Les Carnets René Benjamin










Carnet n° 6


Esquisses et Portraits













mai 2015
















































Sommaire








introduction 5


Georges Bernanos 7


Henri Béraud 14


Jacques Bainville 14


André Bellessort 15


Marcel Bouteron 17


Jean des Vallières 18


abbé Cormier 19
















































Introduction


Toute sa vie, René Benjamin a recherché, connu, aimé les « grands hommes » de son temps, ceux que, selon la remarque de Cardinne-Petit1, « il jugeait grands par l’esprit ». Et, dans ses livres, il les a peints. Qu’ils soient entièrement consacrés à un de ces « grands hommes » qu’il admire profondément, comme Barrès, Maurras, Joffre ou Clemenceau, Sacha Guitry ou Madame de Noailles, ou qu’au cours de ses satires politiques, comme Aliborons et Démagogues ou Les Augures de Genève, il crayonne rapidement un Briand ou un Jouhaux, les livres de René Benjamin sont des portraits.

Parlant de son Mussolini, son ami, le grand écrivain canadien-français Claude-Henri Grignon, ne s’était pas trompé en écrivant : « Je constate que dans ce poème en prose à la gloire du Duce, Benjamin se présente à nous tel un peintre qui possède son art à fond. Il a fait métier de peintre. Il ne veut pas discuter sur le corporatisme tel qu'appliqué en Italie. Il ne s'arrête point à analyser les grandeurs et les misères de la dictature. Il trace le portrait de Mussolini. C'est déjà beaucoup. C'est énorme. Mais l'auteur a laissé dans l'ombre ce qu'il veut. »


Avait-il, comme il l’a souvent affirmé, une vocation de peintre ? Ainsi, blessé dès le début de la guerre et hospitalisé à Saumur, parlant à sa mère de ce qu’il prévoit d’écrire sur la guerre, « j’essaierai de voir les choses largement, simplement et synthétiquement, comme je les vois maintenant, avec des yeux de peintre, car j’ai dit longtemps que je finirai moine, et en y réfléchissant je finirai peintre. »

Cette profession de foi reviendra souvent sous sa plume et il est intéressant de constater qu’il avait de nombreux amis peintres ou graveurs, qu’ils aient illustré ses livres ou dessiné son portrait.

Ainsi Jean Lefort avec qui il avait réalisé Paris, sa faune et ses mœurs, l’Hôtel des ventes en 1914, et, en 1917, une magnifique édition illustrée de Gaspard ; Jean Perrier dont les bois ornent Un Pauvre village de France, Roger Grillon (La Cour d’assises, ses pompes et ses œuvres), Raymond Thiollière qui, en 1928, illustra une édition du Maréchal Joffre ou André Villeboeuf (Taureaux et Méridionaux).

D’autres encore comme le grand aquafortiste André Jacquemin (L’Homme à la recherche de son âme, 1943), Guy Arnoux, Albert et Philippe Besnard, Picart-Ledoux, Fernand Maillaud, Jacques Simon, Jean-Gabriel Domergue, Louis Icart, Andrès Ségovia qui fit son portrait en 1947, et j’en oublie sans doute.

En 1943, en Touraine, il écrit à sa mère : « Je m'en veux de travailler tant et que le printemps soit là. Je vois mon papier, je vois mes idées. Je ne vois pas le printemps. Et je me prends à regretter, une fois de plus, de ne pas être peintre ! Le peintre travaille en s'associant aux beautés naturelles. Il ne les quitte pas ; il les savoure, il en profite à chaque minute. Nous, une minute seulement, nous les voyons, et après, nous nous enfermons pour fabriquer notre essence. Mais… mon hérédité la plus proche ne me dirigeait pas vers la peinture. Tant pis ! Ce sera pour une autre vie. Car je reviendrai. Seulement, je tomberai peut-être encore sur une guerre ! Enfin, on verra bien… »

Et, en 1947, un an avant sa mort, nous trouvons encore cet aveu sous sa plume : « Avec une plume on tue le mystère qu'un pinceau peut rendre ! Ah ! être peintre !… Quel regret !… Il faut retrouver l'art des silences qui compense un peu, très peu, ce que peuvent les hommes de la palette avec la magie des ombres. »


Au gré de ses rencontres, et le soir venu, il notait d’une plume rapide les impressions éprouvées et l’essentiel des conversations. Ces notes, ont été conservées ; elles forment, à côté de ses grands livres, une galerie de portraits pris sur le vif, où nos retrouvons ses amis et ses admirations, et la vie d’une société disparue.


1. Robert Cardinne-Petit, Présence de René Benjamin, Nouvelles Éditions Latines, 1949.



Xavier Soleil























Bernanos


5 avril 1927 – Dîner chez Lipp avec Massis et lui. Tête très agréable d’un certain côté. Nez le plus pincé que je connaisse. Impossible qu’il passe de l’air. Respire par la bouche en renversant un peu la tête. Ses cils tombant trop sur ses yeux l’y forcent aussi. Les yeux sont beaux, bleus et ronds.

La coiffure est agréable. Les deux profils ne se valent. Il y a chez cet homme de constantes inégalités et de continuelles surprises.

Il est assez sale. En noir. Tabac. Pellicules. Et ne s’en soucie pas. Ongles noirs.

Très tourmenté – par sa vie, sa carrière, son livre. Je demande s’il a bien fait de renoncer à tout pour la vie des lettres. Quoi ? Le voici obligé de faire... presque un livre par an ! Quelle horreur ! Il a cinq ou six livres à faire, il voudrait les faire en toute indépendance.

Il a un livre fait. Il n’a pas été jusqu’au bout de son idée. Il a suivi les conseils de Maritain, six mois : « Quelle douceur ! Quelle douceur ! » Il en est écœuré !

Il a fait trois conférences. Il est pessimiste... et tourmenté aussi là-dessus.

La société le dégoûte. Surtout le clergé. Il répète : « Ah ! les salauds ! » sans arrêt. Il dit ! « On doit mourir – du moins il me semble, quand on est convaincu qu’il n’y a plus rien à faire contre eux. » Anticlérical. Raconte, avec Massis, des monstruosités du clergé.

Rit, par moments, dans de joyeux éclats. Très extérieur. A des bonheurs et des mépris lyriques.

Prétend qu’il a promené ma lettre de félicitations sur son livre pendant trois mois1. Elle tombait en lambeaux.

Ne sait pas s’organiser. Souvent, à Bagnères-de-Bigorre, pour avoir la paix. Mais maintenant, avec une femme qui se tue pour quatre enfants, il se trouve trop isolé. Il cherche une maison aux environs de Paris.

Le 6 avril, il vient à ma conférence sur les Mufles (XVIIIe A.F.). Il est heureux, heureux ! Il rit, s’épanouit, dans les arrêts prend la salle à témoin... de ce que c’est bien ! Me dit : « Je suis découragé. Dès maintenant je renonce aux conférences ! »


1. Sous le soleil de Satan, paru chez Plon l’année précédente.


2 mai 27 – Bernanos, me dit Léon Daudet, c’est un rebelle comme vous.


Gros succès à la séance de rentrée des Étudiants (décembre 28). Il a lu son discours d’une voix admirablement chaude. Ils disent dans les couloirs : « C’est le successeur de Daudet. »


21 décembre 28 – Depuis 48 heures, pour finir La Joie, mandé par Massis, Bernanos est arrivé à Paris. A couché dans l’hôtel du boulevard Saint-Michel, puis, le lendemain matin, à 7 heures 50, a été expédié par Massis à Meaux, pour être à côté de l’imprimerie, et que les imprimeurs viennent lui prendre sa copie page par page. Mais le soir, on téléphone de Meaux à Massis qu’il est introuvable.

Il dit être encore terré dans un petit café ou marchand de vin. Car il a fui son hôtel.


Décembre 28, raconté par Massis –

Bernanos écrit La Joie pour La Revue Universelle. Numéro par numéro. C’est arraché au jour le jour. Massis écrit, télégraphie. Massis y va. Bernanos s’arrache ça, page par page, deux ou trois par jour, pas plus. Et il va travailler à bicyclette, à six kilomètres de Clermont, chez un petit bistro, où on le prend pour un fou à demi-guéri (Il y a une maison pas loin). Maintenant, dès qu’on le voit, on lui donne un marc et un café sans rien dire.

Il vient de faire son cinquième enfant, une fille, Dominique, avec une sublime inconscience.

Massis dit de son style, de ses ouvrages : « Comme un mineur, il frappe, il sape, on entend les coups de marteau. Puis tout à coup il se dégage quelque chose d’éblouissant. »

Massis est venu, ce soir, nous lire les pages d’extase de Chantal – personnage de La Joie (vision du Christ, du Calvaire, de Judas). C’est très beau.

Mais ce brave Massis se donne un mal !


25.2.29 – Bernanos conférenciant. Il y a du Tacite là-dedans. C’est un peintre d’histoire stupéfiant.


18 mai 1929 – Admirable pitre, encore un pour Quartier Latin. Promène une serviette pour travailler au café.

Déjeune avec nous chez Droin. Massis l’a prié de demander à de Nolhac de dire un mot à Joffre pour son prix. Il se trompe : il est admirablement hurluberlu. Il en parle à Le Goffic,... qui n’est pas de l’Académie, qui s’y présente !! Mais qui lui dit : « Ah ! bien, justement je le vois ce soir, je lui en parlerai.

Et Bernanos de se tordre.


13 juin 1929 – Visite à Clermont (Oise).

Je crois que là où nous nous rejoignons et comprenons le mieux, c’est dans le rire – ce rire qui délivre, comme il dit.

Ainsi il me raconte que le fils dégénéré du greffier, tuberculeux et poète, lui a apporté des poèmes sur le mur de la prison. Et il se tord. Et au fond, c’est parce que c’est trop affreux. La misère humaine, de l’animal à deux pattes, n’est tolérable que si on souligne tout à coup le comique qui l’accompagne. Et ce comique-là, c’est la prise de Satan sur l’individu, par hérédité ou non, c’est ce qu’il a d’animal, de caricatural.

Il rit aussi de ce qu’on le voit en possédé.

Et il a un rire aigu, presque un rire en fausset, qui va d’ailleurs avec sa voix très haute, sa façon de dire : « Mais voyons, mon bon ami... »


Il est en train de faire un livre sur Drumont. Il se met à me lire du Drumont, notamment dans le Testament d’un Antisémite, une page terrible, sur le premier mariage de Léon Daudet (avec Jeanne Hugo).

Quelle honte, vu la famille, le talent, les mœurs, l’exemple, – quelle boue morale ! ce mariage civil pour trois millions de dot ! (cette famille reniant tout). Et la force de cette page, et de tant d’autres (« chand d’habits », Arthur Meyer). Quel accent !

Bernanos lit tout cela, un peu renversé, avec des yeux plus blancs que jamais, voyant par-dessus le livre.

(Mme Albert de Mun dit de Bernanos : « Ah ! il est très beau ! Il est phosphorescent »)


Puis il m’a montré des photographies répugnantes de Maritain et de sa femme Raïssa. « Un mal blanc, dit Mme Bernanos ». L’air dégoûtant, déliquescent, pharisien... A le Saint Sacrement chez lui !!! dans sa maison de garde-barrière à Meudon. (Autorisation de Mgr Gibier)

Il dit toujours, paraît-il :

Vous, cher ami, qui valez sans doute tellement mieux que moi !

Fausse humilité. Orgueil qui crève en lui, lui donne cette couleur, ce ton.


Bernanos fait pas mal de bicyclette. Il travaillait, l’hiver dernier, la matinée, puis après le déjeuner partait, et emportait de quoi travailler chez le bistro, où il s’arrêtait à 10, 20, 30 kilomètres, selon le temps.


Il vient de temps en temps à Paris. Il va, avec une grosse serviette, au café (sûrement celui de Cluny, ou de Flore, à côté des Deux-Magots) et il travaille (Ponchon fait des mots croisés).


Il a lu tout Balzac dès seize ans. Il le chipait à la bibliothèque paternelle (ville du Nord). Il a commencé par Misères et grandeurs des Courtisanes !!

Indulgence ? Scepticisme ? [écrit en marge]


Pendant qu’il me lit Drumont, le garçon de trois ans fait du bruit avec une chaise qu’il veut obstinément installer près de la voiture de sa sœur.

Vas-tu te taire !

Veux-tu te taire ! dit Bernanos.

Puis :

Je vais me fâcher. Je vais te faire sortir. Prends garde. Veux-tu sortir.

Et tourné vers moi, souriant :

Il ne sortira pas. Il n’y a rien à faire. Il n’y a qu’à s’accommoder de lui à l’intérieur.


18 avril 1931

Il déjeune chez nous. Il m’apporte La Grande Peur des Bien-pensants. Un bel exemplaire. Il me dit : « Embrassez-moi ! » dès qu’il me voit.

Il va bien. Il dit qu’il est même engraissé. Quel hiver ! Tous les ennuis. Mais il a ses yeux clairs, et il est charmant.

Il nous dit avec simplicité et une charmante franchise ses ennuis d’argent. Il a déjà mangé les vingt mille premiers exemplaires de La Grande Peur des Bien-pensants. Et il a reçu jusqu’en novembre dernier une mensualité de Plon, avance sur un roman qu’il leur doit, et qu’il a seulement commencé. C’est assez tragique. Il le dit lui-même : « À quoi est suspendu, même pas l’avenir, mais le présent de ses cinq malheureux enfants ! » – et il le dit, moitié effrayé, moitié riant.

Il ne regrette d’ailleurs pas de ne plus être dans les assurances. « Outre qu’il m’eût été impossible de travailler, à moi qui ai besoin de tant de temps. Si j’avais simplement essayé, je me serais déconsidéré près de ma société...

Quand je lui dis : « Et les conférences, vous y seriez, je crois, remarquable – et vous pourriez...

Oui, oui...

Mais il doute, au fond.

Je crois qu’il attend avec anxiété mon avis sur son livre.

Le départ a été normal, rien de plus.

Il sent qu’il ne pourra jamais s’entendre avec un homme aussi ridiculement antipathique – odieux – que Grasset – toujours entre les mains de ses médecins freudiens. Personnage à qui on a dit : « Il ne faut rien refouler, pas même au point de vue sexuel... Et alors, dit son beau-frère, on le voit soudain s’élancer d’une terrasse de café – en criant : « Non, non, il n’y a pas de raison de me retenir ! » – Oui, il a quelque chose de féroce dans la figure.

Que voulez-vous, dit Bernanos, plus je vais, plus je considère les humains comme fantomatiques. Ils sont tellement inouïs ! Et moi qui suis si dur, ma plume à la main, il n’y a pas plus influençable, plus abandonné, plus doux dans la vie.

C’est vrai ! Avec Massis, ce « pur littéraire » sans humanité quelles illusions il a eues !

Lui est un être humain. Il aime profondément Vallery-Radot, une espèce de saint qui a une vie intérieure profonde, va à la messe de 7 heures 1/2, de 6 heures 1/2 dans ce moment-ci pour être là, sans le gêner, lorsque Bernanos s’éveille.

Vallery-Radot vit avec son frère Georges – une sorte de fou « cyclique », excité trois mois sur douze.

Sa femme est folle et enfermée.

C’est curieux de l’entendre parler de Vallery-Radot après Grasset. Que de variétés dans cette humanité.

Et un quart d’heure après il parlera de Gide, cette pourriture. Il a vu, chez un juge d’instruction, des lettres de lui à de jeunes pédérastes en prison (marine) ; des lettres d’une bassesse sans nom. « Au revoir, Lulu, quoique je ne puisse pas t’embrasser. Je suis à toi de tout cœur », et dans une autre, il parle d’un jeune homme, aussi intéressant, qui malheureusement devient trop gras !

Il travaille toujours au café. Il va le matin à 8 heures 1/2 conduire son fils en pension – après s’installe au Café de la Mairie, et travaille là jusqu’à midi.


Il reçoit tous les deux jours à dîner depuis novembre le fils de Maurice Denis, qui fait son service dans la marine. Dominique, il est très gentil. « Mais, dit Bernanos, cette pauvre Jeanne se tue, s’épuise à le recevoir. Le père est venu dîner récemment et n’a même pas remercié ! » Les gens sont d’une muflerie !

Et il rit, il s’en gargarise presque.


Il a eu une désillusion cruelle sur Daudet.

Ah ! s’il fallait faire le compte de mes désillusions !

Mme Daudet surtout l’effraie. Il sent bien qu’on dépend d’elle. Aura-t-il un article de Daudet, ça, ça l’inquiète. Car, au fond, ça le ravirait – parce que Daudet est un immense artiste, qui prend le sujet avec largeur, avec humanité.

Bernanos est comme moi. Presque tout ce qu’on écrit sur lui le navre ! Et le nombre de crétins qui lui écrivent le navre encore plus. « Quelle tristesse, Benjamin ! »

Avec quelle drôlerie il parle de Binet-Valmer – qui, me jure-t-il, lui a dit : « Depuis cent ans, il n’y a tout de même eu que deux romanciers : Balzac et moi ! »


L’A. F., dit-il, ils sont pris dans leurs œillères politiques. On y étouffe ! Et Dieu sait ce que, personnellement, je leur dois.


Il s’en va, avec un pardessus noir horriblement taché, un béret basque, une serviette d’un jaune horrible, trouée.

Il est délicat, gentil, poli. Il remercie beaucoup.

Il y a du bohème en lui, c’est sûr. Mais charmant, plein de gratitude.


18 août 1931 – Dans son cas, n’y a-t-il pas un peu de vanité ? Dans le fait qu’il reçoit avec cette générosité ?... Au risque d’éreinter, de tuer sa femme – de qui il dit en riant : « Pauvre Jeanne ! Heureusement elle croit que c’est ainsi dans tous les ménages ! »

Il est peut-être comme beaucoup : baroque à l’infini. Puis il s’aperçoit qu’il l’est et s’y complaît.

Son écriture ? Problème ! N’est-ce pas une écriture littéraire ? Ce serait curieux s’il l’avait avant d’être homme de lettres.


26 avril 32

Chez moi.

Mon pauvre ami, je suis effrayé de l’enfer qu’est la vie pour presque tous. Et dans la rue je regarde les passants, et je les admire. La plupart ne sont pas encore devenus fous !


Il fait maintenant de la motocyclette. Il s’en va à 25 kilomètres de chez lui travailler dans un café.


Quelles illusions il a ! Il croit qu’on pourrait refaire quelque chose du Figaro avec un comité de rédaction : Dorgelès, Carco, Benjamin... !!


2 mai 1932

Chez nous.

Il a revu Coty, et il croit à son histoire du Figaro. Un comité d’écrivains à la tête de ce journal pour le sauver. Il parle toujours de Carco, Mac Orlan (je bondis !), Daniel Halévy (je m’attriste !), des Tharaud (à la rigueur, je souris). Il vient de rendre visite à Louis Bertrand qui lui a fait un effet abominable d’homme aigri, disant du mal de tous ses confrères, mais acceptant le principe.

Il est magnifique d’autorité dans le geste, de rêverie dans les yeux bleus.

Il raconte, d’après Coty, pour qui il se sent de la miséricorde (le malheureux est entouré de plats valets ou d’horribles quémandeurs) que ce dernier a été reçu au Manoir d’Anjou et a vu et entendu Madame dire :

Ah ! je veux régner, vous entendez, M. Coty, je veux. Jean, dites à M. Coty que vous voulez régner.

Mais je le lui ai déjà dit ce matin.

Et une autre fois, Jean dit !

Ah ! M. Coty vous êtes bien l’homme moderne. Je voudrais que vous vous expliquiez, devant ce grand dadais qui est là devant nous !

Et c’est le Comte de Paris.

Ah ! dit Bernanos, en crevant de rire, nous sommes bien foutus.


Il a été voir Corpechot à Figaro. Il a l’impression que Corpechot ne comprend rien. Corpechot lui a montré les télégrammes de Coty accumulés dans son tiroir. Et il dit ! « C’est un enfer... » Mais Bernanos, l’intelligence même, dit : « Coty lui dit clairement qu’il ne comprend rien ! » Corpechot, ça doit être Georges en mieux, à un degré supérieur.


Il a vu Bourget, qui disait à Corpechot ! « Vous mourrez d’une Cotyte. »

Il raconte que Bourget a dit à Coty un jour : Le Pape Pie que tout.

Quelques jours après ils se trouvent tous les deux à déjeuner dans une maison (– M. Bernanos, c’est une des cinq ou six fois que j’ai été dans le monde !). Et Coty décide de jouer un tour à Bourget. Alors il dit à sa voisine :

Il y a l’écrivain illustre, mais dont je suis obligé de taire le nom, qui dit que c’est « le Pape Pie que tout... »

Et de plus en plus ; à mesure que le mot, trouvé très drôle, fait le tour de la table, on voit Bourget baisser son nez dans son assiette.


Qu’est-ce que vous voulez, dit-il, si tout de même on pouvait sauver ce beau journal français.

Corpechot dit que depuis janvier il y a eu 3.800 désabonnements.

Alors Coty part pour Montbazon , et Bernanos reste encore huit jours... à... méditer. Car dans huit jours il ne sera pas plus avancé.

Mais Robert Vallery-Radot est en admiration – le boit – et rit à tout, les veines du front gonflées.

Vous allez voir, il va vous exposer... Enfin, il croit tout de même...


Martin Mamy paraît à Bernanos le plus plat des valets qu’ait Coty.


J’y ai été carrément, me raconte Bernanos. Je lui ai dit ! « Il faut d’abord vous supprimer de ce journal et je suis décidé à tout vous dire, et de mon langage, parce que je ne peux pas en avoir d’autre.

Mais M. Bernanos, a répondu Coty, vous pouvez me parler le langage que vous voulez ; je suis intelligent, je les comprends tous.


Bernanos le voit à l’hôtel Georges V. Il est toujours avec des valises, en train de passer, de partir...


La preuve qu’à côté de ce qu’il peut y avoir de pitoyable, il y a du fou chez Coty, c’est qu’après un article de Louis Gillet disant en terminant : « Aujourd’hui, il n’y a plus de ces hommes-phares » – il a subitement pris la mouche, et fait publier dans Figaro une note sur les taupes, les pauvres aveugles qui ne voient pas – car, indiquait-il en sous-entendu, il y a encore au moins un homme-phare : lui !

Évidemment, après cela, dit Bernanos, on peut s’attendre à tout !

Mais il lui aurait déjà fait admettre le principe d’une charte... l’excluant et formant le fameux soviet d’écrivains.


20 mai 1932 – Bernanos.

Maurras, chez les Rohan-Chabot, explique longuement que c’est un lyrique exalté, plein d’enfantillages, d’inconsciences et de littérature.

Bainville est atteint. Il est gris cendre. Sa femme me dit : « Je lui dis, Jacques, vous êtes arrivé au moment où vous allez avoir des ennuis. Je le sens. Et moi je m’y fais. Pas lui. »

Maurras est gai et passionné. Il est de feu. Il s’agite sur le canapé, les épaules hautes, les mains dressées. Il montre que jamais, jamais, tout le long de l’histoire de France, les gens d’ordre ne se sont accordés que quand ils étaient tenus ensemble par la force, par une main de fer. L’histoire Bernanos n’est qu’un épisode entre mille.

Le post-scriptum d’une lettre de Bernanos qu’il a reçue où il était question de « mon athéisme fameux, de la foi de Bernanos, et de Dieu qui était appelé comme arbitre » lui a paru des plus pénibles.

Coty est un fou. Bernanos un autre. Ils ont, dit-il, amalgamé leurs sublimes.


Dimanche 22 mai 1932 –

Il vient me voir avec Vallery-Radot. Il s’annonce : « Georges Valois », maintenant je ne veux plus qu’on m’appelle autrement.

Il m’embrasse – à l’arrivée et au départ. Besoin d’affection après les attaques de l’A. F.

Coty, maintenant, c’est pour lui, non seulement « l’homme seul », mais « le pauvre ». La lâcheté contre cet homme l’indigne. Un moment il dit :

Quand on pense qu’une force pareille, incroyable (on n’a pas cela deux fois en un siècle), on n’a rien fait, mais rien, pour s’en servir, pour la guider. On n’a même pas pensé – on aurait fait ça pour un roi. C’eût été la première fois,... mais laissons les rois – on n’a même pas pensé à lui trouver une femme ! une vraie femme, qui le guide – puisqu’il a toujours été obligé de se séparer !

Il dit :

Maurras a appris par Varillon mes tentatives de Figaro. Et comme il ne peut rien supporter qui se crée en dehors de l’A. F. – de là est venue sa fureur ;

Il affirme que Coty, par Mme de Rohan-Chabot a donné 300.000 francs à La Liberté – et de l’argent à l’A. F.

Il affirme que Chiappe a été envoyé en mission à Montbazon par Tardieu pour lui signifier qu’au second tour des élections Ditte ait à se désister pour Kérillis, parce que le gouvernement voulait que ce soit Kérillis qui passe. Et Chiappe lui aurait fait comprendre que... dans le cas contraire, on lâcherait la bride à sa femme pour le procès. Et Coty n’aurait pas cédé.

Il dit !

Les excommunications de Maurras, qu’est-ce que ça peut faire à un homme comme moi – qui ai fait la guerre, c’est à dire qui a pensé mourir sans confession.

Il raconte sa jeunesse avec un camarade, Malibron, qu’il hébergeait. Ils ne dînaient pas tous les jours, mais se battaient bien pour l’A. F. Il n’a vu Daudet que... quatre ou cinq fois et Maurras autant. Daudet a été, pendant la guerre, en 1917, le témoin de son mariage à Vincennes, et il se le rappelle après le repas, saignant du nez dans un lavabo. Et quand il lui a envoyé son manuscrit d’Au soleil de Satan, en lui demandant de le lire, il a reçu une réponse d’Allard, secrétaire, renvoyant le manuscrit, et disant que M. Daudet ne prenait jamais connaissance de manuscrits.

Maurras, il ne l’a jamais tant vu qu’en novembre dernier à Martigues, où naturellement il a blagué Coty avec lui. Et Maurras se targue de ces blagues, maintenant. C’est pitoyable. Maurras, l’autre jour, chez Mme de Rohan-Chabot, disait devant des tourtes, le marquis de Saint-Seine et un vieux M. de Barante : « Il dit du Duc de Guise : Nous aurons un roi de deux mètres. C’est abominable ! » Et les tourtes de faire : « Oh ! Oh ! »

Quand je raconte ça à Bernanos, il éclate de rire et dit : «  Ah ! sûrement que je l’ai dit ! » Avec ce moyen-là on ferait battre le monde.

Il me semble que dans cette affaire, Maurras n’a pas raison. D’abord, le rapprochement avec Valois est atroce.

Autre horreur : il a, en fin d’article, laissé entendre que Bernanos avait peut-être touché de l’argent, et quand, chez Rohan-Chabot, je lui ai dit : « Vous ne le croyez pas », il m’a répondu :

Il fallait que ce fût dit.

Donc, pour Maurras, comme pour un avocat, les nécessités de l’argumentation passent avant la vérité.


Beth, moi et Vallery-Radot rions bien en écoutant Bernanos raconter ses relations avec l’A. F. Il est verveux – avec des yeux bleus clairs de parfait halluciné. Il dit :

Maurras, maintenant, excommunie, quand on dit que Pujo a les pieds sales !!


Nous avons eu hier Mme Ruxton, qui n’avait pas l’air très, très fière des procédés maurrassiens, et qui racontait :

Cette pauvre Mme Calzant aimait tant Bernanos : elle a pleuré deux jours. C’est gentil, n’est-ce pas ?


Au fond, il se gargarise de son histoire. Il en est soufflé. Il est venu ici parler, monologuer, deux heures : « Moi... moi... moi ! » tête renversée, poitrine en avant, conforme à sa signature dont la majuscule est formidable. Et l’idée qu’il est le seul à sauver « l’homme seul » le grise !

Détail très curieux. Lui d’ordinaire limé et plutôt sale, a des gants à 75 francs, un complet et des souliers neufs ! Et il dit quand Beth lui ouvre : « C’est déjà les effets de l’argent de Coty ! »

Et il lutte contre Maurras ! Double griserie. Et alors il secoue un tas de choses qui l’assomment : Massis, Lipp, les petites de Réaction, qui, après lui avoir consacré un numéro, préparent un « Adieu, Bernanos ! »

Il se rappelle que je n’aime pas L’Imposture, livre étouffant. Et il en est meurtri. Animal littéraire, dit Maurras.


Bernanos chez le marquis de Fraguier, le 27mai 32 –

Il me dit :

C’est tout de même ennuyeux, n’est-ce pas, quand on a des enfants, de se dire : « Ils liront un jour ce que Maurras a écrit sur moi – cet homme qui maintenant est tout de même assuré de passer dans l’Histoire ! »


Beth et moi, nous trouvons qu’il fait terriblement farce et pochard.

De plus, il a le visage de travers. Est-ce un bon signe d’équilibre ? Et le nez aussi pincé que Jean.


Il s’étale. Il ne parle que de Figaro et de Coty toute la soirée, et il fait roucouler la Polignac –qui roule dans sa bouche fatiguée les propos les plus assommants du monde.


Bernanos à Toulon, le 30 janvier 33 –

Il m’annonce que sa femme est enceinte d’un septième enfant. Qu’il a échangé avec Coty des lettres plus que pénibles, qu’il voit bien que tout cela va très mal, qu’il est extrêmement inquiet – et cependant gai, fou, vengeur, en train d’écrire un roman sur un jeune homme ardent et fier, qui vomit la société actuelle, la vomissant lui-même, puisqu’il se met à exalter le livre de Céline, dont il dit ! « C’est bien la peinture de notre temps ! Exactement ! Vous vouliez une société sans Dieu ? La voilà ! Vous l’avez ! »


Histoire inouïe, qui peint l’homme. Il ramenait son fils de la gare à la Noël. Le petit arrivait de la Pierre qui Vire. Il entre dans un café pour lui faire prendre un grog. Il aperçoit Delest avec qui jusque-là il était en très bons termes. Il va vers lui en souriant. Delest détourne les yeux. Il s’assied, stupéfait, se fait servir. Delest revient et s’assied à deux pas de lui.

Alors, Bernanos, magnifique, le montrant à son fils :

Tiens, mon cher garçon si tu n’as jamais vu un domestique, contemple celui-là.

Il voit la stupeur de Delest, qui se lève et sort .

C’était le gérant !

Deux secondes après, il le voit essuyer un verre. Il est inquiet, demande au garçon, apprend la vérité.

Pauvre fou ardent, que ce Bernanos !


Il m’explique tout au long certaines saletés d’A. F. Entre autres, le reçu publié dans le journal, d’après lequel il aurait tapé quelqu’un. Reçu 500 francs. C’est un noble saligaud qui avait prêté son nom et remis à Bernanos 500 francs de la part de l’A. F. pour une feuille de chou de Rouen, qu’on l’avait envoyé diriger là-bas, sans un sou ! Et il avait abandonné son appartement de Paris. Enfin, c’est un sacrifice.


Il me peint aussi la haine infecte des Camelots crétins. On ne manquait jamais ces mois-ci d’envoyer les numéros de l’A. F. où il était publié des ordures sur lui au moindre commerçant de La Bayorre, où il habitait. Abjects procédés.


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Henri Béraud


11 février 1930 –

Béraud avec Villeboeuf, dans un restaurant (Benoit, 20 rue Saint-Martin).

Une tête énorme, large, chevelue, grosse de traits – les cheveux sont épais. La voix est un rien bredouillante et ronronnante : c’est une voix de ventre, gargouillante.

Il est gai. Il est presque blanc. Il se sert beaucoup, beaucoup des mains. Il joue beaucoup avec elles, les bras restant un peu collés au corps.

Quand nous aurons été chez Maxim, il sortira en disant : « Je suis complètement ivre. »

Grand mépris pour Herriot. Herriot serrant la main du mécanicien. « Aucunement du peuple. Moi je suis du peuple. Je suis fils de boulanger. »

Il raconte – devant le fils du chirurgien Jalaguier – que son père l’a élevé très durement.

Il parle de Grasset comme ne payant pas ses auteurs.

Mais non ! les Maurois, Mauriac, Montherlant, Morand, des amateurs, et des gens qui ont de la fortune.

Il en a après les critiques. « Des ratés ! Dame ! Ils ne peuvent pas faire autre chose ! Et aucune culture. Tenez, un Lefèvre !! Tout de même, hein, un Brunetière, c’est autre chose !

Finement habillé. Veston croisé, larges revers. Chemise fine. Jolis boutons de manchettes.

N’y regarde pas à nous payer cent cinquante francs de champagne chez Maxim.



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Jacques Bainville


3 juin 1928 –

Bainville me dit :

On m’a demandé si vous étiez gai. Il parait que vous l’êtes en conférence. J’ai dit :Non. Il n’est pas gai.

Mais comment est-il ?

J’ai dit :

Il est là, voilà. Il regarde, écoute. C’est un type dans le genre de Molière.


Ayant passé, et de beaucoup, la moitié de ce que la vie nous accorde d’années, je... j’ai l’impression, peut-être fausse, mais enfin euh... euh... euh... voilà... que je ne verrai plus de catastrophe. Et j’ai cette impression depuis la Marne. Et c’est à la fois déprimant et charmant.


Le 28 mars 1935 –

Il est élu à l’Académie. J’y vais à 9 heures et demie. Il est effrayant. Un cadavre gris. La pauvre figure a diminué de moitié en six semaines. Depuis que j’ai dîné chez lui (10 février).

C’est hier soir que Mme Ruxton m’a dit : « Comment ! Vous ne savez pas ? Bainville est perdu. Cancer à l’œsophage. Il ne peut plus avaler. C’est un drame affreux. Et sa femme pleure en public et dit à tout le monde : « Il est perdu ! » Car ils continuent de dîner en ville, partout. Léon voudrait lui faire voir Roy, qui propose de pratiquer une boutonnière à l’estomac et de le nourrir par là. Mais Jeanne ne veut rien lui dire ; elle dit à tout le monde : « C’est tragique ! Il est perdu. »

Et lui dit – comme aujourd’hui quand j’arrive :

Oui, j’ai été un peu souffrant... Ma vésicule biliaire, qui m’embête ! »

Le drame, aujourd’hui, quand j’entre dans ce salon, rempli de fleurs, telle une pièce funèbre, c’est qu’il n’y a autour de lui que les plus grands égoïstes que je connaisse : Fayard, Donnay, Madelin – trois chats.

Il faut le distraire, me dit Jeanne, à qui les médecins ont dit : « Faites-lui des jours heureux ! »

Et elle accepte deux places pour ma générale de Girouette.

Quel drame !

Mme Ruxton me disait hier qu’elle avait sollicité partout des voix en disant dans les larmes : « Il meurt. Faites-lui ce dernier plaisir. » Mme de Coudekerque me dit la même chose. Elle sanglotait, l’autre soir, dans le gilet de Chaumeix.

Je dis : « Mais Léon ne s’occupe pas de lui ?

Léon maintenant parle de la mort avec beaucoup de grandeur : il la regarde en face. Et Marthe dit : « Chère amie, il y a des moments où les êtres ne nous appartiennent pas. Ils sont aux leurs. »

Mme Ruxton me dit encore :

Elle, Jeanne, comme Marthe dit, c’est une provinciale. D’où toutes ses gaffes. D’où sa manière de s’afficher.


29 mai 1939 – Mme Bainville (chez Thérèse).

La méchanceté sur moi n’a pas de prise (allusion à Mme Daudet). J’ai décidé que pas un jour ne se passerait sans que le nom de Bainville soit prononcé ! Eh bien voilà ! Et personne ne me fera plier jusqu’à ma mort. Ah !... je voulais vous dire, samedi il y a un dîner au Cercle pour le cinquantième roman d’Henry Bordeaux. Je compte sur vous si vous pouvez. Il y aura quatre tables. Une avec lui et moi. Une avec chacune de ses filles. Et comme ça, il y aura du Bordeaux à toutes les tables.

Oui, j’ai pris pour le monument, au lieu de Maxime, comprenez-vous, deux hommes qui n’ont pas le sou.

(Avec un air de candeur impayable)

Oh ! mon Kérillis, vous savez, a toujours passé pour fou. Avec Jacques, quand on le rencontrait dans un dîner, on prenait garde de ne pas l’exciter.

(Elle sait jouer comme personne à la petite fille innocente pour raconter, dans le nez de Maurras qui boit ces histoires comme une eau fraîche, et s’épanouit et étincelle, en s’écriant :  « C’est admirable ! » pour raconter ses premières entrevues avec Jacques) Elle l’avait rencontré dans une maison où on jouait au bridge ! Ça lui allait. Et après, elle l’avait invité à une chasse à courre ! Ça lui allait aussi ! Mais enfin il m’avait dit que ça l’avait intéressé. Il avait suivi en voiture, et moi à cheval. Mon amie, qui me l’avait présenté, m’avait dit : il écrit dans L’Action Française, mais je n’avais entendu que « L’Action » ; Et j’achetais L’Action et je ne voyais rien.

C’est admirable ! dit Maurras, dont tous les pores de la peau brillent.

Après, j’ai eu l’A. F. qui ne plaisait pas à ma mère qui a dit : « Méfie-toi de ces gens-là ! »

Ah ! Ah ! la prévoyante mère, dit Maurras, redressé en arrière dans la béatitude.


Elle installe sa bêtise comme aucune dinde au monde. Elle n’a que ça. Mais elle s’en sert.

Comme dit Beth, elle triche toujours. Elle viole les règles du jeu. « Ce n’est pas de jeu » disent les enfants. Voilà ce qu’il faudrait dire avec elle.


Elle se tient à genoux une demi-heure pour parler à Maurras qui s’y est mis aussi. C’est touchant et délicieux !!

Tout est interrompu, conversation et vie des autres. Il n’y a qu’à admirer son sex-appell !



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André Bellessort


14 février 31 (chez Droin)

Il est extraordinairement vivant. Il est bon, avec une tête d’ogre. Il aime les anecdotes, l’analyse des caractères.

Il est compréhensif. Il n’est pas bloc, pas tout d’une pièce. Il comprend le complexe, les contraires dans une même personne.

Il dit son dégoût complet de la politique parlementaire.

Il paraît d’une indépendance d’ours. Son air d’ogre, c’est cela. Ce n’est pas pour dévorer, c’est pour se défendre.

Il n’a jamais essayé l’Académie.

Il considère Doumic comme un des êtres les plus pittoresques de l’époque.

Il prépare ses conférences d’hiver l’été. En 1932, il voudrait faire : l’aventure du Second Empire, avec cet aventurier de Napoléon III.

Tout l’amuse, les histoires les plus simples, pourvu qu’il y ait un trait humain. Anquetil et sa carte en aluminium, ce fou de Lyautey, qu’il n’aime pas, cette saleté de Barthou qu’il méprise. Il se compromet à chaque instant dans ses jugements dits tout haut.

On lui demande son adresse. Il dit : Envoyez-moi cela chez Perrin.

Il est philosophe quant aux fautes d’impression. Il sait bien que peu de gens lisent.

Il est une des preuves que dans un salon il n’y a que les hommes de lettres d’amusants. Eux seuls savent mettre en scène ce qu’ils racontent.

Il dit clairement que Lavisse, qui était l’idole du Quartier Latin entre 1886-1890 – au point de prêcher les étudiants du haut d’une table de brasserie – a été sans cesse « un homme affreux, qui par peur, par peur hideuse, ouvrait la porte aux Barbares pour leur livrer tout ce qu’il semblait devoir défendre. »

Il aime. il aime la grandeur et la beauté. Il est follement admiratif.


20 février 31

sur Barbey d’Aurevilly.

C’est un professeur. Il ne cherche pas à innover. Il prend la tradition où elle en est, et il fait ce qu’il a fait toute sa vie, un cours !

Il trouve une table : il s’assied. Il sort sa montre. Il a des papiers, tous de même taille, bien rangés, écrits d’une écriture assez serrée, et qui ne laisse pas un millimètre de large, d’aucun côté. Il laisse tomber son lorgnon, il se ramasse sur soi-même et sur ce qu’il a fait. Voilà un dos rond, une nuque ronde, une tête ronde, le tout puissant et matériel. Sa manchette droite va mal se placer tout de suite ; elle va se retourner ; il la laissera telle quelle. Il est tout à son affaire, sans un seul trait de cabotinage (Il ne bougera pas ses deux coudes de sa table. Il lira, il lira, il sera tout à sa lecture.)

Il a l’air d’un ogre. Il va manger de nouveau tout son sujet – et avec quel flambant appétit !

Il a un sens très vif de l’art. Il sent, jusqu’à en avoir chaque fois le cœur échauffé, tout ce que dans une oeuvre ou dans une vie fait image, est digne d’être souligné – et il le souligne – avec une passion convaincue.

Il est une lanterne magique. Il dit dans la pénombre avec une grosse voix : « Vous allez voir ceci. » Mais il n’ajoute rien de lui que la lumière, que la projection. Il ne crée pas lui-même.


Il gronde ; il y a des moments où il rugit presque ; il grasseye, il est heureux ; puis tout à coup il fait le dos encore plus rond, il ronronne ; au lieu d’un ogre, il devient un bon oncle. Et il repart dans l’admiration, il s’exalte, il hausse le ton avec l’héroïsme, sa grasse main droite levée comme pour tenir un verre à la santé du héros, il chante presque.

Quand par exemple il évoque Barbey avec une femme disant : « Dieu aurait mis les mondes à nos pieds, nous ne les aurions pas vus ! » – il faut l’entendre, de la voix amplifier encore la phrase magnifique.

Quand au contraire il parle « d’un colombier de cousines », il roucoule.

Ah ! quel amour il a du pittoresque – encore plus que de la grandeur – du picaresque, je dirai presque. Et quel amour de la liberté. Tout cela, au total, fait de l’horreur pour « l’officiel ».

Il aime les aventures amoureuses.

Il aime parler. Il adore faire un cours. Et pourtant sans lorgnon, il ne voit pas son public. Mais il entend... son silence. Donc son attention. C’est un étonnant professeur.

N’importe, on dort ! On dort ici et là. Heure digestive. La salle est très chaude ; les femmes ont leur manteau. Il faut la Revue des Deux-Mondes, pour conserver éternellement cette heure-là.

On devrait dire ! « Non ! » Mais le conférencier accepte cela comme le reste. On dort dans les rangs. On dort sur l’estrade. Le général Gouraud dort profondément, mais se tient droit. Il dort sereinement, encore que soucieux. Tandis que Doumic a les yeux fermés et veille, triste et perpétuel – et qu’un peu partout des femmes dorment, en souriant.

Elles se sont endormies sur un bon mot – au-dessous des grandes plaques de marbre, où sont alignés les noms des Présidents, et d’une énorme carte du monde.


Ce qu’il fait est presque trop serré, presque trop tendu. Il butine, il butine – et il apporte son miel, et encore son miel, et il n’en cache pas, il n’en met pas de côté. Aucune réserve. Il donne tout, et tout est parfumé avec la même force. C’est presque trop dense. C’est tout le temps dans la projection lumineuse. Il n’y a rien en pénombre, en ombre, en silence nocturne.


Les violences de Barbey l’enchantent – comme le spectacle d’un admirable feu de bois. Ah ! avec quelle volupté il le tisonne ! Il ne voit pas les dormeurs ; il ne voit pas ses amis ; peu lui importe à lui la chaleur de la salle ; il va ; il va.

M. Bourdel, sur l’estrade, pense à ses affaires. Trois prêtres, pour n’entendre que vaguement le récit des amours de Barbey, se réfugient, immobiles, dans un discret mystère. Et ils s’effacent à la sortie.

Bellessort lit toute sa conférence – sauf la dernière phrase, qu’il sait par cœur, et qu’il dit en articulant bien les mots – ses papiers complètement repliés en deux – il les a repliés page par page. Il sort, et dans le vestibule étroit, où les gens de l’estrade ont mis leur pardessus, il accueille en s’ébrouant, le visage ruisselant de sueur, le lorgnon glissant, son poil noir et blanc hérissé – les amis et les amies qui le complimentent.

Vous êtes fou ! C’est beaucoup trop ! Eh bien voyons ! voyons !


27 février 31

La seconde conférence est beaucoup moins bonne. Gouraud dort en ayant l’air d’écouter. Doumic écoute en ayant l’air de dormir. Sur l’estrade que de gens laids.

Hollande, son faux-col trop grand et trop haut, et sa cravate rose. Mon voisin, vieillard à bottines à boutons. Au premier rang, des dames horribles et heureusement dans une béatitude qui adoucit leur laideur.

Des messieurs qui ont mis parapluies et manteaux, en paquetages, aux pieds du conférencier, sur l’estrade.

Une femme ne me quitte pas des yeux.

Il y a un sergent de ville debout, contre la tenture de la salle.

Les prêtres, cette fois, sont dans la salle.

Mme de Saint-Victor, en sortant, me met l’index sur la poitrine, et me dit :

Ah ! celui-là aussi, c’est un bon conférencier !



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Marcel Bouteron


Visite au Plessis, 14 juillet 48 –

J’aime Bouteron, parce qu’il sait et dit que rien de grand ne se fait que par l’amour.

Il dit : « Il n’y a que vous qui faites comprendre Balzac. Avec vous on a le choc. »

Il comprend que l’érudition n’est qu’une servante de l’art dramatique.

Le 22 mai dernier, il m’a entendu faire une conférence sur Balzac. (Les lettres d’amour.) Il est arrivé me féliciter. La mémoire m’ayant manqué, cent fois, j’ai crié en le voyant : « Il n’y a rien de vrai ! » Il m’a crié : « Tout est vrai ! »

Sa femme m’a dit : « Vous avez donné le choc. C’est tout. Des dates exactes, des faits exacts, ils les auraient déjà oubliés. Tandis qu’ils ont compris, éprouvé la chaleur des amours de Balzac. Voilà ce qu’il fallait. »

Et lui, Bouteron, non seulement il a trouvé et classé des tas de choses sur Balzac, mais il l’a aimé, voilà l’essentiel, voilà ce dont un artiste a besoin. Balzac a eu une chance incroyable avec Bouteron.

Ça a commencé, dit-il, par une tante à lui, qui adorait Balzac et lui a donné, alors qu’il était très jeune encore, les Lettres à l’Étrangère, à aimer !

Puis, quand il s’est agi de l’édition Conard, œuvre énorme dans laquelle il s’engageait avec désintéressement, il a senti, dit-il, que ça allait lui prendre sa vie entière.

L’art, quelle belle et grande chose : ne cesse de dire Bouteron, qui est un amoureux de la vie.

Le goût du grand, il l’a (malgré tous les défauts que je lui connais. Sa niaiserie qui vient de sa timidité et de sa modestie). Il dit :

« J’ai de la chance d’avoir eu à aimer un des plus grands créateurs. »



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Jean des Vallières


25 novembre 37 – Je dîne avec lui chez Chaulant.

Il est maintenant attaché au cinéma. Il vient de faire sur la Provence un film qu’il voudrait le pendant de L’Arlésienne. Il a tout fait, tout mené. Il a dépensé un million cent mille francs. Ce sera Les Filles du Rhône.

Il a toujours son air caressant. Il ne peut évoluer que dans la beauté, et féminine. Il avait une femme de chambre qu’il trouvait ravissante, qu’il gardait pour cela. Il a appris chez les « Doriotistes » où il évolue, qu’elle l’espionnait pour les communistes. Elle a avoué. Elle sanglotait. Il l’a renvoyée.

Son frère est Croix de Feu enragé ! Têtu ! C’est une religion ! – qu’il sert avec une foi pathétique – sans admettre rien ! Et il n’a le droit de lire que Le Petit Journal.

Des Vallières est passé par Saint-Cyr. Il a hérité de toute une très importante bibliothèque sur Marie-Antoinette, Fersen, la Révolution – dont il me fera profiter1.

A deux fils dont il dit : « Ils n’ont pas de goût, pas de passion. » Il voulait les intéresser au cinéma. Pas plus cela qu’autre chose !


Raymond Auvray2 se rappelle l’avoir vu tout petit à Tours. Et Henry2dit : « Dieu que sa mère était belle et délicieuse ! » (Le père était en garnison à Tours.) Ce détail me touche. Il y a une hérédité féminine très forte chez des Vallières !


1. Rappelons qu’en 1940, René Benjamin publie une Marie-Antoinette aux Éditions de France, et qu’il laissa plus de trois cents pages de notes sur Louis XVI.

2. Raymond Auvray (1874-1946), membre de la Société archéologique de Touraine. Henry Auvray (1878-1947), son frère, vice-président de la Société archéologique de Touraine.



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L’Abbé Cormier


21 avril 1945 – Me dit l'importance qu'a eue pour lui sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, sainte pour lui aussi grande que saint François d'Assise, rapportant le même message à plusieurs siècles de distance. Message d'humilité et de miséricorde.

Connaître sa misère. Et comprendre la miséricorde de Dieu qui lui correspond. Le pardon (donner au-delà de ce qui est dû).

Misère. La preuve : une tentation est toujours possible. Donc pas d'illusion sur nous. Avoir confiance dans l'appui de Dieu, le secours de Dieu, la présence de Dieu, qui est toujours là, qui s'offre toujours.

C'est sainte Thérèse qui a décidé de sa vocation. Il a lu son autobiographie. Il a trouvé une âme. Des choses aussi simples mais aussi profondes mais aussi riches que celle-ci l'ont atteint à jamais :

Dieu m'a plus pardonné qu'à Marie-Madeleine, car Marie-Madeleine, il l'a relevée et pansée après ses chutes. Mais moi, il m'a pris avant les chutes, il m'en a préservé.


La destruction des corps et du réel, ce n'est probablement rien. Ce qu'il faut voir – et nous ne pouvons pas le voir en ce monde – c'est le salut des âmes. Dieu cherche à sauver le plus d'âmes possible. Qui sait si les grands cataclysmes ne sont pas un moyen ?

Il faut que l'intelligence soit assez intelligente pour admettre aveuglément un domaine supérieur à elle : celui de la foi.

Être comme les enfants, c'est-à-dire non seulement avoir l'esprit simple comme eux, mais l'esprit confiant. Ne pas croire qu'on peut faire quelque chose seul. Chercher toujours la main du père.


Nous parlons de cet embourgeoisement horrible de la religion. Ces petites pratiques. Ces petits comptes tenus, avec la liste des scrupules (petit esprit des scouts). Ce marchandage avec Dieu : un prêté pour un rendu.

Les femmes sont plus religieuses que les hommes. Les hommes en sourient. Faibles femmes ! Est-ce cela ? Ne sont-elles pas d'instinct plus près de la nature, donc de Dieu ? Quand je vois Henriette, quand je vois la Russe. Epaisseur des hommes.


Dimanche 6 mai 1945 – Avec l'abbé Cormier, nous nous interrogeons sur demain.

Les Allemands ne capitulent toujours pas. N'est-ce pas dans le suprême espoir d'une mésentente entre alliés ? Les Russes veulent s'imposer dans les Balkans et à Vienne. Les Anglo-Saxons l'endureront-ils ? S'ils allaient se faire la guerre ? Si le monde allait repartir vers une nouvelle guerre ? Si les Anglo-Saxons allaient soudain demander aux Allemands et à la France de se joindre à eux pour une croisade commune contre le communisme ?


L'abbé ne croit pas qu'on fera le procès du Maréchal !!

Ils sont empoisonnés, dit-il. Pensez donc, quel déballage ! Tout cela va leur nuire énormément.


L'abbé est toujours utopiste. Et quand ce qu'il espère ne vient pas, il s'en tire admirablement en disant : « C'est voulu par la Providence ». Tout est pour le mieux dans… C'est la thèse de Beth.


Juin 1945Avec l'abbé Cormier.

Au fond, n'est-ce pas, il faut toujours en revenir à Dieu. Et ce qu'il faut comprendre, c'est

que c'est un Dieu jaloux.

Mais voilà l'incompréhensible !

Non pas ! Il est l'Être. Il est le Bien. Ce qui s'est écarté de lui lui fait mal, et il tente de le ramener vers lui, vers sa gloire.


Ce qui est insupportable, c'est cette comptabilité qu'établissent certains catholiques avec Dieu. Je te sacrifie ceci, cela, et en retour : « Tu me donnes le Paradis ».


Je lui avoue qu'un livre aussi beau (que j'admire de tout mon cœur) que l'Imitation de Jésus-Christ n'a pas d'action sur moi. Je veux dire : artiste attaché à tout, je ne peux pas me détacher de tout, et c'est cela le cri de l'Imitation, à chaque ligne. Père de famille non plus.

Mais bien sûr ! Et Dieu offre une infinité de voies pour parvenir à lui ! L'Imitation s'adresse à des âmes déjà dégagées – à des âmes de couvent.

Ce qui est beau dans votre cas, c'est d'avoir été choisi pour souffrir. Souffrir pour la vérité. La vérité a besoin de souffrances pour apparaître. Ce n'est que dans le sacrifice que tout apparaît.

Il a lu La Cuisine des Anges à ses séminaristes.


On oublie toujours la fin de tout qui est Dieu. Et il faudrait y penser toujours. Comprendre qu'il est à la fois le présent puisqu'il est là, et l'avenir puisqu'il est le but. Même si tout est perdu, rien n'est perdu, puisqu'il y a Dieu au bout.

Ce qu'il faut surtout calmer en vous, c'est l'inquiétude. Je comprends, parbleu, votre souffrance contre l'injustice. Mais vous n'avez pas à vous inquiéter d'avance, de ce que sera votre procès par exemple. Dieu, au moment, vous donnera les moyens de répondre (St Luc, XII.12).

Et s'il ne me les donne pas ?

C'est que vous aurez manqué de foi.


Il n'aime que ce qui est humain.

Professeur admirable qui croit plus à l'expérience qu'aux livres, parce qu'il n'y a que peu de livres chargés d'une vraie expérience.


Il y a très peu de saints qui aient eu – intelligence et sens abolis – la vraie connaissance directe de Dieu. St Jean de la Croix – Ste Thérèse d'Avila.

Les Saints tout à coup sont suscités par Dieu pour refaire comprendre aux hommes certaines vérités perdues.


Dieu amène les hommes à lui comme il veut. Beaucoup seront bien surpris d'entrer au Paradis. Ils y auront été amenés sans s'en douter.

Ça, c'est très beau.

Et sa miséricorde sera infinie, parce qu'en fin de compte, il faut bien qu'il y retrouve son compte.


Nous semblons oublier, pour nous conformer à la volonté de Dieu, que c'est lui à qui nous devons tout.


Les Juifs n'avaient pas une conception très précise de la vie future, de l'immortalité de l'âme. C'était en ce monde-ci qu'ils essayaient d'obtenir les bienfaits de Dieu, en se conformant à ses commandements : gras troupeaux et abondante postérité. Mais la vie éternelle, c'est le Christ qui l'apportera. Voyez la plainte du Psalmiste !


28 juin 1945 – Nous passons la soirée dans le parc du grand séminaire. Nous parlons de la Russe.

Vous êtes très pacifié, me dit-il. Regardez comme Dieu est bon de vous avoir envoyé cette femme. Il apparaît toujours. Il met souvent longtemps. Par elle, que de choses vous avez comprises ! Vous étiez en garde toujours ? Vous l'êtes tellement moins. Et comme vous aurez profité de votre détention ! Vous avez fait retraite.


27 juin 1945 – Nous parlons de la chère Russe.

N'est-ce pas, me dit l'abbé, avec des yeux d'une curiosité intense, vous aimez observer les

âmes, vous avez la curiosité des âmes ? Je sens cela chez vous.


Je viens d'être comme vous, souffrant trois jours. Les tripes ! Ah ! qu'on est diminué ! Et comme il est impossible à l'âme de se démêler du corps. C'est un mariage étroit.


Certains jours il me faisait sourire et m'irritait presque par son optimisme. Mais je vois maintenant que c'est de la foi.


Quelle avidité, curiosité, il a chez lui, des êtres, des livres, de tout !


30 juillet 1945 –

Il ne faut jamais oublier que nous ne sommes faits que pour Dieu. Son sanctuaire est en nous. C'est en nous qu'il se plaît. Nous sommes aimés. Ceci doit nous aider à l'aimer. Avec l'âge, nous en venons tous d'ailleurs à cette conviction, à cette foi qu'aucun être humain ne peut nous combler. Nous avons cherché à aimer. Aucune créature ne nous a comblé… longtemps. Nous sommes obligés de le reconnaître. Et notre appétit d'amour, de justice, de beauté, de bonté, c'est Dieu qui le comblera. Ces appels, c'est Dieu qui y répondra.

Il faut sentir les grâces qu'il a pour nous. Même les plus petites.


Dieu fait homme avec cette douceur. Y croire ? Dame, je ne crois pas qu'un homme simplement homme aurait pu imaginer cela. Et dans cette humilité ! Et le mystère de l'Eucharistie. Rien de plus parfait. Rien de plus simple. Parbleu, c'est divin. Ça comble.

Le Dieu des théologiens, c'est l'Être, l'essence de l'Être.

Mais le Dieu qui se révèle, c'est l'Amour, c'est Dieu qui dit à l'homme qu'il l'aime.

Il aime peut-être jusqu'à avoir créé l'Enfer. Dante l'a dit: « Le gouffre, c'est de l'Amour… » Et il y a là-dessus une page sublime de Catherine de Sienne.

L'amour de Dieu, c'est Saint Jean qui l'a le mieux exprimé. Mais nous, nous n'avons pas idée à quel point Il est Amour ! Tout ce que nous connaissons de l'amour sur cette terre, ce n'est rien ! Enfantillages ! nous serons éblouis. D'ailleurs l'apparition de Dieu, on ne se représente pas ce que ça peut être.


Quand j'ai bien parlé avec l'abbé, je sens comme il faudrait se détacher du réel et entrer plus profondément dans le rêve intérieur. Le mien est assez riche maintenant pour que je m'y tienne.


12 août

Au fond, me dit-il en souriant – son sourire solide, son œil dominateur, sa foi romaine – vous êtes très exigeant. Vous l'êtes terriblement ! Né pour aimer, vous trouvez qu'on ne vous

donne pas assez ! Et pas seulement pour vous ! Vous voulez que les êtres soient parfaits !

Très doux:

Il n'y a que Dieu qui vous contentera.

Tout cela doit être vrai. D'où mon inquiétude – et ma recherche incessante des êtres… à aimer.


Je connais très peu d'hommes qui sentent ce que c'est que la création artistique comme lui.

Les documents ! les notes !

Il rit

Là, comme quand Dieu a créé, il s'agit de faire quelque chose de rien.


Il n'a pas de regrets ; il accepte les horreurs. Avec la force de sa foi et l'égoïsme de son célibat.


Il me voit avec Berendorf, et il dit:

Vous êtes terrible ! Et vous voyez ce que vous exigez des pauvres êtres ! Mais ils ne donnent que ce qu'ils peuvent.


Vous paraissez un révolté, me dit-il encore. Mais vous ne savez pas l'être jusqu'au bout.


Soirée du samedi 30 juin 1945, parc au-dessus du séminaire – Il me parle de la Charité-Dieu.

Peut-être que c'est encore les monastères qui, une fois de plus, rétabliront. On ne sait pas !

Et quand il dit : « On ne sait pas », d'une voix qui gonfle ces quatre mots, on éprouve que dans son inguérissable optimisme, il sait !

Il s'extasie sur le paysage de Tours. Ce n'est pas beau. Verdure trop lourde. Cathédrale trop de profil. Ville écrasée.

Mais… il y a la lumière.

Malgré ses refroidissements et sa main qui tremble, il a un tonus de taureau. Quelle passion il a pour la vie et les arts ! Il me dit n'avoir lu personne autant que Léon Daudet. Je me demande comment il fait pour tenir en face de la femme.

N'est-ce pas, me dit-il, vous êtes avide des âmes ? Cela se voit !

Ses élèves ne s'intéressent plus guère à l'esprit. C'est vrai. Ils sont impatients, distraits. Mais… il arrange cela très bien. C'est que nous allons vivre une terrible période où il faut des combattants. Contre le communisme. La force. Eh bien ! il faut un temps de force. Après quoi on pourra penser à restaurer l'esprit, mais ce n'est pas pour maintenant.


Vous verrez, me dit-il, le Maréchal triomphera (il est vrai qu'on a de bonnes nouvelles de lui) et on se servira de vos livres.


Nous parlons de Shakespeare, de Molière, de Rembrandt.

Je lui dis:

Quelles âmes ! À côté d'un Racine. Racine œuvre d'art, mais qui n'a pas la largeur et la grandeur humaine des autres. Chez les autres, il y a un son d'âme unique

Ah ! me dit-il, intelligemment (et il est très féru de Racine) Racine est un analyste. Les autres font la synthèse – ajoutant un moraliste, un philosophe à l'artiste.


17 août 1945L'Abbé – Comme il aime la liberté et l'originalité ! Une personne ! C'est à dire quelqu'un qui se développe en toute sincérité. Or on ne s'accomplit pas en série. On réussit à s'accomplir selon son destin.


Il rit – amicalement – des Jocistes et autres groupes similaires et de la pauvre Marguerite, influencée par Marie-Louise Monnet*, et qui l'a tant déçue !

Ah ! s'écrie-t-il, les enquêtes ! les enquêtes sur rien… sur tout… sauf sur soi ! On découvrirait peut-être la vérité !

Il rit bien lors des fiançailles de Bertrand et de Nicole:

Nous avons les mêmes idées sociales !*


* Marie-Louise Monnet (1902-1988) est la fondatrice de l'Action catholique des milieux indépendants (ACI) et la première femme nommée auditrice au concile Vatican II ; elle est la soeur de Jean Monnet.


Il est « interné » depuis trente ans. Il rêve d'être chez lui. Il laisse passer les années où on ne peut rien acheter. Puis il se mettra chez lui. Il demandera une cure de campagne. Et il recevra enfin ses amis. La chose la plus délicieuse du monde.

Car enfin c'est charmant d'être reçu. Mais arrive un âge où on veut rendre… Et puis, j'ai besoin d'être chez moi – avec moi – et j'aime de plus en plus la campagne.

Et puis, il laisse percer un certain découragement à l'égard des méthodes d'éducation (même au séminaire) beaucoup trop abstraites. L'abstraction, l'homme étudié abstraitement ; Descartes a fait beaucoup de mal aux Français. Il serait temps de voir l'homme concret – comme le voient les étrangers qui nous entourent.


26 août 1945 – (au séminaire) Il pense que tous les hommes sont des animaux terribles :

Oh ! vous savez, il suffit d'une occasion pour que les pires instincts… Mais… mais voilà le miracle : comment Dieu s'y retrouvera-t-il ?

Il y a des âmes qui, engourdies ou égarées toute la vie, ne s'ouvriront et ne rayonneront que dans un autre monde, à la lumière de la Vérité.


Il me dit:

Je crois qu'avec votre femme, il n'y a que vous qui pouvez quelque chose. Vous êtes l'homme, donc le plus fort – même si vous êtes faible. Vous êtes le chef de famille. C'est à vous à tout arranger. (?)


1er septembre – Après la lecture de mon livre sur Jean-Loup, et son avis que c'est mon plus beau livre et l'un des plus beaux livres qu'on ait écrits :

Que de dons Dieu vous a faits ! D'ailleurs, je remarque de plus en plus que Dieu se manifeste – et sauve les âmes (c'est vrai qu'il vient de me sauver et de me donner la foi) à la minute où il les humilie, soit par un malheur, soit par la vue de leur péché.

Il dit doucement tout cela, lentement, paresseusement (c'est un homme de pensée uniquement et un contemplatif.) En somme, selon lui, Dieu ne pense qu'à sauver les âmes qui se perdent.

Donner, voilà le but de la vie. Aimer, donner. Nous serons jugés sur nos intentions.

Je le reconduis au séminaire dans la nuit, et il ne cesse de me dire :

Les actes ne sont rien, ou pas grand chose. (philosophie d'indulgence et de clémence). Les hommes souvent sont forcés à leurs actes, par l'habitude, le respect humain, les cadres dans lesquels ils évoluent. Mais… leurs intentions, les connaissons-nous ?

Par exemple : nous voyons revenir un Herriot, un Blum. Nous disons: « toujours les mêmes ! » Savons-nous à quel point ils ont changé ? Nous ne le savons pas. Le malheur les a peut-être sauvés.

La philosophie de l'Abbé, c'est :

Nous sommes tous destinés à être sauvés. Quand le serons-nous ? Comment ? Cela demande souvent beaucoup de temps. Il ne faut pas s'indigner sur les fautes des êtres. Il faut attendre ; il faut espérer pour eux.

Nous ne comprenons jamais le malheur. Et les sottises. Et les crimes. Patience. Nous comprendrons plus tard. Tout a une raison d'être.


14 septembre – C'est curieux ce que me dit l'Abbé :

Les moments de sécurité et de bonheur ne sont pas intéressants pour l'homme. C'est dans l'inquiétude et la détresse qu'on sent que Dieu est là (Dame ! puisqu'il est la miséricorde !)

Et moi – c'est curieux – qui, au contraire, sens sa présence dans la joie et alors remercie, remercie, suis toute gratitude – et dans le malheur sens son abandon.

L'abbé au contraire, à cette minute, dit – ou : c'est voulu ! (que Votre volonté soit faite) – ou : Il va venir ! Et c'est bien cela la foi.


Son rêve : se retirer du siècle. Ce n'est plus pour lui. Laisser les jeunes agir. Avoir un presbytère – une petite voiture – un petit cheval, des livres, des amis, la nature.


Il vient de relire La Recherche du Beau de Léon Daudet. Il admire et il dit :

Il y a une femme en lui, entre autres nombreuses choses. Il décrit une femme nue. Ah ! cette connaissance du grain de la peau. Ce doit être notre écrivain le plus sensuel – je veux dire qui se sert le plus de ses sens.


23 septembre 1945 – Melle Gallois me révèle que, bien entendu, il est incapable pratiquement de quoi que ce soit. Et il rit. Il ne sait pas du tout voyager. C'est une catastrophe à chaque pas.

Et aussi il a très souvent le cafard. Et vers la fin de l'année scolaire, de l'irritation et de la fatigue. Il enverrait tout promener.

Vraisemblablement, je l'intimide, car il y a des choses qu'il n'ose pas me demander, paraît-il. Il aurait voulu redemander le manuscrit des Innocents. Il n'a pas osé.


26 septembre 1945 – Je vais le voir dans sa chambre. Il devient confiant.

Il me dit son horreur de la mort. Il aime trop la vie. Quoique abbé, il est exactement au même point que moi. Il ne peut pas se faire à cette disparition de ce qui est. Il me dit :

J'y réfléchis depuis toujours, et je me suis arrêté – je ne peux pas faire autrement – à la croyance du châtiment. C'est dur à accepter. Ça me paraît dans le temps si loin de nous. Mais c'est bien l'homme qui met la terre dans l'état où elle est. Alors ?

Il est passionné de la vie, parce qu'il est passionné des âmes. Quel spectacle !


Visite le mercredi 3 juillet [1946], au Séminaire – Je ne l'ai pas vu depuis neuf mois. Belle conversation.

Voyez-vous, plus je vais, plus je suis sûr qu'il n'y a que le beau, d'abord le beau, qui importe.

Il voit avec désolation des générations de séminaristes de plus en plus médiocres parce qu'ils ne sont tournés que vers l'action, et l'action pour l'action, n'ayant plus le sens du beau, qui, pour être goûté, demande de la contemplation. Le temps du recueillement et de ce recueillement sort l'enthousiasme qu'ils n'ont plus aujourd'hui.

Je m'explique maintenant la paresse de l'abbé – paresse indispensable. Il est heureux, de plus en plus, de frayer avec les grands hommes, les chefs-d'œuvre de Dieu, comme il dit. Il voit la décadence de son époque, mais avec une foi si sûre qu'il garde tout espoir.

Il y aura la grande bataille, le grand jour où s'affronteront le communisme et le christianisme. Tito, dit-il, guette Pie XII, saint, qui aurait alors sa grande heure, comme le cardinal Mercier. Dieu le réserve.

Cette visite me fait beaucoup de bien. Il se place sur un grand plan, où il rayonne – avec sa figure forte, ses beaux yeux bleus étrangement clairs, ses petites mains artistes – grasses, douces… malheureusement tremblantes.

Me parlant de la santé de François, il me dit: « C'est le mystère… C'est le mal sacré des Anciens ».

Le beau, le mystère – voilà ce qui l'occupe.

Il dit :

Je ne peux pas ne pas croire à la toute-puissance finale de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté.

Il a été à Paris en avril. Au Louvre. Des Poussin l'ont ravi. Merveille des merveilles.

Devant la beauté, s'écrit-il, je pense à Dieu, irrésistiblement à Dieu. Je le touche !

Il dit très justement :

Rien de plus beau que l'Admiration. Et c'est la disparition de l'admiration qui laisse la place libre à l'Envie. Rendez l'admiration, l'envie disparaîtra.


L'abbé me dit que Claudel est un monstre. Claudel et Maritain, voilà ceux qui pour la jeunesse remplacent saint Thomas et autres. Mais oui ! Les hommes monstrueux qui dans tous les sujets clairs mettent une confusion qui plaît à tous les esprits vagues.


Êtes-vous jeune ! m'a dit l'abbé, quand j'ai eu fini de lui dire le désir, qui me reprend, de voir le Pape. Il me conseille de m'adresser à Solesmes pour y arriver. Il me dit du Pape :

Il est grand par l'âme – plus par l'âme que par l'esprit.

Ce que j'ai toujours préféré.

Donner ! dit l'abbé. Toujours donner ! Voilà qui est bon et vrai. Voilà qui fait du bien. Recevoir n'enrichit jamais.


Ce que j'aperçois dans sa bibliothèque, c'est les Fleurs du Mal et la Correspondance de Flaubert. L'Abbé est comme moi : il ne s'ennuie jamais. Le mal du dernier siècle ne l'a pas effleuré. Il est comme moi : c'est un grand admiratif.

L'abbé n'aime que l'art.

Créer, dit-il. L'homme est au monde pour créer. C'est là ce que doit être tout travail. Il doit être créateur.


Cette visite m'a fait beaucoup de bien. Il m'a, non pas rapproché de Dieu, mais rapproché Dieu, ce qui est sublime.


Déjeuner au Plessis le 26 septembre 1946 – Il dit qu'il a eu deux maîtres importants : l'abbé Gaudimont et l'abbé Gonnin. L'abbé Gonnin lui a révélé la beauté avec le Sermon sur la Mort de Bossuet. De là datent ses premiers enchantements devant ce qui est beau.

Il est venu par une sublime journée d'été. Et malgré la chaleur il est passé par la levée : il a été admirer la Loire. Toujours le beau.


Mardi 20 mai 1947 – Visite au séminaire avec Laurence qui m'y mène en voiture.

Il revient de Genève, heureux. Il respire le bonheur, et… la paresse. Mais il dit des choses délectables.

Qu'il a osé entreprendre pour ses élèves – lui qui a à leur faire de la théologie – un cours de l'histoire de la peinture.

Parce que voyez-vous, dit-il avec son air lent, rien n'est plus utile que la connaissance du beau, qu'on a le tort de séparer, de laisser entre des cloisons. C'est ridicule. C'est affreux. Comme disent les Scolastiques : le Beauté, la Bonté, l'Unité, la Vérité ne font qu'un. C'est l'Être.

Et, dit encore l'abbé, tout part de la Vie, et il faut tout faire partir de la Vie.

Vous êtes unique, dis-je.

Non, dit-il, mais j'ai eu la chance de rencontrer quelques hommes – il pense d'abord à Carvallo – qui m'ont tout fait comprendre, et tout appris.

Puis il rit de moi:

L'homme de l'Absolu !… Ah !… vous êtes de cela. Vous ne pouvez pas vous refaire !

Je suis cela… et je ne suis pas cela. Trop inquiet pour être cela !


Je lui raconte que François Daudet, ayant pris le bureau de son père, a remplacé les nus grecs par des objets de dévotion catholique horribles.

Voilà !

Il rit.

Léon Daudet ! L'homme qu'il a le plus regretté de ne pas connaître.

Voilà ! Le nu lui apparaît une chose en dehors de la religion ! Quand il n'y a pas l'étincelle, le feu au départ, il n'y a rien à faire !


Oui, quel mystère que la vie ! Tout est mystère.


Il voudrait tant savoir ce que je fais. Et comment le lui expliquer (Le Divin Visage). Je lui ai exprimé seulement la difficulté.


9 juin 1947

Il n'y a que les passions qui font les grands hommes. Sans les passions il n'y a que des êtres sans vie !


Je lui lis des lettres de l'abbé Fontagnères. Il dit :

C'est un homme libre.


L'Abbé, c'est le grand défi à Candide. Tout est pour le mieux. Quand je gémis sur le sort de Maurras :

Mais où voudriez-vous qu'il soit ? Comme pour le Maréchal. C'est pour eux la seule place possible dans une telle société.

Et c'est vrai.

Et c'est la honte des profiteurs comme Duhamel et Mauriac de s'en accommoder.


Et toujours, toujours, son amour, sa religion de la vie. Cet été il rêve d'aller en Belgique, et de pousser jusqu'à la Hollande pour voir les Rembrandt, cher abbé !


L'Abbé rit de mes doutes, et de notre goût de la perfection. Moi pour mes livres ; Henriette pour ses tartes.

Ah ! quelle étrange famille ! dit-il en riant.


Il paraît que Mgr Grente a écrit sur Bossuet et que naturellement c'est pitoyable. Il ne le voit pas du tout comme un grand historien passionné. Aucun sens de la grandeur !


Samedi 28 juin 1947 – Visite au Séminaire avec François.

L'homme ne peut plus s'en tirer. A présent qu'il a brouillé tous les écheveaux, que tout est emmêlé, quel désordre ! Quelle folie ! Je ne crois plus aux hommes. Nous ne pouvons plus rien. Les plus grands, les plus purs ne peuvent rien. Il faut s'en remettre à Dieu.

Et se détournant de l'impuissante société actuelle, il part dans huit jours pour la Belgique revoir les Rubens, et probablement poussera-t-il jusqu'à Amsterdam voir les Rembrandt.

Le monde n'est plus dans l'ordre et dans l'esprit voulus par Dieu. Tant qu'il ne les aura pas retrouvés. Pour cela il faut de grands hommes. Mais nous sommes arrivés à un moment de folie où on se demande, tout étant à l'envers, s'ils sont possibles.


Il est en train de relire Shakespeare. Il est dans l'admiration. Le plus grand des créateurs. Et combien exaltant ! Il est émerveillé. Et frappé par sa pitié pour l'espèce humaine.


Visite le mercredi 5 mai 1948 – Priez, priez, me dit-il. Ne cessez pas de prier.

Prier demande une extrême sérénité. Car c'est la plus belle preuve d'humilité que l'homme puisse donner.

Dites le Notre Père, la plus humble des prières – celle qui dit que Dieu est un Père, que Dieu est bon. Car c'est là l'essentiel, croire que Dieu est bon. Lui demander ses grâces et sa miséricorde.

Sans elles on ne peut rien. Et Dieu nous donne ce dont nous avons besoin. C'est sûr. Il faut voir avec quels yeux bleus, avec quelle assurance souriante il l'affirme.

N'écoutez pas votre raison quand il s'agit de Dieu. Ne cherchez pas à comprendre. Laissez votre bibliothèque. Retrouvez votre âme d'enfant.


Nous ne savons pas les voies de la Providence. Nous ne savons comment Dieu s'y prend pour toucher notre âme. Mais souvent, avec le temps, en voyant les résultats, on commence à discerner le pourquoi de ce qui nous avait d'abord simplement suffoqué.


Me parlant de Laurence, il me dit:

« Nous autres prêtres, nous ne sommes pas faits pour nous imposer, donner continuellement des ordres péremptoires, accepter ceci, refuser cela, mais faire sentir l'infinie miséricorde de Dieu, qui d'abord est bon, et en rapprocher les hommes. »


Se simplifier : Ah ! oui ! les études ! les livres ! les discussions ! (d'où les guerres de religion !) Ne pas cesser de se simplifier. Se refaire un cœur d'enfant.

Et chaque fois que Dieu prend une âme, on ne voit pas la réussite extérieure (au contraire, on voit les difficultés). Mais on verra plus tard l'élévation progressive de cette âme.

Pour lui, le grand rôle du prêtre, ce n'est pas de vous faire peur et de vous décourager. C'est au contraire, de vous affermir en Dieu.

Son dernier mot, c'est toujours: « Courage ! Confiance !» Et sa tête se penche tendrement (quand il est à la porte avec vous). Il veut vous aider.


Vouloir raisonner des choses de Dieu. Son existence, sa forme, son éternité, avec notre faible raison, c'est absurde.

La foi obscure, dit Saint Jean de la Croix.

L'aimer, c'est tout ce que nous avons à faire. Le comprendre, non. Vouloir le comprendre, c'est l'erreur de tous les hommes. Il faut prier pour arriver à comprendre… que nous ne pouvons pas comprendre.

Savoir simplement, être sûr qu'il est Amour, comme toute sa création (d'où nous viendrait le besoin d'aimer plus fort encore que le besoin de bonheur. Ou enfin… ils se confondent).

Bien sûr que Voltaire dans Candide n'a rien compris au chrétien. C'est un esprit léger. Il amuse follement à vingt ans. Il captive. Il emporte. Mais à soixante… quand on est soi-même vieux, on dit : « Pauvre vieillard ! »

































































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René Benjamin et l’abbé Cormier au Plessis




















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