Les Carnets René Benjamin

 

 

 

 

 

Carnet n° 3

 

 

(octobre 2014)

 

 

 

 

 

TROIS CONFÉRENCES de RENÉ BENJAMIN

 


 

 


 


LE MISANTHROPE

 

Accompagné de l'audition du premier acte du Misanthrope par MM. Jacques Fenoux,

Numa et Le Roy, de la Comédie-Française

faite le 6 février 1924

 

Mesdames, Messieurs,

 

Vous avez vu l'affiche, n'est-ce pas ? Vous savez le programme de l'heure que nous avons à passer ensemble. Une conférence, une audition. Des artistes avec un conférencier. Je n'ai pas besoin de vous dire que l'audition est là pour faire avaler la conférence. Et dans ce but, on a coutume de la réserver pour la fin. On se dit avec justesse que les auditeurs supporteront mieux le discours, s'il leur reste une espérance de divertissement. Il y a là une habitude fort légitime. Pourtant, je voudrais, pour aujourd'hui, la bousculer un peu. Je voudrais, avant de vous dire quelques mots du Misanthrope, que vous entendiez le premier acte.

C'est le dessert, direz-vous, avant le potage.

Oui, comme en Chine. Et c'est aussi la logique, car ainsi, pour une fois, dans cette époque de légère divagation, nous saurons de quoi nous parlons. (Rires.) Je vais donc céder la place aux comédiens du Théâtre-Français, qui vont jouer le premier acte à lui seul un chef-d'œuvre. Vous aurez alors dans l'oreille et dans l'âme le grand rythme des vers de cet homme magnifique qu'est Molière ; votre mémoire, immédiatement, redressera et retrouvera le reste, et je pourrai venir modestement, encouragé par ce grand orchestre et cette grande ouverture (Applaudissements.)

MM. Jacques Fenoux, Numa et Le Roy, de la Comédie-Française, jouent le Ier acte du Misanthrope. Ils sont longuement applaudis.

 

אּאּאּ

 

Et maintenant, mesdames et messieurs, vous imaginez la suite. Ce soir, chez vous, vous allez reprendre la pièce, n'est-ce pas ? vous allez reprendre le troisième, le quatrième, le cinquième actes. Si vous avez une invitation dans le monde, vous écrirez que, subitement, vous êtes à la mort ; si vous recevez un livre inutile, vous ne déferez pas le paquet. Et vous ouvrirez simplement ce Misanthrope, qui est la plus forte chose que nous ayons contre la mauvaise littérature ou contre les inutiles soirées dans le monde.

Livre de chevet admirable.

– Mais, me direz-vous, pourquoi le lire, quand on peut aller le voir jouer ?

Mesdames, messieurs, il est très rare qu'on le joue comme vous venez de le voir. C'est une pièce très ardue à jouer, une pièce dont l'interprétation ne veut aucun excès, et même quand elle est réalisée parfaitement, quand l'affiche est admirable, on y trouve encore, le plus souvent, certain désespoir pour le cœur, cette amertume qu'a ressentie Musset le jour où il a écrit ces vers immortels:

 

J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français.

Ou presque seul. L'auteur n'avait pas grand succès.

Ce n'était que Molière, et nous savons de reste

Que ce grand maladroit qui fit un jour Alceste

Ignore le bel art de chatouiller l'esprit

Et de servir à point un dénouement bien cuit.

Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode.

                                 Et nous aimons bien mieux quelque drame à la mode

                                 Où l'intrigue enlacée, et roulée en feston

                                 Tourne comme un rébus autour d’un mirliton.

                                 J'écoutais cependant cette simple harmonie

                                 Et comme le bon sens fait parler le génie.

                                  J"admirais quel amour pour l'âpre vérité

                                 Eut cet homme si fier en sa naïveté.

                                 Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,

                                 Quelle mâle gaité si triste et si profonde

                                 Que lorsqu'on vient d'en rire on devrait en pleurer.

                                   Et je me demandais « Est-ce assez d'admirer ?

Est-ce assez de venir un soir par aventure,

Entendre au fond de l'âme ce cri de la nature

Essuyer une larme et de partir ainsi,

Quoi qu'on fasse d'ailleurs, sans en prendre souci ! »

 

(Applaudissements.)

 

Avec Le Misanthrope, soit au théâtre où quelquefois on le joue, soit dans les classes où quelquefois on l'explique, on se heurte tout de suite à deux problèmes redoutables.

Dans les classes, si on tente de l'expliquer à des jeunes gens de quinze à vingt ans, – que ceux qui ont cet heureux âge ici me pardonnent ! – je crois qu'on perd son temps. Je m'explique. Dans toute classe, d'abord, le premier devoir est de discerner ceux qui sont les cancres et les autres. Par cancres, j'entends ceux qui le resteront toute leur vie, qui ont l'esprit encrassé jusqu'au cimetière. A ceux-là, ma foi, j'admets qu'on montre les grands chefs-d'œuvre, car jamais, dans leur existence brève ou longue, il n'y reviendront. (Rires.) Il n'est donc pas mauvais de leur en donner une vague notion, au même titre qu'on leur apprend que les Japonais sont jaunes et que six fois 8 font 48. Quant aux autres, oh ! là, je suis très affirmatif. Surtout, ne leur gâchez pas les belles choses, et laissez ces jeunes esprits distingués parvenir tout doucement à l'âge où ils pourront vraiment discerner le vrai du faux, qui est tout le sujet du Misanthrope.

Jeunes gens, vous m'accorderez bien vous-mêmes qu'entre quinze et vingt ans, on a trop de plaisir, un plaisir trop âpre et trop savoureux, à bousculer la vérité et l'erreur ensemble devant parents, grands-parents, grand'tante et grand-oncle, rien que pour les faire mousser ; on a trop de joie à tout mêler, à dire que le vrai n'existe pas plus que les imbéciles ou les canailles et que tout est relatif, en ce pauvre monde, pour comprendre cette grand pièce, laquelle, pendant cinq actes, ne traite qu'une grande question : celle de la vérité. Je ne sais pas ce qu'est aujourd'hui la génération de vingt ans. Vingt ans, je les ai, mais deux fois, et je ne connais donc bien que les hommes de quarante ou les enfants de cinq et six, l'âge des miens.

Mais on me dit que cette génération nouvelle est surtout occupée de boxe, de course à pied, d'automobile. Si c'est vrai, Le Misanthrope et son étude ne sont même plus en question. De mon temps, ils l'étaient. A vingt ans, nous étions grisés par les idées. Nous venions de découvrir l'usage de notre cerveau : quelle ivresse ! En accueillant pêle-mêle toutes les idées, nous les trouvions toutes également magnifiques, sans discerner lesquelles avaient de la valeur, ce que fait Alceste avec tant de maîtrise. Alceste nous eût donc paru incompréhensible, si nous l'avions fréquenté. Et c'est pourquoi j'engage les jeunes gens qui nous ressemblent à attendre qu'ils ne soient plus des jeunes gens pour venir à lui.

 

אּאּאּ

 

Second problème : Le Misanthrope au théâtre. Nous abordons une des questions littéraires les plus graves. Le public, en effet, accueille presque toujours froidement Le Misanthrope. Pourquoi ? Pour répondre, il s'agit de se demander ce que vaut l'auteur dramatique s'il est vraiment grand ; et ce que demande le public, qui ne distingue pas toujours le plus grand du plus petit.

Si l'auteur dramatique est grand, il essaie, un jour ou l'autre, d'être un peu supérieur à lui-même. Mais du fait qu'il devient supérieur, il n'est plus au niveau de tous ses spectateurs, et c'est le combat. Nous parlons de cela ici, entre gens qui nous intéressons tous, qui nous passionnons pour les lettres. Mais une salle de théâtre où se coudoient toutes les sortes d'humains, – car le contrôleur à l'entrée ne contrôle rien et laisse entrer n'importe qui pourvu qu'il paie, – une salle de théâtre présente à l'auteur dramatique une confusion troublante.

– Monsieur, vous êtes un imbécile décidé, mais vous avez donné vingt francs. Entrez, asseyez-vous, écoutez, jugez, décidez !… (Rires.)

Oui, mais si vous êtes un imbécile, comment pourrez-vous comprendre l'auteur dramatique, au moment où, précisément, il devient supérieur ?

Mesdames, messieurs, il n'y a pas besoin de chercher de quoi Molière est mort. Ah ! le cher grand homme ! On s'évertue à nous démontrer qu'il succomba à une maladie de poitrine. Non. Il est mort d'avoir lutté vingt ans contre les exigences d'un public qui voulait rire uniquement, et qui était composé, comme tous les publics de théâtre, d'un affreux ou… admirable mélange, selon le point de vue où l'on se place.

La première du Misanthrope fut d'une abominable froideur. La deuxième fut désespérante. Le vrai et le faux ! Tel était le sujet ! Merci bien. On bâilla tout de suite. Pourquoi voulez-vous que la passion de la vérité intéresse des gens qui ne soupçonnent même pas ce que c'est ? La colique d'Argan ! Ah ! voilà ! Tout le monde jusqu'au plus simple, jusqu'au plus niais a pu éprouver la colique d'Argan, et, quand il se précipite dans un lieu discret et retiré, tourmenté qu'il est par ses entrailles, au moment précis de marier sa fille, il n'y a pas un spectateur qui ne soit dans la joie !…

Tandis que le feu d'Alceste… Quand on est soi-même un foyer plein de cendres, on a simplement peur de l'incendie et on ne sait pas voir la beauté de la flamme. Bref, Le Misanthrope tomba, et vite, Molière courut chez lui pour ajouter à cette pièce dangereuse quelque chose qui attirât le public ; en quatre jours, il fit Le Médecin malgré lui. Il le fit dans la fièvre, pressé de nourrir ses comédiens, qui, sitôt le rideau tombé, grognaient, surtout la du Parc et la Béjart, et lui disaient fort en colère :

– Enfin… regardez l'argent que gagnent les Italiens !

Les Italiens jouaient un jour sur deux, sur la même scène que Molière. Ils alternaient avec lui. Et ils avaient Scaramouche à leur tête.

Scaramouche, quelques mois avant, avait paru renoncer au théâtre ; il était parti en Italie se reposer, mais sa femme l'ayant battu (elle s'adjoignait d'ailleurs, pour cette besogne familiale, ses deux enfants, qui tapaient avec elle), Scaramouche, navré de voir ce que la retraite représentait pour lui, avait décidé de refaire du théâtre, et il était revenu à Paris, précisément au moment des premières représentations du Misanthrope. Succès considérable. Il faisait salle pleine. D'où jalousie dans la troupe de Molière qui répondait simplement :

– Eh ! Oui !… C'est un exemple !

Mais Molière avait été d'un autre côté pressé par un homme comme Boileau qui lui disait :

– Allons donc ! Il faut d'abord aimer la gloire.

– En faisant vivre mes gens ! objectait Molière

– Ils n'ont pas besoin de vivre comme des princes ! reprenait Boileau. Ce qui importe maintenant, c'est que vous vous dépassiez. L'homme qui a fait L'École des Maris et L'École des Femmes n'a plus le droit de ne nous donner que des farces ; vous avez un devoir, maintenant, qui est d'aller jusqu'au plus profond de vous-même et de nous livrer le meilleur de vous.

Et c'est, parbleu, enivré de cette grande idée que Molière s'était résigné à faire un chef-d'œuvre, Le Misanthrope, où littéralement nous voyons son âme, où il nous apparaît tout entier, sans restriction et sans faiblesse, et cette pièce est un grand cri de conscience. Comment s'étonner de l'incompréhension publique ? (Vifs applaudissements.)

Les représentations du Misanthrope sont encore, aujourd'hui, ce qu'elles étaient à bien peu près : un public froid se résigne à écouter des tirades dont la plupart l'ennuient. En vérité, il ne comprend pas le grand problème qui est posé.

Le Misanthrope, si nous avions à le résumer en deux lignes, qu’est-ce que nous dirions ? Ailleurs qu’au bachot, bien entendu, car au bachot, qui est, hélas ! un événement bien particulier de la vie humaine, ma définition suffirait à faire refuser sur-le-champ un candidat ! Donc, nous dirions : Le Misanthrope, c’est l’après-midi d’un homme du monde. Un point, c’est tout. Nous ne consentirions à ajouter que ceci : cet homme, qui s’appelle Alceste, est singulier. Quelle est sa singularité ? Surtout, ne pas se fier au titre qui est une ironie, une boutade, qui ne peint qu’une apparence. Alceste se caractérise par ce trait – qu’on ne voit pas souvent souligné chez les critiques – qu’il aime, qu’il aime furieusement l’humanité ! S’il ne l’aimait pas, il ne perdrait pas tant de temps à vouloir la réformer !

Mais il est tout occupé d’elle, et sans cesse atteint par elle. Son cœur vibre, tremble, bat, s’emporte ! Ah ! misanthrope, Alceste ! Il en a l’air, parbleu, mais il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’il dit. La violence dont il prononce qu’il hait prouve assez comme il aime ; elle n’est que dépit. Le vrai misanthrope est un homme sec, dédaigneux, cynique, qui s’isole, se retire dans son dégoût ! Le contraire de celui-ci, que nous rappellent aujourd’hui un Clemenceau ou un Antoine. Antoine, toute sa vie, a dit que le public... ça n’avait aucun intérêt. Avant les représentations, il regardait les spectateurs par le trou du rideau, et il grognait d’une voix rageuse :

– Allons ! Ils ont l’air aussi bêtes qu’hier !

Mais sa rage marquait seulement la chaleur d’un cœur violent, épris de beauté et de vérité, qui, pendant des semaines, s’épuisait à monter un spectacle... précisément pour ces imbéciles de spectateurs-là ! Et Clemenceau ! Que n’a-t-il pas démoli ! Que n’a-t-il pas eu le temps de dire contre la France... et tous les Français, au cours de sa longue vie ! Mais le Destin, à l’heure de sa verte et magnifique vieillesse, devait lui réserver l’occasion soudaine de devenir, au lieu d’un fatigant démolisseur, un grand homme pur et simple, et de sauver précisément cette France et ces Français. (Applaudissements.)

Ces hommes vrais et forts que représente et symbolise Alceste, il y a un nom dans la langue, un nom dangereux, mais si beau, qui leur convient ; c’est celui de poètes. C’est cela, ils sont des poètes. Alceste souffre de la réalité, et sans cesse, dans son esprit, il lui oppose la poésie si désirable, que brusquement, fréquemment, tout le temps, il s’indigne qu’elle lui échappe. Il est épris d’elle, croit la voir ; elle le fuit, et il ne lui reste que le plus terre à terre, et les hommes tels qu’ils sont, alors qu’il les voudrait tels qu’il est. Ah ! la grande espérance et la belle déception, qui, loin d’éteindre le feu qui l’anime, lui donne un nouvel éclat.

C’est cet homme-là dont nous allons voir, je le répète, l’après-midi.

Un premier acte où il rencontrera un homme de lettres, Oronte, un tout petit homme de lettres, un amateur, un snob ; mais la littérature est encombrée de snobs et d’amateurs. Bref, le faux dans la littérature, voilà le sujet du premier acte. Second acte, Célimène, et voilà le faux dans le monde.

Le faux dans la littérature, c’était ce qui tenait le plus au cœur de Molière. Il était entouré d’Orontes et il lui fallait subir bien des sonnets !

Qui nous a-t-il peint là, surtout ? Est-ce seulement un homme qui n’est pas doué pour sa profession ? C’est quelque chose de bien plus grave, un inutile, et il nous a donné une très grande leçon qui survit toute. Ce n’est certes pas en un temps où les librairies sont encombrées de cinquante romans tous les jours, avec les photographies mesurant un mètre cinquante de leurs auteurs, que nous avons le droit de nous désintéresser d’un Oronte. Il est là dans Paris, partout vivant, en chair et en os ; il est dans les salons, dans les librairies, dans les académies. Songez que ces académies créent des prix qu’elles distribuent tous les douze mois, que tous les douze mois il leur faut trouver un génie, et que, comme les génies n’existent que deux fois par siècle, elles ne trouvent que des Orontes. (Rires.)

Aussi, la leçon morale qui se dégage pour nous du spectacle de cette littérature mauvaise à côté de la grande, qui représente ce que nous avons de plus cher dans notre pays aux yeux de l’étranger, de cette littérature funeste, tancée vertement par Molière, la leçon, c’est, mesdames, messieurs, que nous devons décourager les arts. Molière, croyez-le, était tout à fait de cet avis.

Si vous avez chez vous un jeune homme dont les yeux soient pleins de flamme et qu’il vous dise : « Je veux écrire ! » avec une conviction chaleureuse, celui-là, entourez-le de soins pieux et préparez-le bien ; mais si vous ne sentez pas en lui cette ardeur sacrée, cette conviction de l’âme, ce feu qui doit soutenir l’artiste toute sa vie, – vous entendez bien ! toute sa vie, – aiguillez-le vers l’exploration dans un pays d’hippopotames ou vers l’électricité, je ne sais quelle autre chose, noble ou non, mais qui n’ait surtout aucun rapport avec le métier d’écrivain.

Molière, dans cet acte que vous venez d’entendre, vous supplie, voyez-vous, d’avoir une attitude nette, de ne pas aller aux petites œuvres, de n’aller qu’aux chefs-d’œuvre directement. Vous avez tous une vie occupée, tous vos professions, vos intérêts, vous n’avez pas d’heures à perdre, dans les mauvais livres ! N’en perdez pas une seule.

On dira que je suis féroce avec mes collègues. Peut-être. Je leur préfère, en effet, tout, les libraires, les éditeurs ; je ne connais pas de pire raseur qu’un auteur médiocre. Il faut aller aux gens qui sont grands et à ceux-là seuls. Il ne faut pas s’attendrir en disant :

– Mais les autres ont besoin de gagner leur vie !

Pitoyable raisonnement ! Votez le quadruple, le quintuple décime pour leur bâtir des maisons de santé ou de retraite, je serai le premier, je vous le jure à donner tant par an ; mais, de grâce, qu’ils n’écrivent plus !

Il faut avoir là-dessus une cruauté d’homme plein de santé. Il ne faut pas désarmer. Il ne faut aimer, dans les lettres, que ce qui est haut et fort. Les petites chapelles, les petits auteurs, les petites combinaisons, les petits arrivistes, il faut les décourager, sinon les exiler. Il faut les soigner, il faut les payer, il faut les retirer. (Rires. Vifs applaudissements.)

 

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L’année dernière, un homme, qui a trente-cinq ans, est venu faire, on ne saura jamais pourquoi ni comment, au Collège de France, une conférence pour dire publiquement que le sonnet d’Oronte était devenu beau ! (Rires.) Ça ne s’imposait pas. Ce monsieur a prétendu que nous étions, maintenant, dans un siècle si raffiné, tellement civilisé, tellement intelligent, que le sonnet d’Oronte, avec toutes ses ravissantes trouvailles, était enfin considéré comme une grande chose. (Rires.)

Du temps de Molière, certes, on pouvait et on devait aimer la simplicité toute nue, on en était peut-être encore à cette pauvre chanson du roi Henri ; mais, du temps de Molière, – songez donc ! – on n’était pas encore aussi subtilement intelligent que nous sommes parvenus à l’être. Et aujourd’hui, après deux cents ans de raffinement intellectuel, c’est le sonnet d’Oronte qui doit occuper la grande place et mériter toutes nos admirations.

Hélas ! Ce paradoxal conférencier confondait, simplement, l’intelligence et la complication.

La vérité, mesdames, est toujours toute nue, elle le sera encore longtemps. Nous l’admirons dans ses formes superbes et sa simplicité. Le sonnet d’Oronte est toujours exécrable, il le sera toujours, et toujours il faudra répondre avec la même violence et avec la même ardeur qu’Alceste.

Dans huit jours, si certains d’entre vous sont là, ils me verront venir avec deux volumes d’un très grand homme : Balzac. Et je vous expliquerai avec ce génie ce que c’est qu’un écrivain qui, vraiment, a l’amour des lettres dans l’âme. Nous serons loin des amateurs et de l’amateurisme. Lui, vraiment, était né pour donner à son pays des livres comme certains soldats sont nés pour lui donner leur vie. Balzac est mort à la peine ; il est mort d’avoir aimé et voulu écrire uniquement. Le reste n’existe pas. Tandis que pour un Oronte, il y a la vie d’abord, la cour, les réunions, les potins, les recommandations. Pauvre bonhomme, qui, dès qu’il ouvre la bouche, vous offre son appui. Il est très bien vu du Roi. À Versailles, il peut beaucoup. Que ne peut-il plus dans son sonnet ?

Voyez-vous, mesdames, messieurs, voilà bien ce qu’il y a d’essentiel à dire de lui : c’est un pauvre homme. Or, ce que nous cherchons en ouvrant un livre, ce n’est pas un auteur, c’est un homme ! Le reste, nous nous en moquons. Divertissement plus ou moins superflu. Et ce que nous voulons, surtout, c’est, dans un livre, trouver l’âme humaine en sa généralité. Voilà pourquoi Molière a tant raison d’aimer la chanson du roi Henri. Cri humain, tout simple et tout vrai. Et tout Le Misanthrope, qui est comme cette chanson, a l’ardeur vraie de l’âme humaine qui s’exprime naïvement. (Longs applaudissements.)

 

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Mais à partir du second acte, elle ne s’exprime plus seulement par une colère fervente. Le ton change et se hausse, et c’est la grande douleur humaine qui met son mot. C’est qu’à partir du second acte, Alceste va se trouver avec ce qu’il y a, pour un homme, de plus redoutable sur la terre : la femme, – bien mieux : la femme du monde, qui peut être ou chef-d’œuvre social ou ce qu’il y a de plus manqué et de plus irritant dans une société.

Mesdames, pour que la femme du monde soit un chef-d’œuvre, – vous êtes bien de mon avis, n’est-ce pas ? – il faut qu’elle soit vraie – épithète qui dit tout ce qu’elle veut dire, suffisante et magnifique. Mais mon exigence est-elle réalisable ? Qu’est-ce qu’une femme du monde ? Est-ce simplement une femme qui ouvre les portes de son salon et emploie la moitié de sa journée à envoyer des petits cartons sur lesquels elle supplie qu’on vienne remplir ledit salon ? Si c’est cela, elle est contrainte, bien entendu, de ne pas regarder qui elle fait entrer : honnêtes gens, canailles, imbéciles, hommes d’esprit, on est, ma foi, forcé de tout mêler. On reçoit une belle femme sans bijou parce qu’elle est belle ; on reçoit une femme laide à cause de ses bijoux, en disant :

– N’est-ce pas que son collier de perles a un splendide orient ?

Il faut de tout ! Des méconnus que soudain on fait parader, des célébrités scandaleuses qu’on se montre en chuchotant. Dans cette mêlée, que peut être la conversation ? Exactement rien. Car si un homme de génie se trouve au coin du même feu qu’un idiot, il ne peut s’échanger entre eux que des propos... sans vérité. De même, si une canaille est près d’un honnête homme, ils ne pourront ensemble que parler de choses vagues et lointaines comme... les éclipses de lune : mais, de toute évidence, rien de précis sur la société, les mœurs, la morale ne pourra s’échanger.

Voilà donc la conversation réduite à ce qu’il y a de plus inconsistant et de plus banal, et la femme du monde évolue au milieu de ces pauvretés, en distribuant des sourires qui sont artificiels et des mots qui, convenant à tous, n’ont de vrai sens pour aucun. Il s’agit de s’accorder avec tout le monde, de ne froisser personne, de parler tout le temps. Le grand vice  de la femme du monde, je le connais bien, c’est le même que celui du conférencier. Mais le conférencier n’est pas responsable, tandis qu’elle, elle l’est... Il n’y a aucun de vous dans ce moment-ci qui me permettrait de m’arrêter, ne fût-ce qu’une minute ; il s’ensuit que, pendant que je développe ce qu’on est convenu d’appeler une idée, je pense à l’idée qui va suivre, et, par conséquent, je manque en partie le développement de celle-ci. Eh bien ! La femme du monde se croit dans le même cas douloureux. Elle pense que personne non plus n’admettrait le silence dans le monde. Serait-ce donc, messieurs, qu’on ne le comprend que dans l’amitié vraie ? Deux amis peuvent se taire, rêver côte à côte, se sentir heureux d’être ensemble en silence. Le monde ne veut pas de ce bonheur-là. (Applaudissements.)

Résultat. Deux alternatives pour la femme du monde. Si elle est impertinente et spirituelle, elle débine : c’est Célimène ; c’est la scène des portraits. Si elle est bête (on m’a dit qu’il y en avait qui méritaient cet adjectif), elle met son mot à tort et à travers, remplit mal tous les vides et on se regarde en baillant.

Prenons Célimène. Qu’est-ce qu’elle est ? Une peste, mais une peste fort impressionnante, qui, une fois de plus, me fait penser que mon sexe est bien le sexe faible ! Philinte, cet innocent, demandera, au troisième acte :

  Pourquoi donc, un homme aussi épris de vérité que notre Alceste aime-t-il cette Célimène chez qui tout est faux ?

Mais c’est clair comme le jour ! Alceste va droit son chemin ; il ne discerne pas la rouerie ; il ne la prévoit jamais ; il n’y croit que quand il l’a constatée, et il est un peu tard. Vous avez vu, tout à l’heure, que sa loyauté est sans défiance. Pendant le quart d’heure qu’il a passé avec vous, il ne vous a rien caché, il s’est montré sans réserve. Il agit de même avec elle. Elle est belle. Nous avons dit qu’il était poète. Donc, il aime la beauté, et, sitôt qu’il l’a vue, il l’aime.

– Mais, direz-vous, la beauté physique n’entraîne pas une parfaite beauté morale.

Alceste l’aurait cru volontiers. Il espérait que l’âme de Célimène était aussi charmante que son visage. La nature n’étant pas aussi simple, il déchantera, il souffrira, il se passionnera, il menacera et elle parlera, parlera, devant lui et par derrière, pour dire des choses d’ailleurs spirituelles, parce que Molière les a spiritualisées.

Il vous semble peut-être que je suis irrité par cette jeune veuve. Non. Non. Je serais, sans doute tout comme un autre, j’aurais un plaisir... douloureux, mais réel, à l’entendre, à la voir, à la visiter, et si, dans ce moment, sur cette estrade, j’ai l’air si courageux et sûr de moi, c’est que je profite un peu lâchement de mon isolement, qui me permet de dire tout à coup, avec sang-froid, ce que les hommes pensent quand ils sont seuls.

Cette Célimène me fâche, surtout parce qu’elle n’a pas l’ombre de poésie. Elle a de l’intelligence, certes, mais mondaine, et sans force vraie, car tout ce qu’elle avait d’un peu personnel s’évanouit parmi ses calculs. Elle participe à la demi-banalité du délicieux Philinte dont, après tout, on nous dit trop qu’il est délicieux. Je supporte de l’entendre, remarquez ; mais je ne voudrais pas vivre avec lui.

Au lieu qu’Alceste me serait un tonique puissant. Célimène aussi, hélas ! me serait un tonique, elle me ferait tant rager ! (Rires.) Là, je lui tire mon chapeau... comme Alceste, le malheureux qui lui tire bien souvent le sien. Il préfère sortir que de s’épuiser en une stérile discussion. Dans la rue, il croit qu’il est le plus malheureux des hommes. Alors, fou de chagrin, il remonte chez Célimène et, dès qu’il est près d’elle, il croit à un bonheur qui, cinq minutes après, se changera en la pire infortune.

 

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Le faux dans le monde, le faux dans la littérature, vous voyez tout l’essentiel du plan de notre grand homme. Mais il va falloir le compléter, maintenant,  pour faire une pièce. Car une pièce, quand elle est signée Molière, c’est tout un monument. Aux portraits tracés, il convient de faire un cadre, et, merveille ! le cadre s’accordera strictement aux portraits, et nous aurons cinq actes dans lesquels il ne sera jamais question, pendant même un vers, d’autre chose que du sujet : ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Alceste, Célimène, Philinte, leurs amis, il va nous les compléter en nous montrant, comme en fond de fresque, quelques types ou quelques traits de la société, lorsque la question de la vérité est mise en jeu. Et, d’abord, première apparition, la justice, qui semble synonyme de tout ce qui est vrai sur la terre, mais qui, pourtant, va faire perdre son procès à Alceste. Celui-ci, dans sa fière naïveté, en sera rempli d’indignation. Il croyait encore, à trente-cinq ans (c’est à peu près son âge, n’est-ce pas ?), il croyait encore que la justice pouvait être juste ! Cependant, depuis que le monde est monde, les juges les plus intègres disent bien eux-mêmes que ce n’est pas la question, qu’il ne s’est, hélas ! jamais agi de cela. Le Palais de Justice, à Paris, est un lieu indispensable, non parce qu’on y rend des arrêts justes (si cela arrive par hasard, tant mieux !) mais parce qu’on y classe des affaires d’où on ne sortirait pas autrement. Rendre une justice juste dépasse nos moyens d’hommes. N’accusons donc personne. Mais on décide, on résout ; c’est l’essentiel.

– Vous voici, vous monsieur, qui vous chamaillez avec moi ? Nous pourrons nous disputer cinquante ans si nous n’avons pas un juge pour nous départager ! Peu importent les termes de son jugement, pourvu qu’il existe !

J’ai vu un juge de paix à qui un prévenu reprochait :

– Monsieur, vous me faites perdre mon procès !

Il répondait, d’une voix très attristée :

Mais, monsieur, votre erreur à tous est de venir à moi en croyant que l’un de vous va gagner ! Du tout ! L’autre va perdre. Voilà !

C’est bien cela toujours les tribunaux ! (Rires. Applaudisements.)

 

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Alceste a donc perdu. Et c’est normal. La justice que Molière ne nous fait qu’entrevoir ne représente que l’illusion de la vérité.

Attendez. Le monument n’est pas complet. Ce n’est là qu’une peinture sur la muraille du fond. Autour d’Alceste, qui seul parle net et vrai, Molière va nous introduire ceux qui, dans la vie, font semblant d’être vrais, ou par devant ou par derrière, et qui, pourtant, ne disent que mensonges. Et nous allons avoir :

1° La scène des portraits, au premier acte ;

2° La scène d’Arsinoé au troisième.

La scène des portraits nous montre tous ceux qui se targuent de dire la vérité ; mais cette vérité n’est qu’affreux débinage, car elle est triste et elle les rend joyeux, ils s’en gargarisent : vous sentez la différence avec Alceste, si amer, si emporté, dès qu’il voit autour de lui tromperies ou complaisances. Il est bouleversé, tandis que ces gens aimables qui fréquentent le salon de Célimène font fuser les rires et trouvent le monde diablement plaisant.

Ils ont « bêché » par derrière : car ceux qu’on peint avec tant d’esprit ne sont pas là. Nous allons voir mieux. Arsinoé va paraître et va bêcher par devant. Elle va entrer chez Célimène et lui dire son fait, les yeux dans les yeux ! Oui... Mais ce sera par pruderie, par un abominable besoin de donner des leçons qu’elle voilera de faux airs et d’hypocrisies. Elle arrive avec des élans, des soupirs. Ah ! mon Dieu ! ce qu’elle a pu entendre chez ses amis ! Comme elle a souffert ! Le geste, tout de suite, est si excessif, la voix si horriblement caressante qu’on n’est pas une seconde trompé et que la franchise habituelle de Molière nous indique immédiatement que ce n’est pas encore une concurrence sérieuse à Alceste. Je vous renvoie à cette scène admirable, mesdames, messieurs, Relisez-la. Régalez-vous-en. Je préfère ne pas entreprendre moi-même... de vous la jouer. Il faut au rôle d’Arsinoé des qualités que je ne me connais pas. (Rires.)

 

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Et maintenant, considérons, je vous prie, le monument si parfaitement achevé. Connaissez-vous une pièce où le sujet soit plus strict et plus serré ? Nous voici tout près des pièces d’Aristophane, débarrassées de cette misère qu’on appelle l’intrigue. Ici, rien qu’un choc d’idées. Pas d’autre trame. Quelle noblesse ! Rien que du pur. L’air des sommets. Une intrigue, si plaisante fût-elle, eût rétréci cette vaste comédie. Elle l’eût orientée d’une façon désastreuse vers quelque chose de trop précis, trop particulier. Nous aurions perdu de vue le grand problème général, qui en est le côté rare et sublime.

L’intrigue, d’ailleurs, était heureusement difficile, avec une femme comme Célimène dont on nous dit, au début, qu’elle est une jolie veuve libre. Chamfort a très bien défini le rôle des femmes dans les comédies. « Quand, dans une comédie, les femmes sont enfermées, c’est tout de suite l’intrigue, puisqu’il y a une porte qu’un homme cherche à ouvrir. » Et voilà le sujet de la pièce. Mais quand la porte est ouverte, comme chez Célimène, chez qui tout le monde entre, adieu l’intrigue ! On ne se demande plus qui pénétrera et l’emportera. Ici l’intrigue – en admettant qu’on puisse garder pour ce chef-d’œuvre du Misanthrope un terme aussi misérable, – l’intrigue n’existe plus que dans les âmes et il n’y a qu’une action toute spirituelle. De là vient, bien entendu, que la pièce reste et restera toujours si ardue pour les esprits trop simples qui n’aiment que le divertissement. Elle est un merveilleux cri humain. Et elle se dresse, toute vivante, du cerveau de Molière, que nous devinons oppressé et déchiré, derrière les portants du théâtre.

Quand Alceste parle à Célimène avec cette souffrance profonde, comment oublierions-nous la vie du grand homme, son intérieur, sa femme ? Le nom et la figure d’Armande Béjart nous apparaissent, et il a fallu qu’il endurât d’elle force misères pour être arrivé à tant de hauteur dans la peine. On trouve, dans la vie de Molière par Grimarest, cette confidence de Molière à un ami :

« – Ah ! malgré toutes les précautions dont un homme est capable, je n’ai pas laissé, voyez-vous, de tomber dans le désordre où tous ceux qui se marient sans réflexion sont accoutumés de tomber.

– Oh ! oh ! voyons, protesta l’autre.

– Oui, mon cher, reprit Molière, je suis le plus malheureux des hommes. Je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère pour une société domestique. J’ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à ma vertu et à mes intentions, et je sens bien que, dans la situation où elle est, elle eût été encore plus malheureuse que je ne le suis si elle l’avait fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir de se faire valoir, et tout cela m’ombrage malgré moi, j’y trouve à redire, je m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne suis, veut jouir agréablement de la vie, elle va son chemin et, assurée par son innocence, elle dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Elle est occupée seulement du désir de plaire, en général comme toutes les femmes et sans avoir de dessein particulier. Elle rit de ma faiblesse. Encore si je pouvais jouir de mes amis aussi souvent que je le souhaiterais pour m’étourdir sur mes chagrins et sur mon inquiétude ! » (Applaudissements.)

Vous voyez, dans ces dernières lignes, Alceste tout entier, qui veut à l’amitié autant de chaleur qu’à l’amour, qu’à la vocation littéraire, qu’à tout ce qui prend l’être tout entier.

 

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Qu’est-ce que c’est, en effet, qu’une amitié qui n’est pas chaleureuse ? Amitié en train de ne plus être tout à fait une amitié. De même l’honnêteté qui devient tiède, méfions-nous-en ! Il n’y a que celle qui flambe d’une flamme claire qui doive nous donner confiance. Ah ! ce Molière, quel grand homme en même temps que grand écrivain ! Quelle belle vie ! Comme il est bien, lui, l’honnête homme, et comme ce feu de son âme il sait le communiquer !

Nous ne pouvons pas regarder son Alceste en face, sans tout de suite voir ses traits, sa belle tête, son regard net, et cette immense bonté, faite de droiture, dont son visage fut animé. Mais  il nous aurait dit :

– Vous vous trompez, je vous jure ! J’ai fait un personnage de théâtre, qu’il faut étudier pour son compte.

Je veux bien : essayons. Collaborez avec moi. Qu’est-ce vous croyez qu’il fait, Alceste ? Quel est son métier ? Je vous interroge parce que je vois que vous êtes comme moi ; vous n’avez sous le bras ni manuels pédants, ni dictionnaires erronés. Nous sommes tous aussi ignorants les uns que les autres. Nous allons pouvoir avoir du bon sens. (Rires.)

Eh bien ! d’abord, il n’est pas magistrat, ni avocat, puisqu’il s’indigne contre la justice et qu’il la subit. Il n’est certainement pas fonctionnaire, car il ne le serait pas deux jours : il aurait avec son ministre de terribles scènes. Je ne le vois pas médecin – grand Dieu ! – ni homme d’affaires : quelles affaires ? Pourquoi faire ? Nous sommes bien assurés qu’il n’écrit pas : il l’a dit, et j’ajoute que c’est malheureux, car il aurait un rude accent. Je crois, à la vérité, qu’il a un peu de bien, une petite terre à l’écart, dans une province quelque peu solitaire. Il me semble deviner que ses parents lui ont laissé de quoi vivre, flâner et se fâcher. Je crois que, lorsque il aura brusquement quitté Célimène après tant d’ardeur dans le débat, il s’en ira dans une région un peu montagneuse où l’on respire l’air plus pur des hauteurs ; il aura l’illusion d’être plus près des étoiles, ce qui ne sera même pas vrai, et un peu plus loin des hommes, parce qu’il se rapprochera des bêtes des hauts plateaux. Et il trouvera là des paysans qui vont le ravir d’abord. Encore un peu haletant de ses toutes dernières fureurs, il dira, les regardant jusque dans le fond des yeux :

– Comme ils sont bien, ceux-là ! Comme ils sont sincères et vrais !

Ah ! il respirera largement et il aura deux semaines d’épanouissement ! Puis, ma foi, au bout de ce temps déjà long, il s’apercevra qu’il est volé sur le beurre, le lait et les oeufs, et, alors, il dira :

– Ils sont comme les autres ! Fuyons ! Je rentre à Paris !

De nouveau tempêtant, on le verra dans le salon de la terrible et chère Célimène , et, après ce petit manège renouvelé deux ou trois fois, vous savez bien comme moi qu’il finira par épouser cette magnifique personne. Il l’épousera et il sera très malheureux. (Applaudissements.)

Comme la douleur sert aux poètes et que nous sommes sûrs qu’il en est un, louons-le.

Avec Célimène qui s’en défendra il aura des enfants, beaucoup d’enfants. Il en veut beaucoup, parbleu, puisqu’il aime l’humanité, et il guettera dans les yeux de ces petits êtres, en les élevant, l’apparition de toutes les lâchetés, facilités et complaisances qu’il redoute de voir chez ses héritiers. Hélas ! infailliblement, elles viendront le faire souffrir. Il aura beau les élever avec l’âpre goût de la vérité, ils lui échapperont et il n’aura plus qu’à repartir dans son désert une fois de plus.

Mais un jour, dans la lignée des enfants de ses enfants, on verra bien réapparaître quelque nouvel Alceste, portrait vivant de son éternel grand-père. Et voilà pourquoi le personnage n’a pas vieilli. Il est notre contemporain. Vous venez d’ailleurs de le voir jouer en veston. C’est parfait. Vous n’avez guère, n’est-ce pas relevé d’anachronismes : il y a tout au plus le lever du roi, une recommandation à la cour, c’est tout ; il y a le vers : « Il est bon à mettre au cabinet », qui fait rire parce qu’on n’en sait plus le sens. Exactement trois lignes à modifier, et c’est une pièce moderne. Si nous avions pu amener ici un étranger qui ne connût pas Le Misanthrope, même de nom, je crois qu’il aurait été transporté par ce qu’il eût appelé le génie dramatique de notre auteur moderne.

Mais ce qui me touche encore en lui bien plus que sa vivante actualité, c’est le grand sens national qu’il a pour nous, Français. Oui, je ne peux pas dire à quel point il résume pour moi le caractère français – dès l’instant, bien entendu, où l’on admet cette sorte de généralités ; mais quel est l’esprit qui, à un moment ou à un autre, n’en éprouve pas le besoin ?

Il y a ainsi dans presque chaque littérature un personnage qui symbolise la nation dont il est sorti. Regardez Robinson Crusoé ; à lui seul, c’est bien l’Anglais ! Regardez comme Faust représente, pour les Allemands supérieurs, ce que peut être la supériorité de l’Allemand. Regardez encore comme un Don Quichotte réalise le type de l’âme chevalière espagnole. Eh bien ! Notre Misanthrope est le grand chef-d’œuvre qu’il est, parce qu’il évoque notre caractère dans ce qu’il a de plus séculaire : notre goût de la vérité et de l’honnêteté et je ne sais quelle candeur qui crée chez nous d’amers dépits que cette vérité et cette honnêteté-là ne soient pas universelles. Ce n’est pas Philinte, l’aimable et délicieux Philinte qui suffirait à nous bien peindre. Nous avons plus de cran dans les moments graves. Vous savez comme est mort Molière. Vous connaissez cette page magnifique de l’Histoire de France. À quatre heures de l’après-midi, avant de jouer Le Malade Imaginaire, il a craché le sang et il s’est senti mal, et, comme on lui conseillait le repos, il répondit très simplement !

– C’est impossible. Si je ne jouais pas, mes comédiens n’auraient pas de quoi manger ce soir !

Il a répondu cela, messieurs, avec le cœur d’Alceste, et je me permets de le dire doucement aux amis les plus convaincus de Philinte, je crois que Philinte, lui, aurait dit :

– Oh !... Je suis trop faible. Je vais me coucher ! Je... Vraiment, je ne peux pas faire autrement.

Et il ne serait peut-être pas mort le soir même. Molière-Alceste a préféré mourir. En cette minute suprême, comme tout le long de sa vie, il a obéi à sa conscience qui lui dictait la vérité. (Longs applaudissements.)

 

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Tout son théâtre n’est que l’expression de cette conduite admirable. Il a fait la guerre aux fausses femmes savantes, aux faux saints hommes, aux faux malades, à tout ce qui était faux, et par sa mort comme par sa vie, comme par son œuvre, au sommet de laquelle est Le Misanthrope, il représente une des passions essentielles de notre pays.

On a peur, remarquez, de dire ces choses souvent ; on craint de parler comme un ministre dans quelque comice agricole. Les auditeurs se disent :

– Il va faire des phrases sur la nation ! Oh !oh ! prenons garde ! Le poncif et la banalité ! Ne craignez rien. Je vous jure que j’ai tout cela en horreur autant que vous. Mais je crois très sincèrement, très simplement à ce que je viens de vous énoncer sans pompe particulière. Vous savez comme moi ce qu’il adviendra de la France. Dans je ne sais combien d’années – milliers ou dizaines de milliers, – hélas ! elle sera ce que sont devenues la Grèce, l’Égypte, tant d’autres civilisations. Que restera-t-il de nos efforts, de notre société ? Elle aura roulé, comme toutes, dans l’abîme du temps. Elle sera, comme toutes, enfouie dans la grande poussière de la terre. Cependant quand nous avons un Sophocle dans les mains, nous frémissons encore, comme si cette Grèce morte nous réapparaissait. Quelle émotion aussi à la découverte d’une belle momie des Pharaons. Eh bien ! soyez tous sûrs, que quand, dans dix mille ans, des hommes ou des femmes liront la traduction du Misanthrope, relique sauvée de cette vieille France disparue, ils sentiront eux aussi, dans leurs cœurs, une grande admiration, et ils la résumeront en ces mots :

– Voilà ! C’était ça, le Français !

Et ils ne se tromperont pas tellement, car, certes, il est meilleur que beaucoup de nous ; mais s’il ne représente pas exactement ce que nous sommes, je sais bien, pour ma modeste part, qu’il symbolise ce que je voudrais être. (Longs et chaleureux applaudissements. Nombreux rappels.)

 

 

 

 

 

 

 

Balzac

 

Les Lettres à l’ÉtrangÈre

 

conférence faite le 13 février 1924

 

Mesdames, Messieurs,

 

Tandis qu’il y a huit jours, nous parlions de l’Oronte de Molière, vous m’avez peut-être trouvé d’une véhémence exagérée, à l’égard de ceux que j’appelle « les hommes de lettres inutiles ». C’est que je les ai sincèrement en horreur. Mais je voudrais qu’à travers cette violence de termes, vous eussiez discerné surtout l’ardeur que je nourris pour les grands. Je crois qu’à notre époque, qui souffre de tant de mêlées, le sens des valeurs est un peu perdu, et que c’est une misère assez grave quand il s’agit des choses de l’esprit.

On dit volontiers, aux amis, après la lecture d’un livre qui vient de paraître :

– Oui..., oui..., lisez donc ça : il y a des choses intéressantes là-dedans !

Je demande à M.M. les industriels et à M.M. les commerçants, si un de leurs clients, au reçu d’une commande, s’accommoderait de pouvoir dire simplement :

– Ma foi, il y a quelque chose là-dedans !

Pourquoi, alors, cette subite facilité et cette indulgence dérisoire, quand il s’agit de ce qu’il y a de supérieur dans l’humanité ? C’est engager les écrivains à être médiocres.

À la vérité, il ne faudrait prendre cette profession des lettres, que si l’on est décidé à lui sacrifier tout. Ce n’est pas une profession comme les autres, elle ne ressemble à aucune autre. Il faut qu’elle soit, pour celui qui s’y destine, une vocation vraie. Il ne faut pas y tolérer ces jeunes gens qu’on voit débarquer et qui vous disent :

– Comment, monsieur, est-ce qu’on fait pour arriver ?

– Pour arriver !... À quoi donc ?

Êtes-vous décidé, sapristi, si vous voulez écrire, à donner tout, c’est-à-dire ce que les âmes un peu banales et plates appellent communément le bien-être et le bonheur, et ce que tout le monde appelle la santé et la vie ?

Molière, pour lequel nous nous sommes passionnés mercredi dernier, a donné sa vie à son art. Balzac, dont nous allons parler aujourd’hui, l’a donnée également.

Mesdames, messieurs, quand on regarde la production formidable de ce géant des lettres, ces soixante volumes écrits entre la trentaine et la cinquantaine, entre l’heure où il s’est soudain senti maître de sa force, et le moment où la mort lui a mis la main sur l’épaule, on discerne, certes, et d’abord, son génie, mais il y a autre chose qui, souvent, n’apparaît pas au lecteur ou à la lectrice pris par l’attrait de « l’histoire » : c’est l’héroïsme qu’il a fallu pour écrire ces soixante volumes !

Grâce à Dieu, il nous a laissé une correspondance qu’on appelle « amoureuse », mais où (bénissons-le !) il n’est pas question seulement d’amour, car alors elle serait illisible. C’est une correspondance à celle qu’il aimait, Mme Hanska, où il conte, pendant dix-sept ans, ses travaux, ses affaires, toute sa vie, et ce sont ces deux gros livres que j’ai apportés, qui, comme vous le voyez, paraissent fort épais ; mais... ne me faites pas ces figures inquiètes, nous ne les lirons pas tout à fait tout entiers ! (Rires.) Oh ! j’en lirai le plus possible, et je vous demande de rester jusqu’à l’extrême limite qu’on nous a fixée prudemment : quatre heures et demie. (Rires.)

 

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Avant de prendre ces deux volumes dont on peut dire, mesdames, qu’ils brûlent les mains, avant d’en commencer une étude qui sera hâtive, mais qui, du moins, sera pleine de foi, je voudrais, dans un court préambule, vous expliquer ce qu’est Balzac en 1833, à trente-quatre ans, quand il prend la plume pour écrire sa première lettre à l’Étrangère, Mme Hanska.

Qu’a-t-il fait pendant ces trente-quatre ans, lui qui s’est senti une « vocation » ? À vingt ans à peine, il avait, en effet, décidé d’écrire ; mais qu’a-t-il écrit entre vingt et trente ? Il a cru d’abord qu’il était fait pour la tragédie ; il a essayé un Cromwell à la même date que le jeune Hugo essayait le sien. Balzac, dans une affreuse mansarde, penché sur son premier manuscrit, a connu la misère, le froid, la faim. Dans cette mansarde qu’il a appelée son « sépulcre aérien », près de l’Arsenal, rue de Lesdiguières, il a travaillé deux ans à sa tragédie. Puis, un jour, il l’a portée à sa famille qui habitait aux environs de Paris, à Villeparisis ; tout le monde a haussé les épaules, et M. Andrieux, professeur de lettres à l’École Polytechnique, consulté par les Balzac, a sentencieusement dit, en mettant ses lunettes sur son nez, que ce jeune homme devait tout faire..., sauf des lettres ! Balzac répondit entre ses dents !

– C’est un vieux crétin !

Même pas. C’était un très honorable bonhomme, mais qui, comme tant d’humains, ne savait pas, à travers un présent médiocre, discerner un avenir éclatant.

Balzac, lui, sent confusément qu’il porte en lui d’étranges forces. Il abandonne la tragédie et il essaie du roman. Mais que représente pour lui le roman dans ses premiers essais ? Eh bien ! le roman historique le passionne. C’est avec un roman historique, Le dernier Chouan qui deviendra plus tard, en changeant de titre, Les Chouans, qu’il commence à connaître une haute réputation. Tous les éditeurs qui lui  avaient refusé de la copie sonnent chez lui pour lui en demander. Et ce n’est pas encore la gloire, mais c’est le succès, le vrai.

Après Les Chouans, il se tournera vers l’autobiographie : et il donnera, par exemple, La Peau de Chagrin. Mais jusqu’à trente ans, il n’abordera pas la vraie étude de la société, comme soudain son génie et son courage vont l’y décider en 1833.

Au moment où il écrit sa première lettre à l’Étrangère, nous sommes donc au début de la grande période littéraire de Balzac, et ceci n’est pas rien pour l’intérêt d’une telle correspondance.

 

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Voilà pour l’esprit. Mais il y a le cœur. À quel point de sa vie sentimentale en est-il, ce grand homme ? À vingt ans, il a écrit sa devise :  « Être célèbre et être aimé. » En cinq mots, deux programmes qui peuvent rendre, je ne dirai pas une vie heureuse, ce n’est pas la question, mais une vie belle. Être célèbre, il commence à l’être avec ses premiers livres. Être aimé, il l’a été, à trente-quatre ans, passionnément. Il a aimé deux fois, il n’a été aimé qu’une. La première, il a aimé une femme dont le nom et le souvenir doivent nous toucher plus que tout autre, une femme qui était vraie, mais qui n’était plus jeune ; et il a aimé, la seconde fois, une femme qui était encore jeune, mais qui n’était pas vraie.

Il a aimé la première fois une femme dont le nom doit être inscrit au fronton du temple de la littérature française, Mme de Berny, car c’est elle qui, la première, a dit à Balzac :

– Essaie donc de faire du roman !

Oui, c’est peut-être à elle que nous devons ce monument qu’il a légué à la France. Mme de Berny aura été à la fois une amante et une mère. (Hélas ! elle avait vingt ans de plus que lui !) – Et, surtout, elle fut la sagesse et l’ordre dans la vie de Balzac. Elle a trouvé ce jeune homme de vingt-deux ans, plein de cette amertume qu’un cœur chaleureux ressent après les premiers heurts de la vie, surtout quand elle est rude ; elle l’a apaisé, consolé, et sa tendresse a été de la clarté. Tout fut sincère dans cette affection passionnée née de dix ans, et le jour où, se regardant dans la glace, elle eut l’horrible impression que cette fois son visage était définitivement vieilli, elle se retira, ne voulut plus le voir, et ne fut pour lui qu’une correspondante, mais toujours pleine de conseils ardents. Un jour, elle apprit qu’il aimait « l’Étrangère », une inconnue, là-bas, dans les steppes de Pologne, et elle eut le courage, cette femme plus aimante que toutes, de dire :

– Suis ton destin ; je sens bien que ce sera elle la vraie femme pour toi !

Il avait aimé une seconde fois, pourtant, dans l’intervalle, – aventure fougueuse, redoutable et rapide... Et quand je dis aventure, ce n’était qu’une aventure de cœur, où cet homme passionné, dix-huit mois durant, s’était comme épuisé. L’objet de cette passion s’appelait la duchesse de Castries, une de ses correspondantes aussi, et anonyme, et que d’abord, avant de l’avoir vue, il avait embellie de toutes les qualités morales, en sa fiévreuse imagination. Ajoutons qu’après que Mme de Berny lui avait conté l’agonie de la royauté, et la terreur des journées de 1793, il avait vu dans Mme de Castries quelqu’un capable de lui représenter tout ce faubourg Saint-Germain, si fermé pour un bourgeois comme lui, et dont il était avide, en son cœur de romancier, de pénétrer les mœurs. Mais vers Mme de Castries il s’en vint avec le cœur naïf que lui avait refait Mme de Berny, car dans l’amour de Mme de Berny j’ai dit qu’il n’y avait que vérité, sentiments larges et droits.

Trois fois hélas ! Mme de Castries était la plus rouée, la plus rusée, la plus vaniteuse, la plus coquette, la plus difficile, la plus fausse des Parisiennes. Certains auditeurs sensibles trouvent peut-être qu’il est pénible de dire ces choses. Pourquoi ? Je les rassure vite en leur signalant que cette assez détestable femme a du moins, à nos yeux, un titre de gloire : elle a fourni à Balzac le sujet d’un livre génial : La Duchesse de Langeais.

Mesdames, il ne faut pas, quand une femme est décidée à faire souffrir un homme, qu’elle prenne un homme de génie, car il se venge toujours en faisant un chef-d’œuvre, et c’est lui alors qui reste victorieux. (Applaudissements.)

 

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Oui, quand Balzac, après une scène, que je m’imagine assez atroce, et pleine de bouffonneries aussi, comme il convient à tant de drames de l’amour, quand Balzac eût rompu tous liens d’amitié avec Mme de Castries, il se remit, au bout d’une quinzaine à peine, au travail ; il s’enfonça dans ce travail, exorbitant, comme il disait. Nous sommes en 1832. L’esprit est en pleine force, mais le cœur est meurtri. Et, un jour, voici que le courrier lui apporte une lettre de femme avec le timbre de la Pologne. Il l’ouvre ; elle est signée : « L’Étrangère ». Écriture et style distingués.  On lui dit qu’on fut passionnée par ses premiers livres, puis on lui fait des reproches sur les derniers, et on lui envoie presque immédiatement L’Imitation de Jésus-Christ, en l’engageant à relire ce livre sublime avec toute son âme, de façon à revenir à certains sentiments que ses œuvres de début marquaient si fortement.

Balzac est non seulement touché par la lettre, mais par l’envoi. Balzac, dont l’imagination mène la vie, qui est sensible à tout ce qu’il y a de mystérieux dans ce monde, qui croit à la télépathie et à des forces psychiques inconnues et incalculables, est justement en train de combiner le plan d’un roman qui sera évangélique : Le Médecin de Campagne. Et l’idée qu’à la même heure, son esprit et celui de sa correspondante, à six cents lieues de distance, sont occupés de la même pensée, cette idée le bouleverse ; il s’échauffe, s’enthousiasme, et il sent que sa destinée est là-bas, à Wierzchownia, en Pologne. Il envoie alors une première lettre prudente, mais déjà lyrique ; une seconde, une troisième. Elle, ne consent pas encore à signer ; puis elle se décide et c’est une des correspondances les plus étonnantes du siècle qui s’ébauche.

 

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Balzac est tout de suite fort échauffé, et fort ardent, car il a l’habitude, en naïf et en honnête qu’il est, de se donner très vite avec sa puissance de passion illimitée.

Mesdames, je vous l’ai dit, cette correspondance, ces amours, cette histoire merveilleuse vont durer dix-sept ans ! – dix-sept ans pendant lesquels, adorant cette femme, il ne cessera de désirer la voir. Et il n’aura avec elle que des rendez-vous trop brefs, à des intervalles de plusieurs années ; mais ce seront des rendez-vous d’une poésie magnifique, car ils auront lieu dans toutes les capitales de l’Europe. On ne peut rien imaginer de plus royal ni de plus grand ! Je dis « imaginer ». Car certes, il faut que nous ajoutions, que nous recréions. Tandis que cette correspondance, plus longue que leurs entrevues – chaque fois qu’au comble du bonheur, il parvient à rejoindre Mme Hanska dans une grande ville, il faut que, précipitamment, il revienne à Paris travailler comme un cheval, – cette correspondance fait voir avec précision, au moins imaginatif d’entre nous, Balzac à sa table de travail, et le spectacle est passionnant, car il est constamment tragique.

J’ajoute, en effet, pour en avoir fini avec mon préambule, que non seulement, en 1833, il a publié des romans, non seulement il a aimé deux fois, mais il a soixante-quinze mille francs de dettes. Soixante-quinze mille francs, à trente-quatre ans ! Faites la multiplication au cours actuel, vous verrez quel chiffre, vous sentirez quel poids sur les épaules d’un homme qui est honnête, c’est-à-dire désormais hanté par l’idée de payer, uniquement payer.

Comment est-il arrivé à ces soixante-quinze mille francs de dettes ? Ce n’est pas ici le moment de le raconter. Il a commencé de désastreuses affaires, il a confondu, pendant sa jeunesse, comme pendant toute sa vie, deux opérations élémentaires qui sont l’addition et la soustraction ; il a toujours été emporté par l’ardeur qu’il avait pour les choses curieuses, neuves et belles. Il a voulu faire de l’imprimerie, acheter une fonderie de caractères. Mme de Berny, qui lui était dévouée corps et âme, lui a donné vingt-cinq, trente, quarante mille francs ; sa mère autant ; son père en est mort. Et il se trouve en pleine force, mais avec ce boulet terrible à traîner. Bien des fois, il dira de son travail que c’est le « bagne ». Mais c’est, en même temps, une chose sublime, puisqu’il vient d’avoir la grande idée de sa vie et de commencer à construire cette chose impérissable : La Comédie Humaine.

Il habite rue Cassini, dans un quartier charmant, plein de spiritualité, entre le Val-de-Grâce et l’Observatoire. Un matin de l’été 1833, il traverse en courant tout Paris ; il arrive chez sa sœur, faubourg Poissonnière,  sa sœur Laure, qu’il aime tendrement, et, en entrant dans le salon, crotté jusqu’au genou, essoufflé, rouge d’ardeur et de joie, il dit à Laure qu’il aime appeler Pétrarque et à ses deux petites nièces qu’il appelle ses « chères gazelles » à cause de la beauté de leurs yeux :

– Regardez-moi. Comment me trouvez-vous aujourd’hui ?

– Eh !... Eh ! mon Dieu, dit Laure, tu as chaud.

– Mais non ! Regardez bien ! Mes yeux, mon front !... Hein, vous ne voyez rien ? Vous ne voyez pas que je suis en train d’avoir du génie ! (Rires.)

C’était vrai. Il avait la plus belle, la plus grande idée artistique du siècle. Sans désemparer, sans perdre une seconde, il leur expliqua son saisissant projet. Ah ! certes, il faut que Dieu lui accorde au moins vingt ans. (Il les aura tout juste !) Il faut qu’il ait de la force, car ce n’est pas un volume, ce n’est pas dix volumes qu’il conçoit, ce n’est pas une vie d’écrivain réduite à une série de petits livres alignés, comme le public les aime, car le public veut qu’un artiste se répète, que la marque ne soit jamais changée, il aime, le public, qu’on ne le dérange pas dans ses habitudes. Or, Balzac conçoit tout un plan, tout un prodigieux ensemble ; il va étudier la société tout entière, hommes, femmes, enfants, vieillards, fonctionnaires, prêtres, soldats, les villes, les villages, les rues, les maisons... Tout a une âme, une façade, un visage... Il va tout peindre, résumer son œuvre par un mot typique,

– Je ferai concurrence à l’état civil !

Ce n’était pas une vaine promesse. Il a laissé cinq mille personnages, vous les connaissez... presque tous... et presque tous ils vivent autant, et même plus, que des vivants. Eh bien ! c’est au moment où il conçoit cette œuvre formidable, ce monument et toutes les parties de ce monument, c’est à cette heure étonnante, importante, géniale, qu’il commence sa correspondance avec Mme Hanska.

 

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Vous ne m’en voudrez pas de ce prologue un peu long. Il fallait placer les choses pour qu’elles eussent leur valeur.

 

Correspondance de deux amants. Ah ! il faut bien alors voir tout d’abord comment il y est parlé d’amour. Et c’est, en effet, fort important, puisque cet amour va inspirer Balzac et que c’est cette inspiration qui maintenant nous touche le plus. Très vite il va écrire à Mme Hanska :

« Vous êtes ma vie et la source de tout ce que je fais de bien. »

 

Mesdames, messieurs, les Universités, qui, d’ailleurs, n’ont pas encore fait beaucoup de tort à Balzac, auront fort à faire si elles croient que c’est en soupesant des phrases, en dépeçant des mots, en les retournant, en étudiant les variantes, en faisant des commentaires et des gloses, qu’elles arriveront à expliquer ce grand homme ! On fera bien mieux de relire simplement les lettres à Mme Hanska. La voilà la vraie source importante de son génie pendant dix-sept ans ! Oh ! ce n’est pas que le visage de Mme de Berny se soit évanoui : il ne l’oublie ni ne l’oubliera. Au contraire. Dès qu’il a une correspondance un peu suivie avec Mme Hanska, il lui dit ce que Mme de Berny a été pour lui. Sa tendresse ne cessera même pas après la mort de cette dernière, trois ans plus tard. C’est elle qu’il a appelée la « Dilecta ». Il aura sa chère image toujours présente tant que son cerveau sera capable d’avoir des images sur cette terre, et il écrit sur Mme de Berny, en 1837, quatre ans après le commencement de son ardente liaison avec Mme Hanska, cette page magnifique :

« Je serais bien injuste si je ne disais pas que de vingt-trois à trente-trois ans, un ange m’a soutenu dans cette horrible guerre des lettres. Mme de Berny a été comme un dieu pour moi, elle a été une mère, une amie, une famille, un ami, un conseil. Elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme, elle a créé le goût, elle a pleuré comme une sœur, elle a ri... Elle est venue tous les jours, comme un bienfaisant sommeil, endormir les douleurs... Elle a fait bien plus : quoiqu’en puissance de mari, elle a trouvé le moyen de me prêter jusqu’à quarante-cinq mille francs, et j’ai rendu les derniers six mille francs en 1836, avec les intérêts à 5 %, bien entendu. Mais elle ne m’a jamais parlé de ma dette, que peu à peu. Sans elle, je serais mort. Elle a souvent deviné que je n’avais pas mangé depuis quelques jours, elle a pourvu à tout avec une angélique bonté. Elle a encouragé cette fierté qui, préservant un homme de toute bassesse, fait qu’aujourd’hui mes ennemis me reprochent comme un sot contentement de moi-même cette fierté que le peintre Boulanger a un peu trop poussée à l’excès dans mon portrait, mais qui est si vraie. » (Applaudissements.)

Mme Hanska, dans sa Pologne, ne concevait donc, direz-vous, aucune jalousie à l’égard de ce splendide souvenir de Mme de Berny. Attendez ! Il n’ y aura pas, pendant dix-sept ans, égalité de ton, et j’allais dire de passion. Disons que cette passion connaîtra de part et d’autre des aspects bien différents.

Et d’abord, pour bien expliquer les lettres, soyons précis sur les faits. En dix-sept ans, Balzac verra Mme Hanska sept fois, plus ou moins longuement. La première, à peine au bout d’un an, en 1833, à Neuchâtel ; la seconde à Genève, en 1834, puis à Vienne, en 1835 ; et il restera huit ans sans la revoir, jusqu’à Saint-Pétersbourg, en 1843 ! Après quoi, il ira en Pologne passer plusieurs hivers.

Avant qu’il l’ait vue, il est tout de suite plein d’un charmant lyrisme. Au bout de la dernière lettre, il écrit : « Ah ! que vous avez un style gentil ! » Il est tout ému... en écrivain, car l’écrivain ne quitte jamais Balzac ; il est très touché que, tout de suite, elle ait semblé le connaître si bien, à travers ses livres. C’est cela qui l’enflamme, c’est pour cela qu’il va vers elle avec tant d’ardeur. Et, naïvement, il écrit, – car le fond de naïveté de Balzac est incommensurable, comme son honnêteté :

« Ah ! si vous me connaissiez, chère amie, c’est bien autre chose que mes livres ! » (Rires.)

Il l’appelle tout de suite, de tous les noms tendres, après l’avoir vue seulement à Neuchâtel, entrevue qui, il est vrai, fut charmante. Sans la connaître, il arrive par la diligence, il voit une jeune femme sur le quai, qui tient un livre ; ce livre, il en aperçoit le titre ; c’est un des siens ; il se précipite avec cette familiarité qui le caractérise ; il s’écrie : « Ève ! » Elle répond : « Honoré ! » (Rires.) Et ils tombent chastement dans les bras l’un de l’autre, tandis que M Hanski, à vingt mètres, salue discrètement, en homme délicat..  qui voit bien qu’on s’occupe de littérature !

 

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M. Hanski est un charmant homme ; il n’y a rien à dire sur lui, sinon qu’il ne meurt que sept ans après. Mais quelle discrétion toujours, quel amour aussi des lettres ! Lui, de loin lit également les romans de Balzac et il comprend que l’imagination de sa femme en soit enfiévrée ! De M. Hanski, nous n’avons qu’un portrait touchant à esquisser.

Mme Hanska, revenue en Pologne pendant que Balzac est rentré à Paris, s’accommode fort bien qu’il lui écrive : Ève, chère et seule femme que le monde contienne pour moi... », et ceci au bout d’un an !

(M. Hanski, bien entendu, ne voit pas ces lettres-là !)

Balzac a quitté Genève, la dernière fois, avec Mme de Castries, en 1833. En 1834, c’est à Genève qu’il va voir Mme Hanska pendant un mois et demi. Genève qui lui avait fait abhorrer la Suisse, il ne connaît plus, maintenant, de ville plus délicieuse...

Il ajoute, deux mois après : « Je vous aime comme on aimait au Moyen Âge ! » (Rires.) Et, certes, je ne dresserai pas pour vous la liste complète de toutes les expressions tendres qu’il lui adresse (je les ai là dans ces satanés papiers ; mais je m’y perds chaque fois que j’y touche !) Sachez seulement qu’il l’appelle : « Eva chérie, femme, sœur, famille, jour, tout !... » Il a grande envie d’aller à Saint-Petersbourg, oh ! seulement quand M. Hanski est mort. Mme Hanska passe l’hiver à Saint-Petersbourg, Balzac veut la rejoindre, la presser de devenir Mme Balzac – ce rêve qu’il n’a cessé de faire et de refaire depuis qu’il la connaît. Mais toujours, même après la mort de son mari, elle trouve des raisons de reculer ce bonheur et cette « affaire magnifique ». Elle le lui a promis pourtant ; elle lui a dit : « Je serai votre femme ! » Mais, d’année en année, elle trouve soit le prétexte d’une récolte trop difficile à surveiller (fort riche, elle a là-bas, des terres nombreuses, des serviteurs encore plus nombreux, un train de maison polonais et... redoutable) ; elle trouve aussi que sa fille est à marier et à bien marier... Balzac a beau dire : « Mais si vous ne voulez pas devenir Française, à la fin du compte, je me ferai Russe ! », elle est terrible ; elle retarde, retarde, et, d’année en année, Balzac vieillit. L’homme plein d’élan qu’il avait été en 1833, l’homme amoureux « comme au Moyen Âge », va devenir un homme surtout tendre, mais plein de mélancolie et de graves rêveries, qui va s’attacher à tous les petits souvenirs, qui, parmi ses travaux épouvantables, va avoir la puérilité charmante de mettre sur sa table la miniature de Mme Hanska et de petits objets qui viennent d’elle, comme un morceau de robe de soie, de cette robe pensée qu’il a tant aimée, et de laquelle il a dit :

– Je la verrai sûrement en mourant !

Il lui avait écrit un jour :

« Envoyez-m’en un petit bout pour me servir d’ essuie-plume. »

Cet essuie-plume lui a duré dix ans ! Il était bien usé quand il est mort. Mais Balzac s’usait aussi à s’en servir, quand il écrivait tant de lettres enflammées sans résultat.

 

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Un jour, en passant dans le faubourg Saint-Honoré, il aperçoit chez un marchand d’antiquités deux vases de Saxe qui, à eux seuls, lui ressuscitent tout un voyage en Russie. Il écrit là-dessus la page pleine d’émotion, je dirai presque de tremblement, que je vais vous lire :

« Mon ange adoré, je suis resté hier, vois-tu, hébété, debout, charmé, dans le faubourg Saint-Honoré, à l’étalage d’un marchand de curiosités, et les cabriolets en ont effleuré ma redingote. Qu’est-ce que je voyais ? Le croirais-tu ? Oh ! que je me suis trouvé malheureux, hier, de n’avoir pas le sou !... »

Le malheureux, il met « hier »  En a-t-il jamais eu de sa vie ! (Rires.)

« ... Je voyais, je voyais, tu entends, les deux fameux vases de Saxe du salon, mais en plus petit. Après être resté comme la perdrix devant le chien, je me suis enfui. Si j’étais entré chez le marchand, je n’aurais pas marchandé, j’aurais dit :

– Envoyez-moi, monsieur, avec la facture !

Ces vases, comme ils m’ont fait battre le cœur pendait une heure ! Jamais je ne me suis senti pareille fête au cœur ; pareille folie à l’âme, pareil ébahissement. Si un cabriolet, comme je te l’ai dit, n’avait pas effleuré ma redingote, – je ne sais combien de temps je serais resté là ! C’est une sensation qu’aucune parole ne peut rendre. Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que d’aimer ! C’est bien plus que la vie, il a tenu toute une vie dans un moment pareil !

Éva, j’irai chez le marchand lundi, je veux encore les revoir ces vases... Et, tiens, je me priverai de mon raisin, qui coûte quarante sous la livre, pour les avoir. Pense, en ayant la bague au doigt, que mes yeux sont là-dessus pendant que j’écris, c’est-à-dire quinze heures sur vingt-quatre, et que, quand j’écris, j’appuie toujours ma main gauche sur mon papier pour le tenir en écrivant. Quelle puissance l’âme attache à certains objets matériels !

Mon Dieu, que je suis heureux de sentir ainsi et d’aimer ainsi ! Vous m’avez vu pendant deux mois, mais vous ne savez pas combien je serais mieux et meilleur dans la sécurité pendant le reste de mes jours... »

Et un an après, à la fois amoureux et orgueilleux, de cet admirable orgueil sans vanité qu’il a dépensé toute sa vie, il lui écrit les lignes suivantes, que je vous lis, surtout pour les dernières où vous verrez qu’il préfère presque son amour à son œuvre :

« En somme, quatre hommes auront eu une vie immense : Napoléon, Cuvier, O’Connell et moi (Rires.) Je veux être le quatrième, oui. Le premier a vécu de la vie de l’Europe, s’est inoculé les armées ; le second a épousé le globe ; le troisième s’est incarné un peuple. Moi, j’aurai porté toute une société dans ma tête. Autant vivre ainsi, ma foi, que de dire tous les soirs : « Pique, atout, cœur », ou de chercher pourquoi Mme Une Telle a fait telle ou telle chose. Mais, ma petite Éveline, il y aura en moi quelque chose de plus grand et de plus heureux que l’écrivain, c’est l’amant. Mon amour est plus beau, plus grand, plus complet que tout cela ! »

Il est plus grand, plus complet et plus beau que tout cela, pour nous, maintenant, surtout, parce q’il l’a soutenu, mené, enivré, lui a donné du courage et des idées.

Je lis encore cette phrase :

« Je cherche mes mots et mes corrections dans vos chers souvenirs. »

S’il n’avait pas le bout de robe pensée sur sa table, sommes-nous sûrs qu’il les eût trouvées ? Et encore :

« Vous êtes la source de mes inspirations, de tous mes sujets. Vous êtes le but, vous êtes tout, vous êtes la vie, l’espérance et les plaisirs ! »

Elle est la flamme nécessaire à ce qu’il conçoit et compose.

 

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Puis, un jour vient où, de Pologne, arrive une lettre moins chaleureuse que les autres, où se glissent même quelques reproches. Alors, comme il a toujours fait, il aborde carrément la question.

« Je ne comprends pas, dit-il, qu’avec un front si grand que celui que vous avez, vous ayez des petitesses ! »

Ce front d’homme de génie, comme il l’appelle ailleurs, ce front d’analyste, ce front magnifique, comment peut-il concevoir des calomnies, et nourrir des idées si violemment injustes. Qu’a-t-on pu lui dire ? Oh ! ce n’est pas bien malin à reconstituer ! Qu’il la trompait, naturellement. Eh bien ! il ne se disculpe pas, il répond simplement :

« Est-ce que j’en ai le temps ! » (Rires.)

Il ajoute :

« Vous me reprochez d’aller voir à Versailles une femme charmante. Je n’y ai été qu’une fois ! Calomnie. Vous me reprochez d’en avoir connu une autre dans une loge, aux Italiens et à l ‘Opéra ? Si je ne peux plus aller au théâtre entendre de la musique et entrer dans des loges où sont assises des femmes jolies, c’est mon seul et dernier plaisir que vous m’enlevez ! Qu’est-ce qu’on ne dit pas de moi, d’ailleurs ! Tout. Même que je suis joueur... Et qui vous l’a dit ? Votre affreuse tante ! Que je la déteste, celle-là ! On prétend, un autre jour, que je suis l’homme le plus dissolu. Mon Dieu ! Si, à moi, on me disait : « Mme Hanska vient d’épouser Alexandre Dumas », est-ce que vous croyez que je le croirais ? Pourquoi êtes-vous si émue par tous les ragots, et tant de potins horribles ?... Ah ! voyez-moi donc tel que je suis, toujours penché sur cette malheureuse petite table d’acajou, dans mon cabinet de travail, que je ne quitte pas une seconde, que je ne peux pas quitter ! »

Et alors vient la description de son travail, travail infernal qu’il appelle son « travail de lion ».

« Savez-vous qu’hier, mon fauteuil, je l’ai cassé sous moi ? C’est le second que je tue. » – « Cette semaine, j’ai travaillé encore dix-huit heures par jour et ne me suis soutenu que par des bains d’une heure qui calmaient un peu l’irritation cérébrale... » – « Je travaille exorbitamment. » – « Ma chère amie, j’ai l’énergie de Napoléon... » – « Tenez-vous à connaître cette vie de cratère ensanglanté ?... » – « Savez-vous ce que j’ai devant moi ? Trois mois de travaux forcés !... »

Et il lui énumère ce qu’il doit faire en un an. Puis, après le lui avoir énuméré tout au long, il recommence dans la lettre suivante, et dans celle d’après.

Ce qui est merveilleux, au cours de ces deux livres, c’est que presque toutes les lettres répètent le même refrain, et que, pourtant, on peut les lire toutes et à la suite, et sans le moindre ennui. Bien mieux ! De lettre en lettre, ces redites vous donnent une sorte de fièvre, d’émotion, d’admiration. Voici un exemple d’un de ses programmes de travail à la fois prodigieux et accablants (août 1835) :

« Réfléchissez bien à ceci : Walter Scott, n’est-ce pas ? écrivait deux romans par an, et passait pour avoir du bonheur dans son travail ; il étonnait l’Angleterre par son travail. Eh bien ! cette année, moi, j’aurai produit : 1° Le PÈre Goriot ; 2° Le Lys dans la VallÉe ; 3° Les MÉmoires d’une jeune mariÉe : 4° César Birotteau. J’aurai fait trois livraisons d’Études de mœurs à Mme Béchet (un éditeur) et trois d’Études philosophiques à Werdet (un autre éditeur) ; enfin, j’aurai achevé le troisième dizain (des CONTES DRÔLATIQUES) et SÉraphita. Serai-je vivant et avec ma raison, en 1836 ? J’en doute. Parfois, il me semble que mon cerveau s’enflamme. Je sais, en tout cas, que je mourrai sur la brèche de l’intelligence. »

Il dit ailleurs, dans un cri bien émouvant :

« Quelle foi dans soi-même ne faut-il pas pour toujours créer ! Créer ! Mais Dieu n’a créé que pendant six jours ! Et il s’est reposé ! »

Lui, son régime est de dix-huit heures par jour pendant quinze ans. Régime effrayant ! Il se couche à sept heures du soir et, à deux heures du matin, il est dressé dans son lit par la sonnerie d’un réveil qui n’est pourtant pas assez puissant pour le tenir éveillé ; il faut qu’il avale, coup sur coup, un litre, deux litres de café. Hélas ! au bout de peu de temps, il dit : « J’ai usé le café comme Mithridate avait usé le poison. » Ou encore : « Le café ne me fait plus rien, sinon de me donner cet horrible teint de bois que tout le monde remarque. Hélas !... le café, je l’ai usé et il m’a tué. Nous avons vieilli ensemble, mais nous ne nous sommes plus indispensables. »

Il essaiera du thé aussi, et d’autres excitants ; mais ce travail surhumain, de dix-huit heures par jour, l’aura si prématurément vieilli, qu’à quarante-cinq ans déjà, il n’aura plus que des lueurs de santé. Heureusement », comme il dit, « je suis devenu cerveau ». Avec... ce reste-là, ses dernières œuvres seront du pur génie.

Il écrira en 1843 : « Voilà un dimanche qu’il faut que je passe à travailler avec une furie même pas française, avec une furie balzacienne ! Depuis sept ans, je n’ai pas pu relire une seule des lettres que je vous ai écrites, tellement ma vie est torrentielle. C’est sûrement en pensant à moi d’avance que Bossuet a écrit le fameux : « Marche ! Marche !... »

 

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Il ne s’est pas arrêté. Ç’a été, pendant quinze années, un bagne littéraire. La peine de ce bagne, il avait essayé de la varier de bien des façons. D’abord, au lieu de se contenter de payer ses dettes, il n’avait pas pris garde que chaque année il en faisait de nouvelles. Il n’avait pas pris garde !... Je suis un maladroit d’employer un tel mot ! Il savait fort bien qu’il fallait un certain train de vie ; il disait intelligemment :

– Si je vis dans une mansarde, si je vis caché, si je ne reçois pas, – c’est simple, je suis obligé d’aller trouver les éditeurs, qui me tiendront la dragée haute, au lieu que, si je représente un peu, ce sont ces messieurs qui, tout de suite, viendront me demander de la copie.

Mme Hanska, on le comprend, fut d’abord effrayée, et elle ne mit pas très longtemps à lui dire : « Décidément, je crois que vous ne savez pas arranger vos affaires ! » Il lui répondit avec humeur : « Ma pauvre amie, je suis le plus grand financier du siècle ! »

Ce premier financier voyait pourtant ses dettes monter de soixante-quinze mille à cent cinquante mille francs et même à des chiffres qui, à la fin, étaient devenus pour lui extrêmement vagues, à force... d’être fabuleux ! (Rires.)

Il y a , sur ses finances, une page charmante. Mme Hanska avait avec bon sens douté, comme je l’indiquais, de ses capacités financières. Il répond :

« Vous me croyez fastueux ! Moi qui suis l’homme le plus économe qui existe ! Seulement, il y a des calculs que les imbéciles appellent du faste : Quand j’habitais rue Cassini, j’ai acheté pour quinze cents francs de tapis. En 1833, ils sont encore neufs et très beaux. On a crié au luxe, naturellement. Ils couvrent mes pièces, ces tapis. Eh bien ! depuis dix ans, si j’avais fait frotter mes parquets par un frotteur, à cinq francs par mois, j’aurais dépensé, ma chère amie, six cents francs dont il ne resterait rien. Ils dureront encore dix ans, mes tapis, ils seront une magnificence dans une terre... quand j’en aurai une... Eh bien ! j’aurai le luxe là où un ménage économe aurait eu la pauvreté... Mon cabinet est tendu de velours. On a crié au luxe ! Les gens qui crient au luxe mettent chez eux du papier à dix francs le rouleau ; un rouleau équivaut à cinq aunes d’étoffe ; mon étoffe coûte deux francs cinquante l’aune. Ils laissent dix francs au propriétaire. Moi, j’emporterai mes douze francs cinquante quand je quitterai l’appartement ! – On dira aussi que je me ruine en ameublements. Ici, la chambre de ma mère est tendue en perse qui a duré dix ans rue Cassini, qui durera encore dix ans, et qui coûtait deux francs l’aune. – Un cartonnier en acajou vulgaire, douze cartons, un meuble d’épicier, n’est-ce pas ? vaut cent francs. J’achète, moi, pour quatre-vingts francs, un délicieux meuble d’ébénisterie antique, et on crie au luxe ! – Un épicier encore achète pour deux cent cinquante francs une commode en acajou. Moi, j’achète un meuble en ébène, orné de cuivres superbes, plus beau qu’un Boule, pour le même prix. Lui, à l’occasion, il perd deux cents francs sur sa commode ; mon meuble à moi en vaut cinq cents. Tout est ainsi dans ma vie. Hippolyte Souverain disait de moi à quelqu’un :

– Balzac, mais il sait beaucoup mieux calculer que Rothschild ! (Rires.)

 

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Il se considère, en littérature, comme l’homme le plus désintéressé ; depuis Spinoza et Descartes, il n’y a rien eu de pareil ! Et... c’est parfaitement vrai, d’ailleurs. Ce n’est pas l’intérêt qui le conduit, c’est le souci d’une vie qui convienne... à son rang, eût-il dit, s’il avait été gentilhomme cent ans plus tôt.

Considérez, par exemple, qu’il a eu dans sa vie une période de grand luxe : c’est quand il a aimé Mme de Castries. Le faubourg Saint-Germain, le salon de la rue de Varenne, on ne se frotte pas à de si nobles choses, sans essayer au moins d’être à la hauteur. Et puis, il est naïf, il est influençable, il aime la vie. Bref, il est devenu ainsi un véritable dandy avec des gilets éblouissants, des chaînes de montre ciselées par Gosselin et un coupé au mois sur lequel il y avait les initiales B. E.

Qu’est-ce que c’est ? dit un jour Théophile Gautier, B. E. ?

Balzac d’Entraigues !

– Mais... Mais tu n’est pas de la famille des d’Entraigues, dit Théophile Gautier.

Crois-tu ?

– J’en suis sûr !

– Ah !... Eh bien ! répond Balzac, tant pis pour eux ! (Rires)

Il n’a regardé, à ce moment-là, à aucune dépense. Puis, la rupture avec Mme de Castries a amené une certaine régularité, mais... pas dans son imagination. Cette imagination de romancier est si forte qu’il ne faut jamais l’oublier, même quand on ne parle pas de ses romans. Elle accompagne, nourrit, féconde tout. Pour le romancier, elle est la source de tous ses livres. Pour l’homme, elle est le guide de tous ses gestes... et de ses dépenses.

J’ajoute que, bien entendu, s’il fut toute sa vie hanté par l’argent, il ne l’aima jamais pour lui-même. Ce qu’il a aimé par-dessus tout, comme les héros et tous les grands artistes, c’est la gloire ! Pas une gloire commune ! Il veut une gloire comme Molière, Beethoven ou Michel-Ange. Et ce n’est pas si ridicule, puisqu’il l’a eue ! Il la pressentait, voilà tout ! Il devinait sa place dans le monde ! Avait-il tort de le dire ? Non ! Tout le monde ne peut pas être froid comme une corde à puits ! – Seulement, cette gloire qu’il aime, elle le pousse à la même vie exactement que ses dettes : c’est à dire au travail, et au plus acharné. Il a conçu une œuvre immense (c’est une des garanties de sa gloire) ; il faut qu’il se hâte, et, se hâtant, il s’use. Ah ! mon Dieu ! Il songe bien des fois qu’il serait bon d’être à Wierzchownia au repos, avec Mme Hanska, ou simplement auprès d’elle, sur les bords de la Loire, dans la Grenadière, cette fameuse Grenadière, qui, un moment, le tente singulièrement. Il veut en faire l’achat. Et comme chaque fois qu’il croit qu’une chose est à lui, c’est une affaire qui, bien entendu, dans la huitaine, rate complètement. Il en est ainsi, toute sa vie, de toutes les affaires qu’il conçoit.

Pourquoi s’acharne-t-il à les concevoir ? Toujours et uniquement pour avoir du repos, pour mieux travailler. Son imagination débordante, qui crée toute une humanité, prise elle-même dans des affaires, ne distingue pas essentiellement entre les affaires de personnages de roman et les siennes propres. On s’étonne souvent que ce grand homme, qu’on appelle un puissant observateur, ait été si peu réel dans ce qu’il entreprenait. Mais il n’a pas été réel non plus dans les affaires des autres ; Ce puissant observateur ne fut, comme tous les puissants observateurs,  qu’un étonnant imaginatif. Vous pensez bien que, pour écrire ses soixante volumes, il n’a pas eu le temps d’observer chaque homme, chaque ville, chaque village, chaque maison... Il a tout porté dans son cerveau. Il a, certes, été prendre des croquis ici ou là ; mais brefs... et qui suffisaient. Le tableau, lui, sortait de sa magnifique cervelle. Pourquoi voulez-vous que ses affaires, conçues par la même imagination, aient tout à coup un caractère différent de ses puissantes créations littéraires ?

 

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Et elles ont été multiples, ses affaires ! Il s’est dit de tout temps :

– Que pourrais-je bien essayer pour gagner plus d’argent, car le public achète trop peu mes livres pour m’en faire assez gagner et il faut tout de même que je m’acquitte de mes dettes. Mon travail de dix-huit heures par jour ne suffit pas. Qu’essayer d’autre ?

Alors, il a imaginé. Un jour, il a appris que les Romains avaient, en Sardaigne, exploité des mines d’argent ; il a pensé :

– Ils n’ont pas dû se servir des scories ; ils ne le pouvaient pas ; donc, elles sont toujours là-bas. Voilà dix-huit cents ans que les scories m’attendent ! Je vais y aller et m’enrichir avec !

Cette idée nous fait sourire, mais c’est parce que nous savons, maintenant, que Balzac était mathématiquement destiné à passer à côté de la réussite financière. En elle-même, elle était fort étonnante. Il l’avait soumise à son beau-frère de Surville, qui était ingénieur et qui avait dit :

– Eh ! Ce n’est pas bête du tout !

Si bien qu’un jour, il écrit à Mme Hanska :

« Nous sommes sauvés ! Je ne peux pas encore te dire ce que c’est, je te le dirai dans ma prochaine lettre. Je garde le silence, parce qu’une lettre peut être ouverte ; on me prendrait mon secret. Mais, tu m’entends bien, nous sommes sauvés ! »

Et il part pour la Sardaigne, ... où il arrive vingt-quatre heures trop tard, parce qu’à Marseille il a parlé, que ce qu’il ne voulait pas dire à Mme Hanska, il l’a dit dans une auberge, et un homme a filé avant lui, s’est rendu acquéreur des dites mines où les scories en question se trouvent parfaitement, et, où l’admirable intuition de Balzac a eu raison de voir une réalisation superbe,... mais qui ne sera pas pour lui.

– C’est bon ! Tant pis ! Je n’en suis pas à une déception près !

Ah ! il a bien d’autres projets ! Un jour, c’est une affaire de bateaux à fournir à la Russie par le Brésil, une affaire magnifique, et il ira au Brésil, car il a assez de vivre dans son petit cabinet de travail ! Il veut quitter Paris, ce splendide et infâme Paris, qui fait semblant de le nourrir et qui le tue. Mais, à l’heure du départ, comme vous vous y attendez, l’affaire s’écroule. Tous les six mois aussi, il voit se présenter un éditeur, qui semble devoir le tirer de ses dettes monumentales et éloigner les hideux créanciers. Ils ne lui servent tous qu’à avoir des créanciers de plus, car, quand ils ont réussi à vendre quelques livres de Balzac, ils prétendent qu’ils se sont endettés, invoquant leurs traités léonins, et, finalement, les gains merveilleux entrevus se changent en une nouvelle créance.

Il croit tenir, une fois, une affaire splendide. Il s’agit d’une Société anonyme qui va se constituer pour éditer ses livres !... Deux ans après, c’est une affaire de tontine ? On va lancer les Études de Mœurs, de Balzac, illustrées, et les lancer de si étrange manière, que ceux qui auront souscrit recevront, d’après leur âge, si l’affaire réussit, une rente proportionnée au nombre de leurs années. C’est le salut des vieillards ! Malheureusement, le premier livre paraît et ne se vend pas. C’est La Peau de Chagrin. Voilà l’affaire dans l’eau, comme toutes les précédentes et toutes les suivantes.

Il se dit alors :

– À Paris, je ne suis pas à l’abri, j’ai un créancier tous les jours à ma porte !

Et il annonce à Mme Hanska qu’il va se retirer à Sèvres. Il a trouvé là un petit terrain en pente, si en pente, à vrai dire, qu’on peut à peine s’y tenir debout, et que Frédérick Lemaitre, la première fois qu’il viendra, sera obligé de se caler les deux pieds avec des cailloux en montant le jardin. (Rires.) Il a trouvé ce merveilleux terrain en pente, et il est exalté parce qu’il se trouve sur la route de Paris à Versailles, et qu’il a lu dans Saint-Simon que c’était là que tous les hommes d’esprit, au XVIIe siècle, aimaient habiter : entre la Cour et la Ville. Il veut donc demeurer là. Ses sentiments sincèrement monarchistes lui imposent cette idée et ce lieu de séjour. Il convoque un architecte. Il fait ses plans lui-même ; l’architecte dit !

– Vous oubliez l’escalier !

Furieux Balzac répond :

– Je m’en moque ! Vous le mettrez dehors ! (Rires.)

On construit la maison. On construit l’escalier en colimaçon à l’extérieur, et Balzac a là une petite maison... merveilleuse où il va gagner... des sommes folles. Car c’est toujours son but ! Il ne fait pas cette installation nouvelle simplement pour travailler, mais pour travailler de façon plus profitable ! Cependant, cette diablesse de maison commencera par lui coûter les yeux de la tête. L’architecte, dépité d’avoir fait l’escalier dehors, n’a pas soigné précisément les murs du jardin, qui s’écrouleront une après-midi, pendant que Balzac sera à Paris. Affaire productive à rebours qui, au total, lui vaudra une note d’une douzaine de mille francs. Désabusé, las, mécontent, qu’est-ce qu’il décide ? De revendre les Jardies, maison, jardin, et les murs reconstruits. Il écrit à Mme Hanska :

– « C’est fait ! C’est conclu ! »

Et, le lendemain, comme à l’ordinaire, c’est défait. Remarquez qu’il croit si sincèrement les avoir vendues, et pour une somme dérisoire, qu’il veut déjà acheter une autre demeure ! L’avoué Gavault lui dit toujours :

– Je vous jure que je ne peux pas arriver à les vendre !

N’importe ! Il cherche une maison à Paris, dans tous les quartiers, une maison qui sera pour Elle, car il va l’épouser dans six mois, dans trois mois... Le tsar va donner la permission...

Et le tsar ne donne pas la permission.

Balzac avait pourtant trouvé une maison aux Champs-Élysées, la plus belle qu’il ait jamais vue ! Puis il en trouve une autre place de la Madeleine, et il ne connaît rien de si magnifique ; une troisième, chaussée d’Antin, et c’est le rêve d’une vie, car les terrains, grâce à la spéculation, vont avoir d’ici cinquante ans, dans ce quartier, une valeur inimaginable. (Rires. Applaudissements.)

 

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Mesdames, messieurs, sentez-vous et admirez-vous avec moi cette admirable imagination qui ne le quitte jamais, et lui fait, en marge des livres qu’il appelle romans, composer, bâtir, et écrire dans ses lettres, le roman de sa vie avec Mme Hanska ?  Oui, roman, je tiens au mot, car ce qu’il fait n’est pas plus réel que ce qu’il écrit. C’est encore de l’art. D’ailleurs il a confondu si constamment ses créations et la vie, que vous connaissez l’anecdote admirable et terrible de sa mort, quand, s’accrochant aux draps, dans cette minute suprême où il va quitter la terre, il crie dans la dernière lueur de sa pensée humaine !

– Appelez Bianchon ! Appelez Bianchon ! Il n’y a que lui qui me sauvera.

Et Bianchon, c’est le médecin le plus illustre qu’il ait mis dans ses livres. À cette minute d’agonie, il place donc son suprême espoir en un personnage imaginaire, qu’il a lui-même créé, mais qui, vivant de sa vie, est d’une vie plus forte et plus singulière que tous les humains qu’il rencontre et qui ne sont qu’en chair et en os. (Applaudissements.)

Il faut juger de tous ces projets par cette tragique anecdote. Ils ne sont pas tous réalisables... Mais ils sont tous beaux... ou amusants... comme des histoires.

Parmi eux, il faut distinguer les projets de théâtre. Ah ! comme il en fut enflammé ! Il mène une si terrible vie, habillé de sa fameuse robe de chambre, dans son petit cabinet de travail qu’il ne quitte pas pendant quinze ans, que le théâtre, avec le mirage de ses gains magnifiques, l’attire, le gagne, l’enivre...

Il rencontre, un jour Henri Heine sur le boulevard, et il lui dit :

– Je suis décidé... Pour mieux construire ma Comédie Humaine, cette œuvre de ma vie, je vais consacrer trois mois à faire une pièce, et vous savez, mon cher, une pièce, c’est deux cent mille francs d’un seul coup !

Henri Heine, sarcastique, répond :

– Moi, à votre place, je ne changerais pas de bagne ! C’est une opération dont les forçats se trouvent mal. Quand on en transporte un de Brest à Toulon, il crève dans le mois ! (Rires.) Vous avez le bagne du roman : restez-y !

Mais Balzac ne le croit pas. Il ne croit pas davantage Théophile Gautier qui, après avoir entendu, le surlendemain, l’histoire d’Henri Heine, et que le théâtre allait rapporter à Balzac au moins cinq cent mille francs cette fois :

– Cinq cent mille ! dit Théophile Gautier. Ne pourriez-vous me prêter cent sous sur l’affaire ? (Rires.)

 

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Balzac ne se dépite pas, il va faire une pièce. Il en fera même plusieurs. C’est trop affreux de travailler sur des romans dix-huit heures par jour pour gagner mille francs par mois ! Il commence donc une pièce qui s’appelle Philippe le réservé, mais qui, au bout de quinze jours, après l’avoir enchanté, ne lui donne plus que lassitude et dépit. Il se met à une autre qui s’appellera La Première Demoiselle. Mais avec son honnêteté de grand artiste, il s’aperçoit tout à coup qu’il n’y a rien de plus difficile que le théâtre et qu’il faut, pour en faire, un bien spécial génie ! Et il écrit :

« Je n’ai pas l’esprit assez tranquille pour faire du théâtre. Une pièce est l’œuvre la plus facile, oui, et la plus difficile de l’esprit humain ! Ou c’est un jouet d’Allemagne, ou c’est une statue immortelle. Ou c’est un polichinelle, ou bien c’est une Vénus. Ou c’est le Misanthrope et Figaro, ou bien c’est La Tour de Nesle... Il me faudrait tout un hiver avec vous, à Wierzchownia, pour ajuster une pièce, et j’ai quatre mois de travaux écrasants avant de savoir si j’aurai de l’argent, et quand je l’aurai. »

Et puis, une pièce lui demanderait, après les six mois de travail, trois mois de répétition. Il abandonne son projet. Mais il y reviendra vingt fois, et, un jour, il mettra une pièce debout, qui s’appellera Vautrin. Cette pièce sera jouée, et par un grand acteur, Frédérick Lemaître. Frédérick Lemaître fera un envoyé du gouvernement du Mexique. Les répétitions ont été pleines d’ardeur. Les gamins et les boutiquiers du quartier Saint-Denis se sont amusés à voir, pendant six semaines, matin et soir, M. de Balzac traverser le boulevard ; il n’avait pas le temps de se brosser chez lui, il était crotté jusqu’au milieu du dos !

Enfin, un soir, le rideau se lève, et voilà Vautrin, voilà Frédérick Lemaître qui apparaît en envoyé mexicain. Le roi Louis-Philippe est dans la loge royale. Et Frédérick Lemaître est à peine en scène que le roi sort en faisant claquer la porte de la loge. Que s’est-il passé ? Frédérick Lemaître s’était fait la tête du roi ! (Rires.) Pourquoi ? Innocence ? Aberration ? On ne saura jamais la raison de ce scandale. Le fait est là. Il s’est fait la tête du roi ! Et Louis-Philippe donne l’ordre, dès le lendemain, au ministre de l’Intérieur, d’interdire la pièce de M. de Balzac. Mais, comme on apprend que M. de Balzac est terriblement endetté, le roi veut bien lui envoyer ledit ministre, qui s’appelle M. Cavé. M. Cavé se présente chez Balzac, et, fort gêné, avec des circonlocutions, bredouille :

– Maître, le gouvernement se fera un plaisir de vous allouer, comme dédommagement, la somme se six mille francs.

Balzac sursaute :

– Monsieur le ministre, croyez-vous donc qu’avec mes dettes, j’en sois à six mille francs de plus ou de moins ! (Rires.)

 Cavé doit se retirer avec ses billets de banque. Il n’en revient pas de tant de grandeur dans la misère !

Mais Vautrin interdit, cela vaut à Mme Hanska une lettre de nouveaux calculs.

« Cette histoire, lui écrit Balzac, me fait perdre cinq cent vingt-cinq mille francs que je gagnais avec les représentations et vingt-cinq mille francs que je devais gagner, en faisant des romans pendant ce temps-là, si je n’avais pas fait Vautrin ! » (Rires.)

 

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Et il n’est pas encore guéri du théâtre ! Il connaîtra les pires mésaventures avec Les Ressources de Quinola. Puis il écrira Mercadet et mourra sans l’avoir vu jouer. Il fera des tentatives multiples et variées auprès du directeur du Gymnase, du directeur de la Porte-Saint-Martin ; il sera terrifié de ce qu’il appelle déjà d’un mot que nous croyons moderne, « les combinaisons théâtrales ». (Nous l’avons raccourci : nous disons des « combines », mais...  vous voyez bien que la racine reste la même.) (Rires.) Bref, dépité, écœuré, ne croyant à cette splendeur que le théâtre représentait pour lui, en 1844, il conçoit un projet bien plus merveilleux. Il n’a pas réussi sur la scène : peu importe !

« Ma chère Ève, écrit-il, j’ai un projet admirable, je vais faire un livre sur le monde ignoble du théâtre. Je vais peindre le théâtre comme il est, les coulisses, le drame affreux, hideux, comique, qui précède le lever du rideau. »

Au milieu de tous ses soucis, créés par son imagination, il faut bien dire qu’il avait ainsi des minutes radieuses, lesquelles étaient l’œuvre de la même faculté. Au milieu, par exemple, de ses soucis de santé qui sont réels, n’avait-il pas, par éclairs, la croyance en une jeunesse interminable ? Nous le voyons dire que ses cheveux blanchissent, quand il a trente-cinq ans ; deux mois après, il s’écrie :

« M. Nacquart, mon médecin, m’a déclaré :

« – Tous mes clients sont plus blancs que vous au même âge ! »

M. Nacquart lui a recommandé des bains apaisants, des oeufs à la coque avec des mouillettes, une nourriture légère, sans épices... Mais il engraisse, parce qu’il ne peut pas marcher asez.

« Les journalistes se moquent de mon abdomen, écrit-il. Voilà la France, ma chère amie, la belle France ! On s’y moque du malheur produit par les travaux. »

Et encore :

« Ah ! parbleu, il faudrait n’être jamais malade, comme le balancier de la Monnaie, de bronze et d’acier, et frapper toujours ! »

Le docteur Nacquart, qui a bien voulu dire que tous ses clients étaient plus blancs que lui, lui dit, un autre jour :

– Honoré de Balzac, si vous continuez ce régime, vous crèverez !

Il a une inflammation des bronches, le coeur en un état misérable, et il sent que son cerveau « éclatera » : c’est lui-même qui l’écrit :

« J’ai fait César Birotteau les pieds dans la moutarde ; je fais Les Paysans la tête dans l’opium. »

Mais, à quelques mois de là, c’est lui qui écrit aussi à Mme Hanska ces lignes rassérénées :

« David [David d’Angers] chez qui je causais pour mon médaillon en attendant le buste, m’a dit

« Oh ! vous avez trente ans !

J’en ai quarante-cinq bientôt !

Mme David elle-même fit un bond sur le canapé.

– Par quel privilège, m’a-t-elle dit, avez-vous ce jeune âge ?

– Ah ! lui ai-je répondu, Madame, c’est mon secret !

Ce secret, il n’y a que vous, ange adoré, qui le sachiez ; ce secret, c’est l’amour d’une Ève pour qui l’on voudrait être toujours jeune, de qui l’on voudrait être la gloire et la fierté, et à qui on envoie tout son être en un seul mot : J’aime ! »

En avril 1844, après une période épouvantable, toute une année géniale, d’ailleurs, mais où il a failli vingt fois mourir, il lui écrit :

« Je retrouve une nouvelle jeunesse, toutes mes facultés de conception sont là, et il m’est venu deux ou trois sujets d’ouvrage que je roulais depuis longtemps dans ma tête. Oui, chère Comtesse, j’ai maintenant toutes mes facultés neuves, belles et puissantes. »

Il les a grâce à un régime que Nacquart vient de lui ordonner, à savoir : six poires juteuses par jour et deux livres de raisin de Fontainebleau. En juillet 1844, c’est deux saladiers de fraises. Il n’y a qu’une chose qu’il abomine, le vin. Il écrit :

– « Le vin est un poison ! »

 

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Il n’a pas que des éclaircies de nouvelle jeunesse ; il a, pour le soutenir, cet amour de la gloire qui ne le quitte plus, et lui présente, pour parvenir, des sujets d’ambition différents.

Tantôt il désire être député... avant d’avoir vu la Chambre, car, lorsqu’il y a été, il n’y a plus qu’une chose qui l’intéresse, l’Académie.

« L’Académie, j’y entrerai, dit-il, à coup de canon ! »

Les académiciens peuvent devenir pairs de France, « et moi je veux être pair. » En 1842, il ajoute à Mme Hanska :

« Moi, dominant de la Chambre et de l’Académie, et vous une des reines de ce Paris, si difficile à fixer ! Quelle image merveilleuse !... »

Mais l’Académie ne veut pas de lui.

Oh ! ce n’est pas le procès de l’Académie que je viens faire ici. Il est trop facile. (Rires.) L’Académie ne veut pas de lui pour une simple raison. On a dit : « parce qu’il était trop gros pour ses fauteuils », c’est-à-dire parce qu’il « avait trop de génie ». Même pas ! La question du génie est indifférente à l’Académie, et c’est sagesse de sa part ; autrement, elle serait presque toujours vide. Mais elle avait des raisons terre à terre et... fort judicieuses, ma foi : l’Académie ne veut pas de lui parce qu’il est criblé de dettes, et cet homme, qui en est à changer de nom, à s’appeler, quand il est à la rue des Batailles, Mme veuve Durand (Rires.), et, aux Jardies, M. de Surville, l’Académie ne tient pas, quand il sera installé dans un de ses quarante fauteuils (ce ne sont, d’ailleurs, que des banquettes) à voit paraître, en pleine séance, une demi-douzaine de créanciers ! Plus que le talent, l’Académie aime, avant tout,  sous sa coupole, ses traditions de tranquillité. (Rires.)

 

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Bref, quand Balzac se présente à l’Académie, il va voir Nodier, et Nodier parle en homme d’extrême bon sens. Il irrite naturellement Balzac, lequel rapporte de cette visite des propos qui, pourtant, sont tout à fait bien :

« Je suis allé, hier, à l’Arsenal, chez Nodier, lui lire la dédicace que je lui faisais d’un livre terminé, intitulé LES DEUX FRÈRES. mais qui, dans LA COMÉDIE HUMAINE, portera le titre de : UN MENAGE DE GARÇONS. Cette dédicace l’a rendu très heureux. Alors il m’a dit ces paroles :

– « Vous savez, mon cher Balzac, que vous avez l’unanimité à l’Académie ; mais voilà, l’Académie qui accepte très bien un scélérat politique qui sera traîné aux gémonies de l’Histoire, qui élira même un fripon qui sera passé en cour d’assises, à cause de l’immensité de sa fortune, tout de même, aujourd’hui, s’évanouit à l’idée d’une lettre de change qui peut vous envoyer à Clichy. Elle est sans cœur ni pitié pour l’homme de génie qui est pauvre et dont les affaires vont mal, et elle a nommé Ancelot, qui s’est fait d’une façon infâme directeur du Vaudeville et qui peut faire faillite. Ainsi, ayez une position, soit par un mariage, soit en prouvant que vous ne devez rien, soit en ayant pignon sur rue, et vous serez élu ! »

Il n’aura jamais pignon sur rue, et il n’épousera Mme Hanska qu’à la dernière minute, cinq mois avant sa mort. Quand il l’épousera, il écrira une lettre pleine d’allégresse au docteur Nacquart, lettre qui appartient aujourd’hui, avec la fameuse canne, à l’un de ses héritiers, M. de Fontenay. Et dans cette lettre, Balzac parlera de son mariage si attendu comme d’une magnifique « affaire ». Il était trop tard pour que cette affaire lui procurât l’Académie.

– Devait-elle au moins, diront les sceptiques, lui apporter l’amour ?

– Comment, l’amour ? Mais depuis dix-sept ans, entre eux, qu’y avait-il donc ?

– Ah ! pardon, reprennent les sceptiques, relisez les six pages d’Hugo, dans Choses vues, sur la mort de Balzac. (Applaudissements.)

 

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Hugo, le 18 août 1850, apprend, en se mettant à table, que Balzac agonise. Mme Hugo, en visite, l’a su vers six heures du soir. Hugo qui, ce soir-là, a l’ambassadeur de Turquie à dîner, laisse son illustre convive, et, avant même de dîner, se rend chez le grand écrivain. Je n’essaierai pas de vous reproduire ces deux ou trois pages dont la lecture serre la gorge ; je vous y renvoie pour votre veillée prochaine. Je note simplement qu’Hugo remarque ceci : il n’y a au chevet de Balzac agonisant, qu’un serviteur et sa vieille mère. Sa femme, Mme Hanska n’est pas là. Hugo, avec une éloquence contenue, mais qui n’en est que plus redoutable pour l’imagination du lecteur, signale le fait, sans se poser de question.

Il est naturel qu’un Octave Mirbeau ait lu, lui, une question entre les lignes, et avec son goût de l’aventure excessive, il a imaginé une situation abominable, que rien ne confirme. Mme Hanska n’était pas là quand Hugo est venu. Et après ? Comme dit celui qui, de notre temps, aime le plus et sans doute le mieux Balzac, et connaît sa vie heure par heure (j’ai cité le nom, qui m’est cher, de Marcel Bouteron) : « Est-ce que Mme Hanska, qui le veillait peut-être depuis vingt-quatre heures, n’a pas pu prendre quelques minutes de repos ? »

Tout cela est puéril. Et rien ne nous prouve que le soir à minuit, quand Balzac est mort (Victor Hugo n’y était pas, personne n’y était qui pût nous raconter ce dernier moment tragique), rien ne prouve que Mme Hanska, que Balzac avait aimée pendant dix-sept ans avec la fièvre et le lyrisme que ses lettres nous disent, n’était pas là pour fermer ses yeux que toutes les femmes du siècle avaient remarqués et aimés, ses yeux d’un brun ardent, constellés d’étoiles ! (Longs applaudissements.)

 

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Mesdames, messieurs, je ne dirai pas que Mme Hanska a aimé Balzac comme Balzac a aimé Mme Hanska, mais Balzac était grand romancier, et n’oublions jamais que pour l’aimer, il était soutenu par son génie et son admirable métier. Il l’a aimée avec une particulière poésie parce que, constamment lointaine, elle fut pour son esprit la merveilleuse image qui constamment l’aidait, le soutenait, l’épanouissait. Et elle a été l’être chéri qui lui a permis de mettre dans son œuvre si féconde d’inoubliables figures de femmes. Ne lui a-t-il pas écrit :

« On ne peut faire une figure comme celle d’Eugénie Grandet que quand on aime passionnément et purement, comme je vous aime. »

Enfin, cette femme précise, je dirais volontiers méticuleuse, qui savait raisonner et compter, et comment le lui reprocher – après tant de retards et de reculs légitimes, en somme, devant tant de promesses sans but et tant de fantasmagories balzaciennes, – elle eut ce dernier calcul, qui fut purement de charité chrétienne, de l’épouser quand il était déjà mourant. Examinons donc sa mémoire avec indulgence et, après avoir regardé – oh ! superficiellement ; mais que peut-on faire en une heure de causerie ! – cette correspondance ardente, disons surtout que Mme Hanska a ajouté à la gloire littéraire de la France, en étant la cause, – souvent douloureuse, peu importe ! – de tant de belles pages.

 

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De cette correspondance avec elle, correspondance de quinze cents pages, il se dégage une haute leçon. Je vous l’ai annoncée en commençant. Je voudrais la dégager nettement, pour finir. C’est, mesdames, messieurs, le spectacle grave et poignant du sacrifice de l’artiste à son art. L’artiste, quand il est grand, génial, comme Balzac, s’égale presque aux héros et aux saints, je veux dire du moins que sa haute destinée prend la même forme que la leur. L’idée, au surplus, n’est pas de moi, elle est de notre cher et grand Barrès qui eut sur tout des vues justes et élevées. Il disait, avec le meilleur de son âme :

– Les poètes collaborent à la même œuvre que les saints et les héros, parce que, comme eux, ils ennoblissent l’humanité.

Voilà qui est dit magnifiquement. Cette vie terrestre, œuvre d’un Dieu qu’on ne voit pas, elle est, pour nos faibles esprits, assez inexplicable, et tandis que certains s’enferment en des couvents afin de prier leur vie durant pour le reste des hommes, tandis que d’autres donnent en de sanglants combats leur existence à leur patrie, il y a aussi, trois fois par siècle, un artiste de génie qui donne et son bonheur et sa santé et tout ce qu’on appelle les joies de l’existence pour faire une œuvre, qui a cette grandeur et nous rendre ainsi le service éminent d’essayer une explication du monde. (Vifs applaudissements.)

Balzac a voulu laisser une société créée par lui, en nourrissant cette ambition que la société faite par les hommes en serait plus claire à nos yeux. Il a dégagé, comme tous les artistes de génie, l’essentiel et le général parmi la confusion naturelle. Et il a commencé de bâtir dans l’ombre où nous errons, un monument qu’il inondait de clarté. Mais, ce monument, il n’a pas pu le terminer : la mort est venue avant. Il n’en est que plus beau, mesdames, messieurs, et il nous rappelle nos grandes cathédrales, qui, elles aussi, sont ardentes et inachevées. Oui, cette œuvre de Balzac, qui se présente au premier rang parmi les grandes choses françaises, elle a bien l’allure de ces cathédrales-là ; elle est solidement plantée en terre, elle a des tours puissantes, des rosaces, des autels où l’on prie, des confessionnaux dans l’ombre où, parmi les balbutiements douloureux, se racontent des histoires d’amour et de sang ; elle monte vers le ciel et, avide de lumière, elle nous paraît aussi tournée vers l’Orient d’où nous vient le soleil ; mais ce soleil, qui éclaire le monde, serait bien insuffisant, le pauvre, si nous n’avions que lui pour nous en expliquer l’énigme. L’éclairer n’est pas le faire comprendre ni dans sa misère, ni dans sa grandeur, et cela seuls l’ont tenté, nos cathédrales magnifiques et des artistes de génie comme Honoré de Balzac. (Applaudissements enthousiastes et nombreux rappels.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maurice BarrÈs,

Chroniqueur de la Grande Guerre

 

conférence faite le 23 novembre 1925

 

Mesdames, messieurs,

Je vous regarde bien, et je vous retrouve aux mêmes places. (Rires.) J’ai l’impression que vous n’avez pas bougé depuis mercredi ! (Rires.) Nous allons pouvoir continuer en toute amitié une conversation commencée, la reprendre même exactement où elle en est restée. Je me rappelle fort bien sur quel mot j’ai terminé, parce qu’il me tenait au cœur, et que c'est un des plus beaux de la langue : c’est le mot « noblesse ». Je reprends sur lui et ne quitte pas mon sujet.

J’ai eu de la joie à parler d’Homère, parce que Homère, c’est ce qu’il y a de plus noble dans l’antiquité, et ce n’est pas au hasard que j’ai rapproché de lui Barrès, parce que Barrès, c’est ce qu’il y a de plus noble à notre époque. (Applaudissements.)

 

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Mesdames, messieurs, comment définir un Barrès ?

Vous direz : Homère, c’est un grand poète. Barrès, c’est un écrivain français qui écrivit en prose. Est-ce un romancier ? un essayiste ? un journaliste ? Je vous répondrai tout à l’heure en inclinant pour ce dernier grand nom. Mais disons, pour l’instant, comme nous l’avons dit d’Homère,  que c’est un grand lyrique qui a parlé, avec le sens de l’honneur, des choses de son temps. (Applaudissements.)

Barrès a écrit, à vingt-sept ans, dans Un Homme Libre, la phrase suivante : « Il faut être fiévreux et intelligent. » Toute sa première jeunesse est contenue dans ces mots-là, et elle semble s’opposer, n’est-ce pas ? par ces seuls adjectifs, autant qu’il est possible, à l’antiquité que nous avons admirée l’autre jour. Mais quelques années à peine se passent, et dans les Scènes du Nationalisme, nous lisons ceci : « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de l’être ! » Puis, peu après, à un banquet de l’Action Française, s’adressant aux convives, leur expliquant qu’il vient de retrouver sa terre lorraine, après avoir voyagé par toute l’Europe, et que, finalement, il préfère son petit village de Charmes à Ravenne, à Tolède, à l’Italie et à l’Espagne, il dit, en les regardant :

« Je m’exprime peut-être mal. Excusez mon manque d’art, je parle en patriote. »

Encore dix ans ou quinze ans, nous voici à la guerre, pendant laquelle il ne cessera d’écrire pour nous. Que met-il comme préface en tête de ses articles, lorsqu’il les réunit ? Ceci :

« Je n’ai pensé qu’à servir... Servir un pays qui faisait un prodigieux effort pour ne pas mourir. »

Par ces quelques phrases typiques que je viens de citer, vous avez en images toute la vie de Barrès, son départ et son arrivée, son arrivée dans une sublimité tranquille ; vous avez une vie qui est une ascension continue et un grand exemple.

 

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Nous allons la prendre rapidement. Vous allez la voir sans cesse dirigée vers le sommet où elle atteint.

C’est une vie de journaliste, ai-je dit tout à l’heure. Je maintiens le mot,  quoiqu’il soit décrié. C’est la grande vie d’un homme qui, au jour le jour, a regardé son époque et ses contemporains, et qui, avec les dons prestigieux de poésie qu’il avait, l’a évoquée, tantôt dans le lyrisme, tantôt dans l’ironie, tantôt avec l’ardeur généreuse qu’il nourrissait pour sa patrie.

Pour voir un grand caractère se préparer, comme pour le bien comprendre quand il est formé, il est bon, messieurs, de regarder les premières images de l’enfance et d’essayer d’y discerner celles qui annoncent l’homme. Pour Barrès, j’en vois facilement trois, trois entre l’âge de cinq et l’âge de vingt ans, du petit Barrès au Barrès jeune homme, et si j’étais imagier d’Épinal et qu’il me faille dessiner cette vie, avec des légendes, je prendrais ces trois-là.

 

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La première, quand il a cinq ans. Il est né, vous le savez, d’une mère lorraine, dans le petit village de Charmes, au bord de la Moselle. Son père descendait d’une famille auvergnate. Son père est le fils d’un homme qui a fait toutes les campagnes de Napoléon, et est venu se reposer en Lorraine et y établir un foyer. Mais sa mère est de pure souche lorraine. Donc, quand l’enfant a cinq ans, sa mère est dolente et malade ; les médecins lui ont conseillé le repos dans une clinique à Strasbourg. Elle y passe deux hivers consécutifs, et là, tous les soirs, vers cinq heures, elle s’en va à la cathédrale, – et vous savez ce qu’elle est, mesdames, cette cathédrale de Strasbourg, grande prière vivante, dressée au milieu de la capitale alsacienne, bâtie toute en grès rose, en sorte que même par les crépuscules les plus gris, elle est encore triomphante. Tous les soirs donc, Mme Barrès s’en va avec son petit bonhomme, méditer, et en entrant sous ces voûtes pleines d’ombre et de mystère, comme les plus secrètes de nos pensées et de nos prières, pour la première fois de sa vie, dans cet immense vaisseau, le petit se pose ses premières questions et, pour la première fois, sa cervelle enfantine fait les premières réponses ; pour la première fois il entend, dans ce lieu solennel, ses voix intérieures. C’est une image religieuse qui commence la vie de Barrès, une image catholique dans une des plus belles cathédrales du monde.

 

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La seconde image, toute différente, est une terrible image de guerre, une image germanique. La guerre de 70 ! Les Germains, selon leur habitude séculaire, ont envahi, ils sont là. Ils occupent Charmes. La famille Barrès a des Allemands chez elle. Là, je laisse la parole à Barrès lui-même. Il a écrit sur cette heure douloureuse de sa vie, dans Les Amitiés Françaises, la magnifique page que voici :

« Si j’interroge mes premières années, j’y vois un paroxysme de tumulte français ; sous un soleil fulgurant, des trains chargés de soldats – de soldats par milliers, suants, ivres et débraillés – couraient à la frontière, alors que toute ma petite ville, les hommes, les femmes et les enfants, penchés aux barrières de la gare, leur tendaient du vin, du café, de la bière, de l’alcool en criant : « À Berlin ! » Nous faisions pour le mieux

« Et peu de jours plus tard, sous la pluie, pendant une interminable journée de douleur et de stupéfaction, ce fut, pêle-mêle, cavaliers avec fantassins, et les soldats boueux insultant les officiers, dont un général pleurait (du moins ma jeune imagination me persuada qu’il pleurait), ce fut l’immense et sale confusion de la retraite sur Chalons. Et puis, le surlendemain, à huit heures du soir, dans l’ombre, au milieu de notre silence, apparurent cinq uhlans qui chevauchaient, le revolver au poing. Ils précédaient la puissante nappe des vainqueurs, dont l’odeur immense de graisse, de cuir, de chicorée, m’est aujourd’hui encore présente. Après cela, tout Wagner et tout Nietzsche et leur solide administration, qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? Ce n’est pas la peine de savoir où est la supériorité ! Tout mon cœur est parti, dans ma septième année, par la route de Mirecourt, avec les zouaves et les turcos qui grelottaient et qui mendiaient, et de qui, trente jours avant, j’étais si sûr qu’ils allaient à la gloire ! » (Applaudissements.)

Voilà une grande image qui ne quittera plus son esprit. Pendant des mois, il sera conduit à l’école de Charmes par un soldat bavarois, blond, velu, épais. Ce souvenir s’impose à son intelligence et à son cœur : il en a pour la vie à regarder vers l’Allemagne.

 

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Des années passent, et voici la troisième image que je propose, parce que je la crois ausi importante que les deux autres ; l’enfant ne pouvant être instruit à Charmes, en Lorraine, son père décide de le mener dans un lycée, et choisit celui de Nancy. Il y est profondément malheureux. Il est malheureux, non pas que les maîtres soient durs pour lui, mais parce qu’il y découvre cette chose terrible, qui s’appelle… la muflerie humaine. Il la découvre, messieurs, comme tous les délicats d’entre nous l’ont découverte à quinze ans, dans les cours du lycée, sous la forme de ces petits camarades, dont quelques-uns, hélas ! sont les grands mufles en préparation. (Rires.) Il la découvre avec cette sensibilité affinée, presque féminine, dirais-je,  qui est la sienne. Oh ! la muflerie il la connaîtra dans toute son ampleur puisque, plus tard, il sera quinze ans au Parlement !... Mais là, il en reçoit les cruelles premières atteintes, et il n’en oubliera plus jamais la figure. Il a quelques consolations : de temps en temps, une classe de littérature qui l’illumine et le réchauffe. Mais voici l’important : après avoir passé un bachot douloureux, car il manque d’être refusé pour une question sur le gaz d’éclairage, il passe en philosophie. Il a là, pendant les trois premiers mois de l’année, les plus gris et les plus durs, un maître, M. Burdeau, dont il dit : « Je me méfie de ses manières électorales ! » Il n’a pas tort. Il voit clair. En janvier, M. Burdeau est appelé par le ministre et nommé à Louis-le-Grand, à Paris. Que met-on à sa place ? Un homme timide et doux, répondant au nom que la nature lui a donné : M. Lagneau. Un homme charmant et fin, qui bêle un peu son cours (Rires.), mais dont Barrès dit :

« Nous ne savions pas toujours ce qu’il cherchait : c’était la vérité. Mais il la cherchait avec tant de délicatesse que, de le voir la chercher, c’était un admirable spectacle ! » (Applaudissements.)

 

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Messieurs, le jeune Barrès en face de cet homme qui pieusement cherche la vérité, c’est l’image essentielle de sa jeunesse, avec l’image religieuse et l’image germanique. Tout l’homme est là. Il va se défier des Allemands, il va passer cinquante ans de sa vie à chercher Dieu, et, chez les hommes, à aimer le vrai. (Applaudissements.)

Il a fait ici même, grâce à notre chère Mme Brisson une conférence admirable, qu’aucun homme de notre génération n’égalera, qui s’appelait L’Angoisse de Pascal, chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre. Mais il faudrait, après cela, que la faible conférence que j’essaie sur lui s’appelât L’Angoisse de Barrès, car, après Pascal, il n’y eut pas d’homme pour chercher avec plus de tourment dans la vie humaine ce qui était juste, ce qui était grand, ce qui était... divin !

Je n’irai pas jusqu’à dire que ce fut son premier souci dès la première heure. Il s’abandonna d’abord à l’ambition, à toutes les ambitions. Son père essaya de l’aiguiller vers le Droit, il aurait aimé le voir magistrat ; mais Maurice Barrès a, dès vingt ans, une âme de journaliste-poète. La vie présente le passionne, et, refusant de se préparer à rendre dans les tribunaux une justice hasardeuse, pressé de quitter cette Lorraine où sa jeunesse s’attarde, il débarque, un jour de 1882, à la gare de l’Est, à Paris, où, dit-il, sont les maîtres, et il ajoute :

« En les voyant de près on leur ressemble mieux et il vous vient l’idée qu’on les remplacera un jour. »

Il arrive audacieux et fiévreux, désireux d’abord d’être personnel et d’acquérir de la gloire. Il a déjà le visage que vous lui avez connu, cette mèche noire implacable, qui tombe sur ce front au teint brûlé. Il est à Paris, il va écrire, il va s’essayer ? Comment ? Il me l’a dit à la fin de sa vie :

« S’essayer à vingt ans, quand on aime les lettres, quelle folie ! On a tous les désirs, on ne peut les combler ; on est devant sa table, devant ses papiers, une plume à la main. On veut tout dire. Mais encore ? Puisque la vie ne vous est pas encore passée par le cœur, ni par l’esprit, que faire . Et on ne tient qu’un immense espoir. »

Au hasard, il accepte n’importe quel article, écrit n’importe quelle nouvelle. Il dira plus tard :

– J’ai fait le fou !

Les beaux moments de ses premières années à Paris sont les minutes où, par exemple, il s’en va, boulevard Saint-Michel, sur le coup de deux heures, se promener de long en large, jusqu’il voie passer un Taine ou un Renan qui, sa serviette sous le bras, se dirige vers le Collège de France pour y faire son cours. Cela lui importe. Une chose lui importe encore davantage, plus que toutes, c’et le bonheur qu’il réalise un après-midi dans la salle des Pas-Perdus du Sénat. Un confrère, lui poussant le coude, lui montre un petit vieillard trapu et lui dit :

– C’est lui !

– Qui ?

– Victor Hugo.

Il écrit le soir : « Je l’ai vu. Je ne désirais rien tant ! »

La poésie l’illumine. Elle est son essentiel souci. Car ce ne sont pas les brasseries du quartier latin qui l’attirent ; il y va, cependant, parce que Moréas y est. Mais il rentre dans sa chambre d’étudiant en pensant : « Que la jeunesse est triste ! Elle n’a rien à mettre en commun que sa vulgarité... Ah ! l’individu isolé, celui qui tiendra tête aux barbares, celui qui fera dans une revue, dans un journal, ce que le voisin ne peut faire, le voisin étant de ces barbares-là, cet homme comptera. On ne compose un grand pays qu’avec de grandes personnalités. »

Barrès, à vingt-deux ans, regarde déjà ce qu’il appellera, quelques années plus tard, son moi. Et comme rien ne l’intéresse autant que ce moi, il pense tout de suite sérieusement à faire une revue à lui seul. Il fonde Les Taches d’Encre. Il y met ce premier avertissement, charmant de dédain : « Puisque c’est une revue littéraire, il ne sera, bien entendu, jamais question de théâtre. » (Rires.)

Puis il cherche les abonnés. Dure recherche  Un jour, lui qui va être le plus délicat et le plus dédaigneux des hommes de sa génération, lui qui aura toujours en horreur la plus vague publicité, imagine pour sa revue la plus ébaubissante réclame. Il apprend, en lisant un journal de midi, qu’un maître chanteur qui s’appelle Morin a été tué de deux coups de revolver par une femme, Mme Clovis Hugues, qu’il avait diffamée. Il court chez un agent de publicité, et on voit une heure après, sur le boulevard Saint-Michel et sur le boulevard Saint-Germain, des hommes-sandwiches se promener portant devant et derrière eux une affiche où est imprimé en gros caractères :

MORIN NE LIRA PLUS

« LES TACHES D’ENCRE. »

Morin, à vrai dire, n’était pas abonné, mais il n’y en avait pas d’autres ! Au bout de deux numéros, il faut renoncer. La première tentation de ce grand journaliste est terminée. Alors, il recommence des articles, des nouvelles, et brusquement, en librairie, – et c’est le début de Barrès, le début éclatant, – brusquement paraît un petit pamphlet que douze cents personnes seulement vont lire, qui, bien entendu, n’atteindra pas le grand public, mais qui fera dire aux douze cents initiés :

« Nous avons un maître ! »

C’est le pamphlet intitulé Huit Jours chez M. Renan.

 

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Mesdames, messieurs, je vais vous en lire exactement sept lignes. Elles vous donneront le ton et la maîtrise de l’écrivain.

« Cette après-midi-là, quand je fus introduit dans le cabinet de M. Renan, l’illustre académicien sommeillait légèrement sur d’antiques grimoires. Avec une parfaite aisance  il se réveilla, sans secousse, comme un sage qui est accoutumé de passer du rêve aux affaires, et, déjà, il m’approuvait. » (Rires.)

Tout Renan est dans ces cinq lignes ; tout Barrès aussi, le Barrès de l’époque. Car dans ce « déjà il m'aprouvait », vous avez toute une face du grand homme, le grand seigneur qu’il sera, calme, réfléchi, et impertinent. Songez dès maintenant avec quelle cuisante ironie il regardera, plus tard, les parlementaires ! Le Barrès de Renan annonce le Barrès des Panamistes. Je dirai plus : Barrès regardant passer Renan sur le boulevard Saint-Michel, c’est un Barrès en admiration devant la Science. Or avec son pamphlet il lui échappe, dans la mesure où le plus admiratif doit lui échapper.

J’ai dit : Le grand public n’a pas été touché par Huit jours chez M Renan. Vous pensez bien que le grand public ne sera pas touché davantage par les essais suivants, que j’appellerai des « Essais poétiques », livres admirables, dont le plus connu est l’admirable Jardin de Bérénice. Livres terribles, attirants et décevants, raffinés et difficiles, livres de poète pour poètes, qu’il faut lire dans l’intimité de son chez soi ; livres dans lesquels il faut voir non seulement un élan mais une gageure, non seulement des dons rares, mais l’impertinence d’un jeune homme qui se sait doué ; livres qui font dire aussitôt à la jeunesse littéraire : « Voilà le grand esprit de la génération ! » et au grand public, à la bourgeoisie, à n’importe qui : « C’est fou... il est illisible ». Histoire connue. Mais je viens de le dire : il y a un peu de défi. Le public n’est donc pas complètement borné en pensant comme il fait ! Bourget qui écrit un article sur le premier de ces trois livres réunis sous le titre général du Culte du Moi (encore une difficulté voulue !) Bourget, écrivant dans les Débats sur Sous l’œil des Barbares, a soin de remarquer :

« C’est un auteur délicieux (quelle musique nouvelle des périodes), mais difficile, et qui fait exprès d’être rare ! »

Barrès, lisant ces lignes, un jour qu’il était attablé à un café de la place Saint-Marc à Venise, connut une volupté singulière à voir imprimé qu’il était un homme difficile. Les barbares ! Parmi les barbares il y avait dans sa pensée le grand public. Le petit cénacle des jeunes gens qui l’aimaient jusque dans ses raccourcis obscurs, lui suffisait.

Mais voici que subitement, en 1889, ces mêmes jeunes gens, il va cruellement les dérouter. Ah ! c’est qu’ils ne le connaissent pas à fond ! En 1889, ce journaliste doublé d’un poète annonce qu’il se présente aux élections ! Aux élections législatives ? Mais oui ! Alors ce n’est plus le poète qu’on espérait. Dieu ! Aux élections ! On le croyait destiné à la haute littérature ! Eh bien ! n’importe ! Il veut entrer à la Chambre et il va d’abord affronter le peuple ! Il se présente comme socialiste aux ouvriers de Nancy, socialiste tempéré d’un autre adjectif, « socialiste nationaliste », mais enfin socialiste ! Il va monter sur des estrades à côté des travailleurs manuels et discuter avec eux, discuter âprement, terriblement, avec quelle sûreté de lame tranchante ! Un jour, un ouvrier grimpe vivement sur le tréteau où il parle et, tournant trois fois une large ceinture rouge autour de son corps comme s’il enveloppait Barrès avec lui-même, il le regarde dans les yeux et dit :

– Le peuple vous exprime son dégoût ! Sortez du département ! Le Syndicat vous donne dix mille francs pour que vous ne pourrissiez pas Nancy !

Barrès noble, Barrès grand seigneur, Barrès le regarde des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds :

– Dix mille francs, murmure-t-il, ce n’est pas assez !

Et il est élu. Il est envoyé par le peuple de la capitale lorraine à la Chambre des députés.

Quelle déroute dans la jeune littérature ! (Applaudissements.)

 

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Le voilà assis sur les banquettes rouges du parlement. Pourquoi donc y faire ? Messieurs, pour y faire son métier d’homme qui regarde l’époque. Il ne s’est pas trompé. Il sait ce qu’il veut et où il va. Je plains ceux qui croient que Barrès s’est diminué en se faisant élire député. Le parlement est peut-être une affreuse boîte où bien des passions humaines se réfugient et où toutes les crises nationales aboutissent. Le parlement nous montre des individus représentatifs des hérédités françaises, et c’est bien ce que Barrès cherche en les regardant. Il n’a pas assez d’yeux pour eux tous. Que va-t-il faire pendant les quatre premières années ? Il ne faut pas lui demander un rôle politique ni s’attendre à ce qu’il monte déjà à la tribune. Il regarde, il regarde ses cinq cents confrères. Quels étranges animaux ! Comme il est long à les contempler et à les comprendre ! Il apprend son métier.

Je me rappelle en 1919, lorsque Léon Daudet est entré à la Chambre, Barrès, devant moi, le prit par le bras en lui disant :

– Mon cher Léon, vous en avez au moins pour quatre ans à vous habituer !

Daudet répondit :

– J’en ai pour quatre semaines.

C’était vrai... de lui, Daudet, impatient d’agir, de foncer, de continuer à être lui-même, sans s’occuper des autres. Mais un lyrique, un méditatif comme Barrès en eut bien pour quatre ans. Au bout de la quatrième année de contemplation, coup de tonnerre : un article, un simple article dans Le Figaro, qui résume la Chambre, la démocratie, les cinq cents bonshommes, rien que par son titre : Leurs Figures !

Il n’est pas réélu. N’étant pas réélu, il a l’air de dire adieu à la chronique, à la vie parlementaire, au grand public, à l’époque, et dédaigneusement il se réfugie dans l’oasis enchanteresse qu’il a quittée, la grand poésie. Il y retourne, il écoute de nouveau des voix intérieures, il connaît de sublimes fièvres, et il publie un livre magnifique, qui est un chant, composé de plusieurs poèmes : Du Sang, de la Volupté et de la Mort. Il vient d’Italie, d’Espagne, il s’est enivré du spectacle de ces terres d’art et de religion, et il rapporte des poèmes en prose sur Tolède, capables de faire pleurer d’émotion des Espagnols. Car c’est un fait unique dans notre littérature. Quand nous, Français, nous courons le monde et nous racontons nos sensations de voyage, nous parlons, nous écrivons, nous peignons en Français. C’est notre charme et notre faiblesse. Et lui revient de cette terre brûlée, où toujours une exaltation vibre entre la terre et le ciel, il rentre de Tolède avec des sentiments d’Espagnol, et il la chante avec une âme d’Espagnol. Comment, pourquoi ? Messieurs, je vais vous donner un timide avis, mais, pourtant, c’est une des pensées les plus fortes que j’aie et une de mes convictions les plus sûres. Oh ! je ne l’ai pas trouvée dans une feuille littéraire et elle ne court pas les manuels ! Vous me ferez la grâce de penser qu’elle peut être vraie quand même. J’ai très bien connu Barrès, je l’ai suivi de près pendant les dernières années de sa vie qui furent les plus importantes, car il ne cessa d’y être à un niveau supérieur. L’intimité que j’ai eue avec lui, le cœur avec lequel je le chérissais, m’indiquent que je ne puis pas me tromper gravement quand je raisonne sur sa nature. Eh bien ! je suis sûr que ce grand Français n’avait pas en lui que des souvenirs de race française, et qu’avec son visage de sombre grand seigneur, cette figure ardente et brûlée, ce regard lyrique qui n’est pas celui d’un Lorrain, je suis sûr qu’il eut, dans ses ancêtres, un grand chef arabe, un grand-père arabe, qui avait conquis l’Espagne et chantait en lui, après plusieurs siècles, l’amour exalté du pays qu’il avait possédé. Si Barrès n'avait eu que des sentiments des bords de la Moselle, ah ! certes, il aurait pu aimer sa propre patrie avec l'ardeur qu'il a montrée, mais il n'aurait pas pu chanter avec l'accent qu'il eut ce pays espagnol où la terre n'est pas tout, terre calcinée sur qui les cœurs  le sont aussi. (Longs applaudissements.)

Ce poème Du Sang, de la Volupté et de la Mort une fois paru, se reposant un instant de respirer l’air des sommets, il va soudain consentir – et ce sera un entr’acte dans sa carrière de peintre-poète – à faire du roman. Pourquoi ? Je pense que c’est par une sorte de défi avec soi-même. Il a dû se dire : « Il convient que le grand public vienne à mon oeuvre. Il y viendra. Mais il n’y peut venir... que si je le sollicite par le roman. »

Il avait raison. Mesdames, on offrirait à certaines femmes un indicateur de chemins de fer sous une couverture où il y aurait écrit « Roman », elles l’achèteraient ! (Rires.) Barrès publie donc trois romans. Ces trois romans : Les Déracinés, L’Appel au Soldat et Leurs Figures (ce dernier ayant retrouvé le titre magnifique de l’article du Figaro) sont, en vérité, des romans parce qu’il les a lui-même désignés sous ce nom. Mais si le père du roman, le géant du roman est Balzac, Barrès n’est pas un romancier. Balzac, vous le savez, a sorti de lui toute une société ; il a créé vraiment en chair et en os des personnages qui restent aussi existants que ceux qu’on rencontre dans la vie et qui s’ajoutent, par conséquent à l’état civil, comme il l’a dit, tandis que Barrès, même dans ses romans, en journaliste né qu’il était, n’a jamais pu travailler que sur le vif. Là il fut le premier de tous, là il est le maître de sa génération et de celles qui suivent.

Leurs Figures, le troisième volume, est le tableau du Parlement à l’heure de l’horrible affaire du Panama. Là, il se donne avec tous ses dons naturels ; il s’en sert largement ; il est le pamphlétaire de M. Renan, arrivé à l’été de sa vie. Il a devant lui des parlementaires qu’il observe, et il les met tels quels dans son livre, les décrivant en deux lignes.

Voici « Constant avec ce ton bonhomme et cet air de maraîcher qui a des économies ».

Voici « M. Ribot, se frottant les mains et agitant sa belle tête de pianiste ». Rouvier « avec ses aplombs, sanguin, fortement musclé, ses larges épaules, son regard de myope qui ne daigne s’arrêter sur personne, avec tout cet aspect d’Arménien transporté de Marseille à Paris, toujours parlant haut de cette admirable voix autoritaire qui, depuis quatre ans, brutalise, subventionne et soutient tout le monde là-dedans ». Et Clemenceau, Clemenceau en 1894, Clemenceau pareil encore maintenant, « Clemenceau, né agressif, et qui, même dans la vie familière, procède par interpellation directe et par intimidation, les bras croisés, le regard insulteur, la figure verte, cherchant son souffle ». (Applaudissements.)

 

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Et voici, maintenant, une petite page qui me donne des voluptés très grandes, c’est la description des chéquards, ceux qui, à propos du Panama, ont touché de fortes sommes, ceux sur la figure de qui on lit : « J’ai un chèque dans ma poche ! » Je vais vous la lire :

 

« Tous ces suspects réagissaient de manière variée. La plupart semblaient fermement décidés à ne plus vivre qu’à quatre pattes par humilité ou pour ne pas être vus des gendarmes. Quelques-uns agités, d’allure provocante, passaient, repassaient, piaffaient, la tête haute. Pour s’étourdir, avant de venir en séance, ils buvaient. Le soir, ils couraient les tripots. Effronterie ? Non pas. Manque de force. C’est la manière des criminels vulgaires. Tous ils cherchaient devant le public à farder leur mine dans l’enceinte de Palais-Bourbon, s’essuyaient le front, les lèvres et se moquaient bien que cette société fermée connût leur cas. Le mal de mer poussé à ses limites, abolit tout sentiment de pudeur, et le pauvre être débordé par l’angoisse s’étale devant les passagers, s’abandonne aux gens d’équipage qui le portent, l’essuient, le couchent. Cinquante députés manquaient d’estomac. Ballottés par les journaux, par la commission d’enquête, par le juge d’instruction, ils avouaient aux regards ce qu’ils avaient dans le ventre. » (Rires.)

 

C’est d’une belle férocité déjà ! Eh bien ! ce n’est rien à côté de ce qu’il nous donnera quand il sera à son complet épanouissement. Il écrira en 1914 et en 1917 Dans le cloaque et Au fond des crevasses, petits livres plus larges, plus mélancoliques, plus profondément humains, plus grands encore que Leurs Figures. La République n’aura plus à se demander, après de telles oeuvres, quel est le premier de ses pamphlétaires.

 

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Mais nous sommes parvenus à une période où l’âme de Barrès va évoluer. Il va lui arriver, dans les dernières années du siècle, de retourner dans sa terre de Lorraine. Il va revoir Charmes, sa maison natale, l’église où sa mère l’a porté sur les fonds baptismaux. Il va surtout, causer au cimetière, comme il l’a dit, avec son père et son grand-père qui sont sous deux dalles, l’un auprès de l’autre ; il va reprendre contact avec toute cette vallée de la Moselle, aux eaux lentes et troublées, avec ces mirabelliers du bord des coteaux ; il va rêver sur tout ce pays.

Et lui qui, pendant dix ans de son existence, a cherché son moi, le poursuivant, l’analysant, lui qui a cru que seul l’individu comptait dans la société, brutalement découvre que l’individu n’est rien, si l’on ne va pas au-delà, si on ne cherche pas ses origines et, qu’enfin, l’individu sans les parents n’a pas de sens, sans les parents ni la terre natale, sans le cimetière où ces deux hommes si proches de lui sont couchés et dorment leur dernier sommeil. Ainsi, Maurice Barrès, si fort de soi, se trouve soudain plein de méditation lente et d’amour éperdu en face du souvenir de ceux qui ont fait de lui ce qu’il est. Et, regardant les tombes des siens, il entend tout d’un coup résonner dans son âme ceux qui sont couchés dessous, les voix de ses ancêtres reparlent en lui, et il se dit avec angoisse :

« Comme l’Université et le monde, après elle, m’ont égaré ! J’ai été tenté par l’Asie, l’Asie et ses poisons dangereux, l’Asie et ses parfums tentants ! J’ai été tenté par la terre entière, j’ai pensé ouvrir les bras à toute l’humanité, j’ai voulu aimer l’Orient à l’égal de la France, et la Chine et l’Inde et la Perse ! Et comment ne pas me souvenir que j’ai adoré Venise ? Mais à Venise, pour ne prendre qu’elle, qu’ai-je vu sur les tombeaux des chefs vénitiens : que ceux-ci réunissaient des qualités de diplomate, de commerçant et de guerrier... Allons ! ce ne sont plus les traits caractéristiques de ma race. Ces gens-là n’ont pas collaboré à ma notion de l’honneur ! Je suis Français, bien plus, je suis Lorrain. J’ai une vie courte, terriblement brève ; les inscriptions des tombes de mon père et de mon grand-père m’annoncent gravement que, dans ma famille, on meurt à soixante ou à soixante et un ans. Il me reste juste vingt années à vivre ; dans vingt ans, je ferai mon paquet comme eux ! Ces vingt ans vais-je les perdre en les dispersant ? Non ! Ils doivent représenter un effort, avoir un but et être un don. Un don à qui ? A ce pays qui m’a nourri, que j’ai le devoir d’aimer, qui a fait de moi ce que je suis. Je n’ai plus une minute à perdre ! Il faut que je me restreigne et volontairement, que je m’enferme et courageusement. Des poètes sans patrie diront que je suis borné. Qu’importe ! J’ai soudain découvert quelque chose de plus important que cette intelligence à laquelle je croyais tant : c’est le cœur. » (Longs applaudissements.)

 

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Messieurs, il y a peu d’exemples dans la littérature, d’un homme qui n’écoute ainsi que sa conscience, et qui, subitement, a l’air d’abandonner ce à quoi tenaient le plus tous ceux qui l’adulaient, l’Art, avec un grand A ! Mais qu’est-ce que l’art sans la vie profonde ? Qu’est-ce que l’art quand il n’est pas un don au public et au pays ? Qu’est ce que sent Barrès. Accomplir une vie qui soit une note juste, a-t-il dit magnifiquement. Aussitôt il va s’engager dans une voie noble, toute de grandeur. Remarquez qu’il ne change pas de route, comme on l’a cru et répété. C’est, au contraire, en suivant audacieusement son chemin – celui de l’analyse du moi – qu’il a le courage de ne pas se détourner de ce qu’il rencontre. Rien ne l’intéressera plus que par rapport à la France. Donc, l’humanitarisme, en lui, rencontre un adversaire résolu. Oui, il ferme ses bras au monde ; il n’a plus le temps. Il dit :

« Je ne suis qu’une pauvre créature humaine, dont la brièveté est effarante ! »

Il se tourne vers la Lorraine, il regarde de nouveau cette Allemagne terrible dont il annonce, dès 1900, qu’elle recommencera la guerre. Alors qu’on vit sous le boisseau que Gambetta a mis sur le parlement français avec cette grande phrase : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais ! », lui, il en parlera tous les jours que Dieu fait, dans ses livres, ses articles, ses conversations à la Chambre. Vous pensez si la majorité parlementaire du début du siècle, qui est d’extrême gauche, le regarde comme un illuminé dangereux ! Il m’a dit après la guerre :

« Le peuple même m’en a voulu ! Il a dit que j’avais préparé la guerre ! Eh non ! j’avais préparé à la guerre. Mais le peuple est simpliste, et il n’entend rien au complément indirect ! »

 

Le peuple et le Parlement.

Et pourtant, Barrès ne s’attachera, pendant les quatorze ans qui vont séparer le début du siècle de la grande tragédie, qu’à ce qui lui semble de première nécessité, à ce qui lui paraît dans la vérité stricte de son grand rôle, à savoir, étant Français, de considérer tout par rapport à sa patrie et de ne traiter, par conséquent, que des questions vitales, essentielles pour lui, de la vie politique : à l’extérieur, l’ennemi dont il faut se méfier jour et nuit ; à l’intérieur, la question religieuse, la plus cruelle, mais la plus importante, car dès que les passions sont surexcitées, c’est toujours elle la cause des plus grands déchirements. Il ne prendra, en un mot, que ce qu’il y a de grand. Un jour, dans les combats de la Chambre, des députés soufflèrent derrière lui :

– Barrès, il n’a pas de rôle ici ! Il monte à la tribune deux fois par an !

Il se retournera sur eux et leur dira :

– Messieurs, je n’ai pas comme vous des dossiers d’électeurs à plaider, je n’ai qu’un dossier, en effet : celui de la France ! (Applaudissements.)

 

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La Germanie et les églises ! Là il a été journaliste sublime, là il honoré pour toujours la profession. On ne peut plus, maintenant, dire que le titre de journaliste n’a aucun rapport avec le grand art, puisque nous y avons un maître de la taille de Barrès ! C’est dans les journaux, dans les feuilles de Paris, que Barrès a défendu les églises françaises. Son livre, livre admirable, La Grande Pitié des Églises de France, n’est, en somme, messieurs, qu’un recueil d’articles. Et c’est pour cela que j’insiste en disant : il fut l’honneur du journalisme en même temps que l’honneur des lettres. Il a marié les deux, il les a confondus.

Ces églises, au Parlement, il les a défendues avec passion contre l’extrême gauche, et s’il a réussi, si dans la bataille il a fait voir une telle maîtrise, il faut bien dire que c’est parce qu’il s’est placé sur un terrain d’indépendance, que je crois supérieur, à la Chambre du moins. Et je m’explique.

Les catholiques ont été un peu ingrats pour lui. Les catholiques ont dit, utilisant ses propres paroles :

– Barrès, mais il ne croyait pas ! Barrès, mais n’a-t-il pas dit lui-même publiquement qu’il n’avait pas trouvé la foi, cette foi qu’il cherchait pourtant avec tant d’angoisse, qu’il a cherchée jusqu’au jour où la mort l’étreignit.

Les catholiques conservaient sinon une rancune, du moins une défiance. Quelle erreur ! Que les catholiques, les vrais, sachent donc que Barrès les a sauvés en se plaçant sur le terrain philosophique et poétique, en regardant ceux dont il disait : « Il y a trop de goujats de ce côté ! », en désignant ainsi l’extrême gauche qui était redoutable, messieurs, en 1905, et qui méritait l’épithète en question. Il a parlé à ces adversaires avec une hauteur qui les a privés de leurs arguments les plus médiocres, mais aussi les plus dangereux, car une partie de l’opinion publique court d’instinct au médiocre. S’il leur avait dit : « J’ai la foi, je suis catholique ! » s’il avait, en un mot, parlé comme un évêque, on lui aurait répondu sur-le-champ par des injures et des claquements de pupitre, et, pour le nier, il ne faut pas connaître le terrible esprit qui règne dans les assemblées parlementaires. Mais il a parlé en élargissant le débat, en l’élevant à une hauteur sereine. Écoutez ces paroles. Croirait-on jamais qu’elles furent prononcées devant cinq cents députés !

« Connaissez mieux, messieurs, connaissez mieux la nature humaine, celle des simples comme celle des grands. Il y a chez nous tous un fond mystérieux qui ne trouve satisfaction que dans ce phénomène mystérieux lui-même, qui s’appelle la croyance. Il y a une part dans l’âme, c’est la plus profonde, que le rationalisme ne rassasie pas, qu’il ne peut même pas atteindre... Qu’on aille au village ; qu’on assiste à la procession du 15 août... Moi, j’ai entendu Parsifal à Bayreuth ; tout y est lourd, grossier, volontaire, près de cette exquise fête de la pureté !... C’est ici que la petite ville peut prendre le sentiment de sa beauté morale et s’évader enfin des soins matériels... J’ai vu passer la poésie dont je suis un fils reconnaissant et dévoué. » (Applaudissements.)

Et il a dit encore ceci :

« Rien ne sert de m’objecter que M.M. X..., Y... ou Z... ou Mme Trois-Étoiles, adversaires déclarés du Christianisme, font voir des vertus de sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le nier ? Le fait ne va nullement contre ce que je dis. Ces anti-chrétiens vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils sont eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils bénéficient de l’atmosphère, et leur noblesse morale, que des observateurs superficiels seraient tentés de prendre pour une qualité naturelle, ils la reçoivent de l’Église elle-même. » (Applaudissements.)

Ainsi, s’il a défendu les églises de France, grandes ou petites, c’était au nom de l’esprit français, au nom de ce qu’il y avait de plus sacré dans l’esprit français, au nom de cette sensibilité française chrétienne que nous avons tous gagnée sur les genoux de nos mères. (Vifs applaudissements.)

 

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Après de tels débats, tant sur l’Alsace-Lorraine, tant sur l’armée et les moyens de défense contre ses ennemis que sur nos moyens de défense intime et intérieure, après de tels débats, brusquement, la guerre éclate. Messieurs, Barrès va monter au sommet de sa vie et de sa carrière.

Oh ! je sais toutes les objections, non pas les vôtres, car vous êtes un public sans prétentions littéraires, mais toutes les objections forcenées de mes confrères en lettres ! Barrès, pour eux, ne s’est pas grandi en écrivant chaque jour dans les journaux, dans un journal que vous connaissez, qui s’appelle L’Echo de Paris où, douze cents matins de suite, il a fait un article de deux colonnes. Non, il ne s’est pas grandi pour eux ! Comment expliquer alors que ce grand homme, pendant les derniers mois de sa vie, n’ait tenu à rien tant qu’à ces douze cents articles, qui sont réunis maintenant en quatorze volumes ! Pourquoi ?

Je me le rappelle, en 1923, deux mois avant sa mort, ayant sur sa table le texte du Jardin de Bérénice et de ce poème Du Sang, de la Volupté et de la Mort qu’on lui rééditait. Il avait là des épreuves qu’une secrétaire venait de rapporter, après les avoir corrigées elle-même, parce que lui n’avait pas voulu les voir ; il les mettait simplement sous enveloppe à l’adresse de l’éditeur, et il me disait avec une grande mélancolie :

– Je n’ai pas consenti à relire cela... Je me demande ce que cela vaut !

Mais sa Chronique de la Grande Guerre lui tenait étrangement à cœur ; il y croyait. Pour quelle raison ? Parce qu’il avait fait un effort surhumain d’abord. S’il y a des journalistes dans cette salle, ils me comprendront, et je ne pourrai pas ne pas les toucher. C’est le plus dur et le plus difficile des métiers, messieurs, quand il est ininterrompu. Il touche même à l’héroïsme. Songez ! Faire un article quotidien pendant douze cents jour, pour soutenir un public civil ; car, comme l’a dit Forain : « Pourvu que les civils tiennent ! » Le grand grief des soldats contre Barrès, grief qu’il ne faut pas cacher – en contant la vie de cet homme, il faut en voir la douleur – le grand grief des soldats qui étaient dans la misère, dans la boue, ayant la mort devant eux et sur eux, c’était que cet homme écrivit ce qu’ils ne pensaient pas, exactement. Et le malheur, en somme, était que le journal où écrivait Barrès arrivât aux tranchées. Mais, juste ciel ! pourquoi L’Écho de Paris venait-il là-bas, où l’important était d’avoir des soupes chaudes, du café et du courrier ! Barrès arrivant aux soldats, à tous les soldats, c’était une erreur, parce que les soldats pouvaient avoir le sens de la ténacité, du courage, de l’héroïsme sous toutes ses formes les plus tragiques, mais ils n’étaient pas forcés d’avoir le sens du lyrisme, ni la compréhension du public d’arrière.

Ils ne pouvaient pas saisir que ce grand journaliste songeait à tous ceux qui lisent le journal ; ils n’entendaient rien aux besoins de ceux qui restaient dans les villes ; ils ne comprenaient pas que la femme seule avec ses enfants, ou le père ou la mère attendant des nouvelles du front et n’en recevant pas, lisaient avidement chaque matin leur journal où un grand écrivain, un homme noble, qui pensait et savait les choses, et qui avait le sens de l’honneur, leur dirait tous les jours, même quand il n’y croyait pas : « Le pays sera sauvé ! Vous aurez la victoire ! » La victoire, quand on n’est pas sûr de revoir ses enfants, c’est un premier baume pour l’âme ! Et enfin, ce que les soldats n’ont pas saisi, là où, dans leur malheur infini, ils ont été injustes, c’est que, lorsqu’ils recevaient des lettres de leur femme, de leurs sœurs, de leur mère, ces lettres qu’on a publiées, comme il y en a maintenant dans tous les foyers, ces lettres qui étaient des chefs-d’œuvre, car rien n’enflamme l’amour comme la distance, le danger, la peine, la vue de la mort, ces lettres, lyriques même quand elles venaient de la plus modeste des femmes du peuple, leur apportaient au cœur un réconfort qui souvent, après tout, était indirectement l’œuvre de Barrès puisque c’était lui qui, le matin, avait donné à la mère, à la sœur ou à la femme le souffle qu’elle trouvait soudain pour écrire au soldat. (Applaudissements.)

 

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Barrès a été grand pendant douze cents jours. On a dit : « Il aurait dû tenir un fusil. » Mais non ! Sa destinée était de faire entendre la grande voix que sa haute conscience lui inspirait. D’ailleurs, il y a d’autres raisons pour toucher un auditoire, avec Barrès « chroniqueur de la guerre », que de conter qu’il a fait douze cents articles. Évoquez d’abord l’âpre et dure besogne que ce fut pour ce grand écrivain de se mettre à tout traiter, tout ce qui était utile, comme tout ce qui était beau. On ne s’étonne pas, n’est-ce pas,  quand on le voit s’extasier devant la phrase d’un romanesque intense de ce jeune soldat écrivant à sa mère : « Crois-tu que les soldats de Napoléon aient souffert autant que nous ? », ni quand il étudie les différentes familles spirituelles de l’armée, ni quand il chante l’énergie de vie qui s’exhale du souvenir des morts. Mais il n’a pas que ces hauts soucis. Pour « servir » il s’occupe de tout, des moyens de transport, des ambulances, de la nourriture des soldats. Enfin... enfin, n’oublions jamais que c’est lui, et pas un autre en France, qui a eu l’idée de la Croix de guerre ; c’est lui et pas un autre qui a donné à nos soldats leur casque. Voilà une chose que pas une mère ne peut refuser à Barrès, et c’est, par conséquent, le coeur de la plupart des Françaises qui doit bondir vers lui.

La Croix de guerre. C’est ce grand poète qui eut cette idée. Vers mars 1915, alors qu’il n’y avait pas encore eu de permission, un matin, Barrès, mélancolique et rêveur, s’est rendu chez Millerand, alors ministre de la guerre. Vous avez tous rencontré Millerand, vous le voyez bien avec ses cheveux blancs en brosse, ses sourcils noirs, son petit bout de cravate de la même couleur que ses sourcils, sa solidité, sa conscience, son travail, et sa probité toute droite, qui marche sur une route entre deux rangées de peupliers, sans rien voir, ni à droite, ni à gauche, ni derrière : c’est la prose. Et la poésie entre et lui dit :

– Monsieur le ministre de la Guerre, je crois qu’à ces misérables, si privés de tout, on pourrait peut-être tenter d’offrir ce qui a toujours tant chanté au cœur des Français : une croix ! Oh ! je ne veux rien leur offrir de comparable à la Légion d’honneur civile ! Je ne l’ai pas, et ne l’aurai jamais. Je suis pourtant un des écrivains les plus connus de France ! Mais cette décoration m’eût été donnée par un ministre, lui-même illettré et ne méritant pas les palmes académiques !

Ce sont là ses propres paroles ; elles sont d’ailleurs imprimées dans La Chronique de la Grande Guerre.

Et il ajoutait :

– Tandis qu’une croix donnée au front, une croix distribuée à l’arrière du champ de bataille, avec toute l’armée présente, alignée, immobile au « garde à vous », baïonnette au canon, qui ratifie par sa seule attitude, l’honneur de la décoration et l’accolade du chef, dame, cela, quel secours, quelle aide, quel réchauffement pour l’âme !

Millerand, à ces paroles, met ses mains dans ses poches, fait trois pas et dit :

– Certes..., bien sûr !... Mais c’est de la poésie !

Parbleu ! C’était de la poésie magnifique, qui, mise en pratique, a montré qu’il n’y avait rien de plus utile à une grande nation. (Applaudissements.)

Le casque, maintenant. Il n’y a qu’un mot à dire sur lui. Barrès l’a demandé et l’a obtenu. Et sans lui, les Commissions, autour de leurs tables vertes, n’auraient pas encore, à l’heure qu’il est, trouvé le moyen de consolider le malheureux képi.

 

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Tout cela, messieurs, constitue une œuvre du cœur comme de l’esprit, l’œuvre d’un homme en un mot.

N’oublions pas, d’ailleurs, que lorsqu’on demandait à Barrès, vers la fin de sa vie :

– De quoi êtes-vous le plus fier ? Qu’est-ce que vous aimez le plus ? », il disait :

– Ce que j’ai aimé le plus ? Mais le travail ! Et ce qui m’a rendu le plus heureux...

Il réfléchissait :

– C’est d’avoir rendu Jeanne d’Arc à la France, d’avoir remis en lumière pour mon pays tout entier cette pure figure, d’avoir rendu à tous ce qu’il y avait de plus génial dans la race et de plus solennel dans la candeur. (Vifs applaudissements.)

Or, c’est dans La Chronique de la Grande Guerre que vous trouverez les pages définitives qui ont décidé le parlement français à se rendre aux hautes raisons de Barrès. Enfin, messieurs, dans ces douze cents articles, il a loué les soldats, exalté ceux des civils qui le méritaient, il a montré l’Allemagne avec ses infamies, il a essayé de soulever son pays, il a peint les alliés comme personne, entre eux et l’ennemi il a chanté l’Alsace-Lorraine. Il y a, sur le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, des pages inoubliables, des pages qui sont de purs poèmes. Je n’ai le temps, dans une courte séance comme celle-ci, que de vous lire quelques lignes, mais ce sera comme les premières notes d’un grand morceau musical que nous amorçons et que vous irez continuer chez vous, dans la quiétude de vos maisons.

Voici l’entrée quasi religieuse des soldats de France dans Metz :

« Comment retenir et fixer cette minute où les drapeaux, les grands chefs de France et son armée resplendissante avancent dans les rues de Metz dont l’âme s’agenouille de bonheur !... Le ciel était solennel et charmant, un ciel couleur de l’âme des femmes de Metz, pleine de prière, de deuil et de reconnaissance. Jamais notre patrie ne fut ainsi aimée et ses armées bénies. C’était dans cet immense plein air, une solennité d’église, c’était l’adoration de la France !... Je peux dire que je sais maintenant de quelle manière, enivrée et pure, Jeanne d’Arc se tenait dans le chœur de Reims quand elle eut conduit le Roi au Sacre... Nos poilus sont transfigurés d’avoir mené la France dans Metz. De vrais archanges guerriers.

Pétain vient d’inviter Castelnau à se tenir près de lui. Je n’oublierai jamais le geste filial du plus vieux des chanoines ; ce vieillard, le chef du chapitre, tenait dans sa main la main du maréchal de France, et ils allaient ainsi comme un enfant avec son père, ou comme deux frères. Sainte familiarité, indicible simplicité de l’héroïsme ! Les orgues exultaient d’allégresse, les lumières faisaient un diadème aux soldats, les voix escaladaient le ciel et tout le monde pleurait... Tous les morts de la guerre et tous les survivants emplissaient la nef, heureuse de contenir une fois une âme digne de sa beauté. » (Émotion. Longs applaudissements.)

 

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D’un tel effort, mesdames, il est mort comme les soldats. Car si, en décembre 1923, brutalement, un soir, alors qu’il avait passé sa journée dans Paris, à la Chambre, et même présidé le déjeuner d’une ligue patriotique, si, brutalement, un soir, la mort a mis sa féroce main sur son épaule et, en dix minutes, l’a emporté, vous pensez bien qu’il s’en est allé de la seule chose qui devait l’emporter : son cœur.

On ne peut pas, quand on l’a aimé, ne pas évoquer un instant ces tragiques minutes. Et puis, je les trouve solennelles par le sens que le Destin leur a donné.

Il était là, le 4 décembre 1923, à sa table de travail. Il écrivait une lettre. Il était si bien portant que son fils s’en était allé dîner chez des amis. Mme Barrès travaillait auprès de lui. Il écrivait une lettre à un Révérend Père. Il préparait, vous le savez, un travail sur les missions d’Extrême-Orient. Il y tenait plus qu’à tout. Cela représentait pour lui la grande influence française, le grand rayonnement de ce pays de l’autre côté de la Méditerranée. Il venait donc de commencer cette lettre et il avait tracé simplement ces mots... « Mon Révérend Père, je viens soumettre à votre réflexion... »

Une vive douleur, à cette minute, s’est emparée de lui. La plume lui est tombée de la main. Il s’est dressé. Puis, courbé en deux, il a fait quelques pas dans son cabinet et il s’est précipité vers sa chambre et son lit, glacé déjà. Dix minutes plus tard, il était mort, n’ayant dit qu’une parole à Mme Barrès penchée avec angoisse sur lui :

– Ce doit plus être plus pénible à voir qu’à subir.

Paroles de stoïcien, paroles d'homme généreux qui ne veut déranger personne, ni faire peur à ceux qui lui sont le plus cher, pensant avec une suprême et déchirante mélancolie : « Il sera bien temps, dans quelques minutes, de leur faire du mal définitivement ! » Mais il laissait sur sa table, et c'est là que j'en viens, cette feuille que son fils m'a montrée, avec ce dernier mot écrit de sa main géniale : « Réflexion… »

Que ce destin est grand : « Réflexion ! » C'est le dernier mot tombé de sa plume et c'est le mot qui résume toute sa vie, sa vie modeste où il a réfléchi comme réfléchissait M. Lagneau, son maître en philosophie. Toute sa vie, il est allé vers ce qui était grand et a cherché ce qui était vrai. Il a pensé pieusement, il n'a cessé d'écouter les suggestions de son intelligence et de la confronter avec les battements de son cœur qui lui donnait un rythme plus génial que celui des autres hommes. (Vifs applaudissements.)

Aimant ce qui est grand et ce qui est vrai, il a mérité ce qu'aucun journaliste vivant, aucun de nous, ne peut lui refuser : le grand nom de « maître » qu'on distribue trop aisément, mais qu'on avait tant de plaisir à lui donner, parce qu'avec lui on employait ainsi un des plus beaux mots de la langue en lui conférant tout son sens généreux et profond.

Il est notre maître à tous parce qu'il nous laisse des portraits d'hommes et des tableaux d'assemblées, les plus grands, les plus beaux, les plus larges. Je n'ai pas le temps de vous en donner ici même un aperçu. Mais relisez ces pages ou féroces ou mélancoliques. Dans les seuls titres, quelle terrible grandeur ! « La pourriture des Assemblées », « Les Fils de la Louve », « Les Animaux malades de la Peste ». Pages tragiques, messieurs ! Des heures qui ne le sont pas moins nous attendent demain. Hélas ! la grande plume de Barrès n'est plus là : sa grande voix non plus, pour lancer, dans l'Assemblée, comme dans un orage obscur, les éclairs nécessaires à ces hommes de la politique, toujours trop encombrés de combinaisons pour y voir clair.

 

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Un grand poète est nécessaire sans une assemblée du peuple. Les nôtres n'en ont plus. Donnons au moins celui qui vient de disparaître en exemple à ceux qui nous suivent. Fréquentons-le. Aimons-le. Relisons-le… plus que nous ne faisons. Combien d'entre vous, mesdames, combien d'entre vous, messieurs, se contentent, malheureusement, des articles qu'ils ont lu ici ou là, lorsqu'il vivait. Or, vous avez de grands livres, de très grandes œuvres de lui qui parlent à tous, ne seraient-ce que Les Amitiés Françaises ou La Grande Pitié des Églises de France. Je dirai même que si vous élevez des enfants, ce livre, Les Amitiés Françaises, ne devrait pas quitter votre table de chevet. Avez-vous réfléchi à ce beau mot de la langue : « Élever des enfants » ? C'est dire que vous les voulez demain à un niveau supérieur à celui d'aujourd'hui. Il ne faut pas alors mettre entre leurs mains ni entre les vôtres n'importe quel livre ; il faut aller, comme Barrès allait, à ce qui est grand et à cela seul. Il vous a donné là les entretiens qu'il eut avec son enfant à lui, son petit Philippe, un homme maintenant, un homme chargé d'une pesante mais admirable hérédité. I a raconté les propos qu'il avait tenu à ce petit garçon qui devait hériter de son nom et de son génie peut-être. Eh bien ! pour les vôtres de même, allez à ces pages où il a chanté la France dans ses héros et dans ses saints, sur les sommets, là où les lyres résonnaient le mieux, dans l'air le plus pur. Il aimait dire :

« Les héros et les saints sont les grands échansons de la Patrie ! »

Formule magnifique ! Rangeons-le avec eux : il est de taille à supporter cet adorable voisinage. (Longs applaudissements.)

Un grand homme ! Que c'est beau, en littérature, de trouver un grand homme, un écrivain qui d'abord s'est passionné pour toutes les trouvailles de la forme et qui, s'épanouissant, et grandissant, s'élevant, retrouvant ses racines d'abord, puis montant droit, comme font les chardons lorrains sur les coteaux de son pays, a soudain fleuri, n'a plus écouté que ses voix intérieures, ce qu'il appelait ses « hymnes », est devenu strictement vrai, uniquement noble, et n'a plus consenti à se détourner du plus magnifique idéal. Barrès, dans la littérature, est un astre, et l'on croit avoir devant lui l'émotion que tout honnête homme ressent toujours devant le spectacle d'une belle nuit étoilée. Il regarde, n'est-ce pas, avec stupeur et émerveillement, il s'attache aux plus brillantes étoiles. Dans notre ciel français littéraire d'aujourd'hui, la plus brillante c'est Barrès. Il a apporté aux pauvres hommes que nous sommes un peu de divin, de ce divin qu'il cherchait partout avec angoisse. Mesdames, messieurs, dites bien à vos fils et à vos filles, trop jeunes pour l'avoir approché, trop jeunes pour avoir respiré le même air que lui, que Barrès, c'est ce qu'on ne retrouvera jamais deux fois. (Applaudissements. Émotion. Acclamations. Le public applaudit frénétiquement l'évocateur admirable d'un grand Français. Rappels enthousiastes.)

 

 

 

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