Carnet n° 4
L’Année Benjamin suivi de René Benjamin politique
(décembre 2014)
L'Année Benjamin
2015 – 130ème
anniversaire de sa naissance – sera-t-elle l'année Benjamin et verrons-nous
tomber définitivement le mur du silence qui, pendant plus d'un demi-siècle, a
caché aux Français l'œuvre et jusqu'à l'existence même d'un écrivain brillant
et émouvant, aux dons les plus variés ?
Bien longtemps après sa mort le 4 octobre 1948, son fils François
écrivait : « En réalité, René Benjamin est mort trop tôt après
« l’épuration ». Il est ainsi entré dans une zone d’ombre et d’oubli
absolu que ne méritait pas son grand talent, ni son œuvre, très vaste et très
diverse, allant du roman aux peintures de mœurs, aux essais politiques parfois
prophétiques, aux portraits très nombreux et remplis de vie, au théâtre, au
cinéma même, à des réflexions sur l’éducation, sur l’âme enfin et avant tout. »
Dans toute la France, mais aussi à l'étranger – en Suisse et en Belgique
notamment – , où il donna si souvent ses merveilleuses conférences –, ses
nombreux amis se sont longtemps souvenus de lui. Eux aussi, ont peu à peu
disparu, ne laissant que de rares témoignages sur un de leurs écrivains de
prédilection.
Toute sa vie, René Benjamin a recherché la grandeur, il a fait frémir la
fièvre des génies et leur drame, battre leur cœur avec un extraordinaire don de
vie. Il a été aussi un témoin de son temps. Mais toute sa vie aussi, il a été à
la recherche de son âme. C’est le titre
d’un de ses livres : L’Homme à la recherche de son âme, publié en
1943. Il y raconte « comment dans ces cinquante dernières tumultueuses
années, un homme, né vers la fin du dernier siècle en France, n’a pas cessé
d’être angoissé de cette âme qui lui était prêtée, et qui lui échappait, puis
qu’il retrouvait, mais qu’il reperdait, hélas, parce que depuis cinquante ans
nos vies ont été tellement difficiles, arides et bousculées que nous n’avons
pas souvent rencontré les moyens d’aimer… Ce sont ces défaites et ces victoires
que je souhaiterais raconter, en disant, avec leurs dates et leurs noms, les
événements et les hommes qui nous ont étouffés ou sauvés. » La vie de
l’âme fut, en effet, un thème récurrent de son œuvre, avec une consonance
véritablement tragique dans ses derniers écrits. N’oublions pas que nous
parlons d’un écrivain, qui a vécu cette période que son contemporain Henri
Massis appela « la guerre de trente ans1 ».
René Benjamin était né à Paris en 1885. Après avoir fréquenté la
Sorbonne, il fit ses débuts dans le journalisme en 1910. Dès lors, il veut tout
voir, étudier la société dans tous ses aspects : la Sorbonne, la Justice,
l’Armée, l’Hôtel des Ventes, les Foires parisiennes, les rues, les boulevards,
la Faculté de médecine. Parlant de Paris, il écrit : « Quelle ville
absurde et sublime ! Il n’y a qu’à regarder et qu’à entendre.
Ah ! si Dieu me prête vie, j’ai cent bouquins à pondre, dont cinquante sur
la bourgeoisie ! » La bourgeoisie, héritière de cent vingt ans de
révolution, il n’aimait pas !
Il donne des articles au Gil Blas, à L’Opinion, à L’Echo
de Paris. Mais rapidement il se rend compte qu’un journaliste débutant ne
peut se permettre de décrire ce qu’il voit en disant ce qu’il pense. Ce sera le prix Goncourt, attribué à Gaspard
en 1915, qui lui assurera une liberté entière.
Lorsque survient la guerre, il avait déjà publié ou préparé ses premières
« Etudes de mœurs », La Farce de la Sorbonne en 1911, Les
Justices de paix ou les vingt façons de juger dans Paris en 1913, L’Hôtel
des Ventes, sous-titré Paris, sa faune et ses mœurs, en 1914, et Le
Palais et ses gens de justice qui ne paraîtra qu’en 1919.
L’entre-deux-guerres voit Benjamin s’orienter vers la droite, au point de
devenir rapidement l’ami de Léon Daudet et de Maurras. Il fera partie de cette
phalange d’écrivains décidés à mettre un frein aux désordres de la démocratie.
Comme ses amis, il sait que l’inaction de la France, le pacifisme mou de ses
dirigeants, conduisent inéluctablement son pays vers une troisième guerre en 70
ans, c’est-à-dire une troisième invasion et une troisième occupation.
Il sait qu’il doit à tout prix l’empêcher, et, comme eux, il est prêt à se
battre sur tous les fronts pour y arriver. C ‘est l’héritage de ses
enfants, leur vie même, qui sont en jeu.
Cette ambition de diriger la société, il la manifeste clairement, par
exemple, à propos de la condamnation de L’Action Française par Pie XI en
1926. Bien que n’étant ni royaliste, ni d’Action française, il écrit :
« L’obéissance est indispensable aux enfants [...] Mais il y a ceux
qui par leurs fonctions ou leurs talents ont à diriger ou à conseiller une
société. Ceux-là n’ont pas le droit d’être aveugles et d’obéir aveuglément.
Ce que je vous expose là n’est pas une attitude de révolté. J’ai un
métier qui serait ridicule – oui, ridicule et réduit à 0, si
j’étais soumis aveuglément. Ce dernier adverbe [...] n’est pas
tolérable, il est la folie même pour des hommes en activité, et qui doivent
s’imposer aux autres par la parole, par l’écrit, par l’idée. »
Une évocation de René Benjamin doit faire une place à sa femme et à ses
enfants. Élisabeth Lecoy, fille d’un notaire de Saumur, infirmière bénévole à
l’hôpital de cette ville, vers lequel il fut évacué après sa blessure près de
Verdun, qu’il épousera le 26 juin 1916 à Saché, fut, durant leurs années
parisiennes des années 20 et 30, sa muse, sa complice et sa première
admiratrice.
Ils eurent trois enfants : Jean-Loup, né en 1917, qui, après huit
ans passés sous les drapeaux, tombera, le 16 mai 1945, devant Strasbourg, après
avoir fait les campagnes de Tunisie, d’Italie et d’Alsace, Henriette, née
l’année suivante, et François, né en 1925, qui, en 1968, épousera Catherine
Fontaine, grâce à l’amitié de qui j’ai pu avoir accès aux archives de son
beau-père.
Après la
guerre, et jusqu’en 1921, les Benjamin passèrent leurs vacances à Saché,
propriété de M. Lecoy ; puis le château, qui était en indivision, fut
vendu, à leur grand regret, car Elisabeth y retrouvait son enfance et René le
souvenir de Balzac. Quelques années plus tard, leur ami Carvallo, propriétaire
de Villandry, leur dénicha une belle propriété, à quelques kilomètres, Le
Plessis, qu’ils achetèrent. Où, dès lors ils vinrent tous les étés et où
Benjamin pouvait travailler sereinement, loin de Paris. Car la vie au 111
boulevard Saint-Michel était survoltée. « Là, écrira-t-il plus tard, j’ai
travaillé de toute mon âme et donné de moi vraiment. Là, j’ai trouvé le refuge
espéré depuis longtemps ; là, j’ai mesuré mes forces et ma
faiblesse ; là, tout seul, j’ai aimé la vie jusqu’à en pleurer… là enfin
me sont venues la résignation et l’indulgence. »
Journalisme, théâtre, satires sociales et politiques, portraits,
biographies et, coiffant le tout, conférences, les domaines qu’aborde Benjamin
sont nombreux, et malgré cela, inspirés par une même volonté et une même
passion de la vie.
Son
« métier » de conférencier l’occupait six mois par an. Le terme de
« conférence » le surprenait d’ailleurs, car son art était dérivé de
son amour du théâtre. Il disait : « la conférence est une
représentation, mieux encore, c’est une action parlée ». Et Sacha Guitry a
bien compris que, chaque fois qu’il parlait, le conférencier « écrivait
un nouveau livre à haute voix. Il réunissait en somme ses lecteurs, et c’est
sous leurs yeux qu’il le composait, ce livre. |...] Il en corrigeait les
épreuves de ville en ville [...] et quand son livre était au point, [...] il se
le dictait alors à lui-même – et le donnait à imprimer. »
Ainsi naquirent ces merveilleux tableaux vivants, que sont Antoine
déchaîné, en 1923 ; Le Soliloque de Maurice Barrès, en
1924 ; Sous l’œil en fleur de Madame de Noailles, en 1928 ; Les
Paroles du maréchal Joffre, en 1929.
Très tôt, René Benjamin avait ressenti l’appel du théâtre. C’est Antoine,
l’un des deux grands réformateurs de l’art dramatique, qui, en 1911, monte à
l’Odéon, sa première pièce, Le Pacha, agréable comédie en deux
actes. En 1922, Les Plaisirs du hasard sont joués au Vieux-Colombier,
par la troupe de l’autre grand réformateur de l’art dramatique, Jacques Copeau.
Mais déjà sa réputation de droiture intellectuelle est faite, et les succès au
théâtre lui sont interdits par une critique violemment hostile, qui par
ailleurs encense les comédies semi-érotiques d’un Porto-Riche. Deux ans après, Il
faut que chacun soit à sa place « comédie antidémocratique [...] où
l’on voit, à la cadence de vieux airs français, danser tous les pontifes et les
idiots du régime », subira le même sort.
René Benjamin consacrera, plus tard, un chapitre de L’Homme à la
recherche de son âme à son ami Copeau. Ce qu’il admirait le plus en lui,
c’est qu’ « il ne s’occupait que de l’âme, en ayant l’air de faire du
théâtre. La retrouver et lui rendre sa place qui est la première. »
Le démon du théâtre ne le lâcha jamais. Paris est une pièce en 2
actes et 8 tableaux, faite d’amour et de poésie, représentée pour la première
fois au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 22 janvier 1932. Elle fut,
elle aussi, assassinée par la critique, et souvent de façon ignoble.
« J’ai contre moi, écrit-il à sa belle-mère quelques jours après la
générale, tous les crapauds de Paris. » Mais il est applaudi par Daudet,
Bonnard, Anna de Noailles, Antoine, « tous les poètes », et même par
le « froid » Bainville, qui lui offrira La Revue Universelle,
« qui n’a jamais donné aucune pièce d’aucune sorte, pour publier la
mienne ! » En 1936, le cinéaste Jean Choux en fit un film, avec une
musique originale de Jacques Ibert et une distribution
prestigieuse comprenant Harry Baur et Renée Saint-Cyr.
Aliborons
et Démagogues est l’un des chefs-d’œuvre de René Benjamin et, dans le
domaine du pamphlet, un des meilleurs de la littérature française. En 1926,
ayant appris que les Instituteurs laïques et syndiqués allaient se
réunir en congrès à Strasbourg, il décide d’y assister. Pendant quatre longues
journées, il est présent à toutes les séances, observe, écoute, prend des
notes. « Ce furent pour moi quatre jours de stupeur, puis d’immense gaîté,
puis de dégoût, puis de colère ». La campagne de presse que déclenchèrent
ses articles dans L’Avenir tourna au tragique lorsque la CGT décida
d’empêcher l’auteur de donner des conférences. Il y eut des scènes
révolutionnaires, notamment à Lyon et à Saint-Étienne, où un Camelot du roi fut
tué.
Avec Les
Augures de Genève, paru en 1929, il s’attaquera, à d’autres tabous, et pas
des moindres : la Société des Nations, et Briand, colonne vertébrale du
pacifisme mou de ces années sans âme, l’homme qui avait mis « la guerre
hors la loi », préparant ainsi la politique de désarmement qui polluera
les années 30.
Comme tous les
grands écrivains, René Benjamin a mis une part de lui-même dans chacun de ses
livres, même dans La prodigieuse vie d’Honoré de Balzac (1925) et dans
son Molière (1936), mais le plus intime se trouve dans ceux qu’il
écrivit dans les dix dernières années de sa vie, parce qu’ils sont un retour
sur le combat qu’il a mené sans fléchir un instant, et sur ceux qui ont
combattu avec lui. Ces livres merveilleux –
et qu’il faudrait rééditer, et faire lire à la France qui enfin se réveille
– sont Chronique d’un temps troublé (1938), Le Printemps tragique
(1940), L’Homme à la recherche de son âme (1943), Les Innocents dans
la tempête (1947) et Le Divin Visage (1948).
Dès la
signature de l’armistice, il soutint la politique du Maréchal Pétain qu’il
admirait profondément. Vivant en zone occupée et en province, il a, dès le
début de l’année 1941, la possibilité de se rendre à Vichy et de s’entretenir
longuement avec lui. Il l’accompagne dans plusieurs de ses déplacements en
province, notamment à Saint-Étienne et à Vienne. Et il écrit : « Avec
le Maréchal, j’ai vu le miracle d’un peuple transfiguré par son seul passage,
sa seule présence, parce que l’amour naît sous ses pas. C’est le Roi des
légendes, qui délivre les pauvres de leurs haines, de leurs erreurs, de leurs
misères, de leurs malheurs. Il paraît, et les larmes coulent. [...] Il guérit
tout un peuple. Quand on n’a pas vu l’exaltation qu’il suscite, on ne peut pas
se la figurer. Quand on l’a vue, on en demeure bouleversé pour le reste de ses
jours. » Et il publie Le Maréchal et son peuple, et les demandes de
conférences se multiplient. Il écrit aussi – mais en 1943, et déjà la guerre
civile est commencée – : « Ou la France se relèvera, et la page du
Maréchal sera une des plus pures au cœur de notre Histoire. Ou la France est
perdue… et ce sera la dernière page, impérissable. Jeunes Français qui voulez
continuer de porter ce nom, joignez vos forces à sa sagesse, pour que la France
vive ! »
En octobre 1944, René Benjamin est arrêté « comme écrivain
pro-allemand » et interné dans des conditions dégradantes. L’apprenant, en
novembre, en plein combat, son fils Jean-Loup écrit au Commissaire de la
République d’Angers, et, lui rappelant ses états de service depuis 1937, il
ajoute : « Je vous rapporte ces titres, non certes pour m’en targuer,
mais pour en reporter le mérite sur mon père, à qui je dois d’être le soldat
que je suis. » Il ne put revoir son père qu’une demi-heure, entre deux
gardiens. Après la mort de son fils Jean-Loup en Alsace, René Benjamin écrira ce livre bouleversant, L’Enfant
tué.
René Benjamin
est mort à Tours le 4 octobre 1948. On a dit qu’il était mort trop tôt. Est-ce
si sûr ? Qu’aurait-il vu s’il avait vécu dix ans de plus ? Le
Maréchal mourir dans sa cellule de l’île d’Yeu, ses collaborateurs persécutés
jusqu’au milieu des années 50. Maurras gracié en 1952 « pour raisons
médicales » par le Président de la République. La France, gouvernée à la
va-vite par quelques-uns des plus malfaisants des politiciens d’avant-guerre,
perdre son empire et ses colonies. Enfin et surtout la peur régner à nouveau
sur l’Europe dévastée. Comment eût-il supporté un tel recul dans une telle
ambiance ? Aurait-il eu encore le courage d’écrire ? N’avait-il pas
dit son dernier mot avec Le Divin Visage ?
Au
lendemain de sa mort, Charles Maurras écrivait : « Quelqu’un qui l’a
bien connu et admiré me dit que René Benjamin ne pouvait plus vivre.
Exactement, son cœur, qui était tout lui-même, ne survivait pas à « L’Enfant
tué », au cœur de son cœur… Le plein aveu de sa douleur était scellé dans
quelques pages immortelles… » Ces lignes, avec bien d’autres témoignages,
se trouvent dans le bouquet d’hommages rassemblé alors par Pierre Lanauve de
Tartas.
Il y a
peut-être une vérité plus profonde encore : René Benjamin, comme le
docteur Thierry de Martel à la mémoire duquel il avait dédié Le Printemps
tragique, n’est-il pas mort, lui aussi, de la mort de la France, cette
Reine de la Civilisation qu’il a vue peu à peu disparaître sous les coups
conjugués de la Bêtise et de la Barbarie ?
Xavier Soleil
1.
Henri Massis, La Guerre de trente ans, Destin d’un Âge 1909-1939 – Plon, 1940.
René Benjamin politique
Il y a, sur le plan politique, deux périodes importantes
dans la vie de René Benjamin : la première va de la fin de la première
guerre mondiale jusqu'aux abords de la seconde ; la deuxième couvre les
dix dernières années de sa vie, de 1938 à 1948.
En 1920 Benjamin s'annonce comme un pamphlétaire
redoutable. Il a démasqué les faux-semblants et la pauvreté intellectuelle de
la démocratie, et il va se jeter dans le combat à corps perdu.
J'en donnerai pour exemples deux textes tirés, le premier d'Aliborons
et démagogues (1927), le second d'une lettre inédite.
Voici ce qu'il écrit à Paul Prudent Painlevé, député socialiste, membre
de la Ligue des droits de l'homme, qui, entre 1910 et 1917, avait été
successivement ministre de l'Instruction publique,
ministre de la Guerre et président du Conseil – ce texte est paru dans une
série d'articles publiés dans un grand quotidien, puis en revue, puis dans le
livre :
« Je
voudrais vous faire toucher du doigt l’étendue du mépris où vous tiennent
maintenant une foule de Français – une foule ! – qui sont las de vous, si
las, qui vous trouvent si piteux, vous, vos acolytes, votre régime, vos
instituteurs, votre laïcité !… Tout au fond vous sentez comme moi. Vous
avez beau vous gargariser de phrases ; vous êtes inquiet. Vous le serez
davantage. Nous sommes quelques écrivains qui ne vous lâcheront plus, et les
écrivains c’est le pire empoisonnement pour le pouvoir, quand il n’est ni fort,
ni fier. Au lieu de lire Seignobos, lisez donc ce qui compte dans la
littérature vivante, et ce n’est pas ce que louent les petits juifs ni les
pédérastes de la critique littéraire. Ce qui compte, c’est ce qui veut
compter : ce sont les tempéraments, les audacieux, les tenaces. Ouvrez les
livres qu’écrivent ceux-là : je vous garantis un premier petit frisson.
Nous ne
voulons plus, – vous m’entendez bien, vous lisez avec soin ? – nous ne
voulons plus de votre laïcité intangible : elle est pour nous une
organisation d’abrutissement national. »
Le second est tiré d'une lettre inédite, écrite le 30 décembre 1928 (la
correspondance de Benjamin est peut-être la partie la plus intéressante de son
œuvre).
Il s'agit de la condamnation de L'Action française
et de ses lecteurs par Pie XI en 1926 – condamnation levée, rappelons-le, par
Pie XII en 1939.
« Ce qui paraît n’est pas ce qui est, et je vous trouve généreuse,
ma chère maman à propos du duel Vatican-Action Française, de prendre les choses
et les gens tels qu’ils se présentent. Le scepticisme s’impose beaucoup plus
que l’obéissance. L’obéissance est indispensable aux enfants, et aux adultes
quand ils sont esclaves. Mais il y a ceux qui par leurs fonctions ou leurs
talents ont à diriger ou à conseiller une société. Ceux-là n’ont pas le droit
d’être aveugles et d’obéir aveuglément. Le Pape ne se charge pas de tout en ce
bas monde. Il reste à donner, en dehors de lui, quelques ordres ici et là.
Cette autorité, si minime qu’elle soit, est incompatible avec l’aveuglement et
la surdité volontaires, surtout vis-à-vis d’une autre autorité, qui si sacrée
qu’elle soit, ne répond jamais, quand on lui demande une explication ou un
secours.
Le Pape étant à Rome, vous me direz qu’il est un peu loin pour lui
demander des directives. Mais alors faut-il les prendre auprès du Cardinal
Dubois ? de l’abbé Trochu peut-être ? ou de leurs amis Briand et
Herriot ? Il faut les prendre dans son expérience, timidement, dans sa
conscience, modestement – dans ce qu’on peut avoir de culture enfin. Je ne suis
pas moine, je suis un laïc, c’est-à-dire que je n’ai pas de règle, sinon
la prudence qui s’impose.
Ce que je vous expose là n’est pas une attitude de révolté. Je n’ai même
pas d’étonnement. Quand on vit depuis 43 ans dans l’enfer qu’est la
société !… Mais j’ai un métier qui serait ridicule – oui, ridicule
et réduit à 0, si j’étais soumis aveuglément. Ce dernier adverbe n’est
tolérable que pour des gens ou dans le désespoir ou dans la retraite. Il est la
folie même pour des hommes en activité, et qui doivent s’imposer aux autres par
la parole, par l’écrit, par l’idée, etc. Des yeux grand ouverts, ah !
oui ! – et ils ne seront jamais trop ouverts !… »
Voici, je crois, deux bons exemples d'action politique engagée.
En voici un autre. Depuis les premières années de l'après-guerre,
Benjamin, comme Maurras, comme Daudet, comme Bainville, craint de voir se
renouveler le drame d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne, qui verrait, cette
fois, la France succomber. De toutes ses forces, comme ses amis, il se bat pour
l'éviter.
On connaît son activité de conférencier ; on connaît moins celle de
reporter – notamment pour le journal Candide où ses grands articles
paraissaient toujours en première page.
Il était allé en Italie et avait
vu Mussolini à plusieurs reprises. En 1936, il alla en Allemagne. Il suffit de
comparer les deux livres qu'il rapporta de ces voyages, Mussolini et son
peuple, en 1937 et Chronique d'un temps troublé l'année suivante,
pour comprendre que, s'il espérait encore voir en Mussolini un ami de la
France, et surtout de la paix, il ne se faisait aucune illusion sur
Hitler et le régime national-socialiste.
Sa dernière entrevue avec Mussolini, il ne l'a racontée que dix ans plus
tard, dans L'Enfant tué. Mussolini, à qui, au moment de le quitter, il
demandait :
« – Avez-vous parlé longuement
avec Hitler ?
– Parler !
Il renvoya ma main ; son visage s'assombrit ; son œil doré la seconde
d'avant devint d'un noir de braise ; et il me lança :
– Est-ce qu'on peut parler avec un fou !
…Fou !… Il avait
dit fou ! Maintenant j’étais dans Rome, sans voir les passants ni la
couleur du jour. Á moi, qu’il n’avait reçu que cinq ou six fois, qui n’était
qu’un étranger, un Français, un homme toujours menacé par l’Allemagne, il venait
de dire que le fauve germanique, dont il recherchait l’alliance et dont nous
redoutions déjà les menaces sauvages… était fou ! »
Revenu à Paris, Benjamin
avait demandé immédiatement audience au président du Conseil français, qui
refusa de le recevoir. La guerre était déjà décidée. D’ailleurs, que pouvait-il
y avoir de commun entre un homme hanté nuit et jour par l’avenir de la France
et celui qui avait osé écrire dans Le Populaire : « Il se
pourrait que la France succombât sous quelque agression. Mais son sang ne
tarderait pas à lever pour le bonheur de l’humanité. Le sacrifice d’un peuple
voué au progrès humain me remplit d’admiration. »
En 1937, Charles Maurras
publiait Devant l'Allemagne éternelle. Cherchant à convaincre les
Français des malheurs prêts à s'abattre sur leur pays en cas de victoire
allemande il leur rappelait les conditions atroces imposées par l'Allemagne à
la Roumanie vaincue en mai 1918.
« Chacune des horreurs qu'on vient de lire,
souligne-t-il, ne signifie sans doute aucun progrès du genre humain. Mais
toutes sont conformes au sens suivi, au cours suivi par l'évolution de l'ère
moderne. Il faut nous rendre compte que cette courbe n'a rien d'ascensionnel.
Elle descend même beaucoup. Par elle, nous glissons à un âge de fer. »
En 1938, Benjamin consacra un chapitre d'un livre fascinant, Chronique
d'un temps troublé, au voyage qu'il venait de faire en Allemagne. Sa
conclusion est la même que celle de Maurras.
« Les Allemands sont des
envahisseurs violents, parce qu'ils ne savent ni voyager, ni visiter, ni
s'imposer par la grâce et l'esprit… Ils sont si peu libres qu'ils ne conçoivent
pas le besoin de l'être. Ils vont jusqu'à dire, avec un air d'occuper le sommet
du bonheur, qu'Hitler leur a donné la liberté qu'ils désiraient : celle de vivre
en commun… Ce n'est pas cette vie qui affinera leurs mœurs. »
Et plus loin, semblant penser à l'Allemagne de Mme Merkel
:
« Le travail, on en a prôné partout la noblesse ; on ne
cesse d'en développer le goût. Toute l'Allemagne se lève à présent avec la
passion du travail, s'y rue, s'y enfonce et se couche, la conscience
radieuse parce qu'elle a travaillé… Ce travail devient un orchestre wagnérien ;
et il vise non seulement la quantité comme jadis, mais la qualité… »
Et enfin cette impression dernière :
« La vérité, c'est que parmi ces aimables
gens, j'ai tout le long de mon voyage éprouvé un malaise indicible. Et je crois
que toute âme nettement française l'éprouverait comme moi. Causer avec les
Allemands… ce n'est possible qu'en imagination. Nous n'avons ni idées ni
sentiments qui puissent être échangés. »
Quelle différence avec ses
impressions d'Italie ! C'est à ses fils qu'il avait dédié Mussolini et son
peuple « pour qu'il aient le goût du grand ». C'était, a-t-il écrit « un
livre d'admiration, un livre d'amour » Le premier chapitre était intitulé Grandeur,
le troisième Un peuple libre, le cinquième, Un peuple uni, le
septième, La foi dans l'avenir et le suivant, Un peuple amoureux.
Non que Benjamin ait négligé le côté un peu factice du fascisme, mais il
éprouvait un très grande admiration pour Mussolini et, même après la guerre, il
écrira :
« Mussolini, sur le cadavre
de qui son peuple a craché, a été pendant quinze ans un grand homme, défenseur
passionné de ce peuple. S’il a commis des injustices, c’est vis-à-vis d’une
autre classe. Le peuple dont il sortait, il l’a protégé, nourri, soigné, il a
voulu l’élever. Mais c’était un peuple étrangement faible et versatile, qu’il
fallait reprendre en mains chaque fois que le jour se levait. Et c’était un peuple
extrêmement pauvre, qu’on pouvait, hélas, avoir envie d’enrichir dès qu’on
l’aimait. C’est là que commence l’erreur capitale de Mussolini. Homme de génie
sans humilité. Mais Napoléon n’en a pas eue non plus. Pour enrichir l’Italie il
fit une guerre atroce à l’Abyssinie. Il y a une justice immanente : il se
heurta aux intérêts de l’Angleterre. À son habitude elle fut implacable. Elle
imposa au monde entier des sanctions contre l’Italie. Mussolini, désespéré, se
tourna vers la France ; la France montra de l’ignorance et de la
fatuité ; elle le négligea, ne répondit même pas à ses propositions.
Faible malgré ses airs forts, perdu au milieu de l’Europe, il n’osa pas
demeurer seul, il crut qu’il devait s’appuyer à la force allemande. Il la
redoutait ; il la détestait ; c’est à elle qu’il se donna. »
Dès 1936, Benjamin est allé en Espagne. Il y est retourné à plusieurs
reprises. En 1937, il voit Franco à Burgos, le général Moscardo à Saragosse, il
va jusqu'à Séville.
Et il écrit : « Qui n'a pas vu l'Espagne ne sait pas ce que c'est qu'un
pays grandiose. Qui n'a pas vu tous ces malheureux, échappés par miracle aux
assassins, mais qui restent dépouillés de tout, ne sait pas le drame hideux
qu'est une révolution. »
De ses voyages en Espagne, comme en Italie, en Allemagne, en Roumanie, Il
rendait compte dans Candide.
Nous arrivons à la période de la guerre et de l'immédiate après-guerre :
l'invasion, l'armistice et l'occupation. L'invasion, Benjamin l'a vécue en
Touraine et racontée dans un livre bouleversant à plus d'un titre, Le
Printemps tragique.
« L'invasion ! Dire que
toute ma vie je n'ai pensé qu'à l'invasion ! Mes parents m'ont élevé en me
contant 70. J'ai vécu 1914. Après quelques mois de détente à peine, on s'est
mis à redouter ce qui arrive aujourd'hui. »
Puis vint l'armistice et le premier discours du maréchal Pétain, «
paroles », dit-il, « que j'écoutais avidement, en réglant mon cœur sur celui
qui les prononçait, en l'aimant, en l'admirant ».
Comme Maurras, il s’en remet immédiatement au Maréchal. Ainsi écrit-il le
23 juillet 1940 : « Maurras est pour Pétain (il l’a toujours été).
Tous groupés autour de Pétain et l’unité. Il considère la tentative de De
Gaulle comme une grave dissension entre les Français. C’est mon humble avis… Il
faut que la France ressuscite et soit personnelle. Elle n’a qu’une
manière de l’être entre la juiverie anglo-saxonne, cette fausse liberté sans
mœurs, et la tyrannie hitlérienne. C’est sa tradition chrétienne et
monarchique. Et il est probable que c’est son avenir. »
Il rendit plusieurs fois visite au Maréchal et l'accompagna dans
quelques-uns de ses voyages en province, Vienne, puis Saint-Étienne. Il se
donna alors pour mission d'expliquer sa politique aux Français, par ses
conférences et par ses livres. Dans ses Carnets de Guerre, il note,
en mars 1943 :
« Les gens vont des Allemands aux Anglais, ballottés, passionnés.
Le Maréchal est la sagesse immobile. Il ne prend pas parti. Il a le parti
de sa parole. Il attend.
Il y a un mois, les gens criaient « Vive les Anglais ! », horrifiés
par les déportations allemandes (le Colonel Bonhomme, rencontré dans le cabinet
du préfet à Tours, me dit : « ça prend l’allure d’une
déportation. ») Mais maintenant, après de cruels bombardements à Tours,
Saint-Nazaire (le dernier a détruit d’un coup cinq cents maisons), de Nantes,
de Rouen, de Rennes – ils commencent à ne plus savoir. »
Son fils aîné,
Jean-Loup, qui est sous les drapeaux depuis 1937 – qui a fait les campagnes de
Tunisie, d'Italie et d'Alsace, et dont il n'a pas de nouvelles depuis son
départ pour le Maroc en 1941 – est tué le 9 février 1945. Depuis le mois
d'octobre précédent, René Benjamin arrêté comme « écrivain
pro-allemand », sur l’ordre du nouveau préfet d’Indre-et-Loire nommé par
De Gaulle, un ancien inspecteur d’académie, franc-maçon, est interné dans des
conditions dégradantes.
Comme son
dossier judiciaire est vide, un non-lieu sera rendu un an après. Il a alors
moins de trois ans à vivre.
Et il va
écrire quelques-uns de ses plus beaux livres. Et pour commencer L'Enfant tué,
consacré à son fils – longue méditation sur la paternité, la mort, l'âme, la
civilisation. Je n'en citerai rien : chaque phrase de ce livre bouleversant
fait monter les larmes aux yeux.
Puis Les
Innocents dans la tempête, « histoire d'une famille française au cours
d'une semaine de mai 44 », la sienne, bien entendu.
« L'Europe,
écrit-il, court à une mort affreuse. Et la France… Ah ! la France… j'ai trop
aimé ce pays ! Non seulement les villes s'écroulent, mais la haine monte de
toutes parts avec l'incendie. Eh bien ! tant qu'il restera une ville, je
voudrais la sauver, et tant que la haine n'aura pas tout envahi, je
prétends qu'il y aura place pour l'amour ! » Et plus loin : « Cette guerre
est déshonorante. Elle déshonorera le vainqueur. »
Et enfin Le
Divin Visage dont je cite encore quelques lignes :
« Je souffre à
crier de l’état de mon pays. Vous avez un père en prison, parce qu’il était
honnête. Nous avons tous nos amis au bagne, parce qu’ils ont adoré leur patrie
et voulu la servir. On se lève en se disant : « Aurai-je encore ma
liberté ce soir ? » On se couche accablé… de n’en avoir rien fait.
Car que faire, je vous le demande, dans cette foule d’effrontés, d’imposteurs,
de ratés, qui ont pris toutes les places. Ne me dites pas qu’il reste des honnêtes
gens. Ils sont non seulement réduits à l’impuissance, mais à la folie. »
Mais il a
aussi repris ses visites qu'il consigne dans ses Carnets. En 1947, il
rend visite au nonce, Mgr Roncalli, à la maréchale Pétain, à Weygand
qui lui raconte son arrestation, sur l'ordre de De Gaulle, alors qu'il était,
depuis 2 ans, prisonnier en Allemagne. Il va écouter à Notre-Dame, le Père
Riquet qui avait succédé au jésuite Panici qui, l'année précédente, avait
dénoncé « le régime d'abattoir » qui s'était abattu sur la
France.
« J'ai vu le
Diable à Notre-Dame, note-t-il, le Diable proclamant : "Jamais on
n'oubliera le courage de nos frères, les déportés communistes. Jamais plus
l'ouvrier ne pourra être séparé de l'Eglise. »
René Benjamin
est mort le 4 octobre 1948. Il avait 63 ans. Il venait de publier La Visite
angélique, récit de l'audience que lui avait accordée Pie XII, qui lui
avait demandé de pardonner à ses ennemis.
X. S.