Les Carnets René Benjamin
Carnet n° 7
Deux ConfÉrences
de
RenÉ Benjamin
juillet 2015
On ne badine pas avec l’amour
conférence faite le 1er décembre 1926
Mesdames, messieurs
Pendant que les portes sont encore ouvertes, je dois, avec toute l’humilité, mais aussi avec toute la fermeté dont je suis capable, vous dire que s’il y avait ici quelqu’un qui ne crût pas que la jeunesse est ce qu’il y a de plus beau, de plus pur et de plus triomphant au monde, il faudrait que ce quelqu’un-là n’assistât pas à une causerie qui lui donnerait de la peine.
Personne ne sort ? Je vous remercie pour Musset. Car Musset, c’est la jeunesse de la littérature française. Les musiciens ont Mozart ; nous, nous avons Musset. Il va falloir dix, vingt, cinquante fois, revenir sur la même épithète, et, comme un refrain de chanson, redire tout au long de l’heure que nous allons vivre ensemble : « Jeune... Jeune... » Et « jeunesse ».
Avec Molière, il y a quinze jours, nous avons senti battre un cœur mâle et fier, qui nous emportait vers les grands sujets essentiels, et qui, nous montrant la misère de nos ridicules, nous faisait sentir ce qu’il pouvait y avoir de grand dans nos âmes.
Avec Beaumarchais, nous sortons d’une fête, fête de jour, fête de nuit, folle journée, nuit plus folle. Ces trois derniers mots, il ne les a pas inscrits dans le titre, c’est vrai, mais rappelez-vous les baisers, les baisers, des baisers partout, sous les marronniers du dernier acte !
Le premier, on devine à la puissance et à la largeur de son talent, qu’il a passé la quarantaine. Toutes les grandes pièces de Molière furent écrites pendant les dix courtes années qui ont séparé sa vraie maturité de sa mort. Le second a, de l’argent, des affaires, de l’intrigue, du charmant et du louche, de la grâce et du vice une telle expérience que nous ne saurions lui donner moins de cinquante ans. C’est bien ce qu’il a. Et voici Musset, qui fit tout dans sa prime jeunesse, dont on dit qu’il est mort jeune – mais qui avait fini de vivre bien avant que la mort vînt lui mettre la main sur l’épaule, et dont les chefs-d’œuvre et les chants les plus beaux furent créés entre dix-huit et vingt-sept ans.
Je crois, d’ailleurs, que, si nous ne le savions pas, nous le devinerions. L’accent est tel qu’il provoque une question.
Quand nous sortons d’une lecture ou d’une représentation de Musset, le livre posé ou le rideau tombé, quand nous avons cette espèce de griserie qui, tout en laissant de la netteté à l’esprit, enchante le cœur, nous nous demandons tout de suite, devant tant de séduction : « Quel âge avait-il donc, quand il a fait On ne badine pas avec l’Amour ? » Il avait vingt-quatre ans. Vingt-quatre années ! Mon Dieu ! Comment était-il... ce petit ?
Ah ! Il avait déjà connu bien des choses, il avait presque tout connu ! À douze ans, il avait rencontré la poésie sous la forme de Victor Hugo qui n’en avait que vingt. Il se trouvait chez son ami Foucher. Victor Hugo était fiancé à la sœur de Foucher, et Victor Hugo récitait déjà des vers, de beaux vers de lui. À dix-sept ans, il avait remporté un prix de vers latins – c’est de la poésie, c’en est encore ! À dix-huit ans, il est invité chez M. et Mme Victor Hugo qui habitent rue Notre-Dame des Champs. Il y a là des réunions littéraires et exaltées. On y rencontre Vigny qui a trente ans et Sainte-Beuve qui en a vingt-trois. Quand on a dit beaucoup de vers, tout en parlant beaucoup en prose, on s’en va voir le clair de lune sur les tours de Notre-Dame. On admire de là-haut et les effets de la divine nature et le Paris du Moyen-Âge. On soupire. On déclame. On dit des choses fougueuses. C’est le romantisme qui commence de s’installer sur le gothique ! Musset prend part, mais il écoute surtout, et je crois bien qu’il est le seul qui ne parle pas romantiquement. Musset a pour lui une étonnante malice qu’il dispense à ses compagnons de poésie. Il s’amuse un peu. Il a l’esprit net tout en ayant le cœur prompt. Il s’emballe lui aussi, mais il donne tant de sagesse à la forme de ses emballements ! Il ne va pas que chez Hugo et à Notre-Dame. Il valse chez Devéria le dessinateur, qui, un jour de génie, nous a fait un crayon de Balzac à vingt ans, dont les yeux sont l’annonce de son œuvre, ou bien chez Nodier, aux soirées de l’Arsenal, et il valse avec des jeunes filles, ce qui est très rare, messieurs, pour un jeune homme de dix-huit ans ! Dans notre dix-huitième année, vous vous souvenez bien que nous avons tous préféré les femmes qui avaient cet âge magnifique de la trentaine, dont Balzac, que je viens de citer, a voulu éterniser le charme. Il a écrit La Femme de trente ans. Hélas ! C’est son plus mauvais livre !
Bref Musset aimait les jeunes filles, leur taille fine, leurs sourires, leurs conversations ou trop enjouées ou trop décisives, leur compagnie, leur vue, et il les a si bien aimées qu’il a été à peu près le seul, dans la littérature française, à les avoir bien peintes.
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Mesdemoiselles, vous êtes, pour les écrivains, au cours des siècles, une rude épreuve. Beaucoup vous ont banalisées. Très peu vous ont comprises. Ce mélange de timidité et de volonté, de grâce physique et d’inexpérience morale, de pudeur et de désir de paraître averties, d’élan et de retenue, cette joie de vivre et ces premières colères contre la vie, et tant de pureté, tant de trouble, tant de nouveauté, l’image enfin de la vraie jeunesse, comme sa jeunesse nous l’a rendue !
Après avoir beaucoup dansé, le jeune Musset rentrait écrire. Quoi ? Des poèmes qui avaient l’air d’être des pièces de théâtre, comme les Marrons du Feu, des pièces de théâtre qui avaient l’air d’être des poèmes, comme À quoi rêvent les jeunes filles ? De la prose aussi. Il n’a pas vingt ans qu’il écrit au Temps ! Cela a l’air d’être une chanson rimée. Cela surtout est invraisemblable. Lire Le Temps à vingt ans dénote déjà une singulière pondération, mais à cet âge, écrire au Temps, quelle gageure et quel étonnement pour les générations à venir ! C’est que Musset reste toujours Musset. C’est que les colonnes du Temps elles-mêmes ne retiendront pas sa jeune fantaisie. Il va y écrire en toute liberté, avec tout son charme, des articles sur l’Allemagne romantique, et on les dirait déjà signés de Fantasio.
Mais si le journalisme amuse son ardeur, (sitôt écrit, sitôt paru, sitôt lu, sitôt... oublié) il lui vient vite le désir de voir les yeux de ceux et surtout de celles à qui il s’adresse. Il veut faire du théâtre, il en fait. Il est reçu et il est joué à l’Odéon. C’est un four retentissant ! La critique s’esclaffe ; le public sort ; et il ne voit pas les yeux qu’il espérait ! Alors lui aussi il tourne le dos à la scène. Et il publie son premier volume de poésie qu’il a écrites d’une jeune main légère entre dix-sept et dix-neuf ans. Vous en savez les préfaces par cœur. Ces premiers vers ont déjà cette musique nonchalante et pathétique, cette harmonie mélancolique et ailée qui restera la marque et la gloire de Musset.
Ce livre est toute ma jeunesse
Je l’ai fait sans presque y songer.
Il y paraît, je le confesse
Et j’aurais dû le corriger...
Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds d’un adolescent, Les derniers à peine d’un homme...
Quand son père voit paraître ce livre de poèmes, il écrit à un de ses amis, M. de Cayrol, la lettre suivante :
2 janvier 1830.
« Quelque journal vous portera peut-être les critiques des Contes en Vers du plus jeune de mes enfants. On peut le porter aux nues ou le traîner dans la fange, suivant les extraits qu’on en fera, tous les deux avec justice. Il y a des morceaux extrêmement remarquables, inexplicables même chez un jeune homme qui, ayant eu dix-neuf ans le mois dernier, a fait cela entre sa dix-huitième et sa dix-neuvième année. Comme il s’est caché de moi, je n’en connais encore qu’une partie. Il s’est laissé attraper par un libraire qui lui a donné en tout et pour tout douze exemplaires. Le pauvre enfant va boire l’onde amère de la critique de bonne heure !
Ce qui me surprend le plus dans ce qu’on m’a lu, c’est le genre de son talent, une vigueur, une énergie singulière, mêlée à une connaissance du cœur humain qui suppose cinquante ans d’expérience. Nous verrons ce que ce sera.
Adieu. »
VICTOR DE MUSSET
Ce sera l’enchantement de la jeunesse par un jeune cœur. Mais il faut que ce cœur souffre pour qu’il devienne grand. Il n’est encore que gracieux, aimable, et rêveur. À cette destinée, il manque l’essentiel. Musset a fait des vers, dont certains, à dessein, par une affectation voulue, sont prosaïques, de la prose chantante qui ressemble à des vers. Il a abordé le journalisme et le théâtre. Ajoutez qu’il est beau. Je ne vous l’ai pas encore rappelé, gardant ce souvenir pour le moment où il serait le mieux en place. Le prince de Joinville a écrit dans ses Souvenirs que quand il sortait avec son frère, le duc de Chartres, qui se trouvait être au lycée Louis-le-Grand le compagnon de classe de Musset, c’était Musset que les sœurs et les mères des jeunes gens regardaient. Il avait une manière aisée, et pourtant si fière, de porter la tête, et un délicieux habit bleu à boutons dorés. Cette grâce de la quinzième année s’était encore épanouie à vingt ans. Quelle jolie barbe blonde, un fin visage, des yeux rêveurs qui faisaient rêver ! Oui, et la moins rêveuse de toutes, George Sand, de qui il devint l’amant.
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Cet évènement historique est consommé, mesdames, en 1833, au printemps. Il a décidé alors d’habiter avec celle qu’il aime, quai Malaquais. Tout a l’air, mon Dieu, de se passer normalement. Je ne sais pas si c’est le bonheur. D’ailleurs, je sais mal ce qu’est le bonheur, et je ne sais pas du tout si l’amour le comporte. L’amour est une passion, qui peut être sublime. Quand elle atteint ce degré, a-t-elle le moindre rapport avec le bonheur, dont le mot même évoque toujours quelque béatitude assez insupportable par un je ne sais quoi ingénu et vulgaire ?
Disons que Musset et Sand semblent s’aimer, sans qu’on puisse rien dire d’autre jusqu’à l’automne de cette année 1833, où ils s’en vont faire un tour dans la forêt de Fontainebleau, et que là il y a entre eux une première scène violente. Je guettais cette violence, car c’est de la violence que va naître la poésie, celle qui nous intéresse aujourd’hui, celle de l’amour avec lequel on ne badine pas.
La première scène de violence a donc l’air d’avoir eu lieu sur les rochers de la forêt. A-t-il été halluciné ? L’a-t-il menacée ? En tout cas, elle lui a pardonné tout, et il lui a pardonné aussi, car, a-t-il dit, elle était si gentille avec ses habits d’homme et sa petite casquette de velours !
Mesdames, ce n’est qu’au début de l’hiver qu’ils partiront pour l’Italie, après une scène étonnante. George Sand veut enlever Musset, Musset a peur d’être enlevé, et il lui objecte qu’il vit avec sa mère à qui son départ ferait du mal ! Bon. George Sand est une audacieuse ! Elle décide d’aller trouver Mme de Musset mère, qui, un soir, est prévenue par sa domestique qu’une dame l’attend dans un fiacre pour une affaire urgente. Elle descend et elle est fort troublée. De la voiture sort une voix de sirène qui chante :
– Madame, ne m’en veuillez pas ! J’enlève votre fils à ses mauvaises fréquentations. Madame, je le sauve ! Madame, donnez-le moi !
Mme de Musset ne sait que dire, et ne sait donc ce qu’elle dit, mais George Sand croit savoir qu’elle a dit : Partez ! Et ils partent.
Ils arrivent à Venise par un horrible jour d’hiver. Le ciel est gris et bas ; les canaux plombés sentent mauvais. Ce n’est pas Venise ; ce n’est pas le rêve qu’ils ont fait. Enfin... ils se logent. Ils trouvent une demeure qui tout de même leur plaît. À peine y sont-ils que George Sand tombe malade. C’est la plus grave faute de sa vie. Quand une femme a un jeune amant, elle ne doit à aucun prix, sous aucun prétexte, tomber malade. L’homme, à la grande rigueur, est fait pour supporter l’amour, pas la maladie !
Donc, premier chapitre, elle est malade, et Musset ne l’endure pas ; il ne décolère plus ; il sort pour se distraire. Il visite Venise. Hélas ! ce ne sont pas les monuments qu’il visite, mais les Vénitiennes et les cafés. Il rentre, elle est toujours au lit ! Un jour qu’elle commence d’aller mieux, elle se met à sa fenêtre qui donne sur un canal, et là, dans une gondole elle aperçoit un homme qui la saisit tellement qu’elle le regarde avec une sorte d’avidité. Lui, a levé la tête vers elle ; il ne manque pas d’admirer ses yeux noirs : c’est le docteur Pagello. Il rentre un peu étourdi ; il sait qu’il lui est arrivé là quelque chose d’important. Il ne croit pas si bien dire : le soir même, on le demande chez George Sand. L’extraordinaire de l’aventure, c’est qu’en le demandant, elle ne sait pas qu’elle demande l’homme qu’elle a vu, et que ce n’est pas pour elle qu’il vient, mais pour Musset. Car Musset à son tour est tombé malade ! Qu’est-ce qu’il a ? Est-il souffrant d’avoir vu George travailler ? Il semblera le dire plus tard. Il racontera :
« Dieu ! qu’elle était ennuyeuse ! Sitôt sortie de son lit, elle se remit à faire de la prose, et de la prose à perte de vue ! Moi, je faisais des poèmes ; elle ne s’arrêtait pas pour cela. Et même quand je lui lisais mes poèmes, elle continuait encore sa prose ! »
Enfin, c’est lui, maintenant, qui est au lit, et gravement atteint. Il a une fièvre cérébrale ; il délire. Pagello arrive... et s’intéresse d’abord à George Sand. C’est elle ! C’est la femme du balcon ! Dieu ! Il se penche au-dessus du lit de Musset ; il se penche en même temps que George Sand ; premier geste dangereux. Après quoi, dans la chambre, ils s’interrogent de tous leurs yeux. Quels yeux il lui retrouve ! Quels yeux elle lui revoit ! Et, très peu de jours après, Pagello dira à George Sand :
– Vous ne pensez pas à écrire un roman sur Venise,
Elle lui lancera un regard fatal. Puis, aussitôt, elle s’installera, ou plutôt elle se jettera à sa table, et elle commencera d’écrire des pages et des pages ! Elle les lui donnera. Il dira niaisement :
– Pour qui est-ce ?
Elle répondra fortement :
– Pour le stupide Pagello.
Et il s’en ira en trébuchant. Une fois dans les petites ruelles de Venise, il lit sur les papiers qu’il a peine à tenir de ses deux mains trop émues :
« Je suis auprès de toi comme une pâle statue, je te regarde avec étonnement et avec inquiétude... On t’a peut-être élevé dans la conviction que les femmes n’ont pas d’âme. Sais-tu qu’elles en ont une ?... Qu’y a-t-il dans cette mâle poitrine, dans cet oeil de lion, dans ce front superbe ?... Quand tu dors, rêves-tu que tu voles vers le ciel ?... Quand des hommes te font du mal, espères-tu en Dieu ? »
Toutes ces questions lui arrivent si tumultueusement qu’il n’a pas encore le temps de se répondre à lui-même. Une main lui frappe l’épaule ; c’est elle, elle est descendue ; elle a couru après lui. Alors, sous la lueur magnétique de ses yeux, il relit une à une les demandes qu’elle lui fait, et maintenant il répond ! Il balbutie. Oui, oui, quand les hommes lui font du mal, il espère en Dieu ! Oui, oui, quand il rêve, il vole vers le ciel avec elle ! Oui, dans cette mâle poitrine un coeur bat pour elle et pour elle seule. Dans son oeil de lion il n’y a que des regards pour elle ! Dans son front que des pensées pour elle !
Puisque Musset est au lit, ce n’est pas ce jour-là qu’il peut découvrir quelque chose, mais il y a, quelque temps après, une singulière histoire de tasse de thé, que l’intelligence pourtant bien dérangée du pauvre poète, en proie à son horrible fièvre cérébrale, comprend : il les voit prendre le thé à son chevet, et... il n’y a qu’une tasse pour deux ! Alors commencent des scènes terribles. Il se remet, le voici debout, il est sûr de son malheureux sort. Il affronte George Sand ; il la défie ; c’est le drame !
D’abord il va vouloir la tuer, puis ce n’est guère dans son tempérament et ce n’est pas son métier ; il ne la tuera pas. Alors, il pensera à se tuer. Mais quoi, à vingt-quatre ans ! Sa muse l’invite à réfléchir. Et dès qu’il réfléchit, il décide de vivre.
– Ah ! se dit-il, et si je tuais Pagello ?
Ce serait un geste bien vulgaire ! Il renonce au meurtre. La jalousie le tient, l’habite, l’obsède. Il poursuit un jour George Sand dans Venise, dans les petites rues, sur les canaux, jusqu’au cimetière juif. Là, elle s’affale sur une tombe, et elle avoue tout :
– Oui, eh bien ! oui, elle aime Pagello et elle n’aime plus Musset !
C’est net. C’est clair ! Il est frappé de stupeur. Puis il retrouve ses esprits, il rentre et il éprouve un grand changement d’âme. Il se produit comme une conversion de lui-même ; une sorte d’humanitarisme l’envahit, le domine, et, très peu de jours après, le visage apaisé, le cœur calmé, l’âme triste, mais résolue, il met la main de George Sand dans la main de Pagello. Il les marie spirituellement et il leur dit :
– Aimez-vous, vous m’avez sauvé !
Après quoi, il regagne la France tout seul. Et en route il écrit à George Sand :
« Mon pauvre George, tu t’es trompée ! Tu t’es crue ma maîtresse, tu n’étais que ma mère ! »
Ce sont ses paroles exactes.
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Il rentre à Paris, il a le courage de remonter, quai Malaquais, dans le petit appartement où ils se sont dit, au printemps de l’année d’avant, de si tendres choses. Un autre printemps commence. Qu’il est différent ! Mais il n’y a pas de printemps sans poésie. Elle va peut-être inspirer Musset ? Elle va même sûrement l’inspirer. Sur une table, dans une coupe, il trouve des cigarettes faites de la main même de George Sand, il les fume ; et c’est dans cette fumée que lui apparaît le premier dessin d’On ne badine pas avec l’amour !
Ainsi, au fronton de la pièce, il faut inscrire : « Voyage à Venise. Amour. Maladie. Jalousie », car c’est bien d’Italie et de sa pénible aventure qu’il rapporte les deux idées essentielles de cette comédie tragique : la première, que l’amour existe en soi, et peut être jugé sans qu’il soit même question des amoureux, car eux peuvent être vulgaires, tandis que l’amour ne saurait l’être ; et ainsi, il mérite d’être étudié, d’être orné et de triompher à lui seul ! Idée romantique s’il en est, je n’ai pas besoin de vous le dire ! La seconde, c’est qu’il faut beaucoup pardonner aux femmes. Idée qui n’est pas neuve, car Adam devait déjà l’avoir, mais la cruelle manière dont George Sand comprend la passion vient, à coup sûr, en rajeunir les principes.
Musset fera dire à Camille :
– Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle et souvent mentir. Vous voyez comme je suis franche. Mais êtes-vous sûr que tout ment chez une femme, lorsque sa langue ment ?
Vous voyez qu’il se met à l’ouvrage avec des idées pleines de charité pour celle, je ne dirai pas, qu’il va peindre, mais dont il va se souvenir. Il ne pourrait pas faire un portrait de George Sand : ce sont des jeunes filles qu’il va mettre dans sa pièce ! Et dame, elles ne seront pas habillées en hommes, avec une petite casquette de velours ! Mais l’inspiration viendra constamment d’elle, et, c’est l’essentiel dans une œuvre de poésie.
On ne badine pas avec l’amour sera terminée avant que George Sand revienne à Paris en compagnie... de Pagello. Ceci pour dire qu’il l’a écrite en pleine sérénité et tranquillité d’âme. Elle ne sera pas jouée. Elle sera publiée en 1834, dans un second volume de Spectacle dans un fauteuil, car son échec à l’Odéon l’a déterminé à ne plus se présenter devant un directeur d’abord, devant une salle ensuite. Il va s’adresser à un lecteur, le lecteur de ses premiers poèmes, un homme cultivé, au coin de son feu, et il va lui offrir une représentation théâtrale en lui demandant le secours de son cerveau qui remplacera avantageusement tous les machinistes. Il pourra en effet changer de décor à chaque quart d’heure ; son lecteur non seulement s’y prêtera, mais s’en divertira, et il lui jouera une comédie où, avec une aisance que rien n’intimide plus, il se permettra toutes les libertés que le vrai théâtre n’autorise pas.
Le premier volume de Spectacle dans un fauteuil était composé de comédies en vers. À quoi rêvent les jeunes filles ? est la plus célèbre. Vous connaissez le sonnet exquis qui servait de préface :
Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie
T’a fait prendre ce soir un billet d’opéra.
Te voilà devant parterre et galerie,
Et tu ne sais pas trop ce qu’on te chantera.
Il se peut qu’on t’amuse, il se peut qu’on t’ennuie ;
Il se peut que l’on pleure, à moins que l’on ne rie ;
Et le terme moyen, c’est que l’on baillera.
Qu’importe ? C’est la mode, et le temps passera.
Mon livre, ami lecteur, t’offre une chance égale.
Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle ;
Ouvre-le sans colère, et lis-le d’un bon oeil.
Qu’il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune ;
Un spectacle ennuyeux est chose assez commune,
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil.
Dans le second volume paraissent Fantasio et On ne badine pas avec l’Amour. On ne jouera effectivement ces pièces que quand il sera mort. Ce théâtre de Musset, le plus étonnant du siècle, n’a pas paru sur la scène du vivant de l’auteur, sauf un ou deux très courts proverbes. On ne badine pas ne sera joué qu’en 1861. Bien mieux, le public aura de la peine à s’y acclimater, comme s’il lui fallait des années et des années de culture, de réflexion, presque d’hérédité, pour en sentir toutes les finesses.
Je n’ai pas du tout, maintenant, la prétention de résumer cette comédie poétique : la comédie ne se résume pas. Je n’ai pas la prétention de vous en conter le sujet ; ce serait inutile : toutes et tous vous le connaissez. Je voudrais seulement que, durant un quart d’heure, nous la prissions ensemble, pour en suivre lentement la marche, parallèlement à elle, si j’ose dire, car ce que je désire, c’est vous montrer les résonances qu’elle éveille en nous, je veux dire les états d’âme variés et successifs qu’elle crée.
Ce serait chercher une aventure trop périlleuse que de raconter sèchement un sujet qui ne cesse d’être orné de mille grâces ; mais on peut, semble-t-il, sans excessive vanité, rechercher les impressions qu’il cause.
La première est une fraîcheur délicieuse. C’est d’abord un air léger que nous respirons, car d’un bond, d’un mot, le poète nous place en pleine fantaisie, dans un monde irréel et délicieux, que par une grâce, qui est son don, il sait rendre vraisemblable. Il semble qu’il y ait un contrat entre lui et son public. Il dit : « Nous allons nous divertir ! Vous consentez à tout ? Vous êtes pleins de bonne volonté ? Je vais tâcher, moi, d’être plein d’esprit et d’âme. » Et nous voyons sur la scène un chœur de villageois, dans un village, des vieux, des jeunes, le début et la fin de la vie. Ils sont groupés et ils regardent une étonnante chose qui vient ! C’est un singulier personnage sur une mule. Mais je veux vous lire la première page, car elle donne un premier rythme nécessaire au cœur de ceux qui vont entendre la pièce.
Le chœur. – Doucement bercé sur sa mule fringante, messer Blazius s’avance dans les bluets fleuris, vêtu de neuf, l’écritoire au côté. Comme un poupon sur l’oreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater Noster dans son triple menton. Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique !
MaÎtre Blazius. – Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d’importance m’apportent ici premièrement un verre de vin frais.
Le Chœur. – Voilà notre plus grande écuelle ; buvez maître Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez après.
Ces premières lignes sont une musique et qui nous berce. Charmante ouverture, d’une prose dont le pas vaut celui des vers. Eh ! c’est que d’abord Musset avait commencé sa pièce en vers ! Nous possédons ce premier essai. Ecoutez et comparez :
BLAZIUS commence :
Si vous voulez apprendre une grande nouvelle,
Apportez-moi d’abord un verre de vin frais.
Le Chœur répond :
Voici, maître Blazius, notre plus grande écuelle.
Buvez. Le vin est bon. Vous parlerez après.
Il parle et il termine ainsi :
Ainsi donc, mes enfants, apportez une chaise,
Que je descende un peu sans me rompre le cou,
Car ma mule est rétive et je serai bien aise,
Avant d’entrer là-bas, de boire encore un coup !
C’est le dernier vers écrit. Là-dessus, Musset a changé de dessein, et s’est mis à la prose. Et voici comment, en prose, Blazius continue :
MaÎtre Blazius. – Vous savez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient d’atteindre à sa majorité, et qu’il est reçu docteur à Paris. Il revient aujourd’hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, qu’on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d’or ; il ne voit pas un brin d’herbe à terre, qu’il ne vous dise comment cela s’appelle en latin ; et quand il fait du vent ou qu’il pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvrirez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu’il a coloriés d’encres de toutes couleurs de ses propres mains et sans rien dire à personne. Enfin, c’est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l’âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tans soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant d’entrer.
Mais le chœur se retourne, et aperçoit cette fois une dame fort âgée qui arrive sur un âne essoufflé. Parallélisme comique qui est bien du ton de la comédie que j’annonçais.
Changement de décor. Changement d’esprit. Après un tableau où la grâce l’emporte sur la drôlerie, voici la note purement comique, j’allais dire cocasse. Le poète se change en montreur de marionnettes. Musset y a une pudeur toute française. Il est délicieux poète, mais il a peur d’accabler de poésie son lecteur ; et dès qu’il l’a ému, craignant l’excès facile, il s’empresse de le faire rire.
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Voici donc le baron qui nous a été signalé en une ligne. Le voici entre Maître Bridaine, curé de la paroisse, et Maître Blazius. Il parle tout de suite. Écoutez-le : vous allez au troisième mot comprendre qui il est.
LE BARON. – Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente Maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est mon ami.
MaÎtre Blazius, saluant. – A quatre boules blanches, seigneur : littérature, philosophie, droit romain, droit canon.
LE BARON. – Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à paraître ; faites un peu de toilette et revenez au son de la cloche.
C’est une marionnette taillée à la serpe. Et ses paroles sont à l’emporte-pièce. On dirait qu’il se remonte par une clef au milieu du ventre, afin qu’il dise ce qu’il a à dire, dans une forme une fois pour toutes adoptée. Mais alors, chaque fois qu’on va lui opposer quelque chose qui ne sera pas strictement conforme à la machinerie de ses petits rouages, il va être affolé, le pauvre bonhomme, et il va faire comme les jouets des enfants lorsqu’on en lâche la clef : le ressort tout d’un coup partira, et la mécanique sera cassée.
MaÎtre Bridaine. – Vous dirai-je ma pensée, mon seigneur ? Le gouverneur de votre fils sent le vin à pleine bouche !
Le baron a un sursaut !... Attention, il va se détraquer. En tout cas, tout de suite, il profère :
– Cela est impossible !
MaÎtre Bridaine. – J’en suis sûr comme de ma vie. Il m’a parlé de tout près tout à l’heure ; il sentait le vin à faire peur !
LE BARON. – Brisons là ! [Dame ! si on ne brise pas, le ressort va repartir !] Brisons là ; je vous répète que cela est impossible !
C’est sa première attaque, il va en avoir ainsi tout le long de la comédie !
Car il se passe des choses, d’autres choses que des incidents d’ivrognes ! Vous vous rappelez l’annonce de maître Blazius... Il y a un jeune homme d’annoncé, et une jeune fille qui est sa cousine.
Perdican, vingt ans. Camille, dix-neuf ! Que voulez-vous qu’on fasse de leurs deux activités ? On pense les marier, dame, c’est indiqué, mais on n’a pas prévu que ces deux jeunes gens avaient un cœur, qui, peut-être, dans la fougue de leur jeunesse et, du fait de leur inexpérience, allait battre autrement qu’on ne croyait. On n’a pas songé surtout qu’ils pourraient être en proie à l’orgueil, à... deux orgueils qui se trouveraient face à face, se heurteraient, se meurtriraient.
C’est bien pourtant ce qui arrive. Et c’est le drame dans la comédie.
– Impossible ! Impossible ! dira de nouveau le baron dans sa jugeotte affolée. qu’est-ce qui se passe ? Oui ou non, est-ce que la terre tourne toujours dans le même sens ?
Il se passe que l’orgueil de Camille n’a pas été long à se montrer. Toute jeune fille, surchauffée par des conversations avec de jeunes compagnes de couvent, moins jeunes qu’elle, ayant une expérience qu’elle n’a pas, et qui lui ont donné le mépris des hommes. Elle arrive devant Perdican, il veut l’embrasser, elle recule :
– Allons, Camille, embrasse ton cousin ! dit le baron.
– Excusez-moi, répond-elle.
Perdican veut lui donner la main, elle n’y consent pas. Il propose une promenade : elle est lasse. On revivrait ainsi tous les souvenirs d’enfance. Les souvenirs l’ennuient. Diable ! Pendant que le baron s’affole, Perdican se bute, puis s’interroge, puis l’interroge. Et cette fois, elle dit nettement :
– Je ne veux pas me marier. Il n’y a rien là dont votre orgueil puisse souffrir.
Ah ! le mot touche juste ! Car Perdican, piqué, réplique :
– L’orgueil n’est pas mon fait : je n’en estime ni les joies ni les peines !
Puis :
– Touche là, et soyons bons amis !
Il y a là un charmant geste et un charmant élan. Or, c’est à ces mots de bonne grâce qu’elle fait cette réponse, terrible par son dédain et sa sécheresse :
– Je n’aime pas les attouchements !
Remarquez que je ne cherche à rien dramatiser. Au contraire. Je sais qu’il faut entendre le mot comme il est dit, dans une bouche pure, et fort jolie, car c’est une fort belle fille. Mais enfin, l’impression est quand même inoubliable. J’en ai, pour moi, un souvenir précis. J’ai rencontré Camille pour la première fois au Théâtre-Français quand j’avais moi-même dix-huit ans. Quelle chance j’avais ! Elle était représentée sous les traits les plus nobles. C’était Mme Bartet qui la jouait. Je ne me souviens pas avoir vu Mme Bartet plus belle, plus profonde, plus éminente. Elle apportait à l’interprétation de cette figure toute l’aristocratie de Musset lui-même. Et il y avait tant de fierté douloureuse dans son : « Je n’aime pas les attouchements ! » qu’un rire inopportun – cette vulgarité toujours possible au théâtre – devenait, heureusement, irréalisable avec elle ! Mais par le fait même de ce mot, il y a un autre sentiment à craindre que la gaieté ! c’est un choc imprévu pour un cœur pas averti. Et c’est pourquoi je vous conte aujourd’hui le lointain souvenir de mes dix-huit ans. C’est que je me rappelle et me rappellerai toute mon existence, avoir été, à ce moment-là, à côté d’une femme, qui avait l’âge adorable que j’ai dit tout à l’heure, une trentaine d’années, et qui, par conséquent, m’avait vivement intéressé... avant que la pièce commençât. Ses yeux avaient de l’importance pour moi. Ses paroles ne pouvaient en avoir moins. Elle tenait un face-à-main ; elle regardait avec la plus vive attention l’entrée de cette jeune fille romantique ; et soudain, entendant la fameuse phrase, elle dit tout bas, pour elle-même – mais mon indiscrétion qui guettait tout, en profita, – elle dit :
– Oh !... petit chameau !
C’était, si vous le voulez, un gros mot. Dans cette bouche charmante, il me parut d’une vérité, d’une humanité incomparable !
Car dans sa familiarité... moderne, ce mot exprime ni plus ni moins, la pensée secrète de Perdican. C’est, à coup sûr, la première réaction du jeune homme. Et la preuve est qu’il s’en va, vexé, humilié, froissé, décidé, mon Dieu ! à chercher des distractions ailleurs ! Il en trouve vite : la première jolie fille du village qu’il rencontre, – Musset ne s’embarrasse de rien ; elle se trouvera dans la plus proche maison – la plus ravissante fille du pays, qui porte un nom délicieux, Rosette, et qui est toute candeur et toute pureté. À celle-là, après trois minutes de causerie, Perdican dira :
– Rosette, je t’épouserai !
Camille apprend ce projet plein de vantardise et n’y attache aucune importance, car elle est toute à son idée de faire souffrir un jeune homme ; c’est bien convenu avec les camarades du couvent. Elle leur écrit :
« Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l’avais prévu. C’est une terrible chose : mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdue ! Cependant, j’ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain, et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme. CAMILLE. »
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Cette lettre est un chef-d’œuvre de rouerie sous des airs innocents. Et l’innocence est peut-être d’elle ; mais la rouerie lui fut apprise en de substantielles leçons.
Le baron, lui, qui ne sort pas d’un couvent, qui n’est préparé à rien et ne s’attend à quoi que ce soit, sent ni plus ni moins sa tête s’égarer, en apprenant que son fils, qui est docteur, séduit les filles du village ! Ciel ! Et de nouveau, la mécanique devient folle !
Perdican a à peine regardé les yeux de Rosette : il lui déclare qu’elle est la plus belle, mais il n’en sait rien. Il est tout à Camille, tout à cette fille qui lui dit des choses cruelles, et, pour cette raison, il ne pense qu’à la revoir. Oui, oui, il veut la revoir, et justement, elle lui envoie un rendez-vous à la fontaine. Il s’y rend en toute hâte ; il demande une explication. Mais il ne connaît pas toute la fierté de Camille. Loin de répondre, c’est elle qui lui pose des questions. Des questions sur sa vie de jeune homme, et sur ce qu’elle doit faire envers lui, elle, une jeune fille. Elle le met en présence de sa propre conscience, elle lui montre quelle singulière jeunesse il a vécue, et qu’elle a devinée, toujours grâce aux renseignements des compagnes averties ; elle lui rend enfin le mariage impossible ! C’est la grande scène qui fait le cœur de la pièce, qui en est le centre, pleine à la fois d’humanité et de tumulte. Elle termine le second acte.
Et ainsi, nous avons ressenti la fraîcheur exquise du début, la cocasserie comique des marionnettes ; nous avons entendu la voix de rossignol de Rosette, et nous sommes tout à coup en plein drame, ayant éprouvé quatre impressions différentes, comme s’il s’agissait de quatre comédies et de quatre auteurs, et il n’y en a qu’un, le souple, le riche, l’étonnant Musset !
Rosette sait bien, et elle en souffre, que Perdican ne l’aime pas. Si innocente qu’elle soit, elle sent ce qu’il y a de brusque dépit dans les paroles ardentes dont il lui fait cadeau. Mais Camille, voyant l’insistance de Perdican près de Rosette (elle assiste à une de leurs rencontres) commence à s’effarer ! Elle fait semblant de s’effarer pour Rosette qu’elle renseigne : « Prends garde, petite ! » Mais elle s’inquiète surtout pour elle, et... elle demande Perdican : elle l’attend dans sa chambre.
Ce rendez-vous n’éclairera rien que leurs deux orgueils enferrés plus fortement. « À quoi sert de se quereller, dira Perdican, quand le raccommodement est impossible ? » De cette impossibilité, Camille est responsable, et gravement cette fois, car à l’heure où elle échauffe les mauvais sentiments de son cousin, elle a caché Rosette derrière une tapisserie, dans le dessein qu’elle constate cette mauvaise foi des hommes, qu’elle, elle connaît... grâce à ses dix-neuf ans ! Rosette, entendant Perdican s’écrier : « Je t’aime, Camille ! » s’évanouira. Il faudra lui porter secours. Mais alors Perdican, menacé d’être lâche, affirmera : « Je l’épouserai ! » et d’un ton tel que Camille n’est plus maîtresse de son cœur, qui n’est qu’un pauvre cœur comme les autres. Le baron dit : « Je deviendrai fou ! » Mais elle, elle craint bien de l’être. À peine a-t-elle quitté Perdican qu’elle fait courir après lui. Il revient. Nouvelle scène. Dernière scène qui va décider de tout. Camille, attendant Perdican, s’est jetée dans son oratoire, et elle supplie Dieu de l’éclairer enfin ! Elle ne peut même plus prier. Voici Perdican. Ils échangent entre eux un cri désespéré, qui n’est qu’un cri d’amour. Cette fois, on n’avait pas convoqué Rosette, mais d’elle-même elle est revenue, et son pauvre petit cœur de fille trop candide, s’arrête pour toujours.
Curieuse pièce ! œuvre étonnante ! Mélange du bouffon et du drame, du pathétique et du gracieux. Tout ce qu’il faut pour vous toucher le cœur : c’est le tragique. Tout ce qu’il faut pour séduire l’esprit : c’est le comique.
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Il est admirable ce Musset qui nous arrive en plein désordre de la Restauration ! Car la Restauration, qui tente de remettre de l’ordre, souffre naturellement du plus sévère désordre ; on ne restaure rien qui ne soit en piteux état. C’esr donc en plein désordre, en pleine confusion des idées, après les guerres cruelles de l’Empire, qui ont suivi le déchaînement horrible de la révolution, que cet homme de vingt-quatre ans nous restitue d’un coup tout l’esprit du XVIIIe siècle, avec sa netteté et sa grâce !
La langue, d’abord, vous, mesdames, qui avez entendu, il y a quinze jours, Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, et qui vous souvenez de tous les grands écrivains du XVIIe siècle, vous avez vu, il y a huit jours, toute la différence avec la petite phrase de Beaumarchais, courte et souvent sans verbe, courte et elliptique, courte et pressée. Quelle acuité ! Quelle rapidité ! Le style est une offensive. On va presque à coups d’épée dans le lecteur ! Que ce soit Voltaire, Diderot, Beaumarchais, c’est le même esprit ; il est né dans les salons ; il est passé dans la littérature. Que va-t-il devenir pendant quarante ans de cruautés, de crimes, de guerre, de folies ? Il va être tué. Il ne sera plus qu’un souvenir ! Ah ! bah ! Voici que Musset nous le rend intact, voici qu’il reparle comme Voltaire quand il fait parler le baron, voici qu’il nous apporte le plus pur langage et le plus pur esprit du XVIIIe siècle.
À quoi devons-nous cette chance ?
Je ne crois pas que, comme le conseillait Balzac, Musset, pour avoir ce jugement, mangeât beaucoup d’oignons. Balzac se fabriquait des plats d’oignons entiers destinés à lui éclairer le cerveau. Musset n’en avait nul besoin. Il possédait une hérédité noble, une hérédité d’homme cultivé ; son père l’était extrêmement, son grand-père de même. Il avait dans le sang la mesure, le rythme et le charme français, surtout le charme.
Il apportait l’intelligence la plus lucide, la plus éveillée, la plus vive, la plus malicieuse, la plus parisienne, la plus voltairienne. Qu’il s’agisse de mener l’action, de présenter les personnages, de décrire en deux mots la grâce de ceux-ci, d’indiquer en un seul la sottise de ceux-là, il est toujours clair, et toujours aisé. Et quand il faut tout à coup passer à l’émotion, laisser parler son cœur, en suivre les battements, quel don, quelle spontanéité, quelle race, quelle fierté, quelle résonance ! Jamais, mesdames, messieurs, jamais rien, qui de près ou de loin ressemble à une vulgarité. Il est le seul au XIXe siècle à avoir cette aristocratie-là : ce siècle, vous le savez, n’a pensé qu’à faire des démocrates.
Songez qu’il avait eu un Croisé dans ses ancêtres. (Ses armes sont dans la salle des Croisades à Versailles.) Puis un chansonnier qui s’appelait Colin de Musset, au XIIIe siècle ; et enfin un chanoine de la cathédrale de Chartres, vers 1630, fut un de ses grands-oncles. Famille d’esprit, je le répète, et famille noble par l’esprit. Ayant hérité de cet esprit-là, il n’avait pas autrement de peine à se donner, et c’est là la première et la plus passionnante originalité de l’œuvre de Musset ! Il paraît ne s’être jamais donné de peine. Il paraît simplement avoir été mirifiquement doué. Et c’est l’offre à son pays d’un magnifique héritage.
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Cependant, après l’enchantement, quand ... on reprend ses esprits, et qu’on se remet à réfléchir, il est peut-être permis de se demander d’où tant de sécurité lui vient, car enfin il a fait le couplet comme personne, il a établi ses constructions de scènes avec une maîtrise ! Il a su les graduer avec une sûreté !...
Si nous étions dans une Faculté de Lettres, je m’assiérais, et, mettant cette bouteille d’eau de côté, je commencerais à vous faire un petit cours sur les sources. Je vous expliquerais comment Musset est né : 1° de Shakespeare, 2° de Byron, 3° d’Hoffmann, 4° de tous les auteurs français du XVIIIe siècle. Je vous le démontrerais par de petites fiches que j’aurais toutes établies sans passion, dans un morne labeur, et où j’aurais noté les phrases similaires chez un Hoffmann, un Shakespeare, et un Musset ! Ai-je besoin de vous dire (vous m’avez déjà répondu par un sourire) que tout ce travail serait bien inutile ! Ah ! messieurs, c’est la mère, la grand’mère, la bisaïeule de Musset qui m’intéressent. Ce ne sont pas les sources allemandes ni surtout shakespeariennes, car je le dis et j’insiste, et avec une netteté qui engage ma responsabilité, il n’y a aucun rapport, aucun, entre Shakespeare et Musset ! Non ! aucun ! Nous ne serons pas assez naïfs pour remarquer comme font tous les manuels – mais les manuels sont naïfs par destinée – que Musset présente comme Shakespeare un mélange de tragique et de comique. La belle affaire ! Et la vie donc ! La vérité me semble être que Shakespeare est purement Anglais, et qu’il est même bon de traverser la Manche et de se faire Anglais pour le comprendre à fond. Mais que Musset est purement Français, n’est que Français, rien que Français ! Ah ! l’admirable sens français ! Que Shakespeare l’ait impressionné, nous le savons tous. On l’appelait « Miss Shakespeare » quand il avait dix-huit ans. Nous savons aussi qu’il eut un Shakespeare en poche dès qu’il posséda vingt-cinq francs pour en acquérir un. Nous ne doutons pas qu’il n’ait été fortement remué par Macbeth, Le Roi Lear, Othello, et qu’il n’ait senti mieux que personne en France, ce tragique si particulièrement épouvantable, et ce comique si admirablement féerique ! Mais s’il a goûté ce génie, il n’a pas cherché à marcher sur ses traces. Et il a donné une œuvre où tout est limpide, où rien ne se passe sous la lune, ni sur la lande, et où tout, quoique le décor ou les costumes de l’époque ne soient pas précisés, est entièrement de chez nous.
Vous savez, mesdames, qu’il éclate souvent sur les hauts sommets, des tempêtes effroyables, où dans le plus grand tumulte, des cataractes d’eau écrasent la terre. Puis toute cette eau s’infiltre, devient pure, et, trois cents mètres plus bas, tout à coup, jaillit entre deux rochers une source claire et nette comme un sourire d’enfant. Eh bien ! la tempête, c’est Shakespeare, et la source, c’est Musset ! Musset ou notre pays, Musset ou l’héritier direct du XVIIIe siècle sans autre mélange que sa propre finesse d’esprit, alliée à sa propre éloquence du cœur, Musset que je propose de faire lire à un Chinois et je suis sûr qu’il s’écriera tout de suite :
– Comme c’est français !
Nous sommes Français : notre enchantement doit donc être complet.
Pas tout à fait ! Ce serait trop beau. Réfléchissons. Vous avez vu tout à l’heure comment est morte Rosette. Eh bien ! quand on s’en va sur cette réplique admirable : « Elle est morte ! Adieu Perdican ! » il est certain qu’on est un peu chaviré, et on ne demande pas d’un main très sûre son vestiaire à l’ouvreuse. Mais on se reprend, et on raisonne : « Au fond, pourquoi Musset l’a-t-il fait mourir cette pauvre enfant ? C’est bien grave ! Est-ce que ce ne serait pas un tout petit peu... littéraire ? »
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Mesdames, messieurs, vous avez devant vous un homme qui n’aime pas plus que vous la littérature, car il aime trop la vie ! Est-ce que Musset n’aurait pas été trop bien inspiré, ce jour-là, trop à froid ? Est-ce qu’il n’aurait pas été un peu trop éloquent, de cette éloquence qui... s’abandonne, et... qui ne se moque plus de l’éloquence ?
Voulez-vous qu’ensemble nous y regardions de près pendant quelques minutes, au risque d’être un peu cruels ? Consentez-vous que nous la dépistions, cette dangereuse littérature, qui, d’ailleurs, est toujours chez Musset d’une qualité rare, mais enfin ne mérite pas d’autre nom que celui-là : littérature ?
Prenons l’entrée de Perdican. Voici son premier contact avec le chœur. Vous allez voir comme il est charmant :
PERDICAN. – Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous ?
LE CHŒUR. – Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé !
PERDICAN. – N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ?
LE CHŒUR. – Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
PERDICAN. – Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu de me saluer comme un étranger ?
LE CHŒUR. – Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! Chacun de nous voudrait te prendre dans ses bras, mais, nous sommes vieux, Monseigneur, et vous êtes un homme.
C’est exquis ! On n’a envie que de se taire ! Commenter est impossible. Il vient d’évoquer le plus gracieux de ses souvenirs, et c’est autant de tableaux, de paysages, dessinés d’un seul trait.
Mais il va se gâter vite ; il va faire un second couplet qui sera déjà moins bien ; je veux dire... qu’il sera trop bien !
PERDICAN. – Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour, tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents, vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre père ; à vous qui avez été les miens.
Le ton a changé, vous le sentez. Il a pris de la solennité, en perdant du naturel. Éloquence !
Vous direz que ce n’est pas grand’chose. D’accord. Mais c’est l’indication qu’il peut être éloquent, et je veux dire trop éloquent dans toutes circonstances. Tenez, même avec Rosette ! Y a-t-il pourtant personne au monde qui prête moins à l’éloquence ! Hélas ! ce défaut va gâter la fin d’une scène charmante. Quand il dit à Rosette (acte III, scène IV) : « Ô Rosette, Rosette, sais-tu ce que c’est que l’amour ? – Hélas ! monsieur le docteur, répond-elle, je vous aimerai comme je pourrai. »
PERDICAN. – Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis, et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues qui ont la tête à la place du cœur ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends pas même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.
ROSETTE. – Comme vous me parlez, Monseigneur !
Mais il parle bien... jusque-là. Hélas ! il finira mal.
PERDICAN. – Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme, et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.
Ah ! dame, cela, c’est affreux ; notre délicieux poète déraille. Et il déraille à cause de Camille, qui l’a entraîné corps et âme dans cette mer de l’éloquence ! Elle est terrible ! Elle a d’abord eu de brèves répliques, puis le sens du couplet vrai, du couplet beau, encore qu’il y eût déjà couplet, et, enfin, tout à coup elle s’est enivrée de littérature, et elle est arrivée à nous faire des tableaux, tirades dans le genre de celui-ci :
PERDICAN. – Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !
CAMILLE. – Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau, et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai pourra lui servir de manteau.
C’est resplendissant ! Mais précisément... c’est trop beau ! Nous n’étions pas partis sur un tel ton ; nous avions commencé un duo simple, sincère, si vrai ; il nous avait semblé que nous n’entendions que des cœurs : voici que nous découvrons un auteur ! Il est magnifique, certes, pour ses vingt-quatre ans, mais c’est son âme que j’admire et qui m’étonne : ce n’est pas sa littérature. Or, sa littérature gâtera la scène capitale de la pièce. Ai-je tort de le signaler ? Je vois des visages inquiets. Allons, pour être complètement fort dans la vie, il ne faut pas craindre de tout dire. Pour aimer bien, il faut avoir le courage d’écarter ce qui n’est pas grand. Cette scène capitale, qui termine le second acte, contient des beautés telles, si nobles et si singulières, qu’on devrait pour cela pardonner le reste. Je pardonne tout ! Mais je ne veux rien me cacher. Donc, quand arrivés au sommet de l’émotion, Camille et Perdican sont haletants l’un en face de l’autre, Perdican dit et de quelle voix :
PERDICAN. – Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont, au fond du cœur, des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang...
Attention ! Nous touchons à l’horrible ! Le poète, d’un goût si sûr, ne se contrôle plus. Il parle, il parle.
PERDICAN. – Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ?
Quelle image !
PERDICAN. – Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ?... Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leur tombe, sais-tu qui elles sont ?
Je dis cela avec tout le désespoir qui convient : je ne connais rien de pire que ce « versement de vieillesse dans une oreille », ce « tocsin dans des ruines de jeunesse », et ce « sang qui éprouve la fraîcheur du tombeau ! »
Voilà pourtant ce qu’on ne manque pas de donner aux étudiants pour apprendre en morceaux choisis ! Excusez ma tristesse, même ma colère ! Et ce n’est pas fini : La dernière page que nous avons tous sue par cœur à vingt ans – ayons pitié de notre inconsciente jeunesse ! – est à la fois la plus citée et la plus funeste.
PERDICAN. – Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et, lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds-leur ce que je vais te dire : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées !...
Jusque-là ça va ! C’est assez grandiloquent, mais la minute est poignante, et c’est pensé en français. Tandis que voici ce qui ne peut qu’être insupportable à tous les cœurs de chez nous.
« ... Le monde n’est qu’un égout sans fond, où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange..., etc..., etc... »
Les bras m’en tombent... Il paraît que, quand la pièce fut jouée pour la première fois en 1861, les acteurs furent emphatiques ! Ces passages-là les y autorisaient ! Seulement... seulement, la fin, la toute fin, est admirable ! Et elle me fait mesurer ma critique, et comprendre pourquoi certaines personnes, moins sensibles que d’autres au pathos – précisément parce qu’elles sont plus sensibles tout court et qu’elles se laissent ainsi gagner et emporter – elle me fait, cette fin, surtout comprendre que, même aux minutes où l’éloquence de Musset est la plus détestable, du moins est-elle toujours d’un prodigieux mouvement ! Ah ! il n’est pas stérile ! Ah ! on ne craint jamais qu’il reste court ! Quelle envolée ! Mais oui, et quelle jeunesse, disons-le une fois de plus, quelle jeunesse de cœur ! Il eut simplement le tort de ne pas lui faire confiance entièrement. Ce cœur si bien né, qui n’avait rien pour l’emphase, il crut bon de l’exalter – victime pour une fois du romantisme de l’époque, dont il savait se moquer pourtant, victime de son illusion qu’il résumait ainsi : « L’exercice de nos facultés, voilà le plaisir ; leur exaltation, voilà le bonheur ! » ; victime enfin des boissons inspiratrices : alcool et vin. « L’inspiration poétique, cette étincelle tant recherchée se trouve la plupart du temps dans une bouteille bien cachetée ! » C’est encore une phrase de lui. Pour l’opéra-bouffe, il conseillait le champagne, le vin du Rhin pour l’opéra sacré, du punch pour une œuvre comique ; et je n’oublie pas le vin de Chypre dont il fit la terrible connaissance à Venise, vin doré, vin de flamme, qui hélas ! le rendit éloquent. Il fallait sans doute l’être avec George Sand ; mais il eût fallu limiter ce pathétique déclamatoire à la vie, car la vie est la proie de la mort et de l’oubli, tandis qu’il convient que l’œuvre reste.
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Elle reste à cause de ses traits impérissables. Un des plus sûrs, c’est l’art avec lequel sont tracées les figures des jeunes filles. J’ai indiqué tout à l’heure le jeune homme dont l’entrée vaut un matin de printemps. Il vous a rappelé, n’est-ce pas, le charmant portrait de Musset par le prince de Joinville ? C’est que Perdican n’est autre que Musset même ! Les jeunes filles le sentent bien. Mais les jeunes gens, de leur côté, s’émerveillent des jeunes filles. Elles sont exquises ! Cette Camille, au début, quand elle ne parle pas encore avec éloquence, quand elle est simplement ce que la dame disait... vous vous souvenez, – elle est adorable. Je dis « adorable », quoiqu’elle soit raide, pincée, tendue, mauvaise, orgueilleuse, mais, seigneur Dieu ! c’est qu’elle est jeune, qu’elle a dix-neuf ans, et c’est sa jeunesse que je vois, et que j’aime ! Elle ne sait rien de la vie, elle sort du couvent encombrée de théories inhumaines ; et ce sont ces théories qui me divertissent, et, comme elle est avec cela la plus belle du monde, elle me touche, elle me plaît, elle m’enchante, et, s’il n’y avait pas Perdican, j’en serais vite amoureux !
Quant à Rosette, j’ai dit tout à l’heure que c’était la voix du rossignol. Exactement. Rosette est un cœur pur, et il n’est pas besoin à Musset, toujours si juste et si prompt, de quatre scènes pour la peindre ! Quatre mots, et nous ne l’oublierons plus.
Perdican a été la prendre dans sa petite maison. Et il lui dit :
– Puisque ta mère n’y est pas, viens faire un tour de promenade.
Il l’entraîne. Il l’enlace. Il l’embrasse. Et alors, elle a le mot le plus beau du monde
– Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me donnez ?
Il faudrait s’arrêter et rêver sur cette unique parole, qui exprime tant de pudeur, tant de douceur, tant de tristesse !
– Quel mal y trouves-tu ? répond Perdican. Je t’embrasserais devant ta mère !
Conditionnel mensonger. mais enfin... quoique en 1834, nous sommes toujours, je le dis encore, au XVIIIe. Il adore les femmes et il les trompe.
– N’es-tu pas la sœur de Camille ? Ne suis-je pas ton frère, comme je suis le sien ?
Écoutez Rosette :
– Des mots sont des mots, et des baisers sont des baisers. Je n’ai guère d’esprit, je m’en aperçois bien, sitôt que je veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur affaire, selon qu’on leur baise la main droite ou la main gauche. Leurs pères les embrassent sur le front, leurs frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres. Moi, tout le monde m’embrasse sur les deux joues et cela me chagrine !
Vous ne vous demanderez pas, après avoir entendu des paroles si simples, pourquoi notre cœur aura de la peine quand celui de Rosette s’arrêtera.
Une œuvre, qui contient de telles beautés, est un chef-d’œuvre : il ne peut y avoir de doute là-dessus. Est-ce une grande œuvre humaine ?
Je ne crois pas !...
Vous me regardez tous, vous me guettez ; quelques-uns me voient venir.
– Il va encore, pensent-ils, nous faire l’éloge de Molière !
Ils ont deviné juste.
Je les ai pris tous deux ensemble, voyez-vous, avec un peu de malice ; je n’étais pas fâché d’établir une fois de plus une comparaison. N’allez pas vous écrier que j’ai la manie du classement ! Non, mais des mises en valeur ! Quand j’ai rencontré un grand homme, c’est mon droit d’aimer un peu moins les autres ; et pour l’amour passionné que je donne au grand, le jour de ma mort, il me sera pardonné bien des choses !
Molière, c’est la grandeur, la vraie, sans habileté : c’est sa nature qui est grande ; ce n’est pas son métier qui donne l’illusion qu’il est grand. Tandis que Musset, qui est à la fois le charme du cœur et la maîtrise de l’esprit, quelle adresse tout le temps, quel... fini ! C’est la science du plus merveilleux talent. Ce n’est pas l’ingénuité du grand génie.
Mesdames, messieurs, ne l’accablons pas ! Nous lui devons trop d’heures délicieuses tout le long de notre vie ; même à un âge avancé, puisqu’il nous rend la jeunesse quand nous l’avons perdue. Mais disons nettement qu’une très grande œuvre humaine n’est jamais une œuvre adroite. Elle ne comporte ni littérature ni éloquence, au sens que nous avons défini. L’homme qui l’a vécue, qui l’a créée, n’y a jamais rien truqué ; il ne s’est ni aveuglé, ni grisé ; il n’a jamais profité d’une crise d’exaltation pour se croire plus brillant, alors qu’il était simplement plus fiévreux. Dans le grand art, une seule chose compte, l’honnêteté avec soi-même. Il ne s’agit pas de se mentir, ce qui est facile. La recherche profonde, scrupuleuse, douloureuse de la vérité, voilà ce qu’il faut établir d’un cœur sincère et d’un esprit lumineux, et il faut avoir l’âpre courage d’aller jusqu’à la clarté de l’âme, se réalisant dans des mots, au lieu de trouver des mots qui laissent faussement croire que dans l’âme il y a de la clarté. Molière n’a jamais, jamais, été un habile, et nous l’avons vu quand je vous ai rappelé qu’il ne finissait jamais, presque jamais, bien ses pièces. Quelle preuve d’honnêteté, le cher grand homme nous laisse là ! Tandis que Musset les finit adorablement, comme cette spirituelle canaille de Beaumarchais, qu’il a, j’en suis sûr, étudié, et dont il devait être fort épris. Le premier acte d’On ne badine pas, c’est le baron qui le termine par cette irrésistible réplique :
LE BARON.– Tout est perdu ! – perdu sans ressource ! – Je suis perdu ! Bridaine va de travers, Blazius sent le vin à faire horreur, et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets !
À la fin du deuxième acte... « C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ! », le spectateur se lève comme bouleversé par un flot d’éloquence. Et pour le troisième, vous savez sur quel cri déchirant il s’achève.
Tout cela est beau, mais... n’approche pas de la langue de Molière.
On me dira :
– Pourquoi comparer ? Ce ne sont pas des comédies du même ordre.
Pardon. J’ai insisté sur ce fait que Musset était tout Français et que s’il avait étudié et aimé les poètes étrangers, du moins avait-il composé, abeille incomparable, un miel qui n’avait que des parfums de la France. Voilà ce qui me permet de le rapprocher de notre grand génie comique, sachant d’ailleurs qu’il n’en eût pas été médiocrement fier et qu’il l’eût avec moi applaudi sans restrictions. Vous vous rappelez les vers sublimes d’Une Soirée perdue. Il n’y a pas de cœur humain, depuis deux cents ans, qui ait battu d’un plus bel amour, plus compréhensif pour Molière.
Cela, parce que ce cœur de Musset était décidément un cœur adorable ! Et c’est ce cœur que je veux louer, que je veux chanter, sans mesure, en terminant.
Vous rappelez-vous la dernière scène de cette comédie tragique. Qu’elle était belle ! Pour elle, quel artifice ne pardonnerait-on pas !
Camille se jette dans son oratoire pour supplier Dieu. Et... Mais il vaut bien mieux lire tout simplement !
CAMILLE, se jetant au pied de l’autel. – M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience ; vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier !
Perdican entre, la voit, joint les mains et, comprenant enfin tout le mal qu’ils se sont fait tous deux :
PERDICAN. – Orgueil ! le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?
Camille l’entend, se retourne :
CAMILLE. Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?
PERDICAN. – Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ! Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres, Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, des profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduit à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes ! Ô insensés ! nous nous aimons.
Voilà l’aveu ! Voilà la minute claire ! Enfin ! Vous voyez qu’il est de mon avis sur sa propre éloquence. Il connaît ses défauts et ceux de la pièce.
CAMILLE. Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait.
PERDICAN. Chère créature, tu es à moi ! Il l’embrasse. On entend un cri derrière l’autel.
CAMILLE. C’est la voix de ma sœur de lait.
PERDICAN. Comment est-elle ici ? Je l’avais laissée dans l’escalier, lorsque tu m’as fait rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait suivi sans que je m’en sois aperçu.
CAMILLE. Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.
PERDICAN. Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.
CAMILLE. La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est encore évanouie ; viens, portons-lui secours. Hélas ! tout cela est cruel.
PERDICAN. Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, et tâche de la ramener.
Camille sort.
Et voilà, peut-être, ce qu’il y a de plus beau, ce qu’il y a de plus déchirant dans toute la pièce. Perdican se jette à genoux :
« .– Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute ; elle est jeune, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu’y a-t-il ? »
CAMILLE. Elle est morte. Adieu, Perdican !
Quand on a entendu un tel accent, on sait pour la vie ce que c’est qu’un cœur humain, un cœur qui, tout à coup déchiré et éclairé, rejette bravement l’orgueil, l’équivoque, les petites duperies, les dépits amoureux, tout ce qui ne compte pas, tout ce qui n’est que désordre et perte de temps, et qui se met à battre soudain de la grande angoisse, la plus terrible et la plus belle, la même toujours, celle du malheur des hommes, de notre destinée, du problème si redoutable du bien et du mal...
Mais je ne vais pas recommencer une conférence : elle serait odieuse en cette minute. Partez, je vous en prie, partez, après cette lecture, vos cœurs rythmés sur ce grand cœur ! (Acclamations. Applaudissements. Rappels enthousiastes.)
L’ARLÉSIENNE
conférence faite le 8 décembre 1926
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes au quatrième mercredi, déjà ! Nous allons nous quitter. J’avais pris des habitudes charmantes ; je retrouvais vos visages aux mêmes places sans difficulté ; cela donne de la confiance ! Il nous reste une heure, mesdames, messieurs, à passer ensemble ! Essayons donc qu’elle soit légère ; continuez de me donner l’amitié de vos regards et je vous promets la sincérité de mes sentiments.
J’ai un bien grand sujet à traiter. Je finis avec vous par ce qui m’émeut le plus. Je suis un homme violemment épris de L’Arlésienne. Je crois que c’est, au milieu du XIXe siècle, la grande pièce de ce siècle-là.
Il est bien pauvre le théâtre ! Qu’est-ce qui reste maintenant que ce siècle est consommé, qu’après vingt-cinq ans de vingtième siècle on peut le regarder tranquillement ? Il reste le charmant et grand Musset dont nous avons parlé, étonnant théâtre classique au milieu du théâtre romantique effondré tout entier. Il reste L’Arlésienne, à quoi si peu de gens songent, puis, à la fin, Becque, le méritant, profond, sec et respectable Becque, et c’est tout. J’en demande pardon à ceux qui ne pensent pas comme moi. Je crois que tous les autres hélas ! sont, sinon morts, du moins malades, même le brave et solide bourgeois d’Augier. Il est si prosaïque, même en vers ! Son théâtre, malgré un grand effort d’esprit, pèse un tel poids ! J’ai revu récemment Le Gendre de M. Poirier. J’étais lourd moi-même en sortant ! Les pièces à thèses, qui ont semblé si exquises, de Dumas fils, homme d’esprit s’il en fut, mais avocat plus qu’auteur dramatique, sont périmées parce qu’elles sont toutes en théories défuntes. Labiche qu’on nous a lu dans nos classes chaque fois que nous sortions pour Noël ou Pâques, est un vaudevilliste régalant, plein de cocasseries délicieuses... Rien de plus. Or, quand on ouvre un manuel de littérature française (jeunes-gens, êtes-vous là ?) on trouve Augier, Labiche, Dumas, même Ponsard !... D’Arlésienne, point ! Ah ! par exemple, l’Université l’aurait-elle oubliée ? Et le public ? Le public va l’entendre, le public en revient tout ému, mais il omet aussi de la classer dans les lettres françaises.
Dernièrement, une jeune femme cultivée ne me disait-elle pas :
– L’Arlésienne ? Ah ! oui !... C’est Alphonse Daudet qui a fait le livret, n’est-ce pas ?
Cette opinion n’est pas rare ! Pour beaucoup de gens du monde encore, L’Arlésienne, c’est la grande musique de Bizet, pour laquelle le romancier Alphonse Daudet a fait, en manière de divertissement, des paroles.
Eh bien ! voyons comment il les a faites, pourquoi elles sont sublimes et pourquoi son chef-d’œuvre n’est pas classé.
Il ne l’est pas, parce que, dans tous les dictionnaires, Daudet s’intitule un grand romancier et qu’il faudra cinq cents ans ou plus, pour corriger cette idée acquise et trop simple en supposant par exemple que le grand romancier a pu faire un chef-d’œuvre dramatique.
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L’Arlésienne a été jouée pour la première fois le 30 septembre 1872. Elle a été un four retentissant, et n’a pu tenir l’affiche que dix-neuf représentations. Alphonse Daudet, qui avait trente et un ans quand il commença de l’écrire, au printemps de 1871, s’était retiré avec Mme Alphonse Daudet à Champrosay. C’était l’époque affreuse de la Commune. Vous avez, dans Les Contes du Lundi, le sentiment exact que la guerre a laissé sur le cœur de ce grand écrivain ; il a rendu comme personne le siège de Paris, avec son ciel gris de neige, étouffant, et ses vapeurs de sang. Il a été bouleversé, torturé, par la guerre allemande ; dans son âme d’artiste il a cruellement souffert. La guerre civile succédant à l’autre, il s’est retiré à la campagne, et, dans une période d’exaltation, il a écrit cette Arlésienne, pleine d’ardeur et de lumière, pour oublier l’horreur sombre des drames réels.
Il l’écrit, dis-je, dans l’exaltation, c’est un fait. Il l’écrit dans le bonheur de la maison, à côté de Mme Alphonse Daudet, à qui il demande souvent de se mettre au piano pour jouer pendant qu’il travaille. Il travaille tous les jours jusqu’à cinq heures du soir ; à cette heure-là il sort avec elle (on est au printemps) et il emmène un petit bonhomme de cinq ans qui s’appelle Léon Daudet. On s’en va dans les bois, ou en bateau sur la rivière, on aborde dans les îles. Là, on finit une réplique ; on lit une scène ; on parle beaucoup de la pièce. Alphonse Daudet aime lire à sa femme, à mesure, ce qu’il écrit. Et il est heureux. Il sent qu’il tient un grand sujet ; il s’y donne tout entier. La pièce finie, il la présente à Carvalho qui est devenu tout récemment directeur du Vaudeville, après avoir dirigé le Théâtre Lyrique, et qui est enchanté de ce texte plein de magnificences. Mais, comme il sort du Théâtre Lyrique, il veut de la musique, et c’est lui qui donne à Daudet l’idée de solliciter un jeune musicien, Georges Bizet. Le travail plaît à Bizet, et Daudet lui fournit des thèmes provençaux qui vont être, comme la « Marche des Rois » ou « La Dame de Limagne », les premiers thèmes de cette éclatante partition.
Enfin tout est fait ; tout est prêt, on se met à répéter ; on est en août et en septembre 1872.
Notons tout de suite que Daudet a déjà fait plusieurs essais au théâtre. Il est loin, malgré son âge, d’en être à ses débuts. Le théâtre l’a toujours tenté. En dehors du théâtre, il a écrit les Lettres de mon Moulin, ce pur chef-d’œuvre, qu’apprennent maintenant les petits enfants comme les fables de La Fontaine ; Le Petit Chose, et les Lettres à un Absent, première ébauche des Contes du Lundi qui seront écrits l’année suivante, en 1873. Mais il a fait des pièces et il a commencé très jeune. Un acte à l’Odéon, La Dernière Idole, gros succès, cent représentations ; puis, au Théâtre-Français, un drame en deux actes, qui s’appelle Le Lys, et que, pour cette raison, la censure regarde d’un mauvais oeil – nous sommes sous l’Empire ! – Le Lys ! On lui demande de changer son titre ; il appelle sa pièce Le Dahlia blanc. Pourquoi cette fleur qui n’est belle, ni de forme, ni de nom, inquiète-t-elle encore la censure ? Il se résigne. Il met L’Oeillet blanc – et il est enfin joué. Mais sa réussite devant le directeur n’entraîne pas le succès devant le public. C’est un échec. Il ne se décourage pas. Il fait jouer encore, au Vaudeville, en 1868, une pièce qui s’appelle Le Frère aîné. Il veut, il veut absolument réussir au théâtre, et au début de l’année où il va donner L’Arlésienne, en janvier 1872, on représente de lui une pièce qui s’appelle Lys Tavernier. Encore du lys ! Encore un insuccès !
Vous entendez bien, un insuccès ! C’est très important pour comprendre la critique qui maintenant va le juger.
En revenant de cet échec de Lys Tavernier, il est rentré chez lui, rue Pavée, en plein Marais, où il habitait dans le vieil hôtel Lamoignon. Et Mme Alphonse Daudet, qui a conservé de tous ces évènements une mémoire intacte et admirable, conte en souriant, que, ce soir-là, arrivant dans leur quartier, ils virent tous deux des barrages : il y avait un incendie tout contre leur maison : une fabrique de jouets brûlait ! Comme ils ont laissé l’enfant à la maison, leur premier mouvement est de s’inquiéter, mais ils apprennent qu’on l’a mis en sûreté chez sa grand’mère, et alors Alphonse Daudet dans un soupir résume la situation par ces mots :
– Allons ! Un four et un incendie, dans la même soirée, c’est tout de même trop !
On se met aux répétitions de L’Arlésienne en septembre 1872. Que sont ces répétitions ? Carvalho est ravi ! Il est même ému ! Il n’hésite pas à faire de généreuses dépenses pour des costumes et des décors... qui nuiront à la pièce. Il a choisi une interprétation qui l’enchante. De qui se compose cette interprétation ?
Honneur aux derniers qui seront les premiers. Il y a, à cette époque-là, une jeune fille dont le nom ne dit rien encore, nom de deux syllabes, petit, mais qui va grandir, qui va devenir étonnant, émouvant, celui de Mme Bartet. Elle crée le rôle de Vivette. Elle s’essaie sur les planches. Elle est bien timide ! Elle regarde l’importante Mme Fargueil qui répète Rose Mamaï, et elle a autant de battements de cœur pour elle que pour soi-même.
J’ai vu récemment Mme Bartet1, celle que nous avons appelée pendant toute notre jeunesse « la Divine ». Elle m’a fait la bonne grâce de me recevoir. Elle m’a livré les souvenirs qu’elle avait de ces journées d’émotion. Tout le monde, raconte-t-elle, croyait au succès. Comme il arrive souvent au théâtre, tout le monde y croyait, parce que tout le monde se donnait, que chacun faisait généreusement tout ce qu’il pouvait. Bizet était charmant avec les musiciens, plein d’indulgence ; il faisait recommencer, en s’excusant, mais... il n’était jamais las de faire recommencer. Le succès des répétitions ayant fait du bruit au dehors, Coquelin vint voir et dit :
– Mes enfants, vous allez à un triomphe !
Enfin, chaque fois qu’on répétait la fameuse scène de Balthasar et de la Renaude, Mme Bartet dit qu’elle pleurait.
¤¤¤
Tout s’annonçait donc bien. On croit au succès, puis on en est sûr ! Les cœurs battent, les yeux brillent ; le rideau va se lever. Le rideau se lève !
Il se lève hélas ! devant des spectateurs distraits et distants, qui – on le sent dès la première minute – n’entendent pas, se moquent d’entendre et de comprendre. Dès la première scène, la scène ou Balthasar raconte à l’Innocent l’histoire de la chèvre de M. Seguin, Mme Daudet perçut à côté d’elle, dans la loge voisine, de l’autre côté de la mince cloison une voix d’homme qui disait :
– C’est inouï, cette pièce ! C’est à peine pour les enfants ! Il n’est pourtant pas idiot ce garçon-là !
Première torture.
Bizet qui est dans la coulisse, prend Alphonse Daudet par le bras et lui montrant la salle par le trou d’un décor :
– Tenez, tenez, ils parlent, ils rient... Ils se racontent leurs histoires... On joue de la musique ! Pourquoi faire ? Ils n’écoutent même pas !
Au troisième tableau, quand vient la scène sublime de la Renaude et de Balthasar se retrouvant après quarante ans de devoir et de sacrifice, ces simples paroles qui avaient tant bouleversé ceux qui les redisaient chaque jour aux répétitions, ne produisirent aucun effet sur ce public qui confond la légèreté et l’esprit, et Villemessant, le directeur du Figaro, fait claquer la porte de sa loge en sortant dans le couloir, et s’écrie de façon à être entendu de Mme Daudet :
– Quelle pièce ! Quel navet ! Il n’y a que des vieilles femmes là-dedans ! Bonsoir !
Daudet rentre chez lui avec Mme Alphonse Daudet. Ils s’en vont à pied bras dessus bras dessous, par les rues sombres. Ils ont besoin de marcher, et en silence. Ils arrivent dans leur quartier. Ce soir-là, il n’y a pas d’incendie. Ils montent leur escalier, rentrent chez eux, allument leur lampe. Mme Alphonse Daudet soupire en se regardant dans la glace :
– C’est malheureux ! Je m’étais fait faire un joli chapeau !
Et lui, une flamme dans les yeux, répond :
– C’est très malheureux, en effet... parce que je croyais vraiment n’avoir rien écrit de plus profond... et je me demande même si, un jour, je pourrai faire mieux.
C’est un mot de mélancolie bien important. Ainsi il a le sentiment du chef-d’œuvre, il l’a avec netteté, en dépit de tout ce qu’on lui fait subir. Il l’aura si bien qu’au bout de dix-neuf représentations, quand la pièce sera retirée, et qu’on viendra assez perfidement lui dire :
– Vous avez vu l’échec que ce fut ? Laissez donc tomber les paroles, et permettez-nous de disposer de la musique, dont nous allons faire une suite d’orchestre !
il s’y opposera formellement :
– Je ne veux pas, dira-t-il, que la musique soit séparée de ma pièce ! Attendons, patientons !
Il avait une juste intuition.
Pourquoi la pièce a-t-elle échoué ? Pour bien des raisons.
La première, selon moi la plus importante, c’est que nous sommes devant un public d’après-guerre ! 1872, à un an de l’invasion, devant un public qui a subi le désarroi de la catastrophe et l’a encore dans le cerveau, un public épaissi par la guerre, mêlé à la guerre, devenu cynique par le fait des horreurs qu’il a vues, à qui il faut des choses plus grosses, plus voyantes, plus secouantes, et qui ne peut pas comprendre cette pureté de L’Arlésienne. Nous savons quels gens après les guerres encombrent les théâtres. Notre cruelle expérience récente doit nous rendre bien clair l’échec de cette œuvre adorable par ses nuances et sa simplicité.
La critique n’était pas plus apte à l’entendre. Elle avait assisté à un four de Daudet au commencement de l’année. C’était tout récent. Que se dirent alors ces juges souverains en s’asseyant dans leurs fauteuils ?
– Ce n’est pas un auteur dramatique. Il l’a prouvé. D’ailleurs il n’y a pas d’action là-dedans !
Enfin, c’est une pièce rustique : et cela Daudet l’a dit lui-même :
– Une pièce rustique en plein boulevard ne pouvait pas réussir.
« Il était insensé de croire, a-t-il écrit plus tard, qu’à cette coquette encoignure de la Chaussée d’Antin, sur le passage des modes, du tourbillon chatoyant et changeant du Tout-Paris, on s’intéresserait à ce drame d’amour qui se passe dans une cour de ferme de la Camargue, embaumant les greniers pleins et la lavande fleurie. Ce fut une chute resplendissante, dans la plus jolie musique du monde, en costumes de soie et en costumes de velours, au milieu de décors d’opéra-comique. »
Carvalho avait, en effet, cherché à donner à ce drame simple un agrément de couleurs, se méfiant confusément, pour enchanter le goût de Paris, de la seule évocation poétique, par les mots, du sublime pays des oliviers et des cyprès. Daudet, sur son manuscrit, avait inscrit « Pièce rustique ». Quel danger ! Comment voulez-vous qu’un public parisien de répétition générale ne se méfie pas, ne baille pas et ne fasse pas comme Villemessant claquer la porte en disant : « Au revoir ! »
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Passons maintenant à l’analyse de la pièce, voulez-vous ? Maintenant qu’elle a été reprise en 1885 par Porel, qu’elle a mérité depuis un grand succès, maintenant qu’elle connaît, chaque fois qu’on la joue, un triomphe, j’allais dire un triomphe de douleur, et c’est vrai – avez-vous vu sortir le public de L’Arlésienne ? quelle sincérité et quelle ingénuité dans le chagrin ! – maintenant que cette pièce est une grande pièce populaire française, prenons son texte, pour la comprendre, la suivre, et la bien louer.
Tout y est précisément indiqué, même le décor. Peu nous importe si les toiles sont manquées. Daudet a dit l’essentiel : « Une grande ferme, d’aspect seigneurial, au cœur de la Provence, dans la campagne d’Arles. » Une grande porte cochère, donnant sur la route poussiéreuse d’Arles. Déjà vous devinez des cigales derrière ! Plus loin des oliviers, plus loin des cyprès, plus loin le Rhône, ce roi des fleuves français, tellement fougueux quand il sort de la Suisse, qu’on y sent une grande force naturelle – mais il passe Lyon, se discipline ; au contact de cette ville de travail et de mysticisme, on dirait qu’il réfléchit ; il subit l’appel enivrant de la Provence ; il marche vers elle d’un flot pressé, il l’épouse, il la féconde et il devient à son contact une grande force spirituelle.
Dans cette ferme seigneuriale et charmante, civilisée elle aussi, l’amour, l’Amour avec un grand A, l’Amour dramatique, ravageur, le vrai Amour enfin, est entré, s’est imposé et a détruit une pauvre âme faible de garçon de vingt ans. Il est là, le malheureux, qui aime une Arlésienne, une fille de cette cité élue dont il aperçoit toujours les clochers, et sa vie est suspendue à ce nom de ville et à ce nom de femme. Il a supplié ses parents de le laisser l’épouser ; les parents ont fini par dire « peut-être ! » ; et quand la pièce commence, le grand-père, Francet Mamaï, bonhomme déjà courbé par soixante-dix ans d’âge, demande au berger, qui est chargé d’autant d’années mais est resté droit, homme magnifique, géant par le corps, par l’esprit, par le cœur, ce qu’il pense de l’évènement. Le patron Marc, frère de Rose Mamaï, la mère, est parti pour Arles afin d’avoir des renseignements sur la fille : on attend qu’il revienne. L’enfant guette son destin. Sera-ce du bonheur ? Sera-ce la fin de tout ? Et le vieux dit au berger :
– Qu’en penses-tu ?
Balthazar, dans sa cape, solide sur son bâton, a la sagesse des saisons. Il les a vécues lentement, en y pensant, en y rêvant. Il a l’habitude de parler à des moutons qui ne lui répondent pas : ce monologue lui donne de l’autorité. Il monte avec eux six mois dans la montagne, sur ces Alpilles mesurées, virgiliennes, qui sont une image naturelle pour les « Géorgiques », et là, durant six mois, il s’entretient avec les planètes. Autant dire qu’il pourra parler de haut. Il répond à Francet Mamaï, d’une voix d’humeur :
– Bien jeune, l’enfant ! Je sais, il n’a plus son père, alors c’est lui qui commande ! De mon temps, ce n’étaient pas les enfants qui disaient : « Je veux ! » Quant à la fille d’Arles... dame ! elles sont dangereuses, les filles d’Arles ! Pourquoi ne pas lui avoir trouvé une bonne ménagère, fournie de fil et d’aiguille, qui sût faire une bonne lessive ou conduire une olivade ?
Enfin, le choix du patron Marc, pour aller là-bas chercher des renseignements, l’égaye fort :
– L’imbécile ! Il rate toutes les bécassines qu’il tire ! Il y a des chances pour qu’il rate sa mission !
Il parle d’or, ce berger, comme un homme qui vit vraiment avec le ciel. Il parle d’or aussi quand, deux secondes après, on voit arriver la charmante petite Vivette. Elle vient comme tous les ans se louer pour les vers à soie. En deux mots, il l’aura définie :
– D’où sors-tu, petite, que te voilà chargée comme une abeille ?
Mesdames, je songe que cette réplique en or aurait dû monter aux nues dès le premier soir ; parce qu’elle définissait non seulement le personnage, mais l’actrice. Mme Bartet n’a pas été autre chose, tout le long de sa lumineuse carrière, que la poésie même dans un envol doré comme celui des abeilles.
Vivette est là. Elle était là, le premier soir, avec sa robe de taffetas rose que lui avait mise Carvalho bien à tort, et malgré ces atours, il fallait bien que dès le premier soir elle fût ce qu’elle est toujours : une petite victime. Il n’y a pas que Frédéri qui va souffrir, il y a Vivette ; elle est marquée par le destin ; elle est de celles qui passent sur la terre uniquement pour pâtir et pour nous indiquer l’angoissant mystère de la vie. Rose Mamaï sort de sa maison. Que lui dit-elle ? que Frédéri se marie. Quel coup au cœur ! Elle l’a toujours aimé en silence, sans rien avouer... Il se marie ? Comment ? Avec qui ? Est-ce bien vrai ?... Rose Mamaï est tellement émue soi-même, elle a la gorge tellement serrée, qu’elle ne voit pas l’émotion de l’enfant et qu’elle lui répond avec une cruauté ingénue :
– Je l’aime tant, mon Frédéri ! Sa vie tient tant de place dans la mienne ! Songe, petite : c’est plus qu’un enfant pour moi. À mesure qu’il devient homme, je retrouve son père en lui... Ce mari que j’ai tant aimé, que j’ai perdu si vite, mon fils me l’a presque rendu en grandissant... C’est la même manière de parler, de regarder... Oh ! vois-tu, quand j’entends mon garçon aller et venir dans la ferme, cela me fait un effet que je ne peux pas dire. Il me semble que je ne suis plus si veuve... Et puis, je ne sais pas, il y a tant de choses entre nous, nos deux cœurs battent si bien ensemble !... Tiens, tâte le mien, comme il va vite. Si on ne dirait pas que j’ai vingt ans moi aussi, et que c’est mon mariage qu’on est en train de décider !
Mais voici des bruits de voiture sur la route ; c’est cet imbécile de patron Marc qui arrive avec Frédéri.
Frédéri a le visage rayonnant :
– Maman, maman, écoute-le !
Et l’autre, avec toute sa vulgarité :
– Ah ! ah ! des gens tout ce qui se fait de bien !... Et un ratafia !...
Il n’y a qu’à lui, à cet imbécile, qu’Alphonse Daudet a permis d’avoir l’accent méridional ; non qu’il le dédaignât ; il adorait le Midi et sa chanson ; mais supposez, devant le public de Paris une pièce entière jouée à l’accent chaud et vibrant de là-bas, ce serait une comédie, un vaudeville ! Aussi n’a-t-il gardé l’accent de Tartarin que pour le personnage comique qui doit nous détendre quelques instants dans ce drame.
Le mariage de l’enfant est décidé : il n’y a plus que Vivette dans le chagrin. Balthazar la regarde partir et dit :
– Ce sera sa planète à elle de souffrir !... Allons, on va boire au mariage de l’enfant !
Ils rentrent tous dans la maison. Le berger est resté dans la cour. Un homme se présente. Francet Mamaï, le grand-père, est là, sur la porte.
– Un homme, dit Francet Mamaï, qui est joyeux, puisque son enfant se marie, pourquoi n’entre-t-il pas ? Vous avez donc peur que le toit ne vous tombe sur la tête, mon ami ?
Le Gardien. – Ce que j’ai à vous dire est pour vous seul, maître Francet.
– Pourquoi tremblez-vous ?... Parlez, je vous écoute.
– On dit que votre petit-fils va se marier avec une fille d’Arles... Est-ce vrai, maître ?
(On entend des rires dans la maison)
– C’est la vérité, mon garçon... Entendez-les rire, là-dedans ; c’est le coup des accordailles que nous sommes en train de boire.
– Alors, écoutez-moi : vous allez donner votre enfant à une coquine, qui est ma maîtresse depuis deux ans. Les parents savent tout et me l’avaient promise. Mais depuis que votre petit-fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi... Je croyais qu’après ça, elle ne pouvait être la femme d’un autre.
– Voilà une chose terrible !... Mais enfin, qui êtes-vous ?...
– Je m’appelle Mitifio. Je garde les chevaux, là-bas, dans les marais de Pharaman. Vos bergers me connaissent bien...
– Est-ce bien sûr, au moins, ce que vous me dites-là ? Prenez garde, jeune homme... quelquefois la passion, la colère...
– Ce que j’avance, je le prouve. Quand nous ne pouvions pas nous voir, elle m’écrivait ; elle m’a repris ses lettres, mais j’en ai sauvé deux, les voilà ; son écriture et signées d’elle.
– Justice du ciel ! qu’est-ce qui m’arrive là ?...
FrÉdÉri (de l’intérieur). – Grand-père ! Grand-père !
Le Gardien. – C’est lâche, n’est-ce pas, ce que je fais,... mais cette femme est à moi, et je veux la garder mienne, n’importe par quels moyens !
Francet Mamai. – Soyez tranquille ; ce n’est pas nous qui vous l’enlèveront... Pouvez-vous me laisser ces lettres ?
– Non, certes !... c’est tout ce qui me reste d’elle, et... c’est par là que je la tiens.
– J’en aurais besoin pourtant... L’enfant a le cœur fier ; rien que de lire ça... c’était fait pour le guérir.
– Eh bien ! soit, maître, gardez-les... J’ai foi dans votre parole... votre berger me connaît, il me les rapportera.
– C’est promis.
– Adieu.
(Un temps. Puis Francet Mamaï le rappelle)
– Dites donc, camarade, la route est longue d’ici Pharaman ; voulez-vous prendre un verre de muscat ?...
– Non ! merci... j’ai plus de chagrin que de soif...
Francet Mamai. – Tu as entendu ?
Balthazar. La femme est comme la toile ; il ne fait pas bon la choisir à la chandelle.
FrÉdÉri (dans la ferme) – Mais venez donc grand-père... nous allons boire sans vous...
Francet Mamai. – Comment lui dire ça, Seigneur !...
Balthazar. – Du courage, vieux !
FrÉdÉri, s’avançant vers la porte, le verre haut. – Allons, grand-père !... À l’Arlésienne !
Francet Mamai. – Non... non... mon enfant ! Jette ton verre, parce que ce vin t’empoisonnerait.
FrÉdÉri – Qu’est-ce que vous dites ?
Francet Mamai. – Je dis que cette femme est la dernière de toutes, et que, par respect pour ta mère, son nom ne doit plus être prononcé ici... Tiens ! lis...
FrÉdÉri regarde les deux lettres. – Oh !... (Il fait un pas vers son grand-père.) C’est vrai, ça ?...
Et il s’effondre sur la margelle du puits.
¤¤¤
Quand le rideau se lève, au second tableau, nous sommes sur les bords de l’étang de Vaccarès où Rose et Vivette cherchent éperdument ce que Frédéri a pu devenir. Il est inconsolable, il s’est caché, il ne se remettra pas ! Elle le voit bien maintenant, la pauvre mère ! Où est-il ? Elle ne vit plus... Quand elle regarde le grenier de sa maison, elle pousse un cri : « D’abord je veux la faire murer, cette fenêtre ! » Quand elle regarde le Rhône : « Oh ! je voudrais qu’une nuit toutes les digues crèvent, pour noyer et emporter cette ville d’Arles avec celles qui sont dedans ! On ne peut plus vivre ainsi. Il faut tenter quelque chose ! » Mais quoi ? Elle cherche. Le bruit d’un coup de feu ! Elle pousse un cri : c’est ce crétin de patron Marc qui rate une bécassine !
Cela ne peut pas durer ! Elle prend les mains de Vivette :
– Il faut, il faut trouver quelque chose...
Vivette, avec toute son ingénuité, demande :
– Comment pourrait-on lui arracher cette femme du cœur ?
– Par une autre femme ! répond brusquement Rose Mamaï.
– Ah ! Vous pensez ? Oh ! moi je suis trop laide ! dit Vivette...
– Trop laide ? Toi, laide ? dit Rose Mamaï avec passion. Tu ne t’es pas vue dans un miroir ! Tu n’y penses pas ! Toi, laide ? Mais arrange-toi mieux les cheveux ! Regarde un peu les hommes dans les yeux ! Tu ne sais pas regarder les hommes ! Tiens, attends que je t’arrange !
Elle sent que pour le salut de son fils elle fait quelque chose de terrible et elle dit à cette jeune fille dans un cri instinctif et magnifique :
– Vivette, c’est une mère qui te prie ! Mon enfant est en danger ; il n’y a que toi qui peux le sauver. Tu l’aimes, tu es belle, va !
Et Vivette court le chercher.
Vivette partie, Frédéri qui est caché dans la bergerie est découvert par Balthazar, lorsqu’il entre pour voir ses moutons. Frédéri sort, blême de fièvre, de la paille plein les cheveux. Et là s’engage un magnifique dialogue entre ce berger si fort, et Frédéri chancelant.
Le Berger. .– Il faut travailler, mon garçon
FrÉdÉri. – Travailler ? Depuis huit jours, j’ai abattu la besogne de dix journaliers ; je m’écrase, je m’exténue, rien n’y fait !
Le Berger. – Alors marie-toi... C’est un bon oreiller pour dormir que le cœur d’une honnête femme...
FrÉdÉri. – Il n’y a pas d’honnête femme ! Non ! non ! cela ne vaut rien encore. Il vaut mieux que je m’en aille. C’est le meilleur de tout.
Le Berger. – Oui, le voyage... C’est bon aussi... Tiens... dans quelques jours, je vais partir pour la montagne, viens avec moi... tu verras comme on est bien là-haut. C’est plein de sources qui chantent, et puis des fleurs grandes comme des arbres, et des planètes, des planètes !...
FrÉdÉri. – Ce n’est pas assez loin, la montagne.
Le Berger. – Alors pars avec ton oncle... va courir la mer lointaine.
FrÉdÉri. – Non... non... ce n’est pas encore assez loin, la mer lointaine !
Le Berger. – Où veux-tu donc aller, alors ?
FrÉdÉri. – Là, dans la terre.
Le Berger. – Malheureux enfant !... Et ta mère, et le vieux que tu tueras du même coup !... Pardi !... ça serait bien facile si l’on n’avait à songer qu’à soi. On aurait vite fait de mettre son fardeau bas ; mais il y a les autres !
FrÉdÉri. – Je souffre tant, si tu savais.
Le Berger. – Je sais ce que c’est, va ! Je connais ton mal, je l’ai eu.
Le Berger. – Oui, moi... J’ai connu cet affreux tourment de se dire : Ce que j’aime, le destin me défend de l’aimer. J’avais vingt alors. Dans la maison où je servais, – c’était tout près d’ici, de l’autre main du Rhône – la femme du maître était belle, et je fus pris de passion pour elle... Jamais nous ne parlions d’amour ensemble. Seulement quand j’étais seul dans le pâturage, elle venait s’asseoir et rire tout contre moi. Un jour, cette femme me dit : « Berger, va-t-en !... maintenant je suis sûre que je t’aime... » Alors, je m’en suis allé, et je suis venu me louer chez ton grand-père.
FrÉdÉri. – Et vous ne vous êtes plus revus ?
Le Berger. – Jamais. Et pourtant nous n’étions pas loin l’un de l’autre, et je l’aimais tellement, qu’après des années et des années tombées sur cet amour, regarde ! j’ai des larmes qui me viennent encore en en parlant... C’est égal, je suis content : j’ai fait mon devoir. Tâche de faire le tien !
Il est trop malade pour y réussir. Qu’il rencontre Vivette : sa vue ne fera que l’irriter, et il la rejettera brutalement dans une scène où il sera presque odieux.
Alors est-il inguérissable ?
Sa mère, pour la seconde fois, sent qu’elle ne peut vivre ainsi, et quand le rideau se lève sur le troisième tableau, nous voyons Rose Mamaï, au petit jour, déjà levée, angoissée, qui appelle, qui veut réunir tout le monde, qui demande du secours. Le berger est descendu. À peine le feu est-il allumé, elle appelle le grand-père.
Mesdames, messieurs, vous ne m’en voudrez pas, ayant un chef-d’œuvre dans les mains, de vous en lire le plus que je puis ; celui-ci est tellement beau qu’il ne se résume pas, et j’arrive là à une scène qui est le sommet de la pièce, j’ose même dire une des plus sublimes du théâtre français.
Cet imbécile de Marc est entré ; Rose a dit à Francet Mamaï :
– Entrez, père...
Marc. – Qu’est-ce qu’il y a donc ?
Rose. – Ferme la porte.
Marc. – Oh ! oh ! il paraît que c’est sérieux.
Rose. – Très sérieux... (Voyant Balthazar) Tu es là, toi ?
Balthazar. – Est-ce que je suis de trop, maîtresse ?...
Rose. – Au fait, non, tu peux rester. Ce que j’ai à leur dire, tu le sais aussi bien que nous... C’est une chose terrible, à laquelle nous pensons tous en nous-mêmes et dont personne n’ose parler. Seulement, à cette heure, le temps presse, et il faut que nous nous en expliquions une bonne fois...
Marc. – Je parie que c’est encore ton garçon dont il s’agit.
Rose. – Oui, Marc, tu as deviné... Il s’agit de mon enfant qui est en train de mourir. Ça vaut la peine qu’on en parle.
Francet Mamaï. – Qu’est-ce que tu dis là ?
Rose. – Je dis que notre enfant est en train de mourir, grand-père, et je viens vous demander si tout bonnement nous allons le regarder passer comme cela, sans rien faire ?
Marc. – Mais enfin qu’est-ce qu’il a ?...
Rose. – Il a que c’était au-dessus de ses forces de renoncer à son Arlésienne. Il a que cette lutte l’épuise... que cet amour le tue.
Marc. – Tout ça ne nous dit pas de quoi il meurt ! On meurt d’une pleurésie, d’un palan qui vous tombe sur la tête, emporté par un coup de mer ; mais que diable !... Un garçon de vingt ans, solidement amarré sur ses ancres, ne va pas se laisser glisser pour une contrariété d’amour...
Rose. – Tu crois, Marc ?...
Marc, riant. – Ah ! ah ! il faut venir en Camargue pour rencontrer encore ces superstitions-là. (Légèrement.) Ecoutez ceci, sœurette ; c’est la romance à la mode, cet hiver, à l’Alcazar arlésien... (Avec prétention.)
Heureusement qu’on ne meurt pas d’amour !
Heureusement qu’on ne meurt pas d’amour !
Balthazar (dans la cheminée). – Ça chante bien, les tonneaux vides !
Marc. – Hein ?...
Rose. – Ta chanson est une menteuse, Marc ! Il y a des beaux vingt ans qui meurent d’amour, et même le plus souvent, comme ils trouvent cette mort trop lente, ceux qui sont atteints de cet étrange mal se débarrassent de l’existence, pour en avoir plus tôt fini...
Francet Mamaï. – Est-ce possible, Rose ?... Tu crois que l’enfant...
Rose. – Il a la mort dans les yeux, je vous dis. Regardez-le bien, vous verrez. Moi, voilà huit jours que je le surveille, j’ai fait mon lit dans sa chambre, et, la nuit, je me lève pour écouter... Croyez-vous que c’est vivre, cela, pour une mère ? Tout le temps, je tremble, j’ai peur de tout pour lui. Les fusils, le puits, le grenier... D’abord, je vous préviens, je vais la faire murer, cette fenêtre du grenier !... On voit les lumières d’Arles de là-haut, et, tous les soirs, l’enfant monte les regarder... Ça m’effraye... Et le Rhône... Oh ! ce Rhône ! j’en rêve, et, lui aussi, il en rêve. Hier, il est resté plus d’une heure devant la maison du pantonnier, à regarder l’eau avec des yeux fous... Il n’a plus que cette idée dans la tête, j’en suis sûre... s’il ne l’a pas fait encore, c’est que je suis là, toujours là, derrière lui, à le garder, à le défendre, mais maintenant je suis à bout de forces, et je sens qu’il va m’échapper.
Francet Mamaï. – Rose ! Rose !...
Rose. – Écoutez-moi, Francet. Ne faites pas comme Marc. Ne levez pas les épaules à ce que je vous dis... Je le connais mieux que vous, cet enfant, et je sais ce dont il est capable... C’est tout le sang de sa mère, et moi... si on ne m’avait pas donné l’homme que je voulais, je sais bien ce que j’aurais fait..
Francet Mamaï. – Mes enfants, voyons... Nous ne pouvons pourtant le marier... avec cette...
Rose. – Pourquoi pas ?
Francet Mamaï. – Y pensez-vous, ma fille ?
Marc. – Tonnerre de Dieu !...
Francet Mamaï. – Je ne suis qu’un paysan, Rose, mais je tiens à l’honneur de mon nom et de ma maison, comme si j’étais seigneur de Caderousse ou de Barbentane... Cette Arlésienne, chez moi !... fi donc !...
Rose. – Vraiment je vous admire tous les deux à me parler de votre honneur ! Eh bien ! et moi ? qu’est-ce que j’aurais à dire alors ? (S’avançant vers Francet.) Voilà vingt ans que je suis votre fille, maître Francet, est-ce que vous avez jamais entendu une mauvaise parole sur mon compte ?... Pourrait-on trouver quelque part une femme plus honnête, plus fidèle à son devoir ?... Il faut bien que je le dise, puisque personne de vous n’y pense... Est-ce que mon homme en mourant n’a pas témoigné devant tous de ma sagesse et de ma loyauté ?... Et si, moi, moi, je consens à introduire cette drôlesse dans ma maison, à lui donner mon enfant, ce morceau de moi-même, à dire « Ma fille » à ça, croyez-vous par hasard que cela sera moins dur qu’à vous autres ?... Et pourtant, je suis prête à le faire, puisqu’il n’y a que ce moyen de le sauver...
Francet Mamaï. – Aie pitié de moi, ma fille, tu me brises...
Rose. – Ô mon père, je vous en conjure, pensez à votre Frédéri... Vous avez déjà perdu votre fils... Celui-là, c’est votre petit-fils, c’est votre enfant deux fois, est-ce que vous voudriez le perdre encore ?
Francet Mamaï. – Mais j’en mourrai, moi, de ce mariage...
Rose. – Et nous en mourrons tous... qu’est-ce que ça fait ?... pourvu que l’enfant vive.
Francet Mamaï. – Qui m’aurait dit cela, mon Dieu ! que je verrais une chose pareille !...
Balthazar (se levant tout à coup.) – J’en connais un qui ne la verra pas, par exemple... Comment ! ici, dans Castelet, une fille qui a roulé avec tous les maquignons de la Camargue... Eh bien ! ce sera du propre... Voilà ma cape et mon bâton, maître Francet. Faites mon compte, que je m’en aille...
Francet Mamaï (l’implorant). – Balthazar, c’est pour l’enfant... Pense ! je n’ai plus que celui-là.
Rose. – Eh ! laissez-le donc partir... Il a pris trop de place à notre feu, ce serviteur-là.
Balthazar. – Ah ! l’on a bien raison de dire que mille brebis sans un berger ne sont pas un bon troupeau. Ce qui manque depuis longtemps à cette maison, c’est un homme pour la conduire. Il y a des femmes, des enfants, des vieillards ; il manque le maître.
Rose. – Réponds-moi franchement, berger... Crois-tu que l’enfant serait capable de se tuer si nous ne lui donnions pas cette fille ?
Balthazar, grave. – Je le crois.
Rose. – Et tu aimerais mieux le voir mourir ?...
Balthazar. – Cent fois !...
Rose. – Va-t’en, misérable, va-t’en, sorcier de malheur... (Elle s’élance sur lui.)
Francet Mamaï. – Laissez, laissez, Rose... Balthazar est d’un temps plus dur que le vôtre, où l’on mettait l’honneur par-dessus tout. Moi aussi, je date de ce temps-là, mais je n’en suis plus digne. Je vais faire ton compte, tu peux t’en aller, berger.
Balthazar. – Pas encore... Voilà l’enfant qui descend. Je suis curieux de voir comment vous allez vous y prendre pour lui dire cela. Frédéri, Frédéri, ton grand-père veut te parler...
FrÉdÉri. – Tiens ! tout le monde est là Qu’est-ce qui se passe donc, Qu’est-ce que vous avez ?
Rose. – Et toi, malheureux enfant, qu’est-ce que tu as ? Pourquoi est-tu si pâle, si brûlant ? Tenez, grand-père, ce n’est plus que l’ombre de lui-même...
Francet Mamaï. – C’est vrai qu’il est bien changé...
FrÉdÉri. – Bah ! je suis un brin malade. Mais ce n’est rien, un peu de fièvre, ça passera. (À Francet.) Vous vouliez me parler, grand-père ?...
Francet Mamaï. – Oui, mon enfant, je voulais te dire... Je... (Bas à Rose) Dis-lui, toi, Rose ; moi, jamais je ne pourrai.
Rose. – Écoute, mon enfant,, nous savons tous que tu as une grande peine, dont tu ne veux pas nous parler. Tu souffres, tu es malheureux... C’est cette femme, n’est-ce pas ?
FrÉdÉri. – Prenez garde, ma mère... On avait dit qu’on ne prononcerait jamais ce nom-là ici.
Rose, avec explosion. – Il le faut pourtant bien puisque tu en meurs... puisque tu en veux mourir... Oh ! ne mens pas... Je le sais, tu n’as trouvé que ce moyen pour arracher cette passion de ton cœur ; c’est de t’en aller de ce monde avec elle... Eh bien ! mon fils, ne meurs pas ; comme qu’elle soit, cette Arlésienne maudite, prends-là... Nous te la donnons.
FrÉdÉri. – Est-ce possible ?... ma mère... Mais vous n’y songez pas ! Vous savez bien ce que c’est que cette femme...
Rose. – Puisque tu l’aimes...
FrÉdÉri, très ému. – Ainsi, vraiment, ma mère, vous consentiriez ?... Et vous, grand-père qu’est-ce que vous en dites ?... Vous rougissez ? Vous baissez la tête ? Ah ! le pauvre vieux, comme cela doit lui coûter !... Faut-il que vous m’aimiez tous pourtant pour me faire un sacrifice pareil !... Eh bien ! non, mille fois non ! Je ne l’accepterai pas... Relevez le front, mes amis, et regardez-moi sans rougir... La femme à qui je donnerai votre nom en sera digne, je vous jure...
Vivette, apparaissant timidement. – Pardon... Je vous dérange...
FrÉdÉri, la retenant. – Non... reste... reste ... Qu’en dites-vous grand-père ? Je crois que celle-là, vous n’aurez pas de honte à l’appeler votre fille...
Vivette. – Moi,...
FrÉdÉri, à Vivette. – Tu sais ce que tu m’as dit : Le mal qu’une femme m’a fait, il n’y a qu’une femme qui puisse le guérir. Veux-tu être cette femme, Vivette ? Veux-tu que je te donne mon cœur ? Il est bien malade, bien ébranlé des secousses qu’il a reçues, mais c’est égal, je crois que si tu t’en mêles, tu viendras à bout de lui. Veux-tu essayer, dis...
Vivette, se cachant dans le sein de Rose. – Répondez-lui pour moi, marraine.
Balthazar, sanglotant, prend la tête de Frédéri dans ses mains. – Ah ! cher enfant, Dieu te bénisse pour tout le bien que tu me fais !
¤¤¤
Mesdames, messieurs, réfléchissez-y ; ne vous abandonnez pas seulement au mouvement de votre cœur ; donnez-moi l’adhésion de votre esprit : il n’y a pas eu ce ton-là, sur la scène française, depuis Corneille.
Mais puisque Frédéri a consenti à épouser Vivette, nous sommes encore une fois à un semblant de bonheur. Le ciel est éclairci. Joie ! Joie ! Nous allons boire à de nouvelles accordailles.
Au tableau suivant, c’est la Saint-Éloi, le 1er mai, la fête du printemps et du labourage ; on va marier les jeunes gens. On boit, on chante. Et la Renaude, celle dont nous a parlé Balthazar, va venir pour assister aux noces de sa petite-fille avec Frédéri.
Là encore, j’ai une page à vous lire, et c’en sera fini de mes lectures.
La Renaude et Balthazar se sont évités depuis quarante ans ; elle n’est jamais revenue au Castelet ; chaque fois que Vivette s’y rendait pour les vers à soie, elle la laissait partir seule. Cette fois, elle est là et elle va rencontrer Balthazar.
MÈre Renaud. – Le voilà donc encore ce vieux Castelet... Laissez-moi un peu, mes enfants, que je le regarde...
Marc. – Bonjour, mère Renaud.
MÈre Renaud, lui faisant une grande révérence. – Quel est ce beau monsieur ? je ne le connais pas.
Rose. – C’est mon frère, mère Renaud...
Francet Mamaï. – C’est le patron Marc.
Marc, lui soufflant. – Capitaine !...
MÈre Renaud. – Je suis votre servante, monsieur le patron.
Marc, furieux, entre ses dents. – Patron !... patron !... Ils n’ont donc pas vu ma casquette !
L’Innocent, battant des mains. – Oh ! comme ils sont jolis, cette année, les arbres de saint Éloi !
MÈre Renaud. – Cela me fait plaisir de revoir toutes ces choses. Il y a si longtemps... Depuis ton mariage, Francet...
FrÈdÈri. – Est-ce que vous vous reconnaissez, grand’mère ?...
MÈre Renaud. – Je le crois bien. Par ici la magnanerie ; par là les hangars. (Elle s’avance et s’arrête devant le puits.) Oh ! le puits !... (Petit rire.) Est-il Dieu possible que du bois et de la pierre vous remuent le cœur à ce point-là...
Marc, bas aux valets. – Attendez, nous allons rire. (Il s’approche de la vieille, lui prend le bras doucement, et lui fait faire quelques pas vers le coin où Balthazar s’est blotti.) Et celui-là, Mère Renaud, est-ce que vous le reconnaissez ?... Je crois qu’il est de votre temps.
MÈre Renaud. – Bonté divine ! mais c’est... Balthazar !...
Balthazar. – Dieu vous garde, Renaude ! (Il fait un pas vers elle.)
MÈre Renaud. – Oh !... oh ! mon pauvre Balthazar !... (Ils se regardent un moment sans rien dire. Tout le monde s’écarte respectueusement.)
Marc, ricanant. – Hé ! hé ! les vieux tourtereaux !
Balthazar, à demi-voix à la vieille. – C’est ma faute. Je savais que vous alliez venir. Je n’aurais pas dû rester là...
MÈre Renaud. – Pourquoi ? Pour tenir notre serment,... va ! ce n’est plus la peine. Dieu lui-même n’a pas voulu que nous mourions sans nous être revus, et c’est pour cela qu’il a mis de l’amour dans le cœur de ces deux enfants. Après tout, il nous devait bien ça pour nous récompenser de notre courage...
Balthazar. – Oh ! oui, il nous en a fallu du courage ! Que de fois en menant mes bêtes, je voyais la fumée de votre maison qui avait l’air de me faire signe : Viens !... elle est là !...
MÈre Renaud. – Et moi, quand j’entendais crier tes chiens et que je te reconnaissais de loin avec ta grande cape, il m’en fallait de la force pour ne pas courir vers toi. Enfin, maintenant, notre peine est terminée et nous pouvons nous regarder en face sans rougir... Balthazar...
Balthazar. – Renaude !
MÈre Renaud. – Est-ce que tu n’aurais pas de honte à m’embrasser, toute vieille et crevassée par le temps, comme je suis là...
Balthazar. – Oh !
MÈre Renaud. – Eh bien ! alors, serre-moi bien fort sur ton cœur, mon brave homme. Voilà cinquante ans que je te le dois, ce baiser d’amitié. (Ils s’embrassent longuement.)
Frédéri. – C’est beau, le devoir ! (Serrant le bras de Vivette.) Vivette, je t’aime...
Vivette. – Bien sûr ?
Marc, s’approchant. – Dites donc, mère Renaud, si nous allions un peu du côté de la cuisine, maintenant, pour voir si le tournebroche n’a pas changé depuis vous ?
Francet Mamaï. – Il a raison... à table ! (Il prend le bras de la vieille.)
MÈre Renaud, se retournant. – Balthazar...
¤¤¤
Mais le destin de l’enfant est de mourir ; depuis le début de la pièce, c’est l’angoisse des spectateurs comme celle de tous les personnages, on sent, on redoute la fatalité. L’Amour qui étreint le cœur de Frédéri est si bien l’Amour vrai que, quand on en considère les ravages, tout de suite on pense à la mort... A-t-on tort ? Voici décidément l’Innocent qui s’éveille, et une superstition populaire dit que, quand un innocent reprend du sens et de l’esprit, un malheur va fondre sur la maison.
Le malheur fond, inexorable, pour la seconde fois, sous la figure du gardien Mitifio qui vient réclamer ses lettres. Balthazar les a pourtant envoyées, mais elles ne sont pas parvenues. Il arrive au moment où Frédéri est avec Vivette, se promenant amoureusement dans la cour ; ils se disent des choses douces et sincères. Frédéri l’aperçoit ; brutalement il renvoie Vivette, il écoute ce que dit cet homme à Balthazar, puis il se jette sur lui quand il l’entend dire que son Arlésienne est belle ! Ciel et terre ! Il le prend à la gorge et crie : « Misérable, es-tu venu jusqu’ici pour me dire cela, qu’elle était belle ! » Il saisit un marteau, il fait mine de l’assommer ! C’est à cet instant que les laboureurs, avec fifres et tambourins, envahissent la cour, dansant une farandole, et la douleur de l’enfant s’effondre parmi ce mouvement et cette joie.
Le dernier tableau, vous le connaissez. Frédéri est repris par sa fièvre ; pour tromper l’inquiétude de sa mère, il fait mine de danser. Mais ses yeux ne la trompent pas. Il n’en peut plus, il remonte, il fait mine de vouloir se mettre au lit et de dormir. Elle veille. Elle lui dit dans un sanglot : « Si ce n’est pas celle-là qu’il te faut, nous t’en donnerons une autre ! » Il lui jure qu’il est mieux ; il la supplie de le laisser ; il va prendre du repos ; il se retire dans sa chambre.
C’est là que vient se placer le splendide monologue qui un jour sera dans tous les manuels : « Être mère, c’est l’enfer... » monologue pour lequel on doit toute la vérité, la vérité charmante, parce qu’elle montre bien que les chefs-d’œuvre se font dans des foyers qui sont eux-mêmes des chefs-d’œuvre : c’est que ce monologue est de Mme Alphonse Daudet.
Alphonse Daudet lui avait donné ses notes et elle en fit ceci :
« Être mère, c’est l’enfer !... Cet enfant-là, j’ai manqué mourir... »
Vous en connaissez le rythme admirable par l’angoisse qu’il exprime ; je ne veux pas vous le relire tout entier, mais je ne peux pas tout entier le laisser passer.
« Ah ! vraiment, il y a des fois que Dieu n’est pas raisonnable... (Elle s’assied sur un escabeau.) Mais elle est à moi, ta vie, méchant garçon. Je te l’ai donnée, je te l’ai donnée vingt fois. Elle a été prise jour par jour dans la mienne ; sais-tu bien qu’il a fallu toute ma jeunesse pour te faire tes vingt ans ? Et à présent tu voudrais détruire mon ouvrage. Oh ! Oh... (Radoucie et triste.) Comme c’est ingrat, tout de même, les enfants !... et moi aussi, quand mon pauvre homme est mort et qu’il me tenait les mains en s’en allant, j’avais bien envie de partir avec lui... Mais tu étais là, toi, tu ne comprenais pas bien ce qui se passait, tu avais peur, et tu criais. Ah ! dès ton premier cri, j’ai senti que ma vie ne m’appartenait pas, que je n’avais pas le droit de partir... Alors, je t’ai pris dans mes bras, je t’ai souri, j’ai chanté pour t’endormir, le cœur gros de larmes, et quoique veuve pour toujours, aussitôt que j’ai pu, j’ai quitté mes coiffes noires pour ne pas attrister tes yeux d’enfant... (Avec un sanglot.) Ce que j’ai fait pour lui, il pourrait bien le faire pour moi, maintenant... Ah ! les pauvres mères... comme nous sommes à plaindre !... Nous donnons tout, on ne nous rend rien. Nous sommes les amantes qu’on délaisse toujours... Pourtant nous ne trompons jamais, nous autres, et nous savons si bien vieillir... »
L’Innocent paraît, et cette fois il est éveillé, il comprend les choses, il s’en inquiète. Il raconte un rêve de son frère aîné qui a dit qu’il voulait partir, partir à tout prix, puis il s’est calmé.
– Il dort, maman, ajoute-t-il, il dort bien ; tu peux dormir à ton tour, je veille.
Rose s’enferme une seconde dans son alcôve. C’est à cette minute que le destin s’accomplit. Frédéri reparaît, il n’en peut plus. Il est halluciné.
« Oh ! c’est horrible !... Quel réveil ils vont tous avoir ici !... mais c’est impossible. Je ne peux pas vivre. Tout le temps je la vois dans les bras de cet homme. Il l’emporte, il la serre, il... Ah ! vision maudite, je t’arracherai bien de mes yeux ! (Il s’élance sur l’escalier.)
Rose appelle :
– Frédéri... es-tu là ?
Frédéri s’arrête au milieu de l’escalier, chancelant, les bras étendus.
Rose, s’élançant de l’alcôve, court à la chambre des enfants, regarde et pousse un cri.
– Ah !... (Elle se retourne, et voit Frédéri sur l’escalier.) Qu’est-ce que... Où vas-tu ?
Frédéri, égaré. – Mais tu ne les entends pas là-bas, du côté des bergeries,... Il l’emporte... Attendez-moi ! attendez-moi...
Il s’élance, Rose se jette à corps perdu à sa poursuite. Quand elle arrive à la porte qui est au milieu de l’escalier, Frédéri vient de la fermer. Elle frappe avec rage et elle crie :
– Frédéri, mon enfant !... Au nom du ciel ! (Elle frappe, frappe à la porte, et elle l’ébranle à peine.) Ouvre-moi, ouvre-moi !... Mon enfant !... Emporte-moi, emporte-moi dans ta mort... Ah ! mon Dieu !... Au secours ! Mon enfant !... Mon enfant va se tuer !... (Elle descend l’escalier, folle, se précipite vers la fenêtre du fond, l’ouvre, regarde et tombe avec un cri terrible.)
Balthazar se précipite dans la cour où le malheureux s’est ouvert le crâne en tombant sur les dalles, et il termine la pièce comme une tragédie antique sur une parole de grande sérénité qui est la morale, la philosophie, l’avertissement, l’exemple de cette dramatique aventure. Il montre le cadavre à Marc et dit :
– Regarde à cette fenêtre et tu verras si on ne meurt pas d’amour !...
¤¤¤
Mesdames, messieurs, c’est une pièce unique, unique dans cette couronne de joyaux qu’est notre littérature pour la France ; c’est un diamant pur, tout de lumière et de noblesse.
Vous pouvez prendre les personnages un à un. Cette Rose d’abord au cœur déchiré. Vous direz : elle est bien instinctive, bien faible, bien mère ! Je dis : elle est bien courageuse et bien noble, non parce qu’elle veut tout sacrifier pour le bonheur de l’enfant, non pas même à cause de son dernier cri : « Emporte-moi dans ta mort » ! mais bien parce qu’elle nous fournit d’avance une excuse à l’horrible suicide, en nous indiquant quelle hérédité pèse sur le pauvre garçon, puisque, elle, Rose Mamaï, sa mère, si on ne lui avait pas donné l’homme qu’elle aimait, elle sait bien ce qu’elle eût fait ! C’est le suprême recours maternel. Elle détourne sur soi les rigueurs des plus rigoristes.
La petite Vivette est grande par le sacrifice, dans cette pièce où pourtant tout le monde se sacrifie, puisque chacun vit pour un autre. Rose Mamaï vit pour son enfant ; Frédéri vit pour son Arlésienne, Vivette vit pour Frédéri. Mais Vivette est une victime sans défense, Vivette est la douleur, celle qui comprend qu’elle est nécessaire au monde, la vraie douleur, qui ne se révolte pas, qui sait sa grandeur et qui reste fière. Lorsque, sur le conseil de Rose Mamaï, elle a le courage d’aborder Frédéri, quand elle lui dit : « Frédéri, je t’aime depuis toujours ! » et qu’il la rejette, elle murmure : « C’est ta mère qui m’a dit de te dire ces choses, tu penses bien que moi, je n’aurais jamais osé ! » À la fin, quand son espoir fragile s’écroule une fois encore, parce que le drame recommence avec le gardien Mitifio, elle n’a qu’un cri, mais qui est l’expression de tout son caractère et de son sacrifice : « Ah ! il l’aime encore ! » À quoi bon d’autres plaintes ! Sa bouche de vierge exquise et malheureuse ne saurait pas en proférer d’autres !
Balthazar, ai-je besoin de vous souligner sa noblesse ? Il est noble comme la montagne qu’il habite. Certes, il paraît rude et sévère. C’est qu’il est d’un autre temps, comme dit Francet Mamaï, d’un temps où l’honneur était le premier souci. Et c’est qu’il a la grande honnêteté de la nature, rude aussi. Il parle comme les héros de la Bible ou d’Homère. Un peu donneur de leçons, un peu faiseur de proverbes, mais il parle en maître dans une maison où il n’y a en a plus ; mais il rappelle les grands principes à une heure de passion où l’on fait mine de les oublier ; mais il est cornélien !
Et Frédéri même, Frédéri victime, Frédéri, la faiblesse et l’abandon dans le tragique amour, qu’il est noble ! Alphonse Daudet, d’ailleurs, aurait-il pu tenir un personnage dans ses mains sans le faire hériter de sa noblesse de poète ? Frédéri est noble, parce qu’il fait tout ce qu’il peut pour lutter, mais il est soumis à ce que les Grecs appelaient d’un ton grave et respectueux la Fatalité. Il lutte une fois : il cède ; un semblant de bonheur l’entraîne ; il croit épouser son Arlésienne. Est-ce pour l’éprouver que la vie, un instant, lui fut douce ? Le gardien apporte les funestes lettres. Déchirement, délire. Puis, il lutte une seconde fois, vraiment avec toute la vaillance de sa raison, inspiré par le seul devoir. De nouveau, comme l’aigle sur le pauvre oiseau, le malheur fond sur le malheureux, et alors, épuisé, il s’abandonne à son destin, funeste et nécessaire. Il a fait tout ce qu’il a pu, le pauvre enfant, pour mériter le nom d’homme. C’est trop. Il veut aller là – là sous la terre. Il appelle la mort. Et quand il la voit, qu’elle lui tend déjà les mains, l’entraînant vers le grenier où il montait pour voir les clochers d’Arles, et où maintenant, dans son vertige, il voit son affreuse délivrance – c’est une parole de noblesse qui s’échappe de son cœur torturé : « Quel réveil, sanglote-t-il, ils vont avoir ici ! » Il disparaît, et pense à ceux qu’il laisse. On peut saluer l’enfant qui meurt sur un tel cri.
Francet Mamaï, bien vieux, bien courbé, – soixante-dix ans de travail, même sur une belle terre, c’est une épreuve, – on pourrait croire qu’il va se laisser aller, le pauvre vieux ! Eh bien ! il a un trait inoubliable ! Rappelez-vous la fin du premier tableau. Ce fatidique gardien lui apporte des lettres qui sont la ruine du bonheur pour son enfant ; quel coup ! Il reste interdit et sans voix. Mais l’autre va partir ; il se redresse ; il le rattrape :
– Camarade, la route est longue d’ici Pharaman... Voulez-vous prendre un verre de muscat ?
Mesdames, messieurs, dans cette simple ligne, il y a toute la civilisation, toute la pure beauté de la plus poétique hospitalité, telle que les Français, après les Grecs, la comprennent, de l’hospitalité qui est un devoir même envers ceux qui vous déchirent et vous tuent.
Francet Mamaï ne veut pas laisser repartir cet homme sans un geste de secours, parce que lui aussi, il le voit malheureux ! Il arrive que ceux qui font souffrir souffrent autant. Ils méritent donc qu’on s’aperçoive de leur souffrance. Ceci est bien un trait de l’âme exquise et baignée de christianisme d’Alphonse Daudet. Je vous l’ai dit, je le répète, tout dans cette pièce est noble : quand ce n’est pas par le devoir ou par le sacrifice, c’est par la pitié.
Tout et tout le monde est noble, même le gardien Mitifio qui a honte, qui murmure en apportant ses lettres :
– C’est affreux ce que je fais là : c’est une lâcheté, mais il le faut !
Et à la fin de la pièce, lorsqu’il regarde Frédéri et Vivette enlacés se promener dans la cour, il dit avec envie... et noblesse :
– Que c’est bon d’aimer au grand jour, et de pouvoir dire : « C’est celle-là que j’aime ! »
Tout est noble, même la chèvre de M. Seguin... Elle se défendra, se battra, luttera, vaillante et intrépide. Et elle attendra le jour pour se coucher dans sa robe blanche et se donner au loup.
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Tant de noblesse tout à coup sur la scène française, en 1872 quel miracle ! Car, ne l’oublions pas, nous sommes à une époque de vulgarité. Alors, comment cela se peut-il ?
Cela se peut, d’abord par l’heureux travail, dans un heureux foyer ; je l’ai signalé ; cela ne fait pas de doute. Cela se peut, parce que, tandis que la guerre gâte le public, en fortifiant ce qu’il y a de médiocre en lui, en le vulgarisant, il n’est pas douteux qu’en même temps elle n’exalte un grand artiste ; elle le passionne, le violente, l’épure ; il s’écarte des hommes du drame ; il se rejette vers la poésie. Dix ans plus tard, Alphonse Daudet aurait-il retrouvé de tels accents ? En 1872, il avait besoin d’oublier l’épaisse Germanie. Rien ne pouvait mieux l’y aider que de chanter la divine Provence.
Enfin – et bien entendu – ce chef-d’œuvre ne pouvait être enfanté que par la sensibilité de Daudet, que je voudrais... vous rendre sensible mieux encore que je ne faisais il y a quelques minutes, en vous parlant non seulement du texte, mais du manuscrit ; car j’ai eu cette très grande chance d’avoir dans les mains, pendant huit jours, le manuscrit. Je le dois à Mme Daudet à qui je n’avais demandé que de le voir chez elle, mais qui, dans un geste d’amitié dont je lui saurais gré longtemps, me l’a abandonné. Oui abandonné ! Il est venu chez moi, il est resté sur ma table ; il a vécu huit jours avec mes objets familiers ; grande chose parmi de petites. Et j’ai eu le temps de bien l’étudier avec bien de l’émotion. Je ne suis pas expert en écriture, notez-le, je ne sais pas analyser les autographes d’assassins en Cour d’assises, mais on n’a nul besoin d’être spécialiste, sinon de l’âme humaine, pour voir de la grandeur dans les écritures des grands poètes. Vous pouvez donc me faire confiance. Sur un petit cahier à couverture cartonnée, couverte d’un papier moiré noir, L’Arlésienne a d’abord été écrite d’un jet, d’un élan. Quelques ratures ; très peu ; il allait, il allait, ne s’arrêtait pas, ne reprenait guère. Puis il y a des pages déchirées, et de nouveaux essais sur cette première version.
Ainsi, après avoir écrit L’Arlésienne d’un trait, Alphonse Daudet se remet à travailler des scènes qui ne lui semblent pas réussies, et il les travaille sans se lasser, les reprenant jusqu’à huit, neuf, dix fois, récrivant demi-page par demi-page, ne faisant pas de brouillons surchargés, barrant d’un trait de plume ou de crayon toute la page, tracée, recommençant au verso, recommençant par le commencement, courageusement, sans lassitude. Il y a de telles scènes, comme la première du premier acte, ou la première du second acte, comme la scène du gardien Mitifio, qu’il a récrites jusqu’à neuf fois. Pourquoi ? Pour parvenir au détail simple et noble, qui ne vient pas toujours du premier coup. Ce qui lui est toujours venu d’abord, c’est l’émotion ; et l’émotion, c’est déjà le génie ! Mais elle ne suffit pas. Il faut la parfaire, il faut l’orner, et le plus sublime ornement, c’est la simplicité. Se réduire jusqu’à être simple, voilà le courage et le grand art.
C’est l’écriture à laquelle, une minute, je veux surtout m’attarder. Petite écriture, écriture dont tout homme de 1926 dirait à coup sûr : « Oh ! C’est bien une écriture de 1872 ! » Mais écriture étonnamment impressionnable et impressionnante, car sa forme suit le texte. Je ne sais pas dans quelle position Daudet était pour écrire. Évidemment, il ne devait pas toujours rester bien sagement assis devant sa table. N’importe ! Il n’y a pas que la main qui change de place ; il y a l’âme qui change... si j’ose dire, de température. L’écriture a des élans, des bondissements. Par exemple, dans la fameuse scène entre Balthazar et Frédéri, quand Balthazar essaye de le consoler, de le redresser, et qu’il lui dit : « Pars avec moi dans la montagne !... » lui offrant tout l’air de la Provence pour le remettre et le rafraîchir, et que l’autre répond : « Non, non, ce n’est pas assez loin la montagne ! »... – Alors pars donc avec le patron Marc sur la mer lointaine... – Non, ce n’est pas assez loin... – Où voudrais-tu aller ? – Là, dans la terre, et j’irai !... » Alors sur cette réplique, Balthazar lui propose son exemple :
– Balthazar, s’est écrié Frédéri, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer !
– Je sais aussi ce que c’est que de faire mon devoir !
Eh bien ! l’écriture, qui, durant toute la scène, fut alerte, aisée, rapide, tout d’un coup, se ramasse, se resserre, devient aiguë et nette, et précise et coupante, comme le devoir lui-même !
La fin de la pièce, cette fin dont je vous ai fait part tout à l’heure et qu’il faudrait lire avec l’essoufflement d’un homme qui agonise – cette fin de pièce a été écrite si vite qu’elle se termine par une phrase où les mots ne sont qu’à demi tracés, puis par un paraphe si ému qu’il a l’air d’être le trait de la mort. Ce n’est même plus de l’écriture. C’est comme un dessin de l’âme. Ah ! que c’est beau !
Enfin la grande scène du conseil de famille, celle que vous avez entendue tout entière, la scène digne de Corneille, où à coups pressés bat le cœur de Rose Mamaï, dans l’émotion qui est là pur génie, pure poésie, l’écriture est littéralement sens dessus dessous, jusqu’à l’arrivée de Frédéri. Frédéri entre ; il se produit dans les âmes et sur les lèvres le silence que vous savez. L’écriture suit l’apaisement de la scène, elle se calme, elle se range, elle devient menue. Frédéri regarde tous les siens, il dit : « Mon Dieu ! que de monde ! Qu’est-ce que vous avez tous ? Qu’est-ce qui se passe ?... Non vraiment, vous consentiriez ?... » Puis, brusquement : « Non, non. Ah ! grand-père, relevez la tête, regardez-moi en face ! Le pauvre vieux, comme ça a dû lui coûter... ! » Et de nouveau, dans l’envol courageux de l’âme allégée, l’écriture part aux nues.
Ceci pour la première version. Mais on remarque, mesdames, messieurs, en avançant dans le manuscrit, en suivant les deuxième et troisième brouillons, que l’écriture exprime une sensibilité qui se porte sur de nouveaux objets. Le poète fait des trouvailles de détails. C’est à propos d’eux que la plume va se hâter ou ralentir. Qui sont ces détails ? Eh bien ! chaque belle chose qui n’était qu’indiquée est devenue, la deuxième ou troisième fois, d’une noblesse parfaite ; chaque chose qui n’était qu’annoncée souvent par le mouvement magnifique de la phrase, est devenue une beauté précieuse, par le choix des mots ; chaque chose qui était simplement bien est devenue un détail d’une expression ravissante. En voici quelques exemples :
Rose Mamaî, dans la première version, c’est la tante de Vivette ; dans la seconde, c’est sa marraine.
Vivette, dans la première version, apporte une belle croustade aux amandes. Ce n’est pas mal déjà, et déjà l’on se sent un joyeux appétit ! Mais dans la croustade il y a encore trop d’épaisseur : voilà pourquoi, dans la seconde version, elle devient une belle galette à l’anis.
Rose annonce à Vivette le mariage de son grand garçon, dans la première version, en ces termes : « Ton cousin, en allant au marché, à Arles, le dimanche, s’est amouraché d’une demoiselle de la ville, belle comme les amours... » Ce n’est que bien. Mais vous savez l’adorable chose que cela va devenir dans la seconde version :
VIVETTE. – Et avec qui se marie-t-il ?
ROSE. – Avec une fille d’Arles... Ils se sont trouvés ici un dimanche qu’on a fait courir les bœufs, et, depuis, il n’a plus songé qu’à elle.
Vous sentez la splendeur de ces deux lignes ramassées qui contiennent une brève et une forte image, cette « course de bœufs » au lieu du fade « marché », puis qui se termine par une nostalgique rêverie.
Et Mitifio, à la fin du premier acte, première version :
– Maître, vous allez marier votre fils à une fille d’Arles. Ce mariage n’est pas possible, cette fille est ma maîtresse depuis deux ans... »
Deuxième version (c’est alors le battement du cœur qui scande la phrase) :
– ... Écoutez-moi : vous allez donner votre enfant à une coquine, qui est ma maîtresse depuis deux ans !...
Maintenant, cette Arlésienne, comment la définir, la classer ? Quelle place exacte lui assigner dans les lettres françaises ? Nous contenterons-nous – c’est tentant – de dire qu’elle est une pièce « méditerranéenne » ?
Elle l’est, puisqu’elle rappelle tout ensemble la noblesse romaine et la douce et charmante familiarité homérique. Il y a, comme dans le grand Homère, cette lumière de sagesse et de finesse qui éclaire tout, et qui fait de la poésie de L’Iliade et de L’Odyssée un viatique étonnant pour se promener dans une société même moderne. On peut affronter n’importe quel personnage imbécile ou malséant, quand on est capable en les abordant de se redire à soi-même cette merveilleuse chanson qu’est par exemple la rencontre d’Hector et d’Andromaque et du petit Astyanax. Alors que nous importe l’humaine... ou l’imbécile médiocrité ?... Pour le drame sublime de Daudet, c’est pareil. L’Arlésienne est de la même qualité. Elle rend le même précieux service.
Mais elle n’est pas que cela. Et c’est pourquoi le nom de « pièce méditerranéenne » me semble insuffisant. C’est une pièce empreinte de la même grâce et de la même fierté que les récits homériques, mais elle a de plus une sensibilité chrétienne qui fait pour nous son charme suprême et sublime. Homère aurait créé Balthazar, Frédéri, Rose, le Gardien, Vivette. Il n’aurait jamais fait l’Innocent. Il y a là pour cette famille française frappée, un rachat, une consolation, la preuve d’une vivante pitié de la part d’une invisible Providence, et comme la certitude bien émouvante d’un grand balancement du bien et du mal dans ce pauvre univers. Et aussi il faut dire que c’est avant tout une pièce française, celle de la Provence. Songez d’autre part, à ce qu’un Shakespeare dans sa brume, avec ses fantômes plus ou moins lunaires, aurait fait, de ce sujet dramatique, et vous réaliserez que c’est bien un chef-d’œuvre de notre race.
Bien mieux : Daudet nous a apporté cette chose rare entre toutes dans l’histoire d’une littérature : c’est une œuvre qui donne le sentiment d’une province, jusqu’à en être le portrait, sans que pourtant ce soit elle qu’il ait précisément peinte. Une province n’est grande que quand elle trouve un poète pour la chanter et la couronner. La Provence eut cette chance magnifique. Deux fois dans le même siècle : avec Mistral, avec Daudet. Daudet nous a donné en un drame toute la Provence, son ton, son parfum, son âme, ses mœurs. Pourquoi ? Parce qu’il en était et de tout son cœur. Il n’y était pas seulement né, à Nîmes, en 1840 ; il n’avait pas seulement des grands-pères provençaux. Il en avait surtout gardé l’amour, plus fort dans son cœur que l’effet de tous les exils et de tous les déplacements. Après quinze ans de jeunesse, passés à Lyon, la ville des affaires aux comptes exacts, et du mysticisme dans le brouillard, après des débuts à Paris, après que sa vie littéraire fut bien installée dans cette grande ville, il ne pense pourtant jamais qu’à retourner dans cette Provence, dont il avait la nostalgie. Mme Daudet raconte que nerveux, il disait : « Quand nous en allons-nous ? » Elle essayait de différer ; il essayait de la presser ; il obtenait que l’on partît ; on fixait une date : il la rapprochait ; puis, le jour du départ, il entrait dans un tel état de joie, qu’à la gare de Lyon, il ne fallait pas le laisser s’occuper des malles ; il les eût toutes envoyées dans une autre direction !
Enfin, le train sifflait, et il ressentait le grand bonheur des petits enfants. Poète charmant !
Vous savez ce qu’est le voyage ravissant de Paris à Arles. Il y a d’abord le trajet Paris-Lyon : c’est l’attente, puis, la ville où mourut saint François de Sales passée, c’est la réalisation petit à petit des espérances et des promesses. On est parti le soir, et, au petit jour, brusquement, après un tunnel enfumé et hideux, on arrive dans une gare qui ressemble à toutes les gares, et on aperçoit des employés qui ont l’air d’être pareils à tous les employés, mais tout d’un coup, l’un d’eux longeant le train fait entendre : « Valennce, Valennce !... » Daudet se jetait alors à la portière et le montrant aux siens : « Quel gentilhomme ! »
C’était un gentilhomme, en effet, puisqu’il ne parlait pas, puisqu’il chantait !
Or, ils chantent tous dans ce pays ! Quelques langues se plaisent à dire qu’ils mentent. Parbleu : ils mentent parce qu’ils voient des choses admirables vibrer dans la lumière du soleil ! Mais si nous avions ce même soleil, nous mentirions aussi et tout de suite. Au lieu de parler de mensonge, parlons de mirage, et quand ce mirage, au lieu de frapper les yeux d’un Tartarin ou d’un commis voyageur vulgaire, frappe les yeux d’un Daudet, c’est poésie, divine poésie, qu’il faut dire. Daudet s’en sentait baigné dès qu’il était là-bas ; au lieu de se voir dans une maison, il se croyait dans un moulin, son cher moulin, parlait aux lapins, la nuit, sous la lune, et même quand la brave chèvre de M. Seguin était morte, elle ressuscitait pour lui.
Voilà pourquoi il a pu nous donner le poème de la Provence – poème français original, quoiqu’il vienne à la suite de toute une littérature gréco-latine du même ton que lui. Mais de même que la poussière est bien fine autour d’Arles et d’Avignon, que la couleur des rocs et de la terre est d’un gris bien discret, que les Alpilles sont bien modérées, et que tout est d’un mouvement si délicieux que les aqueducs et les arènes de cette race forte que fut le peuple romain, même en ruines, semblent encore trop lourds, de même le titre de « pièce méditerranéenne » écraserait ce chef-d’œuvre, sans le définir assez finement. L’Amour et la Mort y luttent, mais sans que soit sacrifiée aucune noblesse du cœur. Tout y est, dans le soleil, délicat et ailé. C’est une pièce inouïe !
Si les lettrés ne le savent pas tous encore, le peuple ne l’ignore plus, c’est une grande œuvre.
Là gît d’ailleurs pour les plus raffinés aujourd’hui, la raison d’une défiance. Ne les imitons pas.
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Mesdames, messieurs, nous sommes en décembre, un mois qui est à la fois détestable et charmant, celui des cadeaux. Vous avez des amis que vous n’aimez pas – ce qui est naturel – mais vous pouvez en avoir que vous adorez, ce qui est important. À ceux que vous n’aimez pas, envoyez des bonbons qui les rendront malades. Abonnez-les à un journal turc ou chinois. Envoyez-leur même quelques verges, si injustement réservées aux enfants. Mais, je vous en prie, pour ceux que vous aimez dans toute la force de ce mot, ne cherchez rien cette année, de bien nouveau, de bien imprévu, de bien spirituel ; allez chez le libraire et rapportez simplement L’Arlésienne... Ah ! vous vouliez faire un cadeau de cent cinquante francs ; elle n’en coûte que dix ; indiquez sur la page de garde qu’on n’évalue pas l’ennoblissement d’une âme ! Vous apporterez L’Arlésienne dans une maison amie, et elle sera pour tout le monde, jeunes et vieux.
Vous verrez les petits et les grands se pencher sur ce texte, sur ces paroles ; d’ordinaire, comme dit certaine belle dame, on ne les a pas chez soi, dans sa bibliothèque. On a des romans, peu ou pas de théâtre, jamais cette pièce-là. Pourquoi ? Allons, il faut qu’elle se lise, qu’elle soit chez tout le monde ! Vous ne manquerez pas d’y aider. C’est promis ? Merci !
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Une seconde encore, et j’ai fini.
Je sais que j’ai été long. Ne m’en veuillez pas. Si le sujet avait été médiocre j’aurais été si court ! Au lieu de me maudire, rendez grâce au sujet.
Il y a une chose trop touchante pour que je la laisse passer !
Daudet est mort après une cruelle maladie, et tout d’un coup, un soir de décembre 1897. Le surlendemain de sa mort, son cercueil était dans le salon, entouré de Mme Daudet et de ses enfants. Mme Daudet, accablée, avait supplié qu’on laissât la porte de l’escalier entr’ouverte, pour ne pas entendre tout le temps le coup de sonnette annonçant des amis, des gens de lettres. Et, soudain, elle vit entrer un homme qu’elle n’avait jamais vu, jamais rencontré, un inconnu, un simple lecteur... C’était un vieil homme du peuple aux habits et aux mains de travailleur. Il entra timidement. Il s’approcha du cercueil, s’excusa de loin par un geste, puis, avec des larmes plein les yeux, il déposa un petit bouquet de violettes sur ce qui restait de ce grand homme.
La voilà, la gloire, la gloire du cœur, celle qui ne trompe pas, la gloire offerte par les simples, la vraie. Elle est bien rare. Il faut pour la mériter un art et un artiste bien rares aussi.
Mesdames, messieurs, je n’ai pas eu beaucoup d’ambition en vous faisant ces quatre causeries successives, mais aujourd’hui, si cette dernière est susceptible d’avoir un sens en vos esprits, prenez-la de ma part, je vous prie, comme un second bouquet de violettes, modeste mais odorant, que j’apporte à cette chère mémoire.
1. René Benjamin fait souvent allusion, dans son œuvre et dans sa correspondance, à Julia Bartet, pour qui il éprouvait, depuis sa jeunesse, une grande admiration. Dans La Galère des Goncourt qu’il écrivit en 1948, il raconte qu’en décembre 1930, il avait réussi « « la merveille » de réunir, chez lui, Léon Daudet et Mme Bartet. On évoqua la première de L’Arlésienne. Et voici ce que, soudain, Daudet « se mit à raconter lentement, comme médusé par son souvenir :
– Puisque nous sommes à cinquante ans de cette rencontre magnifique, on peut vous dire, madame – il la dévorait des yeux – qu’un jour mon père, qui était pour moi le plus tendre des amis, m’a confié ceci : « Léon... il y a eu un souper après L’Arlésienne. J’étais assis à côté de Mlle Bartet... Invinciblement, je me suis tourné vers elle... Et vois-tu, petit, ma volonté n’y était pour rien !... Je venais de sentir le grand frémissement de la fatalité !... Ce n’était plus la comédienne que je voyais, mais la femme... la femme pour qui... on abandonne tout !... Ta mère, en face de moi, dans un éclair, venait de comprendre. Elle m’a regardé avec des yeux de désespoir... Eh bien, entends-tu, cette détresse n’a pas suffi. Il a fallu, qu’à cette minute-là, je pense à toi, oui, à toi, dans ton petit lit ! Alors, et sans savoir davantage où j’en ai trouvé la force, je me suis détourné... de l’enivrante créature, et j’ai été m’asseoir seul... près de l’Arlésienne... invisible !
Mme Bartet était devenue d’une pâleur extrême. Les yeux de Daudet, fixés sur elle, paraissaient deux braises. La scène était inouïe. » (lire la suite dans La Galère des Goncourt.)
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