'en vont régulièrement chaque dimanche à la campagne, de sorte que, pour les voir un peu, avant leur départ le matin, j'étais obligé d'y aller coucher la veille. Et je tiens à les voir un peu pour leur parler un peu de mon voyage d'Auxerre.

 

Lundi. J'ai réalisé tout ce qui précède. Mon oncle et ma tante se portent bien. Mon oncle, attendant une lettre pour affaire importante, peu engagé d'ailleurs à sortir par le temps toujours assez froid (aujourd'hui lundi enfin journée d'été splendide) avait décidé qu'on n'irait à la campagne qu'après déjeuner, de sorte que j'ai déjeuné avec eux.

Dans l'après-midi, j'ai mis des cartes chez les Juliard, Delaruelle, Lemoine, Gratien Maupâté et Emile Deschamps. Je n'ai trouvé personne. J'ai été voir Lucien vers 4 h. à Stanislas : je l'ai trouvé au parloir avec mon oncle et ma tante Mauguin. Ces derniers vont partir pour 2 ou 3 semaines pour Palaiseau chez Mr Edouard Mauguin.

J'ai dîné le soir en tête à tête avec ma tante Pacifique et son neveu Ernest Perrot, candidat à St- Cyr, de Stanislas également. Mon oncle est à Irancy pour son Conseil Municipal et la livraison de vins vendus.

A propos d'Irancy, papa m'avait demandé, je crois, quelques détails sur le voyage de Robin à Montigny *, voyage auquel j'avais fait allusion dans ma dernière lettre sur mon lever. Ce voyage remonte déjà à 7 ou 8 mois. Robin a demandé de l'argent partout pour se remettre à flot et conserver Toulard. Il avait fini par endoctriner grand-père qui avait consenti à l'accompagner à Irancy. Mon Robin passe donc un beau jour à Auxerre, y prend grand-père et les voilà tous deux partis pour Irancy, en grande tenue. Et pendant que Robin fait dételer et soigner son cheval à l'auberge, grand-père s'en va en parlementaire chez son frère. Mais, aux premiers mots, celui-ci déclare que Robin ne mettra jamais les pieds chez lui et ma tante s'en va elle-même, au bras de grand-père - qui, chemin faisant, venait de faire de singulières réflexions - , porter, en pleine auberge, à Robin interdit, le dernier mot de mon oncle. Puis elle remmène grand-père qui déjeune avec eux et que l'on reconduit, après déjeuner, dans la voiture de mon oncle, jusqu'à la gare de Vincelles.

D'ailleurs ce malheureux Robin a frappé à toutes les portes : Irancy, Chemilly, voire même passage du Caire. Est-ce que ma tante, il n'y a pas très longtemps, n'a pas écrit à mon oncle Charles, qui s'est empressé d'ailleurs de ne pas répondre, pour lui emprunter 15000 frs !

Et pendant que j'en suis encore à Montigny, je me rappelle aussi avoir laissé de côté dans une lettre à papa le récit relatif à l'arbre de la liberté. Il peut voir dans l'Yonne depuis quelque temps le développement de ce nouveau moyen de propagande auquel l'Yonne consacre même des colonnes supplémentaires. C'est le dimanche 20, le jour même de mon arrivée à Auxerre, que l'arbre en question a été solennellement planté à Montigny sur la place de l'Eglise, vers la mare. Il est entouré d'une balustrade triangulaire : chaque côté du triangle est peint aux trois couleurs ; malheureusement le peintre, ne possédant pas sans doute de minium, ce qui m'étonne, ou bien le trouvant trop rouge, l'a remplacé par une affreuse teinte brun chocolat. Mon oncle Jules qui, dans le peu d'instants passés à Toulard, avait trouvé moyen d'annoncer le vendredi soir ma prochaine arrivée, avait été invité avec moi à déjeuner pour ce jour mémorable. Il devait écrire l'heure à laquelle Robin viendrait nous chercher à Auxerre ; au lieu de cela il a écrit trop tard et pour dire que nous ne viendrions pas, de sorte qu'on nous a attendus, paraît-il, jusqu'à 2 h. Et l'on n'était pas content, naturellement, d'avoir fait des préparatifs pour rien.

L'instituteur devait envoyer un compte-rendu à l'Yonne. L'a-t-il fait ?

 

Voilà déjà 4 pages remplies, mon cher Henri, et il me semble que je ne t'ai pas dit le quart des choses que j'avais en réserve depuis un mois à ton intention. Mon tailleur vient, par-dessus le marché, de me faire perdre plus d'une 1/2 heure à essayer une culotte. Et moi qui voulais écrire ce soir encore à Marie et à René.

Donc dépêchons-nous de causer de choses sérieuses. Voilà pour toi le moment critique qui approche : j'y pense constamment. Tu devrais bien me parler un peu de tes colles, de tes interrogations, en un mot de tes espérances : tu sais que c'est à mesure que l'examen approche qu'il importe de travailler sans relâche, ni perte d'un seul moment. Où en êtes-vous de votre cours ? A la fin probablement, même peut-être à la révision. La révision ! tu sais, et par expérience maintenant que, faite sérieusement, elle profite au-delà de toute expression. Je crois d'ailleurs que, l'année dernière, tu l'avais bien faite sérieusement, puisque tu as failli être admissible. Tâche donc cette année d'en tirer tout le fruit possible : je te citerai encore l'exemple mémorable de Nogaret qui a gagné 100 % à la révision et qui n'est arrivé à l'Ecole que par ses deux ou trois derniers mois de travail.

On te reproche, m'écrivait papa, dans sa dernière lettre, de travailler avec trop peu de méthode. C'était l'opinion de Jamet à Pâques, et il paraîtrait que le petit homme la partage, d'après ce que m'écrivait papa. La révision va encore te fournir l'occasion de te corriger de ce défaut, car là au moins la méthode s'impose. Et je n'ai pas besoin de te dire combien il est essentiel de l'observer pour se reconnaître dans ce long défilé d'Analyse, de Géométrie, d'Algèbre, Arithmétique, etc... pour ne parler ni de la Physique, ni de la Chimie, pour lesquelles d'ailleurs tu me paraissais avoir une certaine inclination.

 

Je n'ai pu parler avec Lucien - que j'allais voir surtout pour toi - comme je propose aussi, pour toi seulement, d'inviter prochainement à Fontainebleau l'adjudant Couralet de l'Ecole Polytechnique, qui nous renseignera, sitôt les résultats connus, sur ton n° d'admission - je n'ai pu, dis-je, parler avec Lucien Mathématiques, Examens, Candidats... comme je l'aurais fait sans mon oncle et ma tante qui avaient, cette dernière surtout, une provision d’histoires à raconter depuis l'agonie, la mort et l'enterrement de M. Juliard ** jusqu'à la dernière originalité d'André qui est... mais voici que je vais m'emballer encore ; au temps. Je n'ai pu causer avec Lucien comme  je l'eusse désiré ; assez cependant pour juger qu'il ne s'effrayait pas trop et voyait le grand jour approcher avec assez de calme. Il a un examen de plus que toi à subir, puisque sous-admissible tu es et sous-admissible tu restes.

Que ce serait donc agréable pour vous deux si vous étiez reçus ensemble ! Je vous ferais mettre dans la même salle. Lucien ne connaît absolument aucun parent à Paris : vous feriez des visites ensemble. Gratien, paraît-il, s'en paie à coeur joie, des visites. Il va partout. A propos, le général Lewal - mais je conterai cela à Marie et puisque vous vous communiquez mes lettres, tu le sauras avant peu. Je m'emballerais à chaque instant : il faut que je me tienne à quatre. Je t'expliquerai une autre fois, et de vive voix je le ferai mieux, les avantages de toutes sortes que vous retireriez, Lucien et toi, de votre entrée simultanée à l'Ecole. Tu ne t'en fais pas idée.

La cousine qui me parle peut-être le plus souvent de vous deux au point-de-vue polytechnicien, c'est notre charmante cousine Gouy ***, laquelle, avant deux ou trois ans, va se mettre à recevoir - à cause de sa fille qui se fait grande - et elle compte beaucoup sur vous deux pour former un noyau masculin de danseurs, lui présenter vos camarades et promener dans ses salons vos grâces et vos uniformes. Elle aime beaucoup l'Ecole Polytechnique et l'Artillerie qu'elle a connues à Versailles, à l'époque où elle était jeune fille et faisait partie de tous les bals, toutes les soirées et réunions possibles. Elle se rappelle même avoir valsé avec Rossel **** polytechnicien.

Quant à mon oncle Charles et à mon oncle Pacifique, le premier surtout, car il en parle plus souvent ou du moins plus haut que le second - je n'ai pas besoin de te dire s'il leur tarde de connaître ton admission définitive. Le premier me disait encore hier qu'il voudrait volontiers être plus vieux de cinq mois. Et, à propos, mon oncle Charles m'a dit m'a dit avoir reçu, ces jours derniers, une lettre, pas longue, de toi répondant, paraît-il, à une de lui. Tu lui contes que l'on ne prendra que 160 élèves cette année. Pourquoi ce conte ? Tu sais bien que c'est 200. Et ce chiffre réduit a été tellement critiqué qu'on ne sait guère après tout s'il est bien définitif. Mr Freycinet, à lui seul, mangerait une demi-promotion ; il en faut bien aussi à Mr Goesley (quand on pense que, dans l'artillerie, la moitié des officiers sort des rangs !). Et comme on arriverait à un total démesurément gros, que ces messieurs ne veulent pas d'ailleurs se faire de mutuelles concessions - du moins, c'est le bruit - on a maintenu le chiffre de l'an passé. Mais le dernier mot est-il dit ? Dans tous les cas, c'est 200 et non 160.

 

Papa me parlait aussi de son déménagement comme très prochain. Tu l'assisteras sans doute, au moins un dimanche pour nos quelques bibelots. Je te recommande particulièrement les armes, les livres, les insectes. Le nouveau domicile est si près de l'ancien qu'en quelques heures, en faisant plusieurs voyages, tu pourrais toi-même déménager un bon morceau des susdits.

 

Je reviens encore en terminant, mon cher Henri, et je terminerai sur cette exhortation, sur l'urgence qu'il y a pour toi à concentrer maintenant et jusqu'au dernier jour de tes examens, toutes tes forces, toute ton intelligence et toute ton application sur la grande partie que tu vas jouer ; songe que ton avenir en est l'enjeu.

Je t'embrasse de bon coeur ainsi que papa à qui tu voudras bien communiquer les quelques détails ci-dessus.

Ton frère qui t'aime

                              

                                                                                         F. Jacquillat

 

J'espère lire bientôt au moins un petit mot.

 

 

nota : lettre de 2 fois 4 pages , papier bordé de noir.

 

* sans doute lapsus calami pour Irancy.

 

** Nicolas Juliard (1813-1879), mari d’Angélique Landry (1821-1889) - fille de Pierre dit Aimé Landry (1795-1857) et d’Angélique Dionne (1799-1873). Nicolas Juliard a eu 3 enfants : Edmond (1843-1902) qui a épousé en 1875 Marguerite Tardu (1854-1912), Marie (1845-1913) qui a épousé en 1863 Arthur Delaruelle et Emile (1855-1938) qui épousera en 1884 Blanche Lagorce.

 

*** Marie Landry (1842-1920), fille unique d’Arsène (1797-1865) - frère de Jean-François et de Pierre dit Aimé - a épousé en 1866 Léon Gouy dont elle a eu 2 enfants : Alice en 1867 et Pierre en 1870.

 

**** Louis Rossel, officier français (Saint-Brieuc, 1844-Satory, 1871). Capitaine du génie à Metz, il prépara un coup de force contre Bazaine à l’annonce de la capitulation, mais, désavoué par le général Clinchant, qu’il voulait lui substituer, il s’enfuit en Belgique, puis gagna Tours. Après l’armistice, il rallia la Commune de Paris. Elu chef de légion de la Garde Nationale (mars 1871), il fut chef d’état-major de Cluseret. Sa sévérité contre les atteintes à la discipline l’obligea à démissionner (avril 1871). Délégué provisoire à la Guerre (30 avril), il dut accepter un adjoint civil, Moreau ; paralysé dans ses projets, il songea à prendre la dictature avec Gérardin, les généraux Dabrowski et Wroblewski, puis se démit. Arrêté, il s’évada ; découvert par les Versaillais (7 juin) et condamné à mort, il fut fusillé. (Grand Larousse Encyclopédique, 1964).

 

 

n° 141

Firmin Jacquillat (Nailly)

à Alphonse Jacquillat (Bordeaux)

23 juin 1879

 

                                                                              Lundi 23 Juin 1879

 

Mon cher Père

 

Tu sais déjà, par les quelques mots écrits à la hâte à Henri, que je suis à Nailly, le berceau des Tarbé et la résidence d'été de Mme Tarbé de Vauxclairs, son fils et sa fille. Par un hasard assez curieux, je me suis trouvé désigné pour cette localité : j'avais, il est vrai, demandé à faire partie du détachement de Sens et, à tout prendre, j'aurais préféré en être plus rapproché, car Nailly est à 7 km de la ville et les soirées n'y sont pas drôles ; quant aux journées, je n'en parle pas.

Je suis parti de Fontainebleau dimanche matin à 8 h. J'ai déjeuné chez mon oncle Ernest que j'avais prévenu, où j’ai vu mon oncle Jules, Mme Ch. Gaultry et Mme Deschamp ; au cercle Mr Delégaud qui m'a embrassé, comme toujours.

J'ai quitté Sens à 5 h. J'ai fait une visite à ces dames dans la soirée. Elles m'ont offert un lit et même le [      ] ; je m'étonne qu'elles n'aient pas pensé à parler de mon camarade, qui est Pichard et que je ne pouvais pas lâcher ; d'autant plus que l'an dernier mes deux camarades de Nailly avaient logé chez eux.

Je dois y déjeuner demain avec mon oncle Jules qui n'est pas encore venu à Nailly depuis que ces dames y sont arrivées. L'auberge où nous sommes descendus, où nous sommes nourris tous les 4 et logés, Pichard et moi, logés surtout d'une façon infecte, se trouve juste en face de la Mairie et Maison d'Ecole, ancienne maison de Théodore Tarbé, le père de Mme Landry, notre grand'mère. La salle d'école est décorée des bustes de la République, naturellement, et du portrait de Mr Tarbé de Vauxclairs * (le pair de France, parrain de maman), beau-père de Mme Tarbé de Vauxclairs actuelle, ancien Inspecteur général des Ponts et Chaussées et Directeur de l'Ecole des Ponts et Chaussées. Ce Mr Tarbé de Vauxclairs avait été le compère de tante Landry **, la mère du Commandant, au baptême de Maman !!

 

Je lève toute l'étendue du territoire entre St Martin et Nailly. Il a fallu que je m'informe aujourd'hui du chiffre de la population, totale, masculine, et féminine, sapeurs-pompiers, nombre d'hommes capables de porter les armes, nombre de maisons, châteaux, auberges, grandes fermes, nombre d'hommes qu'on peut loger, de chevaux, de voitures à 2 ou 4 roues, bateaux, etc... moulins à eau, à vent, produits en 24 h. et en quintaux métriques, nombre de fours banaux ou particuliers avec le nombre de rations de pain qu'ils pourraient cuire en 24 heures, manufactures et usines, ouvriers d'administration, ouvriers en fer, en bois,... prix de la journée, d'une voiture à deux colliers, charrues, mulets, ânes, moutons, cochons, chèvres, etc, etc, etc...Il y a tout un arsenal de questions.

Je ne crois pas vous avoir écrit que j'ai déjeuné le 15 à Passy, chez Lucie, mon oncle étant toujours à Palaiseau, et dîné chez Alphonse Levert. Mme Sarlande *** est dans un état plus intéressant encore que Marie ; J'avais écrit un tout petit mot à Maurice à la première nouvelle de la mort du Prince Impérial, apprise de Paul Gaultry, au moment de partir pour Sens. Il me répond ce soir une lettre adressée chez mon oncle Ernest et apportée ici par le concierge de Mme Tarbé de Vauxclairs qui a été à la ville et a été demander des nouvelles de ma tante Lucile. C'est une très belle lettre que voici d'ailleurs :

“ Mon cher ami, mille fois merci de votre marque de sympathie pour l'affreux malheur qui est venu fondre sur nous comme un coup de foudre. Nous sommes encore anéantis par la terrible nouvelle ; et vous comprenez facilement, quand vous voyez l'effet qu'elle a produit sur les indifférents, quelle peut être notre douleur. J'avais placé en lui mes plus chères affections ; j'étais, comme tous ceux qui l'approchaient, entièrement dévoué à sa fortune et j'eusse été bien heureux de me faire tuer pour lui, de faire ce que n'a pas fait l'officier anglais qui avait l'honneur de l'accompagner. Il ne nous reste maintenant qu'à pleurer avec sa pauvre mère et aller l'accompagner à sa dernière demeure dans cette pauvre église anglaise où dort son pauvre père... ” etc...

 

J'attends impatiemment des nouvelles des examens d'Henri. Lucien, d'après les notes que m'a communiquées son père, me fait l'effet d'avoir des chances assez sérieuses d'être reçu.

Dans ma dernière lettre à Henri, j'annonçais que j'avais à te parler d'une affaire  importante pour moi. Voici ce dont il s'agit. N'ayant pu l'année dernière arriver à obtenir la 1ère mise d'équipement - tout avait été contre moi : le départ du Colonel de l'Ecole Polytechnique ; le changement de notre général ; une modification dans les divisions et les attributions des bureaux du Ministère, notamment dans le service des Ecoles, etc... - je ne voyais plus de moment opportun pour revenir à la charge, une nouvelle, mais dernière fois, que le moment de ma sortie de l'Ecole d'Application. Voici ce moment arrivé : j'ai été voir le général la veille de mon départ de Fontainebleau. Il m'a promis d'appuyer ma demande sérieusement : je sais qu'il est homme à le faire  - l'Instituteur de St Martin que je voyais ce matin et qui a été le précepteur de son fils pendant quelque temps (le général Salançon ayant des propriétés aux environs de Sens), cet instituteur me contait toutes les démarches que le général avait faites , tant auprès du Ministre Wadington qu'auprès du Ministre Brunet, du 16 mai, pour obtenir une bourse nationale à son fils au Collège d'Auxerre. Seulement le général m'a demandé, pour appuyer ma demande, une reproduction de la Délibération du Conseil Municipal ou, si tu préfères, une nouvelle délibération de celui de Bordeaux ; on pourrait rappeler que j'ai fait toutes mes études au Lycée de Bordeaux comme boursier, que mon frère lui-même s'y trouve encore en cette qualité, candidat à l'Ecole Polytechnique, etc... Je ferai ma demande dès ma rentrée à Fontainebleau. Pourrais-tu me faire parvenir cette pièce à Fontainebleau pour cette époque ? lundi ou mardi prochain (je rentre dimanche soir).

Je n'ai pas compris du tout cette phrase de ta lettre à Marie dont tu m'as envoyé le calque : Mr Lefeuvre père qui était mardi très bien portant, est aujourd'hui à peu près désespéré. Ainsi va le monde - aussi hâtez-vous pour que je puisse la voir, la toucher, mais la toucher seulement car [            ], je sais ce que la tante de Paris dirait... etc...

Si la chose était possible, il serait bon peut-être de m'envoyer 2 pièces distinctes : reproduction du Conseil Municipal de Léognan (1874 et non 1875), puis nouvelle déclaration, rappelant ce que je t'ai dit plus haut et attestant en outre que ta position de fortune actuelle - qui n'a pas changé - ne te permet pas de subvenir aux frais que peuvent comporter l'habillement, l'équipement et le harnachement d'un officier. Si je ne réussis pas après cela, ce sera fini.

Je t'embrasse de bon coeur ainsi qu'Henri dont j'attends des nouvelles.

Ton fils dévoué et respectueux

 

                                                                                         F. Jacquillat

 

On est très affecté à Sens de l'état de Mme Petit.

 

 

en haut de la première page, à gauche : As-tu la date de ta demande au Ministre (juillet ? 1877), demande de 1ère mise. Excuses ce griffonnage.

 

* Jean Bernard Tarbé de Vauxclairs (1767-1842) fut également Pair de France et Commandeur de la Légion d’Honneur. Voir l’opuscule qui lui a été consacré, en 1997, par Jean Tarbé de Saint-Hardouin qui a d’ailleurs écrit un certain nombre de notices intéressantes sur les différents membres de la famille Tarbé (ces notices ont été déposées à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris).

 

** Angélique Dionne (1795-1857), femme de Pierre dit Aimé Landry.

 

*** Soeur de Maurice, aînée des deux filles d’Alphonse Levert, Caroline Fathma (1859-    ) a épousé, en 1878, Albert Sarlande (1847-1913). Trois enfants : Jeanne (1879-1962) qui épousera René Savin d’Orfond en 1907, Simonne (1882-1949), mariée en 1905 à Bertrand de Malet et Hélène (1886-    ).

 

 

 

n° 142

Firmin Jacquillat (Fontainebleau)

à Henri Jacquillat (Bordeaux)

1er juillet 1879

 

 

                                                                  Fontainebleau, mardi soir 1er juillet

 

Mon cher Henri

 

Je commençais à trouver ton silence plus qu'étrange, et je t'aurais certainement lancé une dépêche à midi, si le courrier de ce matin ne m'avait enfin apporté la lettre attendue. Tu devais bien penser quelle hâte j'avais de connaître ton impression sur cette première épreuve ; j'avais calculé que finissant les compositions le mercredi matin, tu m'écrirais au plus tard jeudi, de façon que ta lettre arrivât à Sens vendredi matin ; et comme le facteur rural qui dessert St- Martin, Nailly, etc.., part de Sens avant l'arrivée du courrier du matin, je n'aurais pu le recevoir à Nailly que samedi matin. Or, j'espérais bien n'être plus à Nailly samedi matin, de sorte que pour recevoir ta lettre, j'avais imaginé une série de combinaisons et de démarches qu'il serait trop long de t'énumérer ici, mais dont le résultat a été une déception finale.

Cela posé, dans l'espoir que ces détails pourront t’intéresser, je vais te dire quelques mots de mon séjour à Nailly. Je t'ai déjà dit, à toi ou à papa, comment j'y étais arrivé le dimanche soir 22 à 7 h. 1/2 du soir avec trois de mes camarades (dont Pichard), juste à temps pour dîner, chercher un gîte, faire une visite (moi tout seul) à Mme Tarbé de Vauxclairs, etc... Je t'avais dit aussi que je devais déjeuner le mardi matin avec mon oncle Jules au château.

J'ai en effet déjeuné mardi matin chez Mme Tarbé qui m'a fait visiter dans ses derniers détails cette vaste demeure, que papa connaît sans doute, si pleine de souvenirs de toutes sortes. Mme Tarbé ne m'a pas fait grâce d'un seul tableau, d'un seul meuble, d'un seul album dans les appartements ni d'un seul arbuste dans le parc. D'ailleurs je trouvais tout cela extrêmement intéressant : c'est dans ce château de Nailly que tous les cousins et cousines Landry, Baumes, Brémontier, Levert venaient de Sens faire ces colossales parties dont ils parlent encore. Mme Tarbé de Vauxclairs était la belle-soeur de Mmes Baumes et Brémontier (delles Tarbé, filles du pair de France, le parrain de maman, dont le portrait est à la maison). Je suis devenu très ferré, il faut que je te le dise, sur la généalogie des Tarbé. Il existe d'ailleurs à Bois-le-Roi (Château de Mme Tarbé) soigneusement dressés et tenus au courant par Melle Tarbé ou son frère, de nombreux et précieux documents généalogiques où j'ai puisé avidement à pleines mains, malheureusement le temps ne m'a pas permis de prendre tout ce que j'aurais voulu. Je me suis occupé surtout de deux branches qui m'avaient toujours passablement intrigué, celle des Soulages en particulier, et j'ai pu remonter plus de trois siècles en arrière. Je vous communiquerai tout cela à Bordeaux ; c'est très intéressant . Je vais seulement vous donner la famille Tarbé de V. chez qui j'ai passé  de très bons moments la semaine dernière :

 

Jean Michel Emile Hardouin Tarbé de Vauxclairs

né le 22 7bre 1803

marié en janvier 1831 à Jeanne Cécile Colombe Tarbé, sa cousine, morte le 28 mars1833 ; marié en 2èmes noces le 15 7bre 1836 à Léonie Chardin.

            du premier lit, 2 enfants morts en bas âge.

            du second :     - Camille, née le 16 9bre 1837, mariée, le 28 avril 1863 à Denis de                                       Montessuy

                                   - Cécile Jenny, née le 29 mai 1840

                                   - Hardouin, né le 1er 7bre 1844

 

Mr et Mme de Montessuy habitent Rennes. Mr de Montessuy est un ancien officier en retraite. Sans enfants.

Melle Jenny est une personne très instruite, très distinguée, très artiste : dessine, brode et peint à ravir.

Hardouin est un charmant garçon, excessivement artiste, très bon musicien, s'occupant de tout : son jardin, ses fleurs, sa pièce d'eau, ses irrigations. Il a un atelier de tourneur, un atelier de photographe, a fait de très jolies choses, mais ne travaille plus guère ni le tour, ni le cliché, à cause des poussières ou des vapeurs nuisibles, dit-il, à sa gorge qu'il croit malade et dont il veut à tout prix guérir. Il me rappelle un peu Finot à ce point-de-vue. Il faut dire qu'il a eu autrefois la passion du tabac qui a coûté la vie à son père et qu'il a su, heureusement pour lui,  s'arrêter à temps il y a environ 4 ans. Il ne peut plus le sentir aujourd'hui, même en fumée. Il parle d'aller passer l'hiver en Algérie.

Sa mère répète à chaque instant qu'il était né ingénieur et qu'elle regrettera toute sa vie qu'il n'ait pas voulu de l'Ecole Polytechnique. Le fait est qu'il est joliment adroit et joliment entendu en tout ce qui touche la mécanique, l'horlogerie, etc... Il a été aussi, dans le temps, un fanatique du vélocipède : il en possède deux excellents et je t'avouerai que ç'a été pour moi un grand sujet de confusion et de remords d'ignorer les premiers éléments de cette équitation-là. C'est un talent qui m'a bien manqué, je t'assure. J'aurais pu aller chaque soir à Sens en moins d'une demi-heure, à peine vingt minutes ; et dans tous les cas j'aurais pu faire de charmantes promenades, ne serait-ce qu'au point-de-vue de mon lever * beaucoup plus rapidement et plus commodément parcouru. J'ai bien essayé d'apprendre, mais ce n'est pas encore si aisé que cela et il m'aurait fallu plus de temps que je n'en avais : j'ai les jambes pleines de bleus et de noirs qui rappellent chacun une chute. J'étais arrivé cependant à faire une vingtaine de mètres sans tomber ; c'était un commencement. Pichard a essayé une seule fois et en a eu assez ; il a préféré s'amuser au tour ou étudier un instrument construit par Hardouin lui-même (d'après un n° du Bulletin des officiers) pour prendre une perspective exactement. Il a appris en outre le tric-trac.

Hardouin, lui, ne s'est pas servi de ces vélocipèdes depuis dix ou quatorze ans ; cela le fatiguerait aujourd'hui ; il faisait en plaine aisément ses 4 lieues à l'heure et venait d'une seule traite à Fontainebleau. Il est capitaine de Territoriale.

Il m'avait offert une place dans sa voiture  (à 8 places) pour jeudi soir : il allait seul dîner à Sens, partant à 4 h., revenant à 10 h. J'avais naturellement accepté, d'autant plus que j'avais un vague espoir d'avoir peut-être à Sens une lettre de toi, écrite du mercredi. Mais, hélas, la poste n'avait rien pour moi.

J'ai assisté en revanche à la lecture de deux lettres de Lucien concernant les deux séries de compositions qu'il venait de faire. Lui aussi a raté sa composition de math. d'admission. Il est content de son singe, doute de son épure, etc... Relativement à la sous-admissibilité, il est en général satisfait de tout, sauf de l'épure ; il insiste beaucoup et vivement sur la mesure inattendue qui a interdit l'usage des pistolets pour cette épure de sous-admissibilité. On les aurait au contraire tolérés à l'admission. Que s'est-il passé à Bordeaux ? Est-ce comme à Paris  ? En revanche, il ne parle pas du lavis à teintes fondues : sans doute les y avait-on déjà exercés à Stanislas, et vous ? Bien que mon oncle paraisse douter fort du succès de son fils, mon opinion personnelle et mon impression après cette lettre de Lucien sont tout-à-fait optimistes. D'ailleurs il est le 4e nouveaux dans sa classe et paraît avoir de bonnes moyennes de colles. Bref, jusqu'ici, je vous crois au même point tous deux ; tu dois cependant avoir une note supérieure en Compos. française. Donc courage pour l'admissibilité ; lui doit la subir dans une quinzaine de jours.

Ce même jeudi, à Sens, au cercle, ayant entendu dire que l'officiel du dimanche avait publié les admissibles à St-Cyr, pour Paris et Versailles, j'ai vérifié que le fils Perrot, le neveu de ma tante Pacifique (élève à Stanislas comme Lucien) était admissible ; il est juste limite inférieure. Où as-tu entendu dire que Lucien se fut présenté , il en avait effectivement parlé, mais il y a bien longtemps. Aujourd'hui il est tout-à-fait artilleur, moins cependant que son père qui préférerait le voir reçu cette année le dernier des supplémentaires plutôt que le premier l'année prochaine.

J'ai quitté Nailly vendredi soir vers 7 h. sans avoir le temps de dîner, laissant  instruments et bagages aux bons soins de Pichard, pedibus cum jambis, ma pèlerine sur l'épaule, mes bottes sous le bras, car mes pieds étaient trop fatigués pour faire cette route autrement qu'en souliers, les gros et grands souliers que tu connais. Je suis arrivé à Sens, à 8 h. 1/2, couvert de sueur et de poussière, très fatigué et non moins affamé. Jamais le temps n'avait été plus lourd : j'étais trempé ! Après avoir opéré la substitution de chaussures - Georges finissait ses devoirs et ma tante, toujours souffrante, était déjà couchée - je me rends au cercle : je rencontre Mme Deschamp dans la rue, elle m'accompagne et je la raccompagne ; elle me trouve maigri ; je lui raconte notre misère de Nailly ; elle en a les larmes aux yeux : “ si elle avait su, comme elle nous aurait envoyé gigots, volailles, etc..! ” Enfin j'entre au cercle : toujours les mêmes visages : mes deux oncles ; Mr Charles Gaultry qui jure chaque jour de n'y plus revenir le lendemain à cause de la fumée, ou de la chaleur, ou des courants d'air ; Mr Bazin qui fait son quart de bézigue (c'est aussi un cousin) ; Mr Deligaud qui m'embrasse ; un juge d'instruction, célibataire, qui a été décoré pendant la guerre comme officier d'artillerie et se trouve enchanté quand il peut causer canons avec quelqu'un de compétent et lui prouver qu'il en a une teinture... bien imparfaite, pendant que le substitut sourit finement dans les moustaches qu'il n'a pas, en poussant le coude du garde général d'un air malin. Car tout le monde sait que ce pauvre juge est fou d'Artillerie et qu'à l'audience il passe son temps à griffonner de grandes paraboles avec de petits obus à l'extrémité. C'est mon oncle qui les trouve quand il prend place comme juge suppléant.

Il n'y avait plus de train qu'à 10 h. 22 et encore s'arrêtait-il à Montereau de 11 h. 30 à 1 h. 50. J'étais toujours à jeun. Je comptais sur le buffet de Montereau. Il s'était ouvert, en effet, sur le passage du train de 1 h. 50 : mais les deux sandwichs que j'avais cru acheter étaient tout simplement d'affreux petits pains secs et crus. Arrivée à Fontainebleau à 2 h. 32 du matin ; juste le temps d'aller au Carroussel prendre une tasse de thé, chauffée à l'alcool, et déposer ma paire de souliers. Départ pour Paris par le train de 4 h. 24 du matin, arrivée à Paris à 5 h. 35. Il faut te dire que je ne tenais à paraître le matin dans Fontainebleau, ni à me montrer de jour sur la ligne, car régulièrement j'aurais dû rester tout le samedi à Nailly (Paul Gaultry avait dû dire un mot au capitaine commandant mon détachement).

J'arrive juste à Paris pour jouir du terrible orage qui couvait depuis la veille et dont tu as peut-être lu dans les journaux les épouvantables effets. Un peu avant 7 heures, je me glissais furtivement dans le passage du Caire, jusqu'à la chambre de Louis qui était levé et est descendu, sans rien dire à personne, chercher la clef de la chambre d'amis : je me suis couché incontinent et, quand je suis descendu vers 11 h., ma tante ne pouvait pas croire que j'avais couché chez elle.

 

Donc, me voici à Paris. Mais avant d'aller plus loin, revenons un peu à Nailly pour t'expliquer la misère dont je t'ai parlé plus haut. Nous avons été aussi mal nourris, logés et servis que possible ; pour mon compte, je me serais volontiers contenté et régalé de lait, oeufs et fromage. Mais l'homme attelait tous les deux jours pour nous rapporter de la viande que sa femme nous servait à l'état de charbon. Avec cela du vin médiocre, des sauces, du moins une sauce impossible, car c'était toujours invariablement la même : poivre pilé et vinaigre blanc ; des asperges sans égales pour leur dureté et leur dessèchement ; du lard aussi rance que l'huile ; et à chaque repas une de ces 3 éternelles conserves : sardines, thon et homard. Conclusion : un échauffement général. Pour le coucher, Pichard et moi, dans la même chambre que l'aubergiste, sa femme et leur gamin ; nous avions chacun un lit, mais quel lit ! Les deux autres couchaient chez un cordonnier. Enfin, c'est fini, Dieu merci ! C'est précisément pour ne pas abandonner Pichard dans une aussi lamentable position que j'avais refusé le gîte de Mme Tarbé de Vauxclairs.

J'ai oublié également de te dire où j'avais dîné le jeudi soir à Sens : avec Georges et mon oncle Ernest (ma tante toujours dans sa chambre). Si j'avais pu arriver le vendredi assez tôt, c'est chez mon oncle Jules que je devais dîner avant mon départ.

Je t'ai dit que ce vendredi je n'étais arrivé à Sens qu'à 8 h. 1/2 du soir. La poste était fermée à cette heure et j'étais tellement convaincu que je devais avoir une lettre de toi que j'avais laissé un mot au receveur pour me la faire suivre 30 passage du Caire. C'a été le premier mot de mon oncle et de ma tante Charles quand ils m'ont vu : “ Et Henri ? ” Quand je leur ai dit que je n'avais rien reçu, ils se sont imaginé que c'était mauvais signe.

On parlait beaucoup à Sens, quand j'y suis arrivé, de la révocation de deux juges de paix : Mr Petipas, purement révoqué, l'autre admis à faire valoir ses droits à la retraite. Mr Petipas s'y attendait, il devait même l'avoir cherché, attendu qu'il avait signé la pétition contre les lois Ferry, avec tous ses titres, ancien notaire, juge de paix de la ville de Sens, etc, etc... Papa a dû voir cela dans l'Yonne.

Donc, encore une fois, j'ai quitté Nailly et Sens très inquiet et surpris de ton silence. Je n'y avais reçu qu'une lettre, outre celle de Maurice Levert dont je vous ai parlé, une lettre de Mme Pichard me demandant si son fils était encore de ce monde : il avait justement écrit la veille. J'ai des camarades qui ont été à Cerisies où Mr Villiers est curé.

Mais je reviens à Paris. Mon oncle déjeunait en ville ; le déjeuner n'est plus qu'à midi depuis que Louis est demi-pensionnaire, c'est-à-dire depuis 8 mois. J'ai appris là que mon oncle Jules de Chaumes était très souffrant depuis un mois d'un zona (boutons très douloureux qui se promènent sur le corps sans en faire le tour). Il est au lit. Ma tante, elle aussi, a quelque chose et leur bonne a perdu l'usage de huit doigts sur dix : il ne lui reste plus que ses deux pouces. Je te laisse à penser ce que peuvent être , dans ces conditions, les lettres de ma tante Héloïse : un sanglot plaintif.

J'ai été voir dans l'après-midi Lucien à Stanislas où j'ai fait également appeler pour le féliciter Ernest Perrot. De là chez mon oncle Pacifique (c'est à cinq minutes maintenant) en passant et m'arrêtant au Bon Marché où j'ai rencontré Bacque en train d'acheter par demi-douzaines des mètres en toile cirée de toutes les couleurs et des pelotes ou boîtes à aiguilles de toutes les formes - pour ses frères, soeurs, bonnes, etc... car il va partir en vacances (fait son droit). Cela m'a valu quelques belles chromolithographies, d'autant que j'ai acheté moi-même un petit sac de voyage.

Mr et Mme Courtils sont à Paris, descendus chez Mr Béchet, leur oncle, frère de Mme Jacquillat, de Poilly.

Dimanche marin, déjeuner chez mon oncle Pacifique qui m'a lui aussi beaucoup questionné sur tes examens et la position de Jamet. Ils ont eux aussi leur bonne malade et au lit : le mari fait tout l'ouvrage depuis 15 jours. En sortant de chez mon oncle et descendant la rue du Vieux-Colombier, j'ai mis deux cartes au n° 8 (Tarbé de St Hardouin) ; j'ai rencontré à la porte le jeune de Somer (qui demeure au même n°) avec son père et sa mère. Puis, à côté, une autre carte à St Sulpice pour Marc Givelet ; il aura été intrigué : F. Jacquillat, retour de Nailly. J'ai été demander à dîner à Mme Bordat à St-Mandé : toute la famille y était réunie. Mme Bordat part pour St Honoré du 15 juillet au 15 août ; j'ai donné à sa mère toutes les chromolithographies que j'avais pu ramasser depuis 6 semaines ; il y en avait de jolies.

Rentré à Fontainebleau dimanche soir ; j'ai trouvé en rentrant une lettre signée de Cochery :

                                                                             

                                                                              Paris, le 28 juin 1879

Mon cher Camarade

Je m'empresse de t'informer que le traitement de Melle Gauthier, receveuse à Chablis, que tu as bien voulu recommander, vient d'être élevé de 1600 à 1800 frs, à partir du 1er juin courant.

Crois, mon cher Camarade, à mes sentiments dévoués

                                                                              le Chef de Cabinet

                                                                              Georges Cochery

 

A propos, que devient donc Melle Pauline ? Vous ne m'en parlez plus jamais, jamais, jamais.

 

Enfin, j'ai reçu ce matin ta lettre et une autre de papa contenant la délibération du Conseil municipal de Bordeaux dont j'ai pris copie ainsi que papa me l'a demandé. Je vous remercie des démarches que vous avez faites tous deux : j'espère recevoir demain la pièce de Mr Dubois ; j'irais alors demain soir chez le Général.

C'est une erreur de croire que le niveau monte comme force de compositions. Depuis que Mr Montand est là, c'est un genre , une habitude de vous donner de pareilles questions. En somme, cela n'augmente en rien la difficulté du concours. Souviens-toi que de Lisleferme a été reçu avec 0,5. A propos, on ne parle ici et à Sens (où Mr de Caze a été sous-préfet autrefois) que de l'accident de Mme de Caze, la belle-mère de de Lisleferme. Il l'attire à Vannes où il est en garnison ; tu connais sa passion pour les chevaux difficiles ; elle a failli coûter la vie à sa femme et à sa belle-mère qui a eu une jambe cassée (elle en a pour 6 mois). Sa femme en a été quitte pour la peur.

D'après la description que tu m'en fais, le nouvel appartement de papa ne serait pas trop grand et avec cette moitié au rez-de-chaussée, il doit y avoir un certain écart de prix avec le n° 71.

En te parlant de généalogie, j'ai oublié de te dire que j'avais consulté mon oncle Pacifique sur la possibilité d'établir celle des Jacquillat et sur les documents qu'il pourrait posséder. J'ai vu tout-de-suite que cette idée lui était agréable et qu'il y avait lui-même songé ! Il m'a parlé pendant plus d'une heure et demie sur ce sujet, me racontant, par exemple, qu'un certain Mr Lemaître de Tonnerre (papa le connaît-il ?) avait fait autrefois des recherches très sérieuses, qu'il s'était même adressé à lui - comme Jacquillat d'une branche distincte et ancien notaire ayant eu connaissance d'actes ou papiers de succession plus ou moins antiques - lui promettant  de lui donner un double de son travail - le travail, paraît-il, a été mené à bonne fin, mais Mr Lemaître est mort et, en dépit de toutes les démarches qu'on a essayées jusqu'à ce jour auprès de son fils, on n'a jamais pu même en prendre seulement connaissance... Il existerait un Mr Renaud (?) (papa le connaît-il ?) qui se dit notre parent - il habite Paris et a un fils de 20 ans, lié, je crois, avec le fils Lemaître - lequel aurait pu reconstituer quelque chose et ne refuserait pas de le montrer : mon oncle m'a offert de me présenter à lui. Il manquerait à ce Mr une ou deux générations de Milly, les premières qui ont quitté Epineuil, il y a 150 ans, et mon oncle m'a dit que, si sa vue le lui avait permis, il aurait été, ces dernières années, passer quelques jours à Milly pour fouiller dans l'état-civil ; malheureusement, il n'y connaît plus personne en qui il puisse avoir confiance pour cette aride besogne.

J'ai déjà quelques renseignements comme ceux-ci, au hasard : François Germain Marin Jacquillat des Préaux, officier de la Reine, marié en 1760 à delle Catherine Félicité Berthelin de Neuville, fille de Pierre Berthelin de Neuville, caissier de la ville de Paris, pourvoyeur de la maison de la Reine, entrepreneur des menus plaisirs de la maison d'Orléans, etc, etc... mort à Versailles en 1780 - père de Germain Marin Jacquillat des Préaux, né en 1766 à Epineuil... Espérons que je pourrai ajouter bientôt à la suite  : Henri Delphin Jacquillat, élève de l'Ecole Polytechnique.

Je vous embrasse de bon coeur.

Ton frère qui t'aime

                                         

                                                                                         F. Jacquillat

 

Mercredi matin ; rien reçu encore de Mr Dubois.

 

ajouté au crayon à la première page : Faites parvenir cette lettre à Marie. Tu comprends que je ne puisse la recommencer. Il est minuit. Mon oncle Charles attend beaucoup d'une entreprise qu'il vient d'imaginer pour Londres : 3 modèles de couronnes, des violettes pour la cérémonie du Prince Impérial.

 

nota : lettre de 3 fois 4 pages, papier à lettres bordé de noir.

 

* lever - topogr. : action de lever un plan (Larousse du XXe siècle).

           

n° 143

Firmin Jacquillat (Paris)

à Alphonse Jacquillat (Bordeaux)

29 octobre 1879

 

                                                                              Mercredi soir 29 8bre 1879

 

Mon cher Père

 

Je suis arrivé hier matin en parfait état à Paris que j'ai traversé sans m'arrêter pour gagner Rueil d'une seule traite. J'y ai trouvé (à Rueil) un de mes camarades, Vandame, venu de Lille comme moi de Bordeaux, pour élire domicile et quérir quelques renseignements. Je suis content de ce que j'ai appris : les 4 compagnies de Rueil (ce qui fait 8 lieutenants, 4 en premier et 4 en second), et c'est ce qui m'ennuyait un peu - entre nous, bien entendu - ne comptaient qu'un seul lieutenant de l'Ecole, il y a deux mois encore, un seul capitaine (sur huit) et le chef d'escadron, commandant le détachement, Ct Lippmann, parent, je crois, des Wolf de Bordeaux ; or aujourd'hui, la proportion est renversée, du moins pour les lieutenants : nous sommes déjà trois lieutenants en second : Vandame, Barbier et moi. De plus, il y a le lieutenant en 1er qui y était déjà ; enfin, deux lieutenants en second, mes anciens, un de Versailles (du 22e), Rouquerol, et un de Poitiers, de Rufz de Lavison, ne pouvant rester dans leur régiment en passant en premier, ont demandé Rueil et l'ont obtenu, ce qui va relever le prestige du détachement : le dernier est mon lieutenant en 1er. Nous sommes donc en tout 6 lieutenants de l'Ecole (sur huit), et encore un des deux autres doit passer en premier prochainement et quitter Rueil où il n'y a plus de place. Je te donne tous ces détails surtout pour Grattau qu'Henri pourra voir un dimanche.

Il pourra lui dire aussi que comme service, je ne suis pas encore bien fixé, je puis seulement lui dire qu'il n'y a aucun cours à suivre, aucun service de place et, chose plus étonnante, aucun service de semaine. Pour les logements, il n'y a pas grand choix ; en revanche, ce n'est pas cher : pour 25 à 35 frs on a quelque chose. J'ai mis 25 frs au mien ; la pension est plus chère : 85 frs par mois.

J'ai déjeuné avec mes nouveaux camarades et suis revenu à Paris pour dîner. Mr Maurissau est parti après-dîner pour la chasse avec mon oncle ; ma tante était partie, elle, depuis le matin pour deux jours afin de recevoir la voiture de déménagement apportant le mobilier. Elle doit rentrer ce soir mercredi et c'est en l'attendant que je t'écris ces quelques mots.

J'arrive pour mon compte de Fontainebleau où j'ai passé quelques heures qui m'ont pris toute la journée : je n'y devais aller que demain et prévenir Finot ; j'ai préféré aujourd'hui afin de voir demain mon oncle et ma tante. Je suis arrivé chez Finot (avec mes insectes) au moment où il finissait son second oeuf frit ; le déballage des insectes a donné le temps aux domestiques de mettre un second couvert et d'improviser quelque chose pour deux. Les Gaultry étaient à Paris comme tous les mercredis et jeudis. J'ai été à l'Ecole commander les livres que m'avait désignés le lieutenant de Bordeaux ; à 3 h. 47, je reprenais le train de Paris. J'ai rencontré à la gare, attendant quelqu'un par le train qui devait m'emmener, une vieille dame qui a poussé un cri de surprise en me voyant devant elle. Il paraît qu'à table, dimanche dernier, le soir, chez Paul Gaultry, on a annoncé très-sérieusement et très-tristement ma fin prochaine - quelle ridicule idée ; comme la nouvelle était venue de Sens par madame Gaultry mère qui écrivait avoir compris que j'avais une fièvre typhoïde, j'ai reconnu immédiatement ta plume et ta lettre de Toulouse à mon oncle Ernest. Tu lui auras sans doute exagéré les choses comme aux autres et je ne comprends vraiment pas les exagérations de ce genre-là. Car, en supposant que j'eusse une mauvaise santé, il n'est pas nécessaire, au contraire, que tout le monde en soit informé - c'est très exact, aussi me suis-je bien gardé de le faire. En descendant de wagon tout-à-l'heure, je suis monté chez Gabrielle qui savait aussi ma maladie par je ne sais plus qui : on lui avait dit qu'en arrivant à Paris tu avais fait des scènes à tout le monde à propos de ma santé, que tu n'avais pas encore pardonné à mes tantes, à ma tante Mauguin surtout, de t'avoir laissé ignorer mon état et que tu avais poussé la rancune jusqu'à passer par Paris sans lui rendre visite, etc... Gabrielle a cela de bon pour moi qu'elle me répète sans la moindre réticence tout ce qui se dit ou se cancane dans la famille. Elle ne m'a pas paru très satisfaite que tu les aies oubliées, elle et son mari, pour la seconde fois, car déjà l'année dernière, ni toi, ni Marie n'êtes allés les voir - nous ne les avions cependant point oubliés. Par Gabrielle aussi j'ai su qu'on s'étonnait, à bon droit selon moi, de n'avoir pas encore reçu de lettre de faire-part pour la naissance de Louis. * On ne savait qu'en penser. J'ai su lundi, m'a-t-elle dit, par Mme Juliard, que les Landry n'en avaient pas encore reçu et par Mme Gouy, hier encore,, etc... Il faut absolument se dépêcher ; que Marie m'envoie, si elle veut, un certain nombre de lettres, une cinquantaine, par exemple ; je mettrai les timbres et les adresses ; qu'elle n'oublie pas la liste des personnes à qui par hasard il en aurait déjà été envoyé. Touron était moins pressé que Mme Gouy ou les demoiselles Soulages qui sont toujours si aimables pour moi. A propos es-tu allé voir ces dernières ?

Mon oncle Charles est rentré avec un coq, un corbeau et deux moineaux.

J'irai voir ce matin Mr Métros pour tes chemises et dans l'après-midi Stellet et Du Magny, à côté de l'X.

Une autre commission pour Marie : ma tante demande le prix à mettre à chacune des deux robes que tu l'as chargée d'acheter. Si le baptême se fait à Pau, faut-il donc une robe pour la sage-femme de Toulouse ? Réponse - répondu.

Tu te rappelles sans doute le catalogue d'insectes que m'avait renvoyé Finot dans un papier jaune ficelé et que nous avions reçu en déjeunant. J'ai oublié de le fourrer dans ma malle : or Finot y attachant plus de prix qu'aux insectes eux-mêmes, pourrais-tu, s'il te plaît, le faire rechercher par Mme Mothes ou Henri et l'expédier pour 0,05 fr. à Mr Finot, capitaine d'Etat-Major, 27, rue St-Honoré, Fontainebleau. Il doit se trouver encore dans la salle à manger. Mme Mothes a du le serrer.

Il me tarde de savoir si vous l'avez retrouvé et expédié - Oui.

Ma tante est satisfaite du déménagement ; pas mal de meubles, cependant, paraît-il, un peu abîmés, rayés, écornés, etc...

Gabrielle m'a dit que Lucien, à ce qu'elle a entendu dire, peu capable de reprendre ses cours, allait probablement passer l'hiver à Pau. Mon oncle Ernest ne te répond sans doute pas parce qu'il attend de mes nouvelles : tu devrais bien le rassurer.

N'oublies pas les 3 réponses principales : lettres de faire-part, robes de bonnes et catalogue d'insectes - Fait.

Il paraît que Félicie Maupaté s'est fait refuser : ils ont quitté Paris, m'a dit Gabrielle.

André serait nommé à Beauvais.

Je t'embrasse de tout coeur ainsi que Henri. Mes amitiés à Mme Mothes.

Ton fils dévoué et respectueux

                                         

                                                                                         F. Jacquillat

 

Jamet a-t-il écrit ? Oui - Ecris-moi à Rueil.

 

Mr Maurrisseau me charge de ses amitiés. Si tu vois Mr Korr, m'excuser de n'être pas retourné le voir, vu mon départ précipité, lettre de service égarée, etc...

 

 

nota : lettre sur papier à en-tête :

                              

                               Fabrique d'apprêts pour fleurs et articles mortuaires

                                               CH. JACQUILLAT Successeur

                                                 30, Passage du Caire

                                                               PARIS

                                                 Ancienne Maison L. Pianet

 

en haut de la première page, Alphonse Jacquillat a noté : Répondu le 4 novembre 1879 A.J. Quelques ajouts au crayon rouge , indiqués ci-dessus en italique. C'est également lui qui a souligné au crayon rouge toute la partie de la lettre commençant à : “ Par Gabrielle aussi... ” jusqu'à : “  es-tu allé voir ces dernières ? ”

 

* Louis Jamet, né le 05.10.1879, mort le 22.01.1882.

 

n° 144

Firmin Jacquillat (Rueil)

à Alphonse Jacquillat (Bordeaux)

18 novembre 1879

                                                                              Rueil  18 9bre 1879

 

Mon cher Père

 

Depuis ma dernière qui remonte déjà assez loin, j'ai mené une existence vraiment différente de celle des premiers jours . J'ai passé jusqu'à 8 h. 1/2 par jour, en deux fois, au quartier, pendant toute une semaine, soit pour la manoeuvre, soit pour l'instruction militaire dans les chambres ou la théorie pour mon propre compte. Mais je trouve tout cela très intéressant et ne demande qu'à continuer ainsi ; cependant j'aimerais bien, par-ci, par-là, un jour de liberté. Les recrues viennent d'arriver ; j'en ai 53 dans ma Compagnie et il faut les habiller, les équiper, les instruire, etc.... J'en ai qui ne comprennent pas un seul mot de français. Ce sont des Bretons. J'ai dans une de mes pièces un Picq Adolphe d'Aillant (tonnelier). Nos hommes sont tous ouvriers d'ailleurs, et intelligents au-dessus de la moyenne : en somme, nous avons l'élite de la classe.

Levé à 6 h., libre à 4 h. 1/2, je puis encore changer de tenue et être à St-Lazare à Paris à 6 h. moins 5. Il est vrai que les jours où je voudrais je pourrais être dispensé de la 3e manoeuvre et être libre à 1 h. J'en userai quelquefois ; nous sommes 3 en second et nous roulerons ou nous arrangerons pour cela.

 

J'ai reçu ce matin un paquet de lettres de faire-part ; mais toujours pas de lettre de Jamet ; je n'y comprends rien. Je vais lui écrire : il faut pourtant que je sache s'il en a déjà envoyé quelques-unes et s'il veut que je les mette sous bande ou sous enveloppe. Je voudrais bien avoir aussi les listes d'adresses que je t'avais laissées à Bordeaux pour les lettres de mariage, listes qui m'avaient servi déjà pour les lettres de décès. Naissance, mariage, mort, c'est la vie.

Jamet, toujours étourdi et point pratique, m'a empaqueté ses lettres dans une simple feuille de papier, une seule fois enroulée, retenue par un simple fil de telle sorte que les ramettes de dessus et de dessous ont été fort salies et toutes plus ou moins écornées.

 

Je dîne presque tous les soirs, 4 fois sur 5, à Paris où les Landry, Paul en particulier et Emile - du reste je n'ai encore vu qu'eux - sont de plus en plus aimables pour moi. Ainsi j'ai dîné dimanche chez Emile, hier chez Paul, ce soir encore chez Paul pour me trouver avec je ne sais plus qui, et dimanche une seconde fois chez Emile.

Mme Juliard est toujours à Marseille ; elle n'ira décidément pas en Espagne.

Je n'ai pu voir encore ni Arsène, ni Mme Landry d'Auteuil.

Alphonse, qui a envoyé sa démission, attend chaque jour une solution quelconque.

J'ai vu aussi dernièrement Mme Lehmann qui m'avait écrit pour me demander si j'étais libre plus souvent qu'à Fontainebleau et si Marie était encore à Toulouse. Elle m'a invité à dîner pour samedi prochain.

J'ai oublié de faire dire à Marx que, dès le premier jour de mon arrivée à Paris, en allant à l'Ecole Polytechnique, je suis passé à l'Hôtel des Grands Hommes où la chambre n° 1 est inscrite en son nom pour l'époque désignée. Il peut dormir tranquille.

J'ai reçu une lettre de Servan dont je n'ai pas le temps de m'occuper pour le moment.

J'ai dîné dernièrement chez mon oncle Charles qui avait reçu une lettre de toi relative à des vins. A propos de vins fins, donne-moi donc quelques prix de Barsac vrai, Muscat et très-bon Bordeaux rouge dans le genre de l'envoi Despréaux : ce serait d'ailleurs pour un de ses parents.

Mme Lehmann paraît s'occuper beaucoup de Marie et des relations qu'elle trouvera à Pau. Madame Lavignole, sa nièce, s'est déjà informée, je ne sais comment (peut-être a-t-elle parlé à Jamet lui-même au Lycée ou ailleurs), si Marie était arrivée à Pau ; elle a écrit à Mme Lehmann qu'on lui avait dit qu'elle n'arriverait pas avant quelques jours. A l'entendre (Mme Lehmann), elle se serait même occupée de faire avoir des leçons à Jamet.

Et Henri, que devient-il donc ? Mord-il aux mathématiques ? Du Magny a été reçu à l'internat des Hôpitaux de Paris. Il voudrait passer son volontariat à Paris et M.M. de Lur-Saluces père et fils avaient même appuyé une demande de lui. J'ignore ce qui en est advenu. Le jour où j'ai vu Alcide, un garde à cheval lui apportait à domicile une lettre de Lur-Saluces fils, officier au Ministère, réclamant une pièce justificative.

J'ai reçu aussi une invitation pour un grand bal des Gaultry à Fontainebleau, samedi prochain, mais les espèces me manquent en ce moment pour aller si loin.

C'est après-demain qu'on doit me délivrer mon cheval. L'on m'avait désigné pour me remonter le 9e Dragons à Paris (quai d'Orsay et avenue Dupleix). J'ai trouvé au quai d'Orsay quelque chose de médiocre, mais qui plaît à l'oeil. S'il n'a pas quelque vice caché, je m'en accommoderai encore ; d'ailleurs le choix n'était pas grand : 4 pour tout potage dont un cheval de charrette. Le mien au contraire est fin et élégant.

Je vous embrasse tous de bon coeur.

Ton fils dévoué et respectueux

                                                                 

                                                                                         F. Jacquillat

 

Je voudrais bien avoir des nouvelles de Toulouse ou de Pau.

 

 

n° 14 5

Firmin Jacquillat (Rueil)

à Henri Jacquillat (Bordeaux)

3 décembre 1879

 

                                                                              Mercredi 3.Xbre 1879

 

Mon cher Henri

 

J'ai reçu ce matin, 3 Xbre, veille de la Ste Barbe, ton appréciation motivée sur le poulain Mars de la Bastide, et je me hâte de t'en accuser réception. Cette lettre vous donnera sur la question chevaline tous les renseignements qui vous manquent. Tout d'abord, si le cheval en question n'a que 3 ans - pas même 3 ans - il est inutile d'en parler pour moi. Evidemment d'après le tableau séduisant que vous m'en tracez - si j'avais les moyens de me payer cette bête, et surtout de la nourrir jusqu'au jour de ses cinq ans, je n'hésiterais pas un instant. Mais...

Car il faut te dire que les commissions de remonte n'accepteraient de moi un cheval que dans les conditions prescrites d'âge et de taille (5 à 8 ans et 1.52  m.). Et si mon cheval n'a pas été accepté, naturellement c'est moi qui supporte tous les frais de sa nourriture (de 50 à 60 frs par mois au moins) jusqu'au jour où les dites conditions se trouvent remplies. Et d'ici là que de chances à courir, les maladies, les accidents, etc..!

Si papa pouvait trouver un animal sortable et principalement d'âge et de taille voulus, c'est essentiel, dans les prix de 12 à 1500 frs et même un peu au-delà, je serais tout prêt à me prêter à toutes les combinaisons dont vous me parlez. Pour 1500 ou 1800 frs, on doit avoir une belle bête à Bordeaux, surtout quand on connaît le vétérinaire en chef des tramways de la Gironde. Souvent pour 1200 frs on peut avoir une bonne occasion.

Encore une fois les chevaux acceptés par les commissions (et mes moyens ne me permettent de ne songer qu'à ceux-là) doivent d'après les termes mêmes du règlement répondre aux conditions réglementaires d'un bon service immédiat. dans l'arme où ils servent.

Quant au nommé Nature, voici le 4e jour que la température m'empêche de continuer mes vains essais de dressage. Nous avions ce matin 12° au-dessous de zéro et quelques centimètres d'une neige qui persiste depuis dimanche. Impossible de sortir par un temps pareil. Je devais justement essayer un système qu'on venait de me recommander pour avoir réussi sur certains chevaux pareillement rétifs, système des rênes rigides, en bois ou fer. Le cheval s'arrête, rétive : on le pousse en avant ; il se cabre, on le rabaisse avec ses deux mains.

Cet animal fait une vie du diable pour sortir du quartier ; le 1er jour, malgré tous mes efforts, il m'a ramené dans sa stalle à l'écurie. Il est vrai que je n'étais pas loin et que je n'étais pas prévenu. Depuis lors il a bien essayé, mais ça ne prend plus. Samedi matin, mon ordonnance avait fabriqué, d'après mes instructions, deux bâtons pour essayer le système rigide. Je crois qu'ils commençaient leur effet, mais l'un d'eux s'est cassé à la grille du quartier et a même failli m'éborgner. Pendant huit jours j'ai lutté sur la route de St-Germain (qui n'est qu'à 8 km). Le pont de Chatou me prenant toujours 1/2 heure (il n'a pas 120 mètres) et mes loisirs étant restreints, c'est au pont de Chatou que se sont bornées pendant une semaine toutes mes promenades à cheval. Un jour même, en 1 h. 1/2, je n'ai pu faire en avant, à reculons, de travers, etc... plus de 500 mètres, mais j'y reviendrai tout-à-l'heure à ce jour-là. Enfin ayant 2 heures devant moi vendredi dernier et résolu par avance à tout, j'ai fini par faire mon entrée plus ou moins triomphale dans la bonne ville de St Germain en Laye. Mon but était de m'informer aux 2 quartiers des 7 et 11e Chasseurs si le jeune Pétraud *s'y trouvait bien. Je l'ai déniché au 11e, je crois, et lui ai parlé quelques minutes seulement car j'étais pressé de rentrer et mon cheval qui avait vu tant de quartiers et senti les autres chevaux ne faisait pas mine de vouloir repartir bien franchement, même pour regagner son écurie, mais cela n'a pas duré et, après avoir mis 1 h. 1/2 pour aller, il n'a mis au retour qu'une demi-heure.

D'ailleurs je crois t'avoir dit déjà qu'il ne rétive jamais que seul et encore seulement quand il tourne le dos à l'écurie. En partant -seul - il fait semblant d'avoir peur de tout, une voiture, un mur, une maison, une feuille, une plume, une vapeur. En revenant, il file sans rien voir et rien ne l'épouvante plus. A deux, il est très agréable et suit très bien. Je ne me suis pas encore aperçu de la faiblesse de ses membres, ne l'ayant jamais vu buter encore.

L'embêtant, le dangereux, c'est son cabrer et cette manie de s'arrêter tous les mètres ou même souvent tous les 0, m  50 quand il tourne le dos au râtelier. L'on vous regarde, l'on vous entoure, chacun vous fait sa réflexion ou vous offre ses services. Les dames et les enfants, sur les routes les plus nationales, n'osent pas passer quand ils voient un animal se défendre ainsi. Figure-toi que le jour en question, j'avais fait à peine 300 mètres en une heure, j'avais perdu patience et attaqué un peu vigoureusement. Un de nos camarades, Rouquerol, rentrait de promenade à cheval : un monsieur l'accoste et lui demande si ce n'est pas lui qui, une 1/2 heure auparavant, se battait avec son cheval sur l'avenue du chemin de fer. “ C'est que, lui dit-il, votre camarade m'a joué un vilain tour sans le vouloir ! Il a effrayé tout un pensionnat de petites filles à qui j'ai dû donner l'hospitalité dans mon jardin et ma maison ”. Je me suis souvenu, en effet, avoir aperçu comme un lointain troupeau, mais à cette distance, 1/2 kilomètre peut-être, j'étais bien loin de me supposer aussi [          ].

Ledit Rouquerol, rentrant, m'aperçoit dans une terre labourée où j'avais fini par me jeter désespéré ; il vient à moi et ma bête qui, à ce moment-là, ne voulait plus ni avancer, ni reculer, ni tourner, voyant un camarade, devient aussitôt épatante de docilité. J'étais tellement éreinté de ma lutte d'une heure que je prie mon Rouquerol de changer de monture en le chargeant d'une correction dont j'étais devenu incapable. Le malheureux a fait une chute qui aurait pu être grave, mais n'a été que drôle. : il s'est retrouvé sur un mur debout sur ses pieds et quand ma Nature, toute droite, s'est rabaissée, il l'a enjambée avec une aisance parfaite.

Samedi, nous sommes sortis à 3 pour aller mener une chienne danoise au Jardin d'Acclimatation ; cette rosse a été superbe. Nous n'avons mis pour revenir que 35 minutes par le bois de Boulogne et le Mont-Valérien.

Mais assez sur cette vilaine bête.

 

J'ai écrit ce matin à Marie qui me demandait une réponse courrier par courrier pour connaître l'adresse d'Alph. Landry à qui Jamet veut recommander un parent de Mr Tonnet. Il n'a pas de temps à perdre car Alphonse attend chaque jour sa retraite s'il ne l'a pas déjà.

Je voulais  aller demander justement à dîner hier à Paul Landry, mais d'autres courses m'entraînant dans un quartier tout opposé, je n'aurais pu être chez lui à 6 h., heure de son dîner. J'ai dû aller tenir compagnie au Savoyard qui dînait seul, mon oncle dînant chez Mr Lepage, et partager avec lui quelques pommes de terre au lard et un morceau de fromage. Ma tante devait rentrer dans la nuit de Lyon où elle est depuis le jeudi précédent. Il lui est même arrivé au départ une jolie histoire. Elle n'avait oublié que sa malle, non enregistrée, aux Bagages du P.L.M. Louis, heureusement, qui l'avait accompagnée le matin à la gare, s'est aperçu sur les 4 heures de l'après-midi du four commis par eux deux et, en retournant à la gare, on a pu retrouver la malle et l'expédier en grande vitesse pendant qu'on télégraphiait à Lyon.

On a reçu hier matin au passage du Caire une bonne caisse de truffes avec le timbre des Laumes. Cela vient sans doute d'Oigny. T'ai-je dit que le grand-père avait envoyé l'autre jour aussi 2 kilogs de bon beurre avec de magnifiques pommes.

A 2 h. de l'après-midi, aujourd'hui, Phocion a dû se présenter avec ma carte chez Mme Lehmann où j'espère lui avoir procuré l'éducation mathématique du fils Joubert. Mme Lehmann continue à recommander Marie et Jamet à toutes ses connaissances de Pau.

J'ai parlé aussi aujourd'hui à Marie des lettres de faire-part qu'ils m'ont envoyées il y a 8 jours. J'avais demandé les adresses à papa, il m'a répondu que cela lui paraissait bien tard. C'est aussi mon avis. On pourrait faire tout-de-même quelques lettres (ni les proches déjà informés, ni les éloignés assez indifférents). Tu comprends ?

C'est demain la Sainte Barbe. Voilà un mois que nous faisons subir des réductions à l'ordinaire pour pouvoir donner aux hommes une 1/2 bouteille de vin, une oie pour dix, du fromage et de la salade, etc... Le service finira à 11 h. du matin. A 3 h., heure du repas des anciens, je veux dire des pontonniers,  tous les officiers devront se rendre dans leurs Compagnies. Dans chaque chambre, on trinquera avec le plus ancien qui boira à la santé du capitaine-commandant, de l'Artillerie et de la France. Puis les officiers se retireront de leur côté pour fêter la Sainte Barbe. Le soir, je n'aimerais pas être bourgeois paisible : les pontonniers, dit-on, sont fort raisonnables - relativement.

Mais dans les villes comme Orléans et beaucoup d'autres, les magasins ferment à 7 h. du soir. Il y a des hommes de corvée pour ramasser et coucher les autres. Enfin, on criera sans doute à notre passage : Vive le Capitaine-Commandant, Vive le Lieutenant Jacquillat, etc...

En rentrant hier soir, j'ai trouvé une lettre de P. Landry chez qui j'avais justement failli dîner, m'invitant pour le lendemain (aujourd'hui) en compagnie de Théophile, Paul, etc... J'ai télégraphié cet après-midi pour dire que non. Il fait réellement trop froid et d'ailleurs j'avais à t'écrire, il faut encore que je finisse une vieille lettre à Mme Tournès. L'on gèle même au coin de son feu.

Connais-tu un professeur de Math. (ou pion) du nom de Vieussens au Lycée. Mon chef (maréchal des Logis chef) m'a dit l'autre jour que c'était son cousin. Il m'a parlé aussi des dames Morisot et Hallberg, les deux soeurs, qui sont de son pays et qu'il connaît, dit-il, très bien ainsi que leurs maris ; le chef a été employé, je crois, dans une maison Rivière des Chartrons.

Je ne vois plus rien à te dire d'intéressant. J'ai vu, l'autre jour, Mr Lecoeur et sa mère à Versailles, j'y retournerai dès que je pourrai - à cheval - mais à deux.

Je t'embrasse de bon coeur ainsi que papa. A bientôt une lettre de toi où tu me parleras plus longuement de tes mathématiques.

Ton frère bien attaché

                                                                                                                                                                                                    F. Jacquillat

 

A l'occasion, envoie cette lettre à Marie. Je n'ai pu causer avec elle aussi longuement avant le départ du courrier.

Je renverrai à papa, dans ma prochaine, la lettre de Marie. Aujourd'hui celle de mon oncle Ernest.

 

 

* sans doute un frère de Pauline, l’amie de Marie.