Carnet n° 3
(octobre 2014)
TROIS
CONFÉRENCES de RENÉ BENJAMIN
Accompagné de
l'audition du premier acte du Misanthrope par MM. Jacques Fenoux,
Numa et Le Roy, de la
Comédie-Française
faite le 6 février
1924
Mesdames, Messieurs,
Vous avez vu l'affiche, n'est-ce pas ? Vous savez le
programme de l'heure que nous avons à passer ensemble. Une conférence, une
audition. Des artistes avec un conférencier. Je n'ai pas besoin de vous dire
que l'audition est là pour faire avaler la conférence. Et dans ce but, on a
coutume de la réserver pour la fin. On se dit avec justesse que les auditeurs
supporteront mieux le discours, s'il leur reste une espérance de
divertissement. Il y a là une habitude fort légitime. Pourtant, je voudrais,
pour aujourd'hui, la bousculer un peu. Je voudrais, avant de vous dire quelques
mots du Misanthrope, que vous entendiez le premier acte.
C'est le dessert, direz-vous, avant le potage.
Oui, comme en Chine. Et c'est aussi la logique, car ainsi, pour une
fois, dans cette époque de légère divagation, nous saurons de quoi nous
parlons. (Rires.) Je vais donc céder la place aux comédiens du
Théâtre-Français, qui vont jouer le premier acte à lui seul un chef-d'œuvre.
Vous aurez alors dans l'oreille et dans l'âme le grand rythme des vers de cet
homme magnifique qu'est Molière ; votre mémoire, immédiatement, redressera et
retrouvera le reste, et je pourrai venir modestement, encouragé par ce grand
orchestre et cette grande ouverture (Applaudissements.)
MM. Jacques Fenoux, Numa et Le Roy, de la Comédie-Française, jouent
le Ier acte du Misanthrope. Ils sont longuement applaudis.
אּאּאּ
Et maintenant, mesdames et messieurs, vous imaginez
la suite. Ce soir, chez vous, vous allez reprendre la pièce, n'est-ce pas ?
vous allez reprendre le troisième, le quatrième, le cinquième actes. Si vous
avez une invitation dans le monde, vous écrirez que, subitement, vous êtes à la
mort ; si vous recevez un livre inutile, vous ne déferez pas le paquet. Et vous
ouvrirez simplement ce Misanthrope, qui est la plus forte chose que nous
ayons contre la mauvaise littérature ou contre les inutiles soirées dans le
monde.
Livre de chevet admirable.
– Mais, me direz-vous, pourquoi le lire, quand on peut aller le voir
jouer ?
Mesdames, messieurs, il est très rare qu'on le joue comme vous venez de
le voir. C'est une pièce très ardue à jouer, une pièce dont l'interprétation ne
veut aucun excès, et même quand elle est réalisée parfaitement, quand l'affiche
est admirable, on y trouve encore, le plus souvent, certain désespoir pour le
cœur, cette amertume qu'a ressentie Musset le jour où il a écrit ces vers
immortels:
J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français.
Ou presque seul. L'auteur n'avait pas grand
succès.
Ce n'était que Molière, et nous savons de reste
Que ce grand maladroit qui fit un jour Alceste
Ignore le bel art de chatouiller l'esprit
Et de servir à point un dénouement bien cuit.
Grâce à Dieu, nos auteurs ont changé de méthode.
Et
nous aimons bien mieux quelque drame à la mode
Où
l'intrigue enlacée, et roulée en feston
Tourne
comme un rébus autour d’un mirliton.
J'écoutais
cependant cette simple harmonie
Et
comme le bon sens fait parler le génie.
J"admirais quel amour pour
l'âpre vérité
Eut
cet homme si fier en sa naïveté.
Quel
grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle
mâle gaité si triste et si profonde
Que
lorsqu'on vient d'en rire on devrait en pleurer.
Et
je me demandais « Est-ce assez d'admirer ?
Est-ce
assez de venir un soir par aventure,
Entendre au
fond de l'âme ce cri de la nature
Essuyer une
larme et de partir ainsi,
Quoi qu'on
fasse d'ailleurs, sans en prendre souci ! »
(Applaudissements.)
Avec Le Misanthrope, soit au théâtre où quelquefois on le joue,
soit dans les classes où quelquefois on l'explique, on se heurte tout de suite
à deux problèmes redoutables.
Dans les classes, si on tente de l'expliquer à des jeunes gens de
quinze à vingt ans, – que ceux qui ont cet heureux âge ici me pardonnent ! – je
crois qu'on perd son temps. Je m'explique. Dans toute classe, d'abord, le
premier devoir est de discerner ceux qui sont les cancres et les autres. Par
cancres, j'entends ceux qui le resteront toute leur vie, qui ont l'esprit
encrassé jusqu'au cimetière. A ceux-là, ma foi, j'admets qu'on montre les
grands chefs-d'œuvre, car jamais, dans leur existence brève ou longue, il n'y
reviendront. (Rires.) Il n'est donc pas mauvais de leur en donner une
vague notion, au même titre qu'on leur apprend que les Japonais sont jaunes et
que six fois 8 font 48. Quant aux autres, oh ! là, je suis très affirmatif.
Surtout, ne leur gâchez pas les belles choses, et laissez ces jeunes esprits
distingués parvenir tout doucement à l'âge où ils pourront vraiment discerner
le vrai du faux, qui est tout le sujet du Misanthrope.
Jeunes gens, vous m'accorderez bien vous-mêmes qu'entre quinze et vingt
ans, on a trop de plaisir, un plaisir trop âpre et trop savoureux, à bousculer
la vérité et l'erreur ensemble devant parents, grands-parents, grand'tante et
grand-oncle, rien que pour les faire mousser ; on a trop de joie à tout mêler,
à dire que le vrai n'existe pas plus que les imbéciles ou les canailles et que
tout est relatif, en ce pauvre monde, pour comprendre cette grand pièce,
laquelle, pendant cinq actes, ne traite qu'une grande question : celle de la
vérité. Je ne sais pas ce qu'est aujourd'hui la génération de vingt ans. Vingt
ans, je les ai, mais deux fois, et je ne connais donc bien que les hommes de
quarante ou les enfants de cinq et six, l'âge des miens.
Mais on me dit que cette génération nouvelle est surtout occupée de
boxe, de course à pied, d'automobile. Si c'est vrai, Le Misanthrope et
son étude ne sont même plus en question. De mon temps, ils l'étaient. A vingt
ans, nous étions grisés par les idées. Nous venions de découvrir l'usage de
notre cerveau : quelle ivresse ! En accueillant pêle-mêle toutes les idées,
nous les trouvions toutes également magnifiques, sans discerner lesquelles
avaient de la valeur, ce que fait Alceste avec tant de maîtrise. Alceste nous
eût donc paru incompréhensible, si nous l'avions fréquenté. Et c'est pourquoi
j'engage les jeunes gens qui nous ressemblent à attendre qu'ils ne soient plus
des jeunes gens pour venir à lui.
אּאּאּ
Second problème : Le Misanthrope au théâtre. Nous abordons une
des questions littéraires les plus graves. Le public, en effet, accueille
presque toujours froidement Le Misanthrope. Pourquoi ? Pour répondre, il
s'agit de se demander ce que vaut l'auteur dramatique s'il est vraiment grand ;
et ce que demande le public, qui ne distingue pas toujours le plus grand du
plus petit.
Si l'auteur dramatique est grand, il essaie, un jour
ou l'autre, d'être un peu supérieur à lui-même. Mais du fait qu'il devient
supérieur, il n'est plus au niveau de tous ses spectateurs, et c'est le combat.
Nous parlons de cela ici, entre gens qui nous intéressons tous, qui nous
passionnons pour les lettres. Mais une salle de théâtre où se coudoient toutes
les sortes d'humains, – car le contrôleur à l'entrée ne contrôle rien et laisse
entrer n'importe qui pourvu qu'il paie, – une salle de théâtre présente à
l'auteur dramatique une confusion troublante.
– Monsieur, vous êtes un imbécile décidé, mais vous avez donné vingt
francs. Entrez, asseyez-vous, écoutez, jugez, décidez !… (Rires.)
Oui, mais si vous êtes un imbécile, comment pourrez-vous comprendre
l'auteur dramatique, au moment où, précisément, il devient supérieur ?
Mesdames, messieurs, il n'y a pas besoin de chercher de quoi Molière
est mort. Ah ! le cher grand homme ! On s'évertue à nous démontrer qu'il
succomba à une maladie de poitrine. Non. Il est mort d'avoir lutté vingt ans
contre les exigences d'un public qui voulait rire uniquement, et qui était
composé, comme tous les publics de théâtre, d'un affreux ou… admirable mélange,
selon le point de vue où l'on se place.
La première du Misanthrope fut d'une abominable froideur. La
deuxième fut désespérante. Le vrai et le faux ! Tel était le sujet ! Merci
bien. On bâilla tout de suite. Pourquoi voulez-vous que la passion de la vérité
intéresse des gens qui ne soupçonnent même pas ce que c'est ? La colique
d'Argan ! Ah ! voilà ! Tout le monde jusqu'au plus simple, jusqu'au plus niais
a pu éprouver la colique d'Argan, et, quand il se précipite dans un lieu
discret et retiré, tourmenté qu'il est par ses entrailles, au moment précis de
marier sa fille, il n'y a pas un spectateur qui ne soit dans la joie !…
Tandis que le feu d'Alceste… Quand on est soi-même un foyer plein de
cendres, on a simplement peur de l'incendie et on ne sait pas voir la beauté de
la flamme. Bref, Le Misanthrope tomba, et vite, Molière courut chez lui
pour ajouter à cette pièce dangereuse quelque chose qui attirât le public ; en
quatre jours, il fit Le Médecin malgré lui. Il le fit dans la fièvre,
pressé de nourrir ses comédiens, qui, sitôt le rideau tombé, grognaient,
surtout la du Parc et la Béjart, et lui disaient fort en colère :
– Enfin… regardez l'argent que gagnent les Italiens !
Les Italiens jouaient un jour sur deux, sur la même scène que Molière.
Ils alternaient avec lui. Et ils avaient Scaramouche à leur tête.
Scaramouche, quelques mois avant, avait paru renoncer au théâtre ; il
était parti en Italie se reposer, mais sa femme l'ayant battu (elle
s'adjoignait d'ailleurs, pour cette besogne familiale, ses deux enfants, qui
tapaient avec elle), Scaramouche, navré de voir ce que la retraite représentait
pour lui, avait décidé de refaire du théâtre, et il était revenu à Paris,
précisément au moment des premières représentations du Misanthrope.
Succès considérable. Il faisait salle pleine. D'où jalousie dans la troupe de
Molière qui répondait simplement :
– Eh ! Oui !… C'est un exemple !
Mais Molière avait été d'un autre côté pressé par un
homme comme Boileau qui lui disait :
– Allons donc ! Il faut d'abord aimer la gloire.
– En faisant vivre mes gens ! objectait Molière
– Ils n'ont pas besoin de vivre comme des princes !
reprenait Boileau. Ce qui importe maintenant, c'est que vous vous dépassiez.
L'homme qui a fait L'École des Maris et L'École des Femmes n'a
plus le droit de ne nous donner que des farces ; vous avez un devoir,
maintenant, qui est d'aller jusqu'au plus profond de vous-même et de nous
livrer le meilleur de vous.
Et c'est, parbleu, enivré de cette grande idée que
Molière s'était résigné à faire un chef-d'œuvre, Le Misanthrope, où
littéralement nous voyons son âme, où il nous apparaît tout entier, sans
restriction et sans faiblesse, et cette pièce est un grand cri de conscience.
Comment s'étonner de l'incompréhension publique ? (Vifs applaudissements.)
Les représentations du Misanthrope sont
encore, aujourd'hui, ce qu'elles étaient à bien peu près : un public froid se
résigne à écouter des tirades dont la plupart l'ennuient. En vérité, il ne
comprend pas le grand problème qui est posé.
Le Misanthrope, si nous avions à le résumer
en deux lignes, qu’est-ce que nous dirions ? Ailleurs qu’au bachot, bien
entendu, car au bachot, qui est, hélas ! un événement bien particulier de
la vie humaine, ma définition suffirait à faire refuser sur-le-champ un
candidat ! Donc, nous dirions : Le Misanthrope, c’est
l’après-midi d’un homme du monde. Un point, c’est tout. Nous ne consentirions à
ajouter que ceci : cet homme, qui s’appelle Alceste, est singulier. Quelle
est sa singularité ? Surtout, ne pas se fier au titre qui est une ironie,
une boutade, qui ne peint qu’une apparence. Alceste se caractérise par ce trait
– qu’on ne voit pas souvent souligné chez les critiques – qu’il aime, qu’il
aime furieusement l’humanité ! S’il ne l’aimait pas, il ne perdrait pas
tant de temps à vouloir la réformer !
Mais il est tout occupé d’elle, et sans cesse
atteint par elle. Son cœur vibre, tremble, bat, s’emporte ! Ah !
misanthrope, Alceste ! Il en a l’air, parbleu, mais il ne faut pas prendre
à la lettre ce qu’il dit. La violence dont il prononce qu’il hait prouve assez
comme il aime ; elle n’est que dépit. Le vrai misanthrope est un homme
sec, dédaigneux, cynique, qui s’isole, se retire dans son dégoût ! Le
contraire de celui-ci, que nous rappellent aujourd’hui un Clemenceau ou un
Antoine. Antoine, toute sa vie, a dit que le public... ça n’avait aucun
intérêt. Avant les représentations, il regardait les spectateurs par le trou du
rideau, et il grognait d’une voix rageuse :
– Allons ! Ils ont l’air aussi bêtes
qu’hier !
Mais sa rage marquait seulement la chaleur d’un cœur
violent, épris de beauté et de vérité, qui, pendant des semaines, s’épuisait à
monter un spectacle... précisément pour ces imbéciles de spectateurs-là !
Et Clemenceau ! Que n’a-t-il pas démoli ! Que n’a-t-il pas eu le
temps de dire contre la France... et tous les Français, au cours de sa longue
vie ! Mais le Destin, à l’heure de sa verte et magnifique vieillesse,
devait lui réserver l’occasion soudaine de devenir, au lieu d’un fatigant
démolisseur, un grand homme pur et simple, et de sauver précisément cette
France et ces Français. (Applaudissements.)
Ces hommes vrais et forts que représente et
symbolise Alceste, il y a un nom dans la langue, un nom dangereux, mais si
beau, qui leur convient ; c’est celui de poètes. C’est cela, ils
sont des poètes. Alceste souffre de la réalité, et sans cesse, dans son esprit,
il lui oppose la poésie si désirable, que brusquement, fréquemment, tout le
temps, il s’indigne qu’elle lui échappe. Il est épris d’elle, croit la
voir ; elle le fuit, et il ne lui reste que le plus terre à terre, et les
hommes tels qu’ils sont, alors qu’il les voudrait tels qu’il est. Ah ! la
grande espérance et la belle déception, qui, loin d’éteindre le feu qui
l’anime, lui donne un nouvel éclat.
C’est cet homme-là dont nous allons voir, je le
répète, l’après-midi.
Un premier acte où il rencontrera un homme de
lettres, Oronte, un tout petit homme de lettres, un amateur, un snob ; mais la
littérature est encombrée de snobs et d’amateurs. Bref, le faux dans la
littérature, voilà le sujet du premier acte. Second acte, Célimène, et voilà le
faux dans le monde.
Le faux dans la littérature, c’était ce qui tenait
le plus au cœur de Molière. Il était entouré d’Orontes et il lui fallait subir
bien des sonnets !
Qui nous a-t-il peint là, surtout ? Est-ce
seulement un homme qui n’est pas doué pour sa profession ? C’est quelque
chose de bien plus grave, un inutile, et il nous a donné une très grande leçon
qui survit toute. Ce n’est certes pas en un temps où les librairies sont
encombrées de cinquante romans tous les jours, avec les photographies mesurant
un mètre cinquante de leurs auteurs, que nous avons le droit de nous
désintéresser d’un Oronte. Il est là dans Paris, partout vivant, en chair et en
os ; il est dans les salons, dans les librairies, dans les académies.
Songez que ces académies créent des prix qu’elles distribuent tous les douze
mois, que tous les douze mois il leur faut trouver un génie, et que, comme les
génies n’existent que deux fois par siècle, elles ne trouvent que des Orontes.
(Rires.)
Aussi, la leçon morale qui se dégage pour nous du
spectacle de cette littérature mauvaise à côté de la grande, qui représente ce
que nous avons de plus cher dans notre pays aux yeux de l’étranger, de cette
littérature funeste, tancée vertement par Molière, la leçon, c’est, mesdames,
messieurs, que nous devons décourager les arts. Molière, croyez-le, était tout
à fait de cet avis.
Si vous avez chez vous un jeune homme dont les yeux
soient pleins de flamme et qu’il vous dise : « Je veux
écrire ! » avec une conviction chaleureuse, celui-là, entourez-le de
soins pieux et préparez-le bien ; mais si vous ne sentez pas en lui cette
ardeur sacrée, cette conviction de l’âme, ce feu qui doit soutenir l’artiste
toute sa vie, – vous entendez bien ! toute sa vie, – aiguillez-le vers
l’exploration dans un pays d’hippopotames ou vers l’électricité, je ne sais
quelle autre chose, noble ou non, mais qui n’ait surtout aucun rapport avec le
métier d’écrivain.
Molière, dans cet acte que vous venez d’entendre,
vous supplie, voyez-vous, d’avoir une attitude nette, de ne pas aller aux
petites œuvres, de n’aller qu’aux chefs-d’œuvre directement. Vous avez tous une
vie occupée, tous vos professions, vos intérêts, vous n’avez pas d’heures à
perdre, dans les mauvais livres ! N’en perdez pas une seule.
On dira que je suis féroce avec mes collègues.
Peut-être. Je leur préfère, en effet, tout, les libraires, les éditeurs ;
je ne connais pas de pire raseur qu’un auteur médiocre. Il faut aller aux gens
qui sont grands et à ceux-là seuls. Il ne faut pas s’attendrir en disant :
– Mais les autres ont besoin de gagner leur
vie !
Pitoyable raisonnement ! Votez le quadruple, le
quintuple décime pour leur bâtir des maisons de santé ou de retraite, je serai
le premier, je vous le jure à donner tant par an ; mais, de grâce, qu’ils
n’écrivent plus !
Il faut avoir là-dessus une cruauté d’homme plein de
santé. Il ne faut pas désarmer. Il ne faut aimer, dans les lettres, que ce qui
est haut et fort. Les petites chapelles, les petits auteurs, les petites
combinaisons, les petits arrivistes, il faut les décourager, sinon les exiler.
Il faut les soigner, il faut les payer, il faut les retirer. (Rires. Vifs
applaudissements.)
¤¤¤
L’année dernière, un homme, qui a trente-cinq ans, est venu faire, on
ne saura jamais pourquoi ni comment, au Collège de France, une conférence pour
dire publiquement que le sonnet d’Oronte était devenu beau ! (Rires.)
Ça ne s’imposait pas. Ce monsieur a prétendu que nous étions, maintenant, dans
un siècle si raffiné, tellement civilisé, tellement intelligent, que le sonnet
d’Oronte, avec toutes ses ravissantes trouvailles, était enfin considéré comme
une grande chose. (Rires.)
Du temps de Molière, certes, on pouvait et on devait aimer la
simplicité toute nue, on en était peut-être encore à cette pauvre chanson du
roi Henri ; mais, du temps de Molière, – songez donc ! – on n’était
pas encore aussi subtilement intelligent que nous sommes parvenus à l’être. Et
aujourd’hui, après deux cents ans de raffinement intellectuel, c’est le sonnet
d’Oronte qui doit occuper la grande place et mériter toutes nos admirations.
Hélas ! Ce paradoxal conférencier confondait, simplement,
l’intelligence et la complication.
La vérité, mesdames, est toujours toute nue, elle le sera encore
longtemps. Nous l’admirons dans ses formes superbes et sa simplicité. Le sonnet
d’Oronte est toujours exécrable, il le sera toujours, et toujours il faudra
répondre avec la même violence et avec la même ardeur qu’Alceste.
Dans huit jours, si certains d’entre vous sont là, ils me verront venir
avec deux volumes d’un très grand homme : Balzac. Et je vous expliquerai
avec ce génie ce que c’est qu’un écrivain qui, vraiment, a l’amour des lettres
dans l’âme. Nous serons loin des amateurs et de l’amateurisme. Lui, vraiment,
était né pour donner à son pays des livres comme certains soldats sont nés pour
lui donner leur vie. Balzac est mort à la peine ; il est mort d’avoir aimé
et voulu écrire uniquement. Le reste n’existe pas. Tandis que pour un Oronte,
il y a la vie d’abord, la cour, les réunions, les potins, les recommandations.
Pauvre bonhomme, qui, dès qu’il ouvre la bouche, vous offre son appui. Il est
très bien vu du Roi. À Versailles, il peut beaucoup. Que ne peut-il plus dans
son sonnet ?
Voyez-vous, mesdames, messieurs, voilà bien ce qu’il y a d’essentiel à
dire de lui : c’est un pauvre homme. Or, ce que nous cherchons en ouvrant
un livre, ce n’est pas un auteur, c’est un homme ! Le reste, nous nous en
moquons. Divertissement plus ou moins superflu. Et ce que nous voulons,
surtout, c’est, dans un livre, trouver l’âme humaine en sa généralité. Voilà
pourquoi Molière a tant raison d’aimer la chanson du roi Henri. Cri humain,
tout simple et tout vrai. Et tout Le Misanthrope, qui est comme cette
chanson, a l’ardeur vraie de l’âme humaine qui s’exprime naïvement. (Longs
applaudissements.)
¤¤¤
Mais à partir du second acte, elle ne s’exprime plus seulement par une
colère fervente. Le ton change et se hausse, et c’est la grande douleur humaine
qui met son mot. C’est qu’à partir du second acte, Alceste va se trouver avec
ce qu’il y a, pour un homme, de plus redoutable sur la terre : la femme, –
bien mieux : la femme du monde, qui peut être ou chef-d’œuvre social ou ce
qu’il y a de plus manqué et de plus irritant dans une société.
Mesdames, pour que la femme du monde soit un chef-d’œuvre, – vous êtes
bien de mon avis, n’est-ce pas ? – il faut qu’elle soit vraie – épithète
qui dit tout ce qu’elle veut dire, suffisante et magnifique. Mais mon exigence
est-elle réalisable ? Qu’est-ce qu’une femme du monde ? Est-ce
simplement une femme qui ouvre les portes de son salon et emploie la moitié de
sa journée à envoyer des petits cartons sur lesquels elle supplie qu’on vienne
remplir ledit salon ? Si c’est cela, elle est contrainte, bien entendu, de
ne pas regarder qui elle fait entrer : honnêtes gens, canailles,
imbéciles, hommes d’esprit, on est, ma foi, forcé de tout mêler. On reçoit une
belle femme sans bijou parce qu’elle est belle ; on reçoit une femme laide
à cause de ses bijoux, en disant :
– N’est-ce pas que son collier de perles a un splendide orient ?
Il faut de tout ! Des méconnus que soudain on fait parader, des
célébrités scandaleuses qu’on se montre en chuchotant. Dans cette mêlée, que
peut être la conversation ? Exactement rien. Car si un homme de génie se
trouve au coin du même feu qu’un idiot, il ne peut s’échanger entre eux que des
propos... sans vérité. De même, si une canaille est près d’un honnête homme,
ils ne pourront ensemble que parler de choses vagues et lointaines comme... les
éclipses de lune : mais, de toute évidence, rien de précis sur la société,
les mœurs, la morale ne pourra s’échanger.
Voilà donc la conversation réduite à ce qu’il y a de plus inconsistant
et de plus banal, et la femme du monde évolue au milieu de ces pauvretés, en
distribuant des sourires qui sont artificiels et des mots qui, convenant à
tous, n’ont de vrai sens pour aucun. Il s’agit de s’accorder avec tout le
monde, de ne froisser personne, de parler tout le temps. Le grand vice de la femme du monde, je le connais bien,
c’est le même que celui du conférencier. Mais le conférencier n’est pas
responsable, tandis qu’elle, elle l’est... Il n’y a aucun de vous dans ce
moment-ci qui me permettrait de m’arrêter, ne fût-ce qu’une minute ; il
s’ensuit que, pendant que je développe ce qu’on est convenu d’appeler une idée,
je pense à l’idée qui va suivre, et, par conséquent, je manque en partie le
développement de celle-ci. Eh bien ! La femme du monde se croit dans le
même cas douloureux. Elle pense que personne non plus n’admettrait le silence
dans le monde. Serait-ce donc, messieurs, qu’on ne le comprend que dans
l’amitié vraie ? Deux amis peuvent se taire, rêver côte à côte, se sentir
heureux d’être ensemble en silence. Le monde ne veut pas de ce bonheur-là. (Applaudissements.)
Résultat. Deux alternatives pour la femme du monde. Si elle est
impertinente et spirituelle, elle débine : c’est Célimène ; c’est la
scène des portraits. Si elle est bête (on m’a dit qu’il y en avait qui
méritaient cet adjectif), elle met son mot à tort et à travers, remplit mal
tous les vides et on se regarde en baillant.
Prenons Célimène. Qu’est-ce qu’elle est ? Une peste, mais une
peste fort impressionnante, qui, une fois de plus, me fait penser que mon sexe
est bien le sexe faible ! Philinte, cet innocent, demandera, au troisième
acte :
– Pourquoi donc, un homme aussi
épris de vérité que notre Alceste aime-t-il cette Célimène chez qui tout est
faux ?
Mais c’est clair comme le jour ! Alceste va droit son
chemin ; il ne discerne pas la rouerie ; il ne la prévoit
jamais ; il n’y croit que quand il l’a constatée, et il est un peu tard.
Vous avez vu, tout à l’heure, que sa loyauté est sans défiance. Pendant le
quart d’heure qu’il a passé avec vous, il ne vous a rien caché, il s’est montré
sans réserve. Il agit de même avec elle. Elle est belle. Nous avons dit qu’il
était poète. Donc, il aime la beauté, et, sitôt qu’il l’a vue, il l’aime.
– Mais, direz-vous, la beauté physique n’entraîne pas une parfaite
beauté morale.
Alceste l’aurait cru volontiers. Il espérait que l’âme de Célimène
était aussi charmante que son visage. La nature n’étant pas aussi simple, il
déchantera, il souffrira, il se passionnera, il menacera et elle parlera,
parlera, devant lui et par derrière, pour dire des choses d’ailleurs
spirituelles, parce que Molière les a spiritualisées.
Il vous semble peut-être que je suis irrité par cette jeune veuve. Non.
Non. Je serais, sans doute tout comme un autre, j’aurais un plaisir...
douloureux, mais réel, à l’entendre, à la voir, à la visiter, et si, dans ce
moment, sur cette estrade, j’ai l’air si courageux et sûr de moi, c’est que je
profite un peu lâchement de mon isolement, qui me permet de dire tout à coup,
avec sang-froid, ce que les hommes pensent quand ils sont seuls.
Cette Célimène me fâche, surtout parce qu’elle n’a pas l’ombre de
poésie. Elle a de l’intelligence, certes, mais mondaine, et sans force vraie,
car tout ce qu’elle avait d’un peu personnel s’évanouit parmi ses calculs. Elle
participe à la demi-banalité du délicieux Philinte dont, après tout, on nous
dit trop qu’il est délicieux. Je supporte de l’entendre, remarquez ; mais
je ne voudrais pas vivre avec lui.
Au lieu qu’Alceste me serait un tonique puissant. Célimène aussi,
hélas ! me serait un tonique, elle me ferait tant rager ! (Rires.)
Là, je lui tire mon chapeau... comme Alceste, le malheureux qui lui tire bien
souvent le sien. Il préfère sortir que de s’épuiser en une stérile discussion.
Dans la rue, il croit qu’il est le plus malheureux des hommes. Alors, fou de
chagrin, il remonte chez Célimène et, dès qu’il est près d’elle, il croit à un
bonheur qui, cinq minutes après, se changera en la pire infortune.
¤¤¤
Le faux dans le monde, le faux dans la littérature, vous voyez tout
l’essentiel du plan de notre grand homme. Mais il va falloir le compléter,
maintenant, pour faire une pièce. Car
une pièce, quand elle est signée Molière, c’est tout un monument. Aux portraits
tracés, il convient de faire un cadre, et, merveille ! le cadre
s’accordera strictement aux portraits, et nous aurons cinq actes dans lesquels
il ne sera jamais question, pendant même un vers, d’autre chose que du
sujet : ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Alceste, Célimène,
Philinte, leurs amis, il va nous les compléter en nous montrant, comme en fond
de fresque, quelques types ou quelques traits de la société, lorsque la
question de la vérité est mise en jeu. Et, d’abord, première apparition, la
justice, qui semble synonyme de tout ce qui est vrai sur la terre, mais qui,
pourtant, va faire perdre son procès à Alceste. Celui-ci, dans sa fière
naïveté, en sera rempli d’indignation. Il croyait encore, à trente-cinq ans
(c’est à peu près son âge, n’est-ce pas ?), il croyait encore que la
justice pouvait être juste ! Cependant, depuis que le monde est monde, les
juges les plus intègres disent bien eux-mêmes que ce n’est pas la question,
qu’il ne s’est, hélas ! jamais agi de cela. Le Palais de Justice, à Paris,
est un lieu indispensable, non parce qu’on y rend des arrêts justes (si cela
arrive par hasard, tant mieux !) mais parce qu’on y classe des affaires
d’où on ne sortirait pas autrement. Rendre une justice juste dépasse nos moyens
d’hommes. N’accusons donc personne. Mais on décide, on résout ; c’est
l’essentiel.
– Vous voici, vous monsieur, qui vous chamaillez avec moi ? Nous
pourrons nous disputer cinquante ans si nous n’avons pas un juge pour nous
départager ! Peu importent les termes de son jugement, pourvu qu’il
existe !
J’ai vu un juge de paix à qui un prévenu reprochait :
– Monsieur, vous me faites perdre mon procès !
Il répondait, d’une voix très attristée :
Mais, monsieur, votre erreur à tous est de venir à moi en croyant que
l’un de vous va gagner ! Du tout ! L’autre va perdre. Voilà !
C’est bien cela toujours les tribunaux ! (Rires.
Applaudisements.)
¤¤¤
Alceste a donc perdu. Et c’est normal. La justice que Molière ne nous
fait qu’entrevoir ne représente que l’illusion de la vérité.
Attendez. Le monument n’est pas complet. Ce n’est là qu’une peinture
sur la muraille du fond. Autour d’Alceste, qui seul parle net et vrai, Molière
va nous introduire ceux qui, dans la vie, font semblant d’être vrais, ou
par devant ou par derrière, et qui, pourtant, ne disent que mensonges. Et nous
allons avoir :
1° La scène des portraits, au premier acte ;
2° La scène d’Arsinoé au troisième.
La scène des portraits nous montre tous ceux qui se targuent de dire la
vérité ; mais cette vérité n’est qu’affreux débinage, car elle est triste
et elle les rend joyeux, ils s’en gargarisent : vous sentez la différence
avec Alceste, si amer, si emporté, dès qu’il voit autour de lui tromperies ou
complaisances. Il est bouleversé, tandis que ces gens aimables qui fréquentent
le salon de Célimène font fuser les rires et trouvent le monde diablement
plaisant.
Ils ont « bêché » par derrière : car ceux qu’on peint
avec tant d’esprit ne sont pas là. Nous allons voir mieux. Arsinoé va paraître
et va bêcher par devant. Elle va entrer chez Célimène et lui dire son fait, les
yeux dans les yeux ! Oui... Mais ce sera par pruderie, par un abominable
besoin de donner des leçons qu’elle voilera de faux airs et d’hypocrisies. Elle
arrive avec des élans, des soupirs. Ah ! mon Dieu ! ce qu’elle a pu
entendre chez ses amis ! Comme elle a souffert ! Le geste, tout de
suite, est si excessif, la voix si horriblement caressante qu’on n’est pas une
seconde trompé et que la franchise habituelle de Molière nous indique
immédiatement que ce n’est pas encore une concurrence sérieuse à Alceste. Je
vous renvoie à cette scène admirable, mesdames, messieurs, Relisez-la.
Régalez-vous-en. Je préfère ne pas entreprendre moi-même... de vous la jouer.
Il faut au rôle d’Arsinoé des qualités que je ne me connais pas. (Rires.)
¤¤¤
Et maintenant, considérons, je vous prie, le monument si parfaitement
achevé. Connaissez-vous une pièce où le sujet soit plus strict et plus
serré ? Nous voici tout près des pièces d’Aristophane, débarrassées de
cette misère qu’on appelle l’intrigue. Ici, rien qu’un choc d’idées. Pas
d’autre trame. Quelle noblesse ! Rien que du pur. L’air des sommets. Une
intrigue, si plaisante fût-elle, eût rétréci cette vaste comédie. Elle l’eût
orientée d’une façon désastreuse vers quelque chose de trop précis, trop
particulier. Nous aurions perdu de vue le grand problème général, qui en est le
côté rare et sublime.
L’intrigue, d’ailleurs, était heureusement difficile, avec une femme
comme Célimène dont on nous dit, au début, qu’elle est une jolie veuve libre.
Chamfort a très bien défini le rôle des femmes dans les comédies. « Quand,
dans une comédie, les femmes sont enfermées, c’est tout de suite l’intrigue,
puisqu’il y a une porte qu’un homme cherche à ouvrir. » Et voilà le sujet
de la pièce. Mais quand la porte est ouverte, comme chez Célimène, chez qui
tout le monde entre, adieu l’intrigue ! On ne se demande plus qui
pénétrera et l’emportera. Ici l’intrigue – en admettant qu’on puisse garder
pour ce chef-d’œuvre du Misanthrope un terme aussi misérable, – l’intrigue
n’existe plus que dans les âmes et il n’y a qu’une action toute spirituelle. De
là vient, bien entendu, que la pièce reste et restera toujours si ardue pour
les esprits trop simples qui n’aiment que le divertissement. Elle est un
merveilleux cri humain. Et elle se dresse, toute vivante, du cerveau de
Molière, que nous devinons oppressé et déchiré, derrière les portants du
théâtre.
Quand Alceste parle à Célimène avec cette souffrance profonde, comment
oublierions-nous la vie du grand homme, son intérieur, sa femme ? Le nom
et la figure d’Armande Béjart nous apparaissent, et il a fallu qu’il endurât
d’elle force misères pour être arrivé à tant de hauteur dans la peine. On
trouve, dans la vie de Molière par Grimarest, cette confidence de Molière à un ami :
« – Ah ! malgré toutes les précautions dont un homme est
capable, je n’ai pas laissé, voyez-vous, de tomber dans le désordre où tous
ceux qui se marient sans réflexion sont accoutumés de tomber.
– Oh ! oh ! voyons, protesta l’autre.
– Oui, mon cher, reprit Molière, je suis le plus malheureux des hommes.
Je n’ai que ce que je mérite. Je n’ai pas pensé que j’étais trop austère pour
une société domestique. J’ai cru que ma femme devait assujettir ses manières à
ma vertu et à mes intentions, et je sens bien que, dans la situation où elle
est, elle eût été encore plus malheureuse que je ne le suis si elle l’avait
fait. Elle a de l’enjouement, de l’esprit ; elle est sensible au plaisir
de se faire valoir, et tout cela m’ombrage malgré moi, j’y trouve à redire, je
m’en plains. Cette femme, cent fois plus raisonnable que je ne suis, veut jouir
agréablement de la vie, elle va son chemin et, assurée par son innocence, elle
dédaigne de s’assujettir aux précautions que je lui demande. Elle est occupée
seulement du désir de plaire, en général comme toutes les femmes et sans avoir
de dessein particulier. Elle rit de ma faiblesse. Encore si je pouvais jouir de
mes amis aussi souvent que je le souhaiterais pour m’étourdir sur mes chagrins
et sur mon inquiétude ! » (Applaudissements.)
Vous voyez, dans ces dernières lignes, Alceste tout entier, qui veut à
l’amitié autant de chaleur qu’à l’amour, qu’à la vocation littéraire, qu’à tout
ce qui prend l’être tout entier.
¤¤¤
Qu’est-ce que c’est, en effet, qu’une amitié qui n’est pas chaleureuse ?
Amitié en train de ne plus être tout à fait une amitié. De même l’honnêteté qui
devient tiède, méfions-nous-en ! Il n’y a que celle qui flambe d’une
flamme claire qui doive nous donner confiance. Ah ! ce Molière, quel grand
homme en même temps que grand écrivain ! Quelle belle vie ! Comme il
est bien, lui, l’honnête homme, et comme ce feu de son âme il sait le
communiquer !
Nous ne pouvons pas regarder son Alceste en face, sans tout de suite
voir ses traits, sa belle tête, son regard net, et cette immense bonté, faite
de droiture, dont son visage fut animé. Mais
il nous aurait dit :
– Vous vous trompez, je vous jure ! J’ai fait un personnage de
théâtre, qu’il faut étudier pour son compte.
Je veux bien : essayons. Collaborez avec moi. Qu’est-ce vous
croyez qu’il fait, Alceste ? Quel est son métier ? Je vous interroge
parce que je vois que vous êtes comme moi ; vous n’avez sous le bras ni
manuels pédants, ni dictionnaires erronés. Nous sommes tous aussi ignorants les
uns que les autres. Nous allons pouvoir avoir du bon sens. (Rires.)
Eh bien ! d’abord, il n’est pas magistrat, ni avocat, puisqu’il
s’indigne contre la justice et qu’il la subit. Il n’est certainement pas
fonctionnaire, car il ne le serait pas deux jours : il aurait avec son
ministre de terribles scènes. Je ne le vois pas médecin – grand Dieu ! –
ni homme d’affaires : quelles affaires ? Pourquoi faire ? Nous
sommes bien assurés qu’il n’écrit pas : il l’a dit, et j’ajoute que c’est
malheureux, car il aurait un rude accent. Je crois, à la vérité, qu’il a un peu
de bien, une petite terre à l’écart, dans une province quelque peu solitaire.
Il me semble deviner que ses parents lui ont laissé de quoi vivre, flâner et se
fâcher. Je crois que, lorsque il aura brusquement quitté Célimène après tant
d’ardeur dans le débat, il s’en ira dans une région un peu montagneuse où l’on
respire l’air plus pur des hauteurs ; il aura l’illusion d’être plus près
des étoiles, ce qui ne sera même pas vrai, et un peu plus loin des hommes,
parce qu’il se rapprochera des bêtes des hauts plateaux. Et il trouvera là des
paysans qui vont le ravir d’abord. Encore un peu haletant de ses toutes
dernières fureurs, il dira, les regardant jusque dans le fond des yeux :
– Comme ils sont bien, ceux-là ! Comme ils sont sincères et
vrais !
Ah ! il respirera largement et il aura deux semaines
d’épanouissement ! Puis, ma foi, au bout de ce temps déjà long, il
s’apercevra qu’il est volé sur le beurre, le lait et les oeufs, et, alors, il
dira :
– Ils sont comme les autres ! Fuyons ! Je rentre à
Paris !
De nouveau tempêtant, on le verra dans le salon de la terrible et chère
Célimène , et, après ce petit manège renouvelé deux ou trois fois, vous
savez bien comme moi qu’il finira par épouser cette magnifique personne. Il
l’épousera et il sera très malheureux. (Applaudissements.)
Comme la douleur sert aux poètes et que nous sommes sûrs qu’il en est
un, louons-le.
Avec Célimène qui s’en défendra il aura des enfants, beaucoup
d’enfants. Il en veut beaucoup, parbleu, puisqu’il aime l’humanité, et il
guettera dans les yeux de ces petits êtres, en les élevant, l’apparition de
toutes les lâchetés, facilités et complaisances qu’il redoute de voir chez ses
héritiers. Hélas ! infailliblement, elles viendront le faire souffrir. Il
aura beau les élever avec l’âpre goût de la vérité, ils lui échapperont et il
n’aura plus qu’à repartir dans son désert une fois de plus.
Mais un jour, dans la lignée des enfants de ses enfants, on verra bien
réapparaître quelque nouvel Alceste, portrait vivant de son éternel grand-père.
Et voilà pourquoi le personnage n’a pas vieilli. Il est notre contemporain.
Vous venez d’ailleurs de le voir jouer en veston. C’est parfait. Vous n’avez
guère, n’est-ce pas relevé d’anachronismes : il y a tout au plus le lever
du roi, une recommandation à la cour, c’est tout ; il y a le vers :
« Il est bon à mettre au cabinet », qui fait rire parce qu’on n’en
sait plus le sens. Exactement trois lignes à modifier, et c’est une pièce
moderne. Si nous avions pu amener ici un étranger qui ne connût pas Le
Misanthrope, même de nom, je crois qu’il aurait été transporté par ce qu’il
eût appelé le génie dramatique de notre auteur moderne.
Mais ce qui me touche encore en lui bien plus que sa vivante actualité,
c’est le grand sens national qu’il a pour nous, Français. Oui, je ne
peux pas dire à quel point il résume pour moi le caractère français – dès
l’instant, bien entendu, où l’on admet cette sorte de généralités ; mais
quel est l’esprit qui, à un moment ou à un autre, n’en éprouve pas le besoin ?
Il y a ainsi dans presque chaque littérature un personnage qui
symbolise la nation dont il est sorti. Regardez Robinson Crusoé ; à
lui seul, c’est bien l’Anglais ! Regardez comme Faust représente, pour les
Allemands supérieurs, ce que peut être la supériorité de l’Allemand. Regardez
encore comme un Don Quichotte réalise le type de l’âme chevalière espagnole.
Eh bien ! Notre Misanthrope est le grand chef-d’œuvre qu’il
est, parce qu’il évoque notre caractère dans ce qu’il a de plus
séculaire : notre goût de la vérité et de l’honnêteté et je ne sais quelle
candeur qui crée chez nous d’amers dépits que cette vérité et cette
honnêteté-là ne soient pas universelles. Ce n’est pas Philinte, l’aimable et
délicieux Philinte qui suffirait à nous bien peindre. Nous avons plus de cran
dans les moments graves. Vous savez comme est mort Molière. Vous connaissez
cette page magnifique de l’Histoire de France. À quatre heures de l’après-midi,
avant de jouer Le Malade Imaginaire, il a craché le sang et il s’est
senti mal, et, comme on lui conseillait le repos, il répondit très
simplement !
– C’est impossible. Si je ne jouais pas, mes comédiens n’auraient pas
de quoi manger ce soir !
Il a répondu cela, messieurs, avec le cœur d’Alceste, et je me permets
de le dire doucement aux amis les plus convaincus de Philinte, je crois que
Philinte, lui, aurait dit :
– Oh !... Je suis trop faible. Je vais me coucher ! Je...
Vraiment, je ne peux pas faire autrement.
Et il ne serait peut-être pas mort le soir même. Molière-Alceste a
préféré mourir. En cette minute suprême, comme tout le long de sa vie, il a
obéi à sa conscience qui lui dictait la vérité. (Longs applaudissements.)
¤¤¤
Tout son théâtre n’est que l’expression de cette conduite admirable. Il
a fait la guerre aux fausses femmes savantes, aux faux saints hommes, aux faux
malades, à tout ce qui était faux, et par sa mort comme par sa vie, comme par
son œuvre, au sommet de laquelle est Le Misanthrope, il représente une
des passions essentielles de notre pays.
On a peur, remarquez, de dire ces choses souvent ; on craint de
parler comme un ministre dans quelque comice agricole. Les auditeurs se
disent :
– Il va faire des phrases sur la nation ! Oh !oh !
prenons garde ! Le poncif et la banalité ! Ne craignez rien. Je vous jure
que j’ai tout cela en horreur autant que vous. Mais je crois très sincèrement,
très simplement à ce que je viens de vous énoncer sans pompe particulière. Vous
savez comme moi ce qu’il adviendra de la France. Dans je ne sais combien
d’années – milliers ou dizaines de milliers, – hélas ! elle sera ce que
sont devenues la Grèce, l’Égypte, tant d’autres civilisations. Que restera-t-il
de nos efforts, de notre société ? Elle aura roulé, comme toutes, dans
l’abîme du temps. Elle sera, comme toutes, enfouie dans la grande poussière de
la terre. Cependant quand nous avons un Sophocle dans les mains, nous
frémissons encore, comme si cette Grèce morte nous réapparaissait. Quelle
émotion aussi à la découverte d’une belle momie des Pharaons. Eh bien !
soyez tous sûrs, que quand, dans dix mille ans, des hommes ou des femmes liront
la traduction du Misanthrope, relique sauvée de cette vieille France disparue,
ils sentiront eux aussi, dans leurs cœurs, une grande admiration, et ils la
résumeront en ces mots :
– Voilà ! C’était ça, le Français !
Et ils ne se tromperont pas tellement, car, certes, il est meilleur que
beaucoup de nous ; mais s’il ne représente pas exactement ce que nous
sommes, je sais bien, pour ma modeste part, qu’il symbolise ce que je voudrais
être. (Longs et chaleureux applaudissements. Nombreux rappels.)
Les Lettres à l’ÉtrangÈre
conférence faite le 13 février 1924
Mesdames, Messieurs,
Tandis qu’il y a huit jours, nous parlions de l’Oronte de Molière, vous
m’avez peut-être trouvé d’une véhémence exagérée, à l’égard de ceux que
j’appelle « les hommes de lettres inutiles ». C’est que je les ai
sincèrement en horreur. Mais je voudrais qu’à travers cette violence de termes,
vous eussiez discerné surtout l’ardeur que je nourris pour les grands. Je crois
qu’à notre époque, qui souffre de tant de mêlées, le sens des valeurs est un
peu perdu, et que c’est une misère assez grave quand il s’agit des choses de
l’esprit.
On dit volontiers, aux amis, après la lecture d’un livre qui vient de
paraître :
– Oui..., oui..., lisez donc ça : il y a des choses intéressantes
là-dedans !
Je demande à M.M. les industriels et à M.M. les commerçants, si un de
leurs clients, au reçu d’une commande, s’accommoderait de pouvoir dire
simplement :
– Ma foi, il y a quelque chose là-dedans !
Pourquoi, alors, cette subite facilité et cette indulgence dérisoire,
quand il s’agit de ce qu’il y a de supérieur dans l’humanité ? C’est
engager les écrivains à être médiocres.
À la vérité, il ne faudrait prendre cette profession des lettres, que
si l’on est décidé à lui sacrifier tout. Ce n’est pas une profession
comme les autres, elle ne ressemble à aucune autre. Il faut qu’elle soit, pour
celui qui s’y destine, une vocation vraie. Il ne faut pas y tolérer ces jeunes
gens qu’on voit débarquer et qui vous disent :
– Comment, monsieur, est-ce qu’on fait pour arriver ?
– Pour arriver !... À quoi donc ?
Êtes-vous décidé, sapristi, si vous voulez écrire, à donner tout,
c’est-à-dire ce que les âmes un peu banales et plates appellent communément le
bien-être et le bonheur, et ce que tout le monde appelle la santé et la
vie ?
Molière, pour lequel nous nous sommes passionnés mercredi dernier, a
donné sa vie à son art. Balzac, dont nous allons parler aujourd’hui, l’a donnée
également.
Mesdames, messieurs, quand on regarde la production formidable de ce
géant des lettres, ces soixante volumes écrits entre la trentaine et la
cinquantaine, entre l’heure où il s’est soudain senti maître de sa force, et le
moment où la mort lui a mis la main sur l’épaule, on discerne, certes, et
d’abord, son génie, mais il y a autre chose qui, souvent, n’apparaît pas au
lecteur ou à la lectrice pris par l’attrait de « l’histoire » :
c’est l’héroïsme qu’il a fallu pour écrire ces soixante volumes !
Grâce à Dieu, il nous a laissé une correspondance qu’on appelle
« amoureuse », mais où (bénissons-le !) il n’est pas question
seulement d’amour, car alors elle serait illisible. C’est une correspondance à
celle qu’il aimait, Mme Hanska, où il conte, pendant dix-sept ans,
ses travaux, ses affaires, toute sa vie, et ce sont ces deux gros livres que
j’ai apportés, qui, comme vous le voyez, paraissent fort épais ; mais...
ne me faites pas ces figures inquiètes, nous ne les lirons pas tout à fait tout
entiers ! (Rires.) Oh ! j’en lirai le plus possible, et je
vous demande de rester jusqu’à l’extrême limite qu’on nous a fixée
prudemment : quatre heures et demie. (Rires.)
¤¤¤
Avant de prendre ces deux volumes dont on peut dire, mesdames, qu’ils
brûlent les mains, avant d’en commencer une étude qui sera hâtive, mais qui, du
moins, sera pleine de foi, je voudrais, dans un court préambule, vous expliquer
ce qu’est Balzac en 1833, à trente-quatre ans, quand il prend la plume pour
écrire sa première lettre à l’Étrangère, Mme Hanska.
Qu’a-t-il fait pendant ces trente-quatre ans, lui qui s’est senti une
« vocation » ? À vingt ans à peine, il avait, en effet, décidé
d’écrire ; mais qu’a-t-il écrit entre vingt et trente ? Il a cru
d’abord qu’il était fait pour la tragédie ; il a essayé un Cromwell
à la même date que le jeune Hugo essayait le sien. Balzac, dans une affreuse
mansarde, penché sur son premier manuscrit, a connu la misère, le froid, la
faim. Dans cette mansarde qu’il a appelée son « sépulcre aérien »,
près de l’Arsenal, rue de Lesdiguières, il a travaillé deux ans à sa tragédie.
Puis, un jour, il l’a portée à sa famille qui habitait aux environs de Paris, à
Villeparisis ; tout le monde a haussé les épaules, et M. Andrieux,
professeur de lettres à l’École Polytechnique, consulté par les Balzac, a sentencieusement
dit, en mettant ses lunettes sur son nez, que ce jeune homme devait tout
faire..., sauf des lettres ! Balzac répondit entre ses dents !
– C’est un vieux crétin !
Même pas. C’était un très honorable bonhomme, mais qui, comme tant
d’humains, ne savait pas, à travers un présent médiocre, discerner un avenir
éclatant.
Balzac, lui, sent confusément qu’il porte en lui d’étranges forces. Il
abandonne la tragédie et il essaie du roman. Mais que représente pour lui le
roman dans ses premiers essais ? Eh bien ! le roman historique le
passionne. C’est avec un roman historique, Le dernier Chouan qui
deviendra plus tard, en changeant de titre, Les Chouans, qu’il commence
à connaître une haute réputation. Tous les éditeurs qui lui avaient refusé de la copie sonnent chez lui
pour lui en demander. Et ce n’est pas encore la gloire, mais c’est le succès,
le vrai.
Après Les Chouans, il se tournera vers l’autobiographie :
et il donnera, par exemple, La Peau de Chagrin. Mais jusqu’à trente ans,
il n’abordera pas la vraie étude de la société, comme soudain son génie et son
courage vont l’y décider en 1833.
Au moment où il écrit sa première lettre à l’Étrangère, nous sommes
donc au début de la grande période littéraire de Balzac, et ceci n’est pas rien
pour l’intérêt d’une telle correspondance.
¤¤¤
Voilà pour l’esprit. Mais il y a le cœur. À quel point
de sa vie sentimentale en est-il, ce grand homme ? À vingt ans, il a écrit
sa devise : « Être célèbre et être aimé. » En cinq
mots, deux programmes qui peuvent rendre, je ne dirai pas une vie heureuse, ce
n’est pas la question, mais une vie belle. Être célèbre, il commence à l’être
avec ses premiers livres. Être aimé, il l’a été, à trente-quatre ans,
passionnément. Il a aimé deux fois, il n’a été aimé qu’une. La première, il a
aimé une femme dont le nom et le souvenir doivent nous toucher plus que tout
autre, une femme qui était vraie, mais qui n’était plus jeune ; et il a
aimé, la seconde fois, une femme qui était encore jeune, mais qui n’était pas
vraie.
Il a aimé la première fois une femme dont le nom doit être inscrit au
fronton du temple de la littérature française, Mme de Berny, car
c’est elle qui, la première, a dit à Balzac :
– Essaie donc de faire du roman !
Oui, c’est peut-être à elle que nous devons ce monument qu’il a légué à
la France. Mme de Berny aura été à la fois une amante et une mère.
(Hélas ! elle avait vingt ans de plus que lui !) – Et, surtout, elle
fut la sagesse et l’ordre dans la vie de Balzac. Elle a trouvé ce jeune homme
de vingt-deux ans, plein de cette amertume qu’un cœur chaleureux ressent après
les premiers heurts de la vie, surtout quand elle est rude ; elle l’a
apaisé, consolé, et sa tendresse a été de la clarté. Tout fut sincère dans
cette affection passionnée née de dix ans, et le jour où, se regardant dans la
glace, elle eut l’horrible impression que cette fois son visage était
définitivement vieilli, elle se retira, ne voulut plus le voir, et ne fut pour
lui qu’une correspondante, mais toujours pleine de conseils ardents. Un jour,
elle apprit qu’il aimait « l’Étrangère », une inconnue, là-bas, dans
les steppes de Pologne, et elle eut le courage, cette femme plus aimante que
toutes, de dire :
– Suis ton destin ; je sens bien que ce sera elle la vraie femme
pour toi !
Il avait aimé une seconde fois, pourtant, dans l’intervalle, – aventure
fougueuse, redoutable et rapide... Et quand je dis aventure, ce n’était qu’une
aventure de cœur, où cet homme passionné, dix-huit mois durant, s’était comme
épuisé. L’objet de cette passion s’appelait la duchesse de Castries, une de ses
correspondantes aussi, et anonyme, et que d’abord, avant de l’avoir vue, il
avait embellie de toutes les qualités morales, en sa fiévreuse imagination.
Ajoutons qu’après que Mme de Berny lui avait conté l’agonie de la
royauté, et la terreur des journées de 1793, il avait vu dans Mme de
Castries quelqu’un capable de lui représenter tout ce faubourg Saint-Germain,
si fermé pour un bourgeois comme lui, et dont il était avide, en son cœur de
romancier, de pénétrer les mœurs. Mais vers Mme de Castries il s’en
vint avec le cœur naïf que lui avait refait Mme de Berny, car dans
l’amour de Mme de Berny j’ai dit qu’il n’y avait que vérité,
sentiments larges et droits.
Trois fois hélas ! Mme de Castries était la plus rouée,
la plus rusée, la plus vaniteuse, la plus coquette, la plus difficile, la plus
fausse des Parisiennes. Certains auditeurs sensibles trouvent peut-être qu’il
est pénible de dire ces choses. Pourquoi ? Je les rassure vite en leur
signalant que cette assez détestable femme a du moins, à nos yeux, un titre de
gloire : elle a fourni à Balzac le sujet d’un livre génial : La
Duchesse de Langeais.
Mesdames, il ne faut pas, quand une femme est décidée à faire souffrir
un homme, qu’elle prenne un homme de génie, car il se venge toujours en faisant
un chef-d’œuvre, et c’est lui alors qui reste victorieux. (Applaudissements.)
¤¤¤
Oui, quand Balzac, après une scène, que je m’imagine assez atroce, et
pleine de bouffonneries aussi, comme il convient à tant de drames de l’amour,
quand Balzac eût rompu tous liens d’amitié avec Mme de Castries, il
se remit, au bout d’une quinzaine à peine, au travail ; il s’enfonça dans
ce travail, exorbitant, comme il disait. Nous sommes en 1832. L’esprit est en
pleine force, mais le cœur est meurtri. Et, un jour, voici que le courrier lui
apporte une lettre de femme avec le timbre de la Pologne. Il l’ouvre ;
elle est signée : « L’Étrangère ». Écriture et style
distingués. On lui dit qu’on fut
passionnée par ses premiers livres, puis on lui fait des reproches sur les
derniers, et on lui envoie presque immédiatement L’Imitation de Jésus-Christ,
en l’engageant à relire ce livre sublime avec toute son âme, de façon à revenir
à certains sentiments que ses œuvres de début marquaient si fortement.
Balzac est non seulement touché par la lettre, mais par l’envoi.
Balzac, dont l’imagination mène la vie, qui est sensible à tout ce qu’il y a de
mystérieux dans ce monde, qui croit à la télépathie et à des forces psychiques
inconnues et incalculables, est justement en train de combiner le plan d’un
roman qui sera évangélique : Le Médecin de Campagne. Et
l’idée qu’à la même heure, son esprit et celui de sa correspondante, à six
cents lieues de distance, sont occupés de la même pensée, cette idée le
bouleverse ; il s’échauffe, s’enthousiasme, et il sent que sa destinée est
là-bas, à Wierzchownia, en Pologne. Il envoie alors une première lettre
prudente, mais déjà lyrique ; une seconde, une troisième. Elle, ne consent
pas encore à signer ; puis elle se décide et c’est une des correspondances
les plus étonnantes du siècle qui s’ébauche.
¤¤¤
Balzac est tout de suite fort échauffé, et fort ardent, car il a
l’habitude, en naïf et en honnête qu’il est, de se donner très vite avec sa
puissance de passion illimitée.
Mesdames, je vous l’ai dit, cette correspondance, ces amours, cette
histoire merveilleuse vont durer dix-sept ans ! – dix-sept ans pendant
lesquels, adorant cette femme, il ne cessera de désirer la voir. Et il n’aura
avec elle que des rendez-vous trop brefs, à des intervalles de plusieurs
années ; mais ce seront des rendez-vous d’une poésie magnifique, car ils
auront lieu dans toutes les capitales de l’Europe. On ne peut rien imaginer de
plus royal ni de plus grand ! Je dis « imaginer ». Car certes,
il faut que nous ajoutions, que nous recréions. Tandis que cette
correspondance, plus longue que leurs entrevues – chaque fois qu’au comble du
bonheur, il parvient à rejoindre Mme Hanska dans une grande ville,
il faut que, précipitamment, il revienne à Paris travailler comme un cheval, –
cette correspondance fait voir avec précision, au moins imaginatif d’entre
nous, Balzac à sa table de travail, et le spectacle est passionnant, car il est
constamment tragique.
J’ajoute, en effet, pour en avoir fini avec mon préambule, que non
seulement, en 1833, il a publié des romans, non seulement il a aimé deux fois,
mais il a soixante-quinze mille francs de dettes. Soixante-quinze mille francs,
à trente-quatre ans ! Faites la multiplication au cours actuel, vous
verrez quel chiffre, vous sentirez quel poids sur les épaules d’un homme qui
est honnête, c’est-à-dire désormais hanté par l’idée de payer, uniquement
payer.
Comment est-il arrivé à ces soixante-quinze mille francs de
dettes ? Ce n’est pas ici le moment de le raconter. Il a commencé de
désastreuses affaires, il a confondu, pendant sa jeunesse, comme pendant toute
sa vie, deux opérations élémentaires qui sont l’addition et la
soustraction ; il a toujours été emporté par l’ardeur qu’il avait pour les
choses curieuses, neuves et belles. Il a voulu faire de l’imprimerie, acheter
une fonderie de caractères. Mme de Berny, qui lui était dévouée
corps et âme, lui a donné vingt-cinq, trente, quarante mille francs ; sa
mère autant ; son père en est mort. Et il se trouve en pleine force, mais avec
ce boulet terrible à traîner. Bien des fois, il dira de son travail que c’est
le « bagne ». Mais c’est, en même temps, une chose sublime, puisqu’il
vient d’avoir la grande idée de sa vie et de commencer à construire cette chose
impérissable : La Comédie Humaine.
Il habite rue Cassini, dans un quartier charmant, plein de
spiritualité, entre le Val-de-Grâce et l’Observatoire. Un matin de l’été 1833,
il traverse en courant tout Paris ; il arrive chez sa sœur, faubourg
Poissonnière, sa sœur Laure, qu’il aime
tendrement, et, en entrant dans le salon, crotté jusqu’au genou, essoufflé,
rouge d’ardeur et de joie, il dit à Laure qu’il aime appeler Pétrarque et à ses
deux petites nièces qu’il appelle ses « chères gazelles » à cause de
la beauté de leurs yeux :
– Regardez-moi. Comment me trouvez-vous aujourd’hui ?
– Eh !... Eh ! mon Dieu, dit Laure, tu as chaud.
– Mais non ! Regardez bien ! Mes yeux, mon front !...
Hein, vous ne voyez rien ? Vous ne voyez pas que je suis en train d’avoir
du génie ! (Rires.)
C’était vrai. Il avait la plus belle, la plus grande idée artistique du
siècle. Sans désemparer, sans perdre une seconde, il leur expliqua son
saisissant projet. Ah ! certes, il faut que Dieu lui accorde au moins
vingt ans. (Il les aura tout juste !) Il faut qu’il ait de la force, car
ce n’est pas un volume, ce n’est pas dix volumes qu’il conçoit, ce n’est pas
une vie d’écrivain réduite à une série de petits livres alignés, comme le
public les aime, car le public veut qu’un artiste se répète, que la marque ne soit
jamais changée, il aime, le public, qu’on ne le dérange pas dans ses habitudes.
Or, Balzac conçoit tout un plan, tout un prodigieux ensemble ; il va
étudier la société tout entière, hommes, femmes, enfants, vieillards,
fonctionnaires, prêtres, soldats, les villes, les villages, les rues, les
maisons... Tout a une âme, une façade, un visage... Il va tout peindre, résumer
son œuvre par un mot typique,
– Je ferai concurrence à l’état civil !
Ce n’était pas une vaine promesse. Il a laissé cinq mille personnages,
vous les connaissez... presque tous... et presque tous ils vivent autant, et
même plus, que des vivants. Eh bien ! c’est au moment où il conçoit cette
œuvre formidable, ce monument et toutes les parties de ce monument, c’est à
cette heure étonnante, importante, géniale, qu’il commence sa correspondance
avec Mme Hanska.
¤¤¤
Vous ne m’en voudrez pas de ce prologue un peu long. Il fallait placer
les choses pour qu’elles eussent leur valeur.
Correspondance de deux amants. Ah ! il faut bien alors voir tout
d’abord comment il y est parlé d’amour. Et c’est, en effet, fort important,
puisque cet amour va inspirer Balzac et que c’est cette inspiration qui
maintenant nous touche le plus. Très vite il va écrire à Mme Hanska :
« Vous êtes ma vie et la source de tout ce que je fais de bien. »
Mesdames, messieurs, les Universités, qui, d’ailleurs, n’ont pas encore
fait beaucoup de tort à Balzac, auront fort à faire si elles croient que c’est
en soupesant des phrases, en dépeçant des mots, en les retournant, en étudiant
les variantes, en faisant des commentaires et des gloses, qu’elles arriveront à
expliquer ce grand homme ! On fera bien mieux de relire simplement les
lettres à Mme Hanska. La voilà la vraie source importante de son
génie pendant dix-sept ans ! Oh ! ce n’est pas que le visage de Mme
de Berny se soit évanoui : il ne l’oublie ni ne l’oubliera. Au
contraire. Dès qu’il a une correspondance un peu suivie avec Mme Hanska,
il lui dit ce que Mme de Berny a été pour lui. Sa tendresse ne
cessera même pas après la mort de cette dernière, trois ans plus tard. C’est
elle qu’il a appelée la « Dilecta ». Il aura sa chère image toujours
présente tant que son cerveau sera capable d’avoir des images sur cette terre,
et il écrit sur Mme de Berny, en 1837, quatre ans après le
commencement de son ardente liaison avec Mme Hanska, cette page
magnifique :
« Je serais bien injuste si je ne disais pas que de vingt-trois
à trente-trois ans, un ange m’a soutenu dans cette horrible guerre des lettres.
Mme de Berny a été comme un dieu pour moi, elle a été une mère, une
amie, une famille, un ami, un conseil. Elle a fait l’écrivain, elle a consolé
le jeune homme, elle a créé le goût, elle a pleuré comme une sœur, elle a ri...
Elle est venue tous les jours, comme un bienfaisant sommeil, endormir les
douleurs... Elle a fait bien plus : quoiqu’en puissance de mari, elle a
trouvé le moyen de me prêter jusqu’à quarante-cinq mille francs, et j’ai rendu
les derniers six mille francs en 1836, avec les intérêts à 5 %, bien entendu.
Mais elle ne m’a jamais parlé de ma dette, que peu à peu. Sans elle, je serais
mort. Elle a souvent deviné que je n’avais pas mangé depuis quelques jours,
elle a pourvu à tout avec une angélique bonté. Elle a encouragé cette fierté
qui, préservant un homme de toute bassesse, fait qu’aujourd’hui mes ennemis me
reprochent comme un sot contentement de moi-même cette fierté que le peintre
Boulanger a un peu trop poussée à l’excès dans mon portrait, mais qui est si
vraie. » (Applaudissements.)
Mme Hanska, dans sa Pologne, ne concevait donc, direz-vous,
aucune jalousie à l’égard de ce splendide souvenir de Mme de Berny.
Attendez ! Il n’ y aura pas, pendant dix-sept ans, égalité de ton, et j’allais
dire de passion. Disons que cette passion connaîtra de part et d’autre des
aspects bien différents.
Et d’abord, pour bien expliquer les lettres, soyons précis sur les
faits. En dix-sept ans, Balzac verra Mme Hanska sept fois, plus ou
moins longuement. La première, à peine au bout d’un an, en 1833, à
Neuchâtel ; la seconde à Genève, en 1834, puis à Vienne, en 1835 ; et
il restera huit ans sans la revoir, jusqu’à Saint-Pétersbourg, en 1843 !
Après quoi, il ira en Pologne passer plusieurs hivers.
Avant qu’il l’ait vue, il est tout de suite plein d’un charmant
lyrisme. Au bout de la dernière lettre, il écrit : « Ah ! que
vous avez un style gentil ! » Il est tout ému... en écrivain, car
l’écrivain ne quitte jamais Balzac ; il est très touché que, tout de
suite, elle ait semblé le connaître si bien, à travers ses livres. C’est cela
qui l’enflamme, c’est pour cela qu’il va vers elle avec tant d’ardeur. Et,
naïvement, il écrit, – car le fond de naïveté de Balzac est incommensurable,
comme son honnêteté :
« Ah ! si vous me connaissiez, chère amie, c’est bien
autre chose que mes livres ! » (Rires.)
Il l’appelle tout de suite, de tous les noms tendres, après l’avoir vue
seulement à Neuchâtel, entrevue qui, il est vrai, fut charmante. Sans la
connaître, il arrive par la diligence, il voit une jeune femme sur le quai, qui
tient un livre ; ce livre, il en aperçoit le titre ; c’est un des
siens ; il se précipite avec cette familiarité qui le caractérise ;
il s’écrie : « Ève ! » Elle répond :
« Honoré ! » (Rires.) Et ils tombent chastement dans les
bras l’un de l’autre, tandis que M Hanski, à vingt mètres, salue discrètement,
en homme délicat.. qui voit bien qu’on
s’occupe de littérature !
¤¤¤
M. Hanski est un charmant homme ; il n’y a rien à dire sur lui,
sinon qu’il ne meurt que sept ans après. Mais quelle discrétion toujours, quel
amour aussi des lettres ! Lui, de loin lit également les romans de Balzac
et il comprend que l’imagination de sa femme en soit enfiévrée ! De M.
Hanski, nous n’avons qu’un portrait touchant à esquisser.
Mme Hanska, revenue en Pologne pendant que Balzac est rentré à Paris,
s’accommode fort bien qu’il lui écrive : Ève, chère et seule femme que le
monde contienne pour moi... », et ceci au bout d’un an !
(M. Hanski, bien entendu, ne voit pas ces lettres-là !)
Balzac a quitté Genève, la dernière fois, avec Mme de
Castries, en 1833. En 1834, c’est à Genève qu’il va voir Mme Hanska
pendant un mois et demi. Genève qui lui avait fait abhorrer la Suisse, il ne
connaît plus, maintenant, de ville plus délicieuse...
Il ajoute, deux mois après : « Je vous aime comme on aimait
au Moyen Âge ! » (Rires.) Et, certes, je ne dresserai pas pour
vous la liste complète de toutes les expressions tendres qu’il lui adresse (je
les ai là dans ces satanés papiers ; mais je m’y perds chaque fois que j’y
touche !) Sachez seulement qu’il l’appelle : « Eva chérie,
femme, sœur, famille, jour, tout !... » Il a grande envie d’aller à
Saint-Petersbourg, oh ! seulement quand M. Hanski est mort. Mme
Hanska passe l’hiver à Saint-Petersbourg, Balzac veut la rejoindre, la presser
de devenir Mme Balzac – ce rêve qu’il n’a cessé de faire et de
refaire depuis qu’il la connaît. Mais toujours, même après la mort de son mari,
elle trouve des raisons de reculer ce bonheur et cette « affaire
magnifique ». Elle le lui a promis pourtant ; elle lui a dit : « Je
serai votre femme ! » Mais, d’année en année, elle trouve soit le
prétexte d’une récolte trop difficile à surveiller (fort riche, elle a là-bas,
des terres nombreuses, des serviteurs encore plus nombreux, un train de maison
polonais et... redoutable) ; elle trouve aussi que sa fille est à marier
et à bien marier... Balzac a beau dire : « Mais si vous ne voulez pas
devenir Française, à la fin du compte, je me ferai Russe ! », elle
est terrible ; elle retarde, retarde, et, d’année en année, Balzac vieillit.
L’homme plein d’élan qu’il avait été en 1833, l’homme amoureux « comme au
Moyen Âge », va devenir un homme surtout tendre, mais plein de mélancolie
et de graves rêveries, qui va s’attacher à tous les petits souvenirs, qui,
parmi ses travaux épouvantables, va avoir la puérilité charmante de
mettre sur sa table la miniature de Mme Hanska et de petits objets
qui viennent d’elle, comme un morceau de robe de soie, de cette robe pensée
qu’il a tant aimée, et de laquelle il a dit :
– Je la verrai sûrement en mourant !
Il lui avait écrit un jour :
« Envoyez-m’en un petit bout pour me servir d’
essuie-plume. »
Cet essuie-plume lui a duré dix ans ! Il était bien usé quand il
est mort. Mais Balzac s’usait aussi à s’en servir, quand il écrivait tant de
lettres enflammées sans résultat.
¤¤¤
Un jour, en passant dans le faubourg Saint-Honoré, il aperçoit chez un
marchand d’antiquités deux vases de Saxe qui, à eux seuls, lui ressuscitent
tout un voyage en Russie. Il écrit là-dessus la page pleine d’émotion, je dirai
presque de tremblement, que je vais vous lire :
« Mon ange adoré, je suis resté hier, vois-tu, hébété, debout,
charmé, dans le faubourg Saint-Honoré, à l’étalage d’un marchand de curiosités,
et les cabriolets en ont effleuré ma redingote. Qu’est-ce que je voyais ?
Le croirais-tu ? Oh ! que je me suis trouvé malheureux, hier, de
n’avoir pas le sou !... »
Le malheureux, il met « hier » En a-t-il jamais eu de sa vie ! (Rires.)
« ... Je voyais, je voyais, tu entends, les deux fameux vases
de Saxe du salon, mais en plus petit. Après être resté comme la perdrix devant
le chien, je me suis enfui. Si j’étais entré chez le marchand, je n’aurais pas
marchandé, j’aurais dit :
– Envoyez-moi, monsieur, avec la facture !
Ces vases, comme ils m’ont fait battre le cœur pendait une
heure ! Jamais je ne me suis senti pareille fête au cœur ; pareille
folie à l’âme, pareil ébahissement. Si un cabriolet, comme je te l’ai dit,
n’avait pas effleuré ma redingote, – je ne sais combien de temps je serais
resté là ! C’est une sensation qu’aucune parole ne peut rendre. Mon
Dieu ! Qu’est-ce que c’est que d’aimer ! C’est bien plus que la vie,
il a tenu toute une vie dans un moment pareil !
Éva, j’irai chez le marchand lundi, je veux encore les revoir ces
vases... Et, tiens, je me priverai de mon raisin, qui coûte quarante sous la
livre, pour les avoir. Pense, en ayant la bague au doigt, que mes yeux sont
là-dessus pendant que j’écris, c’est-à-dire quinze heures sur vingt-quatre, et
que, quand j’écris, j’appuie toujours ma main gauche sur mon papier pour le
tenir en écrivant. Quelle puissance l’âme attache à certains objets
matériels !
Mon Dieu, que je suis heureux de sentir ainsi et d’aimer
ainsi ! Vous m’avez vu pendant deux mois, mais vous ne savez pas combien
je serais mieux et meilleur dans la sécurité pendant le reste de mes
jours... »
Et un an après, à la fois amoureux et orgueilleux, de cet admirable
orgueil sans vanité qu’il a dépensé toute sa vie, il lui écrit les lignes
suivantes, que je vous lis, surtout pour les dernières où vous verrez
qu’il préfère presque son amour à son œuvre :
« En somme, quatre hommes auront eu une vie immense :
Napoléon, Cuvier, O’Connell et moi (Rires.) Je veux être le quatrième,
oui. Le premier a vécu de la vie de l’Europe, s’est inoculé les armées ;
le second a épousé le globe ; le troisième s’est incarné un peuple. Moi,
j’aurai porté toute une société dans ma tête. Autant vivre ainsi, ma foi, que
de dire tous les soirs : « Pique, atout, cœur », ou de chercher
pourquoi Mme Une Telle a fait telle ou telle chose. Mais, ma petite
Éveline, il y aura en moi quelque chose de plus grand et de plus heureux que
l’écrivain, c’est l’amant. Mon amour est plus beau, plus grand, plus complet
que tout cela ! »
Il est plus grand, plus complet et plus beau que tout cela, pour nous,
maintenant, surtout, parce q’il l’a soutenu, mené, enivré, lui a donné du
courage et des idées.
Je lis encore cette phrase :
« Je cherche mes mots et mes corrections dans vos chers
souvenirs. »
S’il n’avait pas le bout de robe pensée sur sa table, sommes-nous sûrs
qu’il les eût trouvées ? Et encore :
« Vous êtes la source de mes inspirations, de tous mes sujets.
Vous êtes le but, vous êtes tout, vous êtes la vie, l’espérance et les
plaisirs ! »
Elle est la flamme nécessaire à ce qu’il conçoit et compose.
¤¤¤
Puis, un jour vient où, de Pologne, arrive une lettre moins chaleureuse
que les autres, où se glissent même quelques reproches. Alors, comme il a
toujours fait, il aborde carrément la question.
« Je ne comprends pas, dit-il, qu’avec un front si grand
que celui que vous avez, vous ayez des petitesses ! »
Ce front d’homme de génie, comme il l’appelle ailleurs, ce front
d’analyste, ce front magnifique, comment peut-il concevoir des calomnies, et
nourrir des idées si violemment injustes. Qu’a-t-on pu lui dire ?
Oh ! ce n’est pas bien malin à reconstituer ! Qu’il la trompait,
naturellement. Eh bien ! il ne se disculpe pas, il répond
simplement :
« Est-ce que j’en ai le temps ! » (Rires.)
Il ajoute :
« Vous me reprochez d’aller voir à Versailles une femme
charmante. Je n’y ai été qu’une fois ! Calomnie. Vous me reprochez d’en
avoir connu une autre dans une loge, aux Italiens et à l ‘Opéra ? Si
je ne peux plus aller au théâtre entendre de la musique et entrer dans des
loges où sont assises des femmes jolies, c’est mon seul et dernier plaisir que
vous m’enlevez ! Qu’est-ce qu’on ne dit pas de moi, d’ailleurs !
Tout. Même que je suis joueur... Et qui vous l’a dit ? Votre affreuse
tante ! Que je la déteste, celle-là ! On prétend, un autre jour, que
je suis l’homme le plus dissolu. Mon Dieu ! Si, à moi, on me disait :
« Mme Hanska vient d’épouser Alexandre Dumas », est-ce que
vous croyez que je le croirais ? Pourquoi êtes-vous si émue par tous les
ragots, et tant de potins horribles ?... Ah ! voyez-moi donc tel que
je suis, toujours penché sur cette malheureuse petite table d’acajou, dans mon
cabinet de travail, que je ne quitte pas une seconde, que je ne peux pas
quitter ! »
Et alors vient la description de son travail, travail infernal qu’il
appelle son « travail de lion ».
« Savez-vous qu’hier, mon fauteuil, je l’ai cassé sous moi ?
C’est le second que je tue. » – « Cette semaine, j’ai travaillé
encore dix-huit heures par jour et ne me suis soutenu que par des bains d’une
heure qui calmaient un peu l’irritation cérébrale... » – « Je travaille
exorbitamment. » – « Ma chère amie, j’ai l’énergie de
Napoléon... » – « Tenez-vous à connaître cette vie de cratère
ensanglanté ?... » – « Savez-vous ce que j’ai devant moi ?
Trois mois de travaux forcés !... »
Et il lui énumère ce qu’il doit faire en un an. Puis, après le lui
avoir énuméré tout au long, il recommence dans la lettre suivante, et dans
celle d’après.
Ce qui est merveilleux, au cours de ces deux livres, c’est que presque
toutes les lettres répètent le même refrain, et que, pourtant, on peut les lire
toutes et à la suite, et sans le moindre ennui. Bien mieux ! De lettre en
lettre, ces redites vous donnent une sorte de fièvre, d’émotion, d’admiration.
Voici un exemple d’un de ses programmes de travail à la fois prodigieux et accablants
(août 1835) :
« Réfléchissez bien à ceci : Walter Scott, n’est-ce
pas ? écrivait deux romans par an, et passait pour avoir du bonheur dans
son travail ; il étonnait l’Angleterre par son travail. Eh bien !
cette année, moi, j’aurai produit : 1°
Le PÈre Goriot ; 2° Le Lys dans la VallÉe ; 3° Les MÉmoires d’une
jeune mariÉe : 4° César Birotteau. J’aurai fait trois livraisons
d’Études de mœurs à Mme Béchet (un éditeur) et trois d’Études
philosophiques à Werdet (un autre éditeur) ; enfin, j’aurai achevé
le troisième dizain (des CONTES DRÔLATIQUES) et SÉraphita. Serai-je vivant et avec ma raison, en 1836 ?
J’en doute. Parfois, il me semble que mon cerveau s’enflamme. Je sais, en tout
cas, que je mourrai sur la brèche de l’intelligence. »
Il dit ailleurs, dans un cri bien émouvant :
« Quelle foi dans soi-même ne faut-il pas pour toujours
créer ! Créer ! Mais Dieu n’a créé que pendant six jours ! Et il
s’est reposé ! »
Lui, son régime est de dix-huit heures par jour pendant quinze ans.
Régime effrayant ! Il se couche à sept heures du soir et, à deux heures du
matin, il est dressé dans son lit par la sonnerie d’un réveil qui n’est
pourtant pas assez puissant pour le tenir éveillé ; il faut qu’il avale,
coup sur coup, un litre, deux litres de café. Hélas ! au bout de peu de
temps, il dit : « J’ai usé le café comme Mithridate avait usé le
poison. » Ou encore : « Le café ne me fait plus rien,
sinon de me donner cet horrible teint de bois que tout le monde remarque.
Hélas !... le café, je l’ai usé et il m’a tué. Nous avons vieilli
ensemble, mais nous ne nous sommes plus indispensables. »
Il essaiera du thé aussi, et d’autres excitants ; mais ce travail
surhumain, de dix-huit heures par jour, l’aura si prématurément vieilli, qu’à
quarante-cinq ans déjà, il n’aura plus que des lueurs de santé. Heureusement »,
comme il dit, « je suis devenu cerveau ». Avec... ce reste-là,
ses dernières œuvres seront du pur génie.
Il écrira en 1843 : « Voilà un dimanche qu’il faut que je
passe à travailler avec une furie même pas française, avec une furie
balzacienne ! Depuis sept ans, je n’ai pas pu relire une seule des lettres
que je vous ai écrites, tellement ma vie est torrentielle.
C’est sûrement en pensant à moi d’avance que Bossuet a écrit le fameux :
« Marche ! Marche !... »
¤¤¤
Il ne s’est pas arrêté. Ç’a été, pendant quinze années, un bagne
littéraire. La peine de ce bagne, il avait essayé de la varier de bien des
façons. D’abord, au lieu de se contenter de payer ses dettes, il n’avait pas
pris garde que chaque année il en faisait de nouvelles. Il n’avait pas pris
garde !... Je suis un maladroit d’employer un tel mot ! Il savait
fort bien qu’il fallait un certain train de vie ; il disait
intelligemment :
– Si je vis dans une mansarde, si je vis caché, si je ne reçois pas, –
c’est simple, je suis obligé d’aller trouver les éditeurs, qui me tiendront la
dragée haute, au lieu que, si je représente un peu, ce sont ces messieurs qui,
tout de suite, viendront me demander de la copie.
Mme Hanska, on le comprend, fut d’abord effrayée, et elle ne
mit pas très longtemps à lui dire : « Décidément, je crois que
vous ne savez pas arranger vos affaires ! » Il lui répondit avec
humeur : « Ma pauvre amie, je suis le plus grand financier du
siècle ! »
Ce premier financier voyait pourtant ses dettes monter de
soixante-quinze mille à cent cinquante mille francs et même à des chiffres qui,
à la fin, étaient devenus pour lui extrêmement vagues, à force... d’être
fabuleux ! (Rires.)
Il y a , sur ses finances, une page charmante. Mme Hanska
avait avec bon sens douté, comme je l’indiquais, de ses capacités financières.
Il répond :
« Vous me croyez fastueux ! Moi qui suis l’homme le plus
économe qui existe ! Seulement, il y a des calculs que les imbéciles
appellent du faste : Quand j’habitais rue Cassini, j’ai acheté pour quinze
cents francs de tapis. En 1833, ils sont encore neufs et très beaux. On a crié
au luxe, naturellement. Ils couvrent mes pièces, ces tapis. Eh bien !
depuis dix ans, si j’avais fait frotter mes parquets par un frotteur, à cinq
francs par mois, j’aurais dépensé, ma chère amie, six cents francs dont il ne
resterait rien. Ils dureront encore dix ans, mes tapis, ils seront une
magnificence dans une terre... quand j’en aurai une... Eh bien ! j’aurai
le luxe là où un ménage économe aurait eu la pauvreté... Mon cabinet est tendu
de velours. On a crié au luxe ! Les gens qui crient au luxe mettent chez
eux du papier à dix francs le rouleau ; un rouleau équivaut à cinq aunes
d’étoffe ; mon étoffe coûte deux francs cinquante l’aune. Ils laissent dix
francs au propriétaire. Moi, j’emporterai mes douze francs cinquante quand je
quitterai l’appartement ! – On dira aussi que je me ruine en ameublements.
Ici, la chambre de ma mère est tendue en perse qui a duré dix ans rue Cassini,
qui durera encore dix ans, et qui coûtait deux francs l’aune. – Un cartonnier
en acajou vulgaire, douze cartons, un meuble d’épicier, n’est-ce pas ?
vaut cent francs. J’achète, moi, pour quatre-vingts francs, un délicieux meuble
d’ébénisterie antique, et on crie au luxe ! – Un épicier encore achète
pour deux cent cinquante francs une commode en acajou. Moi, j’achète un meuble
en ébène, orné de cuivres superbes, plus beau qu’un Boule, pour le même prix.
Lui, à l’occasion, il perd deux cents francs sur sa commode ; mon meuble à
moi en vaut cinq cents. Tout est ainsi dans ma vie. Hippolyte Souverain disait
de moi à quelqu’un :
– Balzac, mais il sait beaucoup mieux calculer que Rothschild !
(Rires.)
¤¤¤
Il se considère, en littérature, comme l’homme le plus
désintéressé ; depuis Spinoza et Descartes, il n’y a rien eu de
pareil ! Et... c’est parfaitement vrai, d’ailleurs. Ce n’est pas l’intérêt
qui le conduit, c’est le souci d’une vie qui convienne... à son rang, eût-il
dit, s’il avait été gentilhomme cent ans plus tôt.
Considérez, par exemple, qu’il a eu dans sa vie une période de grand
luxe : c’est quand il a aimé Mme de Castries. Le faubourg
Saint-Germain, le salon de la rue de Varenne, on ne se frotte pas à de si
nobles choses, sans essayer au moins d’être à la hauteur. Et puis, il est naïf,
il est influençable, il aime la vie. Bref, il est devenu ainsi un véritable
dandy avec des gilets éblouissants, des chaînes de montre ciselées par Gosselin
et un coupé au mois sur lequel il y avait les initiales B. E.
– Qu’est-ce que c’est ? dit un jour Théophile Gautier, B.
E. ?
– Balzac d’Entraigues !
– Mais... Mais tu n’est pas de la famille des d’Entraigues, dit
Théophile Gautier.
– Crois-tu ?
– J’en suis sûr !
– Ah !... Eh bien ! répond Balzac, tant pis pour eux ! (Rires)
Il n’a regardé, à ce moment-là, à aucune dépense. Puis, la rupture avec
Mme de Castries a amené une certaine régularité, mais... pas dans son
imagination. Cette imagination de romancier est si forte qu’il ne faut jamais
l’oublier, même quand on ne parle pas de ses romans. Elle accompagne, nourrit,
féconde tout. Pour le romancier, elle est la source de tous ses livres. Pour
l’homme, elle est le guide de tous ses gestes... et de ses dépenses.
J’ajoute que, bien entendu, s’il fut toute sa vie hanté par l’argent,
il ne l’aima jamais pour lui-même. Ce qu’il a aimé par-dessus tout, comme les
héros et tous les grands artistes, c’est la gloire ! Pas une gloire
commune ! Il veut une gloire comme Molière, Beethoven ou Michel-Ange. Et
ce n’est pas si ridicule, puisqu’il l’a eue ! Il la pressentait, voilà
tout ! Il devinait sa place dans le monde ! Avait-il tort de le
dire ? Non ! Tout le monde ne peut pas être froid comme une corde à
puits ! – Seulement, cette gloire qu’il aime, elle le pousse à la même vie
exactement que ses dettes : c’est à dire au travail, et au plus acharné.
Il a conçu une œuvre immense (c’est une des garanties de sa gloire) ; il
faut qu’il se hâte, et, se hâtant, il s’use. Ah ! mon Dieu ! Il songe
bien des fois qu’il serait bon d’être à Wierzchownia au repos, avec Mme Hanska,
ou simplement auprès d’elle, sur les bords de la Loire, dans la Grenadière,
cette fameuse Grenadière, qui, un moment, le tente singulièrement. Il veut en
faire l’achat. Et comme chaque fois qu’il croit qu’une chose est à lui, c’est
une affaire qui, bien entendu, dans la huitaine, rate complètement. Il en est
ainsi, toute sa vie, de toutes les affaires qu’il conçoit.
Pourquoi s’acharne-t-il à les concevoir ? Toujours et uniquement
pour avoir du repos, pour mieux travailler. Son imagination débordante, qui
crée toute une humanité, prise elle-même dans des affaires, ne distingue pas
essentiellement entre les affaires de personnages de roman et les siennes
propres. On s’étonne souvent que ce grand homme, qu’on appelle un puissant
observateur, ait été si peu réel dans ce qu’il entreprenait. Mais il n’a pas
été réel non plus dans les affaires des autres ; Ce puissant observateur
ne fut, comme tous les puissants observateurs,
qu’un étonnant imaginatif. Vous pensez bien que, pour écrire ses
soixante volumes, il n’a pas eu le temps d’observer chaque homme, chaque ville,
chaque village, chaque maison... Il a tout porté dans son cerveau. Il a,
certes, été prendre des croquis ici ou là ; mais brefs... et qui
suffisaient. Le tableau, lui, sortait de sa magnifique cervelle. Pourquoi
voulez-vous que ses affaires, conçues par la même imagination, aient tout à
coup un caractère différent de ses puissantes créations littéraires ?
¤¤¤
Et elles ont été multiples, ses affaires ! Il s’est dit de tout
temps :
– Que pourrais-je bien essayer pour gagner plus d’argent, car le public
achète trop peu mes livres pour m’en faire assez gagner et il faut tout de même
que je m’acquitte de mes dettes. Mon travail de dix-huit heures par jour ne
suffit pas. Qu’essayer d’autre ?
Alors, il a imaginé. Un jour, il a appris que les Romains avaient, en
Sardaigne, exploité des mines d’argent ; il a pensé :
– Ils n’ont pas dû se servir des scories ; ils ne le pouvaient
pas ; donc, elles sont toujours là-bas. Voilà dix-huit cents ans que les
scories m’attendent ! Je vais y aller et m’enrichir avec !
Cette idée nous fait sourire, mais c’est parce que nous savons,
maintenant, que Balzac était mathématiquement destiné à passer à côté de la
réussite financière. En elle-même, elle était fort étonnante. Il l’avait
soumise à son beau-frère de Surville, qui était ingénieur et qui avait
dit :
– Eh ! Ce n’est pas bête du tout !
Si bien qu’un jour, il écrit à Mme Hanska :
« Nous sommes sauvés ! Je ne peux pas encore te dire ce que
c’est, je te le dirai dans ma prochaine lettre. Je garde le silence, parce
qu’une lettre peut être ouverte ; on me prendrait mon secret. Mais, tu
m’entends bien, nous sommes sauvés ! »
Et il part pour la Sardaigne, ... où il arrive vingt-quatre heures trop
tard, parce qu’à Marseille il a parlé, que ce qu’il ne voulait pas dire à Mme
Hanska, il l’a dit dans une auberge, et un homme a filé avant lui, s’est rendu
acquéreur des dites mines où les scories en question se trouvent parfaitement,
et, où l’admirable intuition de Balzac a eu raison de voir une réalisation
superbe,... mais qui ne sera pas pour lui.
– C’est bon ! Tant pis ! Je n’en suis pas à une déception
près !
Ah ! il a bien d’autres projets ! Un jour, c’est une affaire
de bateaux à fournir à la Russie par le Brésil, une affaire magnifique, et il
ira au Brésil, car il a assez de vivre dans son petit cabinet de travail !
Il veut quitter Paris, ce splendide et infâme Paris, qui fait semblant de le
nourrir et qui le tue. Mais, à l’heure du départ, comme vous vous y attendez,
l’affaire s’écroule. Tous les six mois aussi, il voit se présenter un éditeur,
qui semble devoir le tirer de ses dettes monumentales et éloigner les hideux
créanciers. Ils ne lui servent tous qu’à avoir des créanciers de plus, car,
quand ils ont réussi à vendre quelques livres de Balzac, ils prétendent qu’ils
se sont endettés, invoquant leurs traités léonins, et, finalement, les gains
merveilleux entrevus se changent en une nouvelle créance.
Il croit tenir, une fois, une affaire splendide. Il s’agit d’une
Société anonyme qui va se constituer pour éditer ses livres !... Deux ans
après, c’est une affaire de tontine ? On va lancer les Études de Mœurs,
de Balzac, illustrées, et les lancer de si étrange manière, que ceux qui auront
souscrit recevront, d’après leur âge, si l’affaire réussit, une rente
proportionnée au nombre de leurs années. C’est le salut des vieillards !
Malheureusement, le premier livre paraît et ne se vend pas. C’est La Peau de
Chagrin. Voilà l’affaire dans l’eau, comme toutes les précédentes et toutes
les suivantes.
Il se dit alors :
– À Paris, je ne suis pas à l’abri, j’ai un créancier tous les jours à
ma porte !
Et il annonce à Mme Hanska qu’il va se retirer à Sèvres. Il
a trouvé là un petit terrain en pente, si en pente, à vrai dire, qu’on peut à
peine s’y tenir debout, et que Frédérick Lemaitre, la première fois qu’il
viendra, sera obligé de se caler les deux pieds avec des cailloux en montant le
jardin. (Rires.) Il a trouvé ce merveilleux terrain en pente, et il est
exalté parce qu’il se trouve sur la route de Paris à Versailles, et qu’il a lu
dans Saint-Simon que c’était là que tous les hommes d’esprit, au XVIIe
siècle, aimaient habiter : entre la Cour et la Ville. Il veut donc
demeurer là. Ses sentiments sincèrement monarchistes lui imposent cette idée et
ce lieu de séjour. Il convoque un architecte. Il fait ses plans lui-même ;
l’architecte dit !
– Vous oubliez l’escalier !
Furieux Balzac répond :
– Je m’en moque ! Vous le mettrez dehors ! (Rires.)
On construit la maison. On construit l’escalier en colimaçon à
l’extérieur, et Balzac a là une petite maison... merveilleuse où il va
gagner... des sommes folles. Car c’est toujours son but ! Il ne fait pas
cette installation nouvelle simplement pour travailler, mais pour travailler de
façon plus profitable ! Cependant, cette diablesse de maison commencera
par lui coûter les yeux de la tête. L’architecte, dépité d’avoir fait
l’escalier dehors, n’a pas soigné précisément les murs du jardin, qui
s’écrouleront une après-midi, pendant que Balzac sera à Paris. Affaire
productive à rebours qui, au total, lui vaudra une note d’une douzaine de mille
francs. Désabusé, las, mécontent, qu’est-ce qu’il décide ? De revendre les
Jardies, maison, jardin, et les murs reconstruits. Il écrit à Mme
Hanska :
– « C’est fait ! C’est conclu ! »
Et, le lendemain, comme à l’ordinaire, c’est défait. Remarquez qu’il
croit si sincèrement les avoir vendues, et pour une somme dérisoire, qu’il veut
déjà acheter une autre demeure ! L’avoué Gavault lui dit toujours :
– Je vous jure que je ne peux pas arriver à les vendre !
N’importe ! Il cherche une maison à Paris, dans tous les
quartiers, une maison qui sera pour Elle, car il va l’épouser dans six mois,
dans trois mois... Le tsar va donner la permission...
Et le tsar ne donne pas la permission.
Balzac avait pourtant trouvé une maison aux Champs-Élysées, la plus
belle qu’il ait jamais vue ! Puis il en trouve une autre place de la
Madeleine, et il ne connaît rien de si magnifique ; une troisième,
chaussée d’Antin, et c’est le rêve d’une vie, car les terrains, grâce à la
spéculation, vont avoir d’ici cinquante ans, dans ce quartier, une valeur
inimaginable. (Rires. Applaudissements.)
¤¤¤
Mesdames, messieurs, sentez-vous et admirez-vous avec moi cette
admirable imagination qui ne le quitte jamais, et lui fait, en marge des livres
qu’il appelle romans, composer, bâtir, et écrire dans ses lettres, le roman de
sa vie avec Mme Hanska ?
Oui, roman, je tiens au mot, car ce qu’il fait n’est pas plus réel que
ce qu’il écrit. C’est encore de l’art. D’ailleurs il a confondu si constamment
ses créations et la vie, que vous connaissez l’anecdote admirable et terrible
de sa mort, quand, s’accrochant aux draps, dans cette minute suprême où il va
quitter la terre, il crie dans la dernière lueur de sa pensée humaine !
– Appelez Bianchon ! Appelez Bianchon ! Il n’y a que lui qui
me sauvera.
Et Bianchon, c’est le médecin le plus illustre qu’il ait mis dans ses
livres. À cette minute d’agonie, il place donc son suprême espoir en un
personnage imaginaire, qu’il a lui-même créé, mais qui, vivant de sa vie, est
d’une vie plus forte et plus singulière que tous les humains
qu’il rencontre et qui ne sont qu’en chair et en os. (Applaudissements.)
Il faut juger de tous ces projets par cette tragique anecdote. Ils ne
sont pas tous réalisables... Mais ils sont tous beaux... ou amusants... comme
des histoires.
Parmi eux, il faut distinguer les projets de théâtre. Ah ! comme
il en fut enflammé ! Il mène une si terrible vie, habillé de sa fameuse
robe de chambre, dans son petit cabinet de travail qu’il ne quitte pas pendant
quinze ans, que le théâtre, avec le mirage de ses gains magnifiques, l’attire,
le gagne, l’enivre...
Il rencontre, un jour Henri Heine sur le boulevard, et il lui
dit :
– Je suis décidé... Pour mieux construire ma Comédie Humaine,
cette œuvre de ma vie, je vais consacrer trois mois à faire une pièce, et vous
savez, mon cher, une pièce, c’est deux cent mille francs d’un seul coup !
Henri Heine, sarcastique, répond :
– Moi, à votre place, je ne changerais pas de bagne ! C’est une
opération dont les forçats se trouvent mal. Quand on en transporte un de Brest
à Toulon, il crève dans le mois ! (Rires.) Vous avez le bagne du
roman : restez-y !
Mais Balzac ne le croit pas. Il ne croit pas davantage Théophile
Gautier qui, après avoir entendu, le surlendemain, l’histoire d’Henri Heine, et
que le théâtre allait rapporter à Balzac au moins cinq cent mille francs cette
fois :
– Cinq cent mille ! dit Théophile Gautier. Ne pourriez-vous me
prêter cent sous sur l’affaire ? (Rires.)
¤¤¤
Balzac ne se dépite pas, il va faire une pièce. Il en fera même
plusieurs. C’est trop affreux de travailler sur des romans dix-huit heures par
jour pour gagner mille francs par mois ! Il commence donc une pièce qui
s’appelle Philippe le réservé, mais qui, au bout de quinze jours, après
l’avoir enchanté, ne lui donne plus que lassitude et dépit. Il se met à une
autre qui s’appellera La Première Demoiselle. Mais avec son honnêteté de
grand artiste, il s’aperçoit tout à coup qu’il n’y a rien de plus difficile que
le théâtre et qu’il faut, pour en faire, un bien spécial génie ! Et il
écrit :
« Je n’ai pas l’esprit assez tranquille pour faire du théâtre.
Une pièce est l’œuvre la plus facile, oui, et la plus difficile de l’esprit
humain ! Ou c’est un jouet d’Allemagne, ou c’est une statue immortelle. Ou
c’est un polichinelle, ou bien c’est une Vénus. Ou c’est le Misanthrope et Figaro, ou bien c’est La
Tour de Nesle... Il me faudrait tout un hiver avec vous, à Wierzchownia,
pour ajuster une pièce, et j’ai quatre mois de travaux écrasants avant de
savoir si j’aurai de l’argent, et quand je l’aurai. »
Et puis, une pièce lui demanderait, après les six mois de travail,
trois mois de répétition. Il abandonne son projet. Mais il y reviendra vingt
fois, et, un jour, il mettra une pièce debout, qui s’appellera Vautrin.
Cette pièce sera jouée, et par un grand acteur, Frédérick Lemaître. Frédérick
Lemaître fera un envoyé du gouvernement du Mexique. Les répétitions ont été
pleines d’ardeur. Les gamins et les boutiquiers du quartier Saint-Denis se sont
amusés à voir, pendant six semaines, matin et soir, M. de Balzac traverser le
boulevard ; il n’avait pas le temps de se brosser chez lui, il était
crotté jusqu’au milieu du dos !
Enfin, un soir, le rideau se lève, et voilà Vautrin, voilà Frédérick
Lemaître qui apparaît en envoyé mexicain. Le roi Louis-Philippe est dans la
loge royale. Et Frédérick Lemaître est à peine en scène que le roi sort en
faisant claquer la porte de la loge. Que s’est-il passé ? Frédérick Lemaître
s’était fait la tête du roi ! (Rires.) Pourquoi ?
Innocence ? Aberration ? On ne saura jamais la raison de ce scandale.
Le fait est là. Il s’est fait la tête du roi ! Et Louis-Philippe donne
l’ordre, dès le lendemain, au ministre de l’Intérieur, d’interdire la pièce de
M. de Balzac. Mais, comme on apprend que M. de Balzac est terriblement endetté,
le roi veut bien lui envoyer ledit ministre, qui s’appelle M. Cavé. M. Cavé se
présente chez Balzac, et, fort gêné, avec des circonlocutions,
bredouille :
– Maître, le gouvernement se fera un plaisir de vous allouer, comme
dédommagement, la somme se six mille francs.
Balzac sursaute :
– Monsieur le ministre, croyez-vous donc qu’avec mes dettes, j’en sois
à six mille francs de plus ou de moins ! (Rires.)
Cavé doit se retirer avec ses
billets de banque. Il n’en revient pas de tant de grandeur dans la
misère !
Mais Vautrin interdit, cela vaut à Mme Hanska une lettre de
nouveaux calculs.
« Cette histoire, lui écrit Balzac, me fait perdre cinq cent
vingt-cinq mille francs que je gagnais avec les représentations et vingt-cinq
mille francs que je devais gagner, en faisant des romans pendant ce temps-là,
si je n’avais pas fait Vautrin ! » (Rires.)
¤¤¤
Et il n’est pas encore guéri du théâtre ! Il connaîtra les pires
mésaventures avec Les Ressources de Quinola. Puis il écrira Mercadet
et mourra sans l’avoir vu jouer. Il fera des tentatives multiples et variées
auprès du directeur du Gymnase, du directeur de la Porte-Saint-Martin ; il
sera terrifié de ce qu’il appelle déjà d’un mot que nous croyons moderne,
« les combinaisons théâtrales ». (Nous l’avons raccourci : nous
disons des « combines », mais...
vous voyez bien que la racine reste la même.) (Rires.) Bref,
dépité, écœuré, ne croyant à cette splendeur que le théâtre représentait pour
lui, en 1844, il conçoit un projet bien plus merveilleux. Il n’a pas réussi sur
la scène : peu importe !
« Ma chère Ève, écrit-il, j’ai un projet admirable, je
vais faire un livre sur le monde ignoble du théâtre. Je vais peindre le théâtre
comme il est, les coulisses, le drame affreux, hideux, comique, qui précède le
lever du rideau. »
Au milieu de tous ses soucis, créés par son imagination, il faut bien
dire qu’il avait ainsi des minutes radieuses, lesquelles étaient l’œuvre de la
même faculté. Au milieu, par exemple, de ses soucis de santé qui sont réels,
n’avait-il pas, par éclairs, la croyance en une jeunesse interminable ?
Nous le voyons dire que ses cheveux blanchissent, quand il a trente-cinq
ans ; deux mois après, il s’écrie :
« M. Nacquart, mon médecin, m’a déclaré :
« – Tous mes clients sont plus blancs que vous au même
âge ! »
M. Nacquart lui a recommandé des bains apaisants, des oeufs à la coque
avec des mouillettes, une nourriture légère, sans épices... Mais il engraisse,
parce qu’il ne peut pas marcher asez.
« Les journalistes se moquent de mon abdomen, écrit-il. Voilà
la France, ma chère amie, la belle France ! On s’y moque du malheur
produit par les travaux. »
Et encore :
« Ah ! parbleu, il faudrait n’être jamais malade, comme le
balancier de la Monnaie, de bronze et d’acier, et frapper toujours ! »
Le docteur Nacquart, qui a bien voulu dire que tous ses clients étaient
plus blancs que lui, lui dit, un autre jour :
– Honoré de Balzac, si vous continuez ce régime, vous crèverez !
Il a une inflammation des bronches, le coeur en un état misérable, et
il sent que son cerveau « éclatera » : c’est lui-même qui
l’écrit :
« J’ai fait César Birotteau les pieds dans la
moutarde ; je fais Les Paysans la tête dans l’opium. »
Mais, à quelques mois de là, c’est lui qui écrit aussi à Mme Hanska
ces lignes rassérénées :
« David [David d’Angers] chez qui je causais pour mon
médaillon en attendant le buste, m’a dit
« Oh ! vous avez trente ans !
J’en ai quarante-cinq bientôt !
Mme David elle-même fit un bond sur le canapé.
– Par quel privilège, m’a-t-elle dit, avez-vous ce jeune âge ?
– Ah ! lui ai-je répondu, Madame, c’est mon secret !
Ce secret, il n’y a que vous, ange adoré, qui le sachiez ; ce
secret, c’est l’amour d’une Ève pour qui l’on voudrait être toujours jeune, de
qui l’on voudrait être la gloire et la fierté, et à qui on envoie tout son être
en un seul mot : J’aime ! »
En avril 1844, après une période épouvantable, toute une année géniale,
d’ailleurs, mais où il a failli vingt fois mourir, il lui écrit :
« Je retrouve une nouvelle jeunesse, toutes mes facultés de
conception sont là, et il m’est venu deux ou trois sujets d’ouvrage que je
roulais depuis longtemps dans ma tête. Oui, chère Comtesse, j’ai maintenant
toutes mes facultés neuves, belles et puissantes. »
Il les a grâce à un régime que Nacquart vient de lui ordonner, à
savoir : six poires juteuses par jour et deux livres de raisin de
Fontainebleau. En juillet 1844, c’est deux saladiers de fraises. Il n’y a
qu’une chose qu’il abomine, le vin. Il écrit :
– « Le vin est un poison ! »
¤¤¤
Il n’a pas que des éclaircies de nouvelle jeunesse ; il a, pour le
soutenir, cet amour de la gloire qui ne le quitte plus, et lui présente, pour
parvenir, des sujets d’ambition différents.
Tantôt il désire être député... avant d’avoir vu la Chambre, car,
lorsqu’il y a été, il n’y a plus qu’une chose qui l’intéresse, l’Académie.
« L’Académie, j’y entrerai, dit-il, à coup de
canon ! »
Les académiciens peuvent devenir pairs de France, « et moi je
veux être pair. » En 1842, il ajoute à Mme Hanska :
« Moi, dominant de la Chambre et de l’Académie, et vous une des
reines de ce Paris, si difficile à fixer ! Quelle image
merveilleuse !... »
Mais l’Académie ne veut pas de lui.
Oh ! ce n’est pas le procès de l’Académie que je viens faire ici.
Il est trop facile. (Rires.) L’Académie ne veut pas de lui pour une
simple raison. On a dit : « parce qu’il était trop gros pour ses
fauteuils », c’est-à-dire parce qu’il « avait trop de génie ».
Même pas ! La question du génie est indifférente à l’Académie, et c’est
sagesse de sa part ; autrement, elle serait presque toujours vide. Mais
elle avait des raisons terre à terre et... fort judicieuses, ma foi :
l’Académie ne veut pas de lui parce qu’il est criblé de dettes, et cet homme,
qui en est à changer de nom, à s’appeler, quand il est à la rue des Batailles,
Mme veuve Durand (Rires.), et, aux Jardies, M. de Surville,
l’Académie ne tient pas, quand il sera installé dans un de ses quarante
fauteuils (ce ne sont, d’ailleurs, que des banquettes) à voit paraître, en
pleine séance, une demi-douzaine de créanciers ! Plus que le talent,
l’Académie aime, avant tout, sous sa
coupole, ses traditions de tranquillité. (Rires.)
¤¤¤
Bref, quand Balzac se présente à l’Académie, il va voir Nodier, et
Nodier parle en homme d’extrême bon sens. Il irrite naturellement Balzac,
lequel rapporte de cette visite des propos qui, pourtant, sont tout à fait
bien :
« Je suis allé, hier, à l’Arsenal, chez Nodier, lui lire la
dédicace que je lui faisais d’un livre terminé, intitulé LES DEUX FRÈRES. mais
qui, dans LA COMÉDIE HUMAINE, portera le titre de : UN MENAGE DE GARÇONS.
Cette dédicace l’a rendu très heureux. Alors il m’a dit ces paroles :
– « Vous savez, mon cher Balzac, que vous avez l’unanimité à
l’Académie ; mais voilà, l’Académie qui accepte très bien un scélérat
politique qui sera traîné aux gémonies de l’Histoire, qui élira même un fripon
qui sera passé en cour d’assises, à cause de l’immensité de sa fortune, tout de
même, aujourd’hui, s’évanouit à l’idée d’une lettre de change qui peut vous
envoyer à Clichy. Elle est sans cœur ni pitié pour l’homme de génie qui est
pauvre et dont les affaires vont mal, et elle a nommé Ancelot, qui s’est fait
d’une façon infâme directeur du Vaudeville et qui peut faire faillite. Ainsi,
ayez une position, soit par un mariage, soit en prouvant que vous ne devez
rien, soit en ayant pignon sur rue, et vous serez élu ! »
Il n’aura jamais pignon sur rue, et il n’épousera Mme Hanska
qu’à la dernière minute, cinq mois avant sa mort. Quand il l’épousera, il
écrira une lettre pleine d’allégresse au docteur Nacquart, lettre qui
appartient aujourd’hui, avec la fameuse canne, à l’un de ses héritiers,
M. de Fontenay. Et dans cette lettre, Balzac parlera de son mariage si
attendu comme d’une magnifique « affaire ». Il était trop tard pour
que cette affaire lui procurât l’Académie.
– Devait-elle au moins, diront les sceptiques, lui apporter
l’amour ?
– Comment, l’amour ? Mais depuis dix-sept ans, entre eux, qu’y
avait-il donc ?
– Ah ! pardon, reprennent les sceptiques, relisez les six pages
d’Hugo, dans Choses vues, sur la mort de Balzac. (Applaudissements.)
¤¤¤
Hugo, le 18 août 1850, apprend, en se mettant à table, que Balzac
agonise. Mme Hugo, en visite, l’a su vers six heures du soir. Hugo
qui, ce soir-là, a l’ambassadeur de Turquie à dîner, laisse son illustre
convive, et, avant même de dîner, se rend chez le grand écrivain. Je
n’essaierai pas de vous reproduire ces deux ou trois pages dont la lecture
serre la gorge ; je vous y renvoie pour votre veillée prochaine. Je note
simplement qu’Hugo remarque ceci : il n’y a au chevet de Balzac agonisant,
qu’un serviteur et sa vieille mère. Sa femme, Mme Hanska n’est pas
là. Hugo, avec une éloquence contenue, mais qui n’en est que plus redoutable
pour l’imagination du lecteur, signale le fait, sans se poser de question.
Il est naturel qu’un Octave Mirbeau ait lu, lui, une question entre les
lignes, et avec son goût de l’aventure excessive, il a imaginé une situation
abominable, que rien ne confirme. Mme Hanska n’était pas là quand
Hugo est venu. Et après ? Comme dit celui qui, de notre temps, aime le
plus et sans doute le mieux Balzac, et connaît sa vie heure par heure (j’ai
cité le nom, qui m’est cher, de Marcel Bouteron) : « Est-ce que Mme
Hanska, qui le veillait peut-être depuis vingt-quatre heures, n’a pas pu
prendre quelques minutes de repos ? »
Tout cela est puéril. Et rien ne nous prouve que le soir à minuit,
quand Balzac est mort (Victor Hugo n’y était pas, personne n’y était qui pût
nous raconter ce dernier moment tragique), rien ne prouve que Mme
Hanska, que Balzac avait aimée pendant dix-sept ans avec la fièvre et le
lyrisme que ses lettres nous disent, n’était pas là pour fermer ses yeux que
toutes les femmes du siècle avaient remarqués et aimés, ses yeux d’un brun
ardent, constellés d’étoiles ! (Longs applaudissements.)
¤¤¤
Mesdames, messieurs, je ne dirai pas que Mme Hanska a aimé
Balzac comme Balzac a aimé Mme Hanska, mais Balzac était grand
romancier, et n’oublions jamais que pour l’aimer, il était soutenu par son
génie et son admirable métier. Il l’a aimée avec une particulière poésie parce
que, constamment lointaine, elle fut pour son esprit la merveilleuse image qui
constamment l’aidait, le soutenait, l’épanouissait. Et elle a été l’être chéri
qui lui a permis de mettre dans son œuvre si féconde d’inoubliables figures de
femmes. Ne lui a-t-il pas écrit :
« On ne peut faire une figure comme celle d’Eugénie Grandet que
quand on aime passionnément et purement, comme je vous aime. »
Enfin, cette femme précise, je dirais volontiers méticuleuse, qui
savait raisonner et compter, et comment le lui reprocher – après tant de
retards et de reculs légitimes, en somme, devant tant de promesses sans but et
tant de fantasmagories balzaciennes, – elle eut ce dernier calcul, qui fut
purement de charité chrétienne, de l’épouser quand il était déjà mourant.
Examinons donc sa mémoire avec indulgence et, après avoir regardé – oh !
superficiellement ; mais que peut-on faire en une heure de causerie !
– cette correspondance ardente, disons surtout que Mme Hanska a
ajouté à la gloire littéraire de la France, en étant la cause, – souvent
douloureuse, peu importe ! – de tant de belles pages.
¤¤¤
De cette correspondance avec elle, correspondance de quinze cents
pages, il se dégage une haute leçon. Je vous l’ai annoncée en commençant. Je
voudrais la dégager nettement, pour finir. C’est, mesdames, messieurs, le
spectacle grave et poignant du sacrifice de l’artiste à son art. L’artiste,
quand il est grand, génial, comme Balzac, s’égale presque aux héros et aux
saints, je veux dire du moins que sa haute destinée prend la même forme que la
leur. L’idée, au surplus, n’est pas de moi, elle est de notre cher et grand
Barrès qui eut sur tout des vues justes et élevées. Il disait, avec le meilleur
de son âme :
– Les poètes collaborent à la même œuvre que les saints et les héros,
parce que, comme eux, ils ennoblissent l’humanité.
Voilà qui est dit magnifiquement. Cette vie terrestre, œuvre d’un Dieu
qu’on ne voit pas, elle est, pour nos faibles esprits, assez inexplicable, et
tandis que certains s’enferment en des couvents afin de prier leur vie durant
pour le reste des hommes, tandis que d’autres donnent en de sanglants combats
leur existence à leur patrie, il y a aussi, trois fois par siècle, un artiste
de génie qui donne et son bonheur et sa santé et tout ce qu’on appelle les
joies de l’existence pour faire une œuvre, qui a cette grandeur et nous rendre
ainsi le service éminent d’essayer une explication du monde. (Vifs applaudissements.)
Balzac a voulu laisser une société créée par lui, en nourrissant cette
ambition que la société faite par les hommes en serait plus claire à nos yeux.
Il a dégagé, comme tous les artistes de génie, l’essentiel et le général parmi
la confusion naturelle. Et il a commencé de bâtir dans l’ombre où nous errons,
un monument qu’il inondait de clarté. Mais, ce monument, il n’a pas pu le
terminer : la mort est venue avant. Il n’en est que plus beau, mesdames,
messieurs, et il nous rappelle nos grandes cathédrales, qui, elles aussi, sont
ardentes et inachevées. Oui, cette œuvre de Balzac, qui se présente au premier
rang parmi les grandes choses françaises, elle a bien l’allure de ces
cathédrales-là ; elle est solidement plantée en terre, elle a des tours
puissantes, des rosaces, des autels où l’on prie, des confessionnaux dans
l’ombre où, parmi les balbutiements douloureux, se racontent des histoires
d’amour et de sang ; elle monte vers le ciel et, avide de lumière, elle
nous paraît aussi tournée vers l’Orient d’où nous vient le soleil ; mais
ce soleil, qui éclaire le monde, serait bien insuffisant, le pauvre, si nous
n’avions que lui pour nous en expliquer l’énigme. L’éclairer n’est pas le faire
comprendre ni dans sa misère, ni dans sa grandeur, et cela seuls l’ont
tenté, nos cathédrales magnifiques et des artistes de génie comme Honoré de
Balzac. (Applaudissements enthousiastes et nombreux rappels.)
Maurice BarrÈs,
Chroniqueur de la Grande Guerre
conférence faite le 23 novembre 1925
Mesdames, messieurs,
Je vous regarde bien, et je vous retrouve aux mêmes places. (Rires.)
J’ai l’impression que vous n’avez pas bougé depuis mercredi ! (Rires.)
Nous allons pouvoir continuer en toute amitié une conversation commencée, la
reprendre même exactement où elle en est restée. Je me rappelle fort bien sur
quel mot j’ai terminé, parce qu’il me tenait au cœur, et que c'est un des plus
beaux de la langue : c’est le mot « noblesse ». Je reprends sur
lui et ne quitte pas mon sujet.
J’ai eu de la joie à parler d’Homère, parce que Homère, c’est ce qu’il
y a de plus noble dans l’antiquité, et ce n’est pas au hasard que j’ai
rapproché de lui Barrès, parce que Barrès, c’est ce qu’il y a de plus noble à
notre époque. (Applaudissements.)
¤¤¤
Mesdames, messieurs, comment définir un Barrès ?
Vous direz : Homère, c’est un grand poète. Barrès, c’est un
écrivain français qui écrivit en prose. Est-ce un romancier ? un
essayiste ? un journaliste ? Je vous répondrai tout à l’heure en
inclinant pour ce dernier grand nom. Mais disons, pour l’instant, comme nous
l’avons dit d’Homère, que c’est un grand
lyrique qui a parlé, avec le sens de l’honneur, des choses de son temps. (Applaudissements.)
Barrès a écrit, à vingt-sept ans, dans Un Homme Libre, la phrase
suivante : « Il faut être fiévreux et intelligent. »
Toute sa première jeunesse est contenue dans ces mots-là, et elle semble
s’opposer, n’est-ce pas ? par ces seuls adjectifs, autant qu’il est
possible, à l’antiquité que nous avons admirée l’autre jour. Mais quelques années
à peine se passent, et dans les Scènes du Nationalisme, nous lisons
ceci : « L’intelligence, quelle petite chose à la surface de
l’être ! » Puis, peu après, à un banquet de l’Action Française,
s’adressant aux convives, leur expliquant qu’il vient de retrouver sa terre
lorraine, après avoir voyagé par toute l’Europe, et que, finalement, il
préfère son petit village de Charmes à Ravenne, à Tolède, à l’Italie et à
l’Espagne, il dit, en les regardant :
« Je m’exprime peut-être mal. Excusez mon manque d’art, je parle en
patriote. »
Encore dix ans ou quinze ans, nous voici à la guerre, pendant laquelle
il ne cessera d’écrire pour nous. Que met-il comme préface en tête de ses
articles, lorsqu’il les réunit ? Ceci :
« Je n’ai pensé qu’à servir... Servir un pays qui faisait un
prodigieux effort pour ne pas mourir. »
Par ces quelques phrases typiques que je viens de citer, vous avez en
images toute la vie de Barrès, son départ et son arrivée, son arrivée dans une
sublimité tranquille ; vous avez une vie qui est une ascension continue et
un grand exemple.
¤¤¤
Nous allons la prendre rapidement. Vous allez la voir sans cesse
dirigée vers le sommet où elle atteint.
C’est une vie de journaliste, ai-je dit tout à l’heure. Je maintiens le
mot, quoiqu’il soit décrié. C’est la
grande vie d’un homme qui, au jour le jour, a regardé son époque et ses
contemporains, et qui, avec les dons prestigieux de poésie qu’il avait, l’a
évoquée, tantôt dans le lyrisme, tantôt dans l’ironie, tantôt avec l’ardeur
généreuse qu’il nourrissait pour sa patrie.
Pour voir un grand caractère se préparer, comme pour le bien comprendre
quand il est formé, il est bon, messieurs, de regarder les premières images de
l’enfance et d’essayer d’y discerner celles qui annoncent l’homme. Pour Barrès,
j’en vois facilement trois, trois entre l’âge de cinq et l’âge de vingt ans, du
petit Barrès au Barrès jeune homme, et si j’étais imagier d’Épinal et qu’il me
faille dessiner cette vie, avec des légendes, je prendrais ces trois-là.
¤¤¤
La première, quand il a cinq ans. Il est né, vous le savez, d’une mère
lorraine, dans le petit village de Charmes, au bord de la Moselle. Son père
descendait d’une famille auvergnate. Son père est le fils d’un homme qui a fait
toutes les campagnes de Napoléon, et est venu se reposer en Lorraine et y
établir un foyer. Mais sa mère est de pure souche lorraine. Donc, quand
l’enfant a cinq ans, sa mère est dolente et malade ; les médecins lui ont
conseillé le repos dans une clinique à Strasbourg. Elle y passe deux hivers
consécutifs, et là, tous les soirs, vers cinq heures, elle s’en va à la
cathédrale, – et vous savez ce qu’elle est, mesdames, cette cathédrale de
Strasbourg, grande prière vivante, dressée au milieu de la capitale alsacienne,
bâtie toute en grès rose, en sorte que même par les crépuscules les plus gris,
elle est encore triomphante. Tous les soirs donc, Mme Barrès s’en va
avec son petit bonhomme, méditer, et en entrant sous ces voûtes pleines d’ombre
et de mystère, comme les plus secrètes de nos pensées et de nos prières, pour
la première fois de sa vie, dans cet immense vaisseau, le petit se pose ses
premières questions et, pour la première fois, sa cervelle enfantine fait les
premières réponses ; pour la première fois il entend, dans ce lieu
solennel, ses voix intérieures. C’est une image religieuse qui commence la vie
de Barrès, une image catholique dans une des plus belles cathédrales du monde.
¤¤¤
La seconde image, toute différente, est une terrible image de guerre,
une image germanique. La guerre de 70 ! Les Germains, selon leur habitude
séculaire, ont envahi, ils sont là. Ils occupent Charmes. La famille Barrès a
des Allemands chez elle. Là, je laisse la parole à Barrès lui-même. Il a écrit
sur cette heure douloureuse de sa vie, dans Les Amitiés Françaises, la
magnifique page que voici :
« Si j’interroge mes premières années, j’y vois un paroxysme de
tumulte français ; sous un soleil fulgurant, des trains chargés de soldats
– de soldats par milliers, suants, ivres et débraillés – couraient à la
frontière, alors que toute ma petite ville, les hommes, les femmes et les
enfants, penchés aux barrières de la gare, leur tendaient du vin, du café, de
la bière, de l’alcool en criant : « À Berlin ! » Nous
faisions pour le mieux
« Et peu de jours plus tard, sous la pluie, pendant une
interminable journée de douleur et de stupéfaction, ce fut, pêle-mêle,
cavaliers avec fantassins, et les soldats boueux insultant les officiers, dont
un général pleurait (du moins ma jeune imagination me persuada qu’il pleurait),
ce fut l’immense et sale confusion de la retraite sur Chalons. Et puis, le
surlendemain, à huit heures du soir, dans l’ombre, au milieu de notre silence,
apparurent cinq uhlans qui chevauchaient, le revolver au poing. Ils précédaient
la puissante nappe des vainqueurs, dont l’odeur immense de graisse, de cuir, de
chicorée, m’est aujourd’hui encore présente. Après cela, tout Wagner et tout
Nietzsche et leur solide administration, qu’est-ce que vous voulez que cela me
fasse ? Ce n’est pas la peine de savoir où est la supériorité ! Tout
mon cœur est parti, dans ma septième année, par la route de Mirecourt, avec les
zouaves et les turcos qui grelottaient et qui mendiaient, et de qui, trente
jours avant, j’étais si sûr qu’ils allaient à la gloire ! » (Applaudissements.)
Voilà une grande image qui ne quittera plus son esprit. Pendant des
mois, il sera conduit à l’école de Charmes par un soldat bavarois, blond, velu,
épais. Ce souvenir s’impose à son intelligence et à son cœur : il en a
pour la vie à regarder vers l’Allemagne.
¤¤¤
Des années passent, et voici la troisième image que je propose, parce
que je la crois ausi importante que les deux autres ; l’enfant ne pouvant
être instruit à Charmes, en Lorraine, son père décide de le mener dans un
lycée, et choisit celui de Nancy. Il y est profondément malheureux. Il est
malheureux, non pas que les maîtres soient durs pour lui, mais parce qu’il y
découvre cette chose terrible, qui s’appelle… la muflerie humaine. Il la
découvre, messieurs, comme tous les délicats d’entre nous l’ont découverte à
quinze ans, dans les cours du lycée, sous la forme de ces petits camarades,
dont quelques-uns, hélas ! sont les grands mufles en préparation. (Rires.)
Il la découvre avec cette sensibilité affinée, presque féminine,
dirais-je, qui est la sienne. Oh !
la muflerie il la connaîtra dans toute son ampleur puisque, plus tard, il sera
quinze ans au Parlement !... Mais là, il en reçoit les cruelles premières
atteintes, et il n’en oubliera plus jamais la figure. Il a quelques
consolations : de temps en temps, une classe de littérature qui l’illumine
et le réchauffe. Mais voici l’important : après avoir passé un bachot
douloureux, car il manque d’être refusé pour une question sur le gaz
d’éclairage, il passe en philosophie. Il a là, pendant les trois premiers mois
de l’année, les plus gris et les plus durs, un maître, M. Burdeau, dont il
dit : « Je me méfie de ses manières électorales ! » Il n’a
pas tort. Il voit clair. En janvier, M. Burdeau est appelé par le ministre
et nommé à Louis-le-Grand, à Paris. Que met-on à sa place ? Un homme
timide et doux, répondant au nom que la nature lui a donné : M. Lagneau.
Un homme charmant et fin, qui bêle un peu son cours (Rires.), mais dont
Barrès dit :
« Nous ne savions pas toujours ce qu’il cherchait :
c’était la vérité. Mais il la cherchait avec tant de délicatesse que, de le
voir la chercher, c’était un admirable spectacle ! » (Applaudissements.)
¤¤¤
Messieurs, le jeune Barrès en face de cet homme qui pieusement cherche
la vérité, c’est l’image essentielle de sa jeunesse, avec l’image religieuse et
l’image germanique. Tout l’homme est là. Il va se défier des Allemands, il va
passer cinquante ans de sa vie à chercher Dieu, et, chez les hommes, à aimer le
vrai. (Applaudissements.)
Il a fait ici même, grâce à notre chère Mme Brisson une conférence
admirable, qu’aucun homme de notre génération n’égalera, qui s’appelait L’Angoisse
de Pascal, chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre. Mais il faudrait, après
cela, que la faible conférence que j’essaie sur lui s’appelât L’Angoisse de
Barrès, car, après Pascal, il n’y eut pas d’homme pour chercher avec plus
de tourment dans la vie humaine ce qui était juste, ce qui était grand, ce qui
était... divin !
Je n’irai pas jusqu’à dire que ce fut son premier souci dès la première
heure. Il s’abandonna d’abord à l’ambition, à toutes les ambitions. Son père
essaya de l’aiguiller vers le Droit, il aurait aimé le voir magistrat ;
mais Maurice Barrès a, dès vingt ans, une âme de journaliste-poète. La vie
présente le passionne, et, refusant de se préparer à rendre dans les tribunaux
une justice hasardeuse, pressé de quitter cette Lorraine où sa jeunesse
s’attarde, il débarque, un jour de 1882, à la gare de l’Est, à Paris, où,
dit-il, sont les maîtres, et il ajoute :
« En les voyant de près on leur ressemble mieux
et il vous vient l’idée qu’on les remplacera un jour. »
Il arrive audacieux et fiévreux, désireux d’abord d’être personnel et
d’acquérir de la gloire. Il a déjà le visage que vous lui avez connu,
cette mèche noire implacable, qui tombe sur ce front au teint brûlé. Il est à
Paris, il va écrire, il va s’essayer ? Comment ? Il me l’a dit à la
fin de sa vie :
« S’essayer à vingt ans, quand on aime les lettres, quelle
folie ! On a tous les désirs, on ne peut les combler ; on est devant
sa table, devant ses papiers, une plume à la main. On veut tout dire. Mais
encore ? Puisque la vie ne vous est pas encore passée par le cœur, ni par
l’esprit, que faire . Et on ne tient qu’un immense espoir. »
Au hasard, il accepte n’importe quel article, écrit n’importe quelle
nouvelle. Il dira plus tard :
– J’ai fait le fou !
Les beaux moments de ses premières années à Paris sont les minutes où,
par exemple, il s’en va, boulevard Saint-Michel, sur le coup de deux heures, se
promener de long en large, jusqu’il voie passer un Taine ou un Renan qui, sa
serviette sous le bras, se dirige vers le Collège de France pour y faire son
cours. Cela lui importe. Une chose lui importe encore davantage, plus que
toutes, c’et le bonheur qu’il réalise un après-midi dans la salle des Pas-Perdus
du Sénat. Un confrère, lui poussant le coude, lui montre un petit vieillard
trapu et lui dit :
– C’est lui !
– Qui ?
– Victor Hugo.
Il écrit le soir : « Je l’ai vu. Je ne désirais rien
tant ! »
La poésie l’illumine. Elle est son essentiel souci. Car ce ne sont pas
les brasseries du quartier latin qui l’attirent ; il y va, cependant,
parce que Moréas y est. Mais il rentre dans sa chambre d’étudiant en
pensant : « Que la jeunesse est triste ! Elle n’a rien à mettre
en commun que sa vulgarité... Ah ! l’individu isolé, celui qui tiendra
tête aux barbares, celui qui fera dans une revue, dans un journal, ce que le
voisin ne peut faire, le voisin étant de ces barbares-là, cet homme comptera.
On ne compose un grand pays qu’avec de grandes personnalités. »
Barrès, à vingt-deux ans, regarde déjà ce qu’il appellera, quelques
années plus tard, son moi. Et comme rien ne l’intéresse autant que ce
moi, il pense tout de suite sérieusement à faire une revue à lui seul. Il fonde
Les Taches d’Encre. Il y met ce premier avertissement, charmant de
dédain : « Puisque c’est une revue littéraire, il ne sera, bien
entendu, jamais question de théâtre. » (Rires.)
Puis il cherche les abonnés. Dure recherche Un jour, lui qui va être le plus délicat et
le plus dédaigneux des hommes de sa génération, lui qui aura toujours en
horreur la plus vague publicité, imagine pour sa revue la plus ébaubissante
réclame. Il apprend, en lisant un journal de midi, qu’un maître chanteur qui
s’appelle Morin a été tué de deux coups de revolver par une femme, Mme
Clovis Hugues, qu’il avait diffamée. Il court chez un agent de publicité, et on
voit une heure après, sur le boulevard Saint-Michel et sur le boulevard
Saint-Germain, des hommes-sandwiches se promener portant devant et derrière eux
une affiche où est imprimé en gros caractères :
MORIN
NE LIRA PLUS
« LES
TACHES D’ENCRE. »
Morin, à vrai dire, n’était pas abonné, mais il n’y en avait pas
d’autres ! Au bout de deux numéros, il faut renoncer. La première
tentation de ce grand journaliste est terminée. Alors, il recommence des
articles, des nouvelles, et brusquement, en librairie, – et c’est le début de
Barrès, le début éclatant, – brusquement paraît un petit pamphlet que douze
cents personnes seulement vont lire, qui, bien entendu, n’atteindra pas le
grand public, mais qui fera dire aux douze cents initiés :
« Nous avons un maître ! »
C’est le pamphlet intitulé Huit Jours chez M. Renan.
¤¤¤
Mesdames, messieurs, je vais vous en lire exactement sept lignes. Elles
vous donneront le ton et la maîtrise de l’écrivain.
« Cette après-midi-là, quand je fus introduit dans le cabinet de
M. Renan, l’illustre académicien sommeillait légèrement sur d’antiques
grimoires. Avec une parfaite aisance il
se réveilla, sans secousse, comme un sage qui est accoutumé de passer du rêve
aux affaires, et, déjà, il m’approuvait. » (Rires.)
Tout Renan est dans ces cinq lignes ; tout Barrès aussi, le Barrès
de l’époque. Car dans ce « déjà il m'aprouvait », vous avez
toute une face du grand homme, le grand seigneur qu’il sera, calme, réfléchi,
et impertinent. Songez dès maintenant avec quelle cuisante ironie il regardera,
plus tard, les parlementaires ! Le Barrès de Renan annonce le Barrès des
Panamistes. Je dirai plus : Barrès regardant passer Renan sur le boulevard
Saint-Michel, c’est un Barrès en admiration devant la Science. Or avec son
pamphlet il lui échappe, dans la mesure où le plus admiratif doit lui échapper.
J’ai dit : Le grand public n’a pas été touché par Huit jours
chez M Renan. Vous pensez bien que le grand public ne sera pas touché
davantage par les essais suivants, que j’appellerai des « Essais
poétiques », livres admirables, dont le plus connu est l’admirable Jardin
de Bérénice. Livres terribles, attirants et décevants, raffinés et
difficiles, livres de poète pour poètes, qu’il faut lire dans l’intimité de son
chez soi ; livres dans lesquels il faut voir non seulement un élan mais
une gageure, non seulement des dons rares, mais l’impertinence d’un jeune homme
qui se sait doué ; livres qui font dire aussitôt à la jeunesse
littéraire : « Voilà le grand esprit de la génération ! »
et au grand public, à la bourgeoisie, à n’importe qui : « C’est
fou... il est illisible ». Histoire connue. Mais je viens de le
dire : il y a un peu de défi. Le public n’est donc pas complètement borné
en pensant comme il fait ! Bourget qui écrit un article sur le premier de
ces trois livres réunis sous le titre général du Culte du Moi (encore
une difficulté voulue !) Bourget, écrivant dans les Débats sur Sous
l’œil des Barbares, a soin de remarquer :
« C’est un auteur délicieux (quelle musique nouvelle des
périodes), mais difficile, et qui fait exprès d’être rare ! »
Barrès, lisant ces lignes, un jour qu’il était attablé à un café de la
place Saint-Marc à Venise, connut une volupté singulière à voir imprimé qu’il
était un homme difficile. Les barbares ! Parmi les barbares il y avait
dans sa pensée le grand public. Le petit cénacle des jeunes gens qui l’aimaient
jusque dans ses raccourcis obscurs, lui suffisait.
Mais voici que subitement, en 1889, ces mêmes jeunes gens, il va
cruellement les dérouter. Ah ! c’est qu’ils ne le connaissent pas à
fond ! En 1889, ce journaliste doublé d’un poète annonce qu’il se présente
aux élections ! Aux élections législatives ? Mais oui ! Alors ce
n’est plus le poète qu’on espérait. Dieu ! Aux élections ! On le
croyait destiné à la haute littérature ! Eh bien ! n’importe !
Il veut entrer à la Chambre et il va d’abord affronter le peuple !
Il se présente comme socialiste aux ouvriers de Nancy, socialiste tempéré
d’un autre adjectif, « socialiste nationaliste », mais enfin
socialiste ! Il va monter sur des estrades à côté des travailleurs manuels
et discuter avec eux, discuter âprement, terriblement, avec quelle sûreté de
lame tranchante ! Un jour, un ouvrier grimpe vivement sur le tréteau où il
parle et, tournant trois fois une large ceinture rouge autour de son corps
comme s’il enveloppait Barrès avec lui-même, il le regarde dans les yeux et
dit :
– Le peuple vous exprime son dégoût ! Sortez du département !
Le Syndicat vous donne dix mille francs pour que vous ne pourrissiez pas
Nancy !
Barrès noble, Barrès grand seigneur, Barrès le regarde des pieds à la
tête, puis de la tête aux pieds :
– Dix mille francs, murmure-t-il, ce n’est pas assez !
Et il est élu. Il est envoyé par le peuple de la capitale lorraine à la
Chambre des députés.
Quelle déroute dans la jeune littérature ! (Applaudissements.)
¤¤¤
Le voilà assis sur les banquettes rouges du parlement. Pourquoi donc y
faire ? Messieurs, pour y faire son métier d’homme qui regarde l’époque.
Il ne s’est pas trompé. Il sait ce qu’il veut et où il va. Je plains ceux qui
croient que Barrès s’est diminué en se faisant élire député. Le parlement est
peut-être une affreuse boîte où bien des passions humaines se réfugient et où
toutes les crises nationales aboutissent. Le parlement nous montre des
individus représentatifs des hérédités françaises, et c’est bien ce que Barrès
cherche en les regardant. Il n’a pas assez d’yeux pour eux tous. Que va-t-il
faire pendant les quatre premières années ? Il ne faut pas lui demander un
rôle politique ni s’attendre à ce qu’il monte déjà à la tribune. Il regarde, il
regarde ses cinq cents confrères. Quels étranges animaux ! Comme il est
long à les contempler et à les comprendre ! Il apprend son métier.
Je me rappelle en 1919, lorsque Léon Daudet est entré à la Chambre,
Barrès, devant moi, le prit par le bras en lui disant :
– Mon cher Léon, vous en avez au moins pour quatre ans à vous
habituer !
Daudet répondit :
– J’en ai pour quatre semaines.
C’était vrai... de lui, Daudet, impatient d’agir, de foncer, de
continuer à être lui-même, sans s’occuper des autres. Mais un lyrique, un
méditatif comme Barrès en eut bien pour quatre ans. Au bout de la quatrième
année de contemplation, coup de tonnerre : un article, un simple article
dans Le Figaro, qui résume la Chambre, la démocratie, les cinq cents
bonshommes, rien que par son titre : Leurs Figures !
Il n’est pas réélu. N’étant pas réélu, il a l’air de dire adieu à la
chronique, à la vie parlementaire, au grand public, à l’époque, et
dédaigneusement il se réfugie dans l’oasis enchanteresse qu’il a quittée, la
grand poésie. Il y retourne, il écoute de nouveau des voix intérieures, il
connaît de sublimes fièvres, et il publie un livre magnifique, qui est un
chant, composé de plusieurs poèmes : Du Sang, de la Volupté et de la
Mort. Il vient d’Italie, d’Espagne, il s’est enivré du spectacle de ces
terres d’art et de religion, et il rapporte des poèmes en prose sur Tolède,
capables de faire pleurer d’émotion des Espagnols. Car c’est un fait unique
dans notre littérature. Quand nous, Français, nous courons le monde et nous
racontons nos sensations de voyage, nous parlons, nous écrivons, nous peignons
en Français. C’est notre charme et notre faiblesse. Et lui revient de cette
terre brûlée, où toujours une exaltation vibre entre la terre et le ciel, il
rentre de Tolède avec des sentiments d’Espagnol, et il la chante avec une âme
d’Espagnol. Comment, pourquoi ? Messieurs, je vais vous donner un timide avis,
mais, pourtant, c’est une des pensées les plus fortes que j’aie et une de mes
convictions les plus sûres. Oh ! je ne l’ai pas trouvée dans une feuille
littéraire et elle ne court pas les manuels ! Vous me ferez la grâce de
penser qu’elle peut être vraie quand même. J’ai très bien connu Barrès, je l’ai
suivi de près pendant les dernières années de sa vie qui furent les plus
importantes, car il ne cessa d’y être à un niveau supérieur. L’intimité que
j’ai eue avec lui, le cœur avec lequel je le chérissais, m’indiquent que je ne
puis pas me tromper gravement quand je raisonne sur sa nature. Eh bien !
je suis sûr que ce grand Français n’avait pas en lui que des souvenirs de race
française, et qu’avec son visage de sombre grand seigneur, cette figure ardente
et brûlée, ce regard lyrique qui n’est pas celui d’un Lorrain, je suis sûr
qu’il eut, dans ses ancêtres, un grand chef arabe, un grand-père arabe, qui
avait conquis l’Espagne et chantait en lui, après plusieurs siècles, l’amour
exalté du pays qu’il avait possédé. Si Barrès n'avait eu que des sentiments des
bords de la Moselle, ah ! certes, il aurait pu aimer sa propre patrie avec
l'ardeur qu'il a montrée, mais il n'aurait pas pu chanter avec l'accent qu'il
eut ce pays espagnol où la terre n'est pas tout, terre calcinée sur qui les
cœurs le sont aussi. (Longs
applaudissements.)
Ce poème Du Sang, de la Volupté et de la Mort une fois paru, se
reposant un instant de respirer l’air des sommets, il va soudain consentir – et
ce sera un entr’acte dans sa carrière de peintre-poète – à faire du roman.
Pourquoi ? Je pense que c’est par une sorte de défi avec soi-même. Il a dû
se dire : « Il convient que le grand public vienne à mon oeuvre. Il y
viendra. Mais il n’y peut venir... que si je le sollicite par le roman. »
Il avait raison. Mesdames, on offrirait à certaines femmes un
indicateur de chemins de fer sous une couverture où il y aurait écrit
« Roman », elles l’achèteraient ! (Rires.) Barrès publie
donc trois romans. Ces trois romans : Les Déracinés, L’Appel au
Soldat et Leurs Figures (ce dernier ayant retrouvé le titre
magnifique de l’article du Figaro) sont, en vérité, des romans parce
qu’il les a lui-même désignés sous ce nom. Mais si le père du roman, le géant
du roman est Balzac, Barrès n’est pas un romancier. Balzac, vous le savez, a
sorti de lui toute une société ; il a créé vraiment en chair et en os des
personnages qui restent aussi existants que ceux qu’on rencontre dans la vie et
qui s’ajoutent, par conséquent à l’état civil, comme il l’a dit, tandis que Barrès,
même dans ses romans, en journaliste né qu’il était, n’a jamais pu travailler
que sur le vif. Là il fut le premier de tous, là il est le maître de sa
génération et de celles qui suivent.
Leurs Figures, le troisième volume, est le tableau du Parlement
à l’heure de l’horrible affaire du Panama. Là, il se donne avec tous ses dons
naturels ; il s’en sert largement ; il est le pamphlétaire de M.
Renan, arrivé à l’été de sa vie. Il a devant lui des parlementaires qu’il
observe, et il les met tels quels dans son livre, les décrivant en deux lignes.
Voici « Constant avec ce ton bonhomme et cet air de maraîcher qui
a des économies ».
Voici « M. Ribot, se frottant les mains et agitant sa belle tête
de pianiste ». Rouvier « avec ses aplombs, sanguin, fortement musclé,
ses larges épaules, son regard de myope qui ne daigne s’arrêter sur personne,
avec tout cet aspect d’Arménien transporté de Marseille à Paris, toujours
parlant haut de cette admirable voix autoritaire qui, depuis quatre ans,
brutalise, subventionne et soutient tout le monde là-dedans ». Et
Clemenceau, Clemenceau en 1894, Clemenceau pareil encore maintenant,
« Clemenceau, né agressif, et qui, même dans la vie familière, procède par
interpellation directe et par intimidation, les bras croisés, le regard insulteur,
la figure verte, cherchant son souffle ». (Applaudissements.)
¤¤¤
Et voici, maintenant, une petite page qui me donne des voluptés très
grandes, c’est la description des chéquards, ceux qui, à propos du Panama, ont
touché de fortes sommes, ceux sur la figure de qui on lit : « J’ai un
chèque dans ma poche ! » Je vais vous la lire :
« Tous ces suspects réagissaient de manière variée. La plupart
semblaient fermement décidés à ne plus vivre qu’à quatre pattes par humilité ou
pour ne pas être vus des gendarmes. Quelques-uns agités, d’allure provocante,
passaient, repassaient, piaffaient, la tête haute. Pour s’étourdir, avant de
venir en séance, ils buvaient. Le soir, ils couraient les tripots.
Effronterie ? Non pas. Manque de force. C’est la manière des criminels
vulgaires. Tous ils cherchaient devant le public à farder leur mine dans
l’enceinte de Palais-Bourbon, s’essuyaient le front, les lèvres et se moquaient
bien que cette société fermée connût leur cas. Le mal de mer poussé à ses
limites, abolit tout sentiment de pudeur, et le pauvre être débordé par
l’angoisse s’étale devant les passagers, s’abandonne aux gens d’équipage qui le
portent, l’essuient, le couchent. Cinquante députés manquaient d’estomac.
Ballottés par les journaux, par la commission d’enquête, par le juge
d’instruction, ils avouaient aux regards ce qu’ils avaient dans le
ventre. » (Rires.)
C’est d’une belle férocité déjà ! Eh bien ! ce n’est rien à
côté de ce qu’il nous donnera quand il sera à son complet épanouissement. Il
écrira en 1914 et en 1917 Dans le cloaque et Au fond des crevasses,
petits livres plus larges, plus mélancoliques, plus profondément humains, plus
grands encore que Leurs Figures. La République n’aura plus à se
demander, après de telles oeuvres, quel est le premier de ses pamphlétaires.
¤¤¤
Mais nous sommes parvenus à une période où l’âme de Barrès va évoluer.
Il va lui arriver, dans les dernières années du siècle, de retourner dans sa
terre de Lorraine. Il va revoir Charmes, sa maison natale, l’église où sa mère
l’a porté sur les fonds baptismaux. Il va surtout, causer au cimetière, comme
il l’a dit, avec son père et son grand-père qui sont sous deux dalles, l’un
auprès de l’autre ; il va reprendre contact avec toute cette vallée de la
Moselle, aux eaux lentes et troublées, avec ces mirabelliers du bord des
coteaux ; il va rêver sur tout ce pays.
Et lui qui, pendant dix ans de son existence, a cherché son moi, le
poursuivant, l’analysant, lui qui a cru que seul l’individu comptait dans la
société, brutalement découvre que l’individu n’est rien, si l’on ne va pas
au-delà, si on ne cherche pas ses origines et, qu’enfin, l’individu sans les
parents n’a pas de sens, sans les parents ni la terre natale, sans le cimetière
où ces deux hommes si proches de lui sont couchés et dorment leur dernier
sommeil. Ainsi, Maurice Barrès, si fort de soi, se trouve soudain plein de
méditation lente et d’amour éperdu en face du souvenir de ceux qui ont fait de
lui ce qu’il est. Et, regardant les tombes des siens, il entend tout d’un coup
résonner dans son âme ceux qui sont couchés dessous, les voix de ses ancêtres
reparlent en lui, et il se dit avec angoisse :
« Comme l’Université et le monde, après elle, m’ont égaré !
J’ai été tenté par l’Asie, l’Asie et ses poisons dangereux, l’Asie et ses parfums
tentants ! J’ai été tenté par la terre entière, j’ai pensé ouvrir les bras
à toute l’humanité, j’ai voulu aimer l’Orient à l’égal de la France, et la
Chine et l’Inde et la Perse ! Et comment ne pas me souvenir que j’ai adoré
Venise ? Mais à Venise, pour ne prendre qu’elle, qu’ai-je vu sur les
tombeaux des chefs vénitiens : que ceux-ci réunissaient des qualités de
diplomate, de commerçant et de guerrier... Allons ! ce ne sont plus les
traits caractéristiques de ma race. Ces gens-là n’ont pas collaboré à ma
notion de l’honneur ! Je suis Français, bien plus, je suis Lorrain.
J’ai une vie courte, terriblement brève ; les inscriptions des tombes de
mon père et de mon grand-père m’annoncent gravement que, dans ma famille, on
meurt à soixante ou à soixante et un ans. Il me reste juste vingt années à
vivre ; dans vingt ans, je ferai mon paquet comme eux ! Ces vingt ans
vais-je les perdre en les dispersant ? Non ! Ils doivent représenter
un effort, avoir un but et être un don. Un don à qui ? A ce pays qui m’a nourri,
que j’ai le devoir d’aimer, qui a fait de moi ce que je suis. Je n’ai plus une
minute à perdre ! Il faut que je me restreigne et volontairement, que je
m’enferme et courageusement. Des poètes sans patrie diront que je suis borné.
Qu’importe ! J’ai soudain découvert quelque chose de plus important que
cette intelligence à laquelle je croyais tant : c’est le cœur. » (Longs
applaudissements.)
¤¤¤
Messieurs, il y a peu d’exemples dans la littérature, d’un homme qui
n’écoute ainsi que sa conscience, et qui, subitement, a l’air d’abandonner ce à
quoi tenaient le plus tous ceux qui l’adulaient, l’Art, avec un grand A !
Mais qu’est-ce que l’art sans la vie profonde ? Qu’est-ce que l’art quand
il n’est pas un don au public et au pays ? Qu’est ce que sent Barrès. Accomplir
une vie qui soit une note juste, a-t-il dit magnifiquement. Aussitôt il va
s’engager dans une voie noble, toute de grandeur. Remarquez qu’il ne change pas
de route, comme on l’a cru et répété. C’est, au contraire, en suivant
audacieusement son chemin – celui de l’analyse du moi – qu’il a le courage
de ne pas se détourner de ce qu’il rencontre. Rien ne l’intéressera plus que par
rapport à la France. Donc, l’humanitarisme, en lui, rencontre un adversaire
résolu. Oui, il ferme ses bras au monde ; il n’a plus le temps. Il
dit :
« Je ne suis qu’une pauvre créature humaine, dont la brièveté est
effarante ! »
Il se tourne vers la Lorraine, il regarde de nouveau cette Allemagne
terrible dont il annonce, dès 1900, qu’elle recommencera la guerre. Alors qu’on
vit sous le boisseau que Gambetta a mis sur le parlement français avec cette
grande phrase : « Pensons-y toujours, n’en parlons
jamais ! », lui, il en parlera tous les jours que Dieu fait, dans ses
livres, ses articles, ses conversations à la Chambre. Vous pensez si la
majorité parlementaire du début du siècle, qui est d’extrême gauche, le regarde
comme un illuminé dangereux ! Il m’a dit après la guerre :
« Le peuple même m’en a voulu ! Il a dit que j’avais préparé
la guerre ! Eh non ! j’avais préparé à la guerre. Mais le peuple
est simpliste, et il n’entend rien au complément indirect ! »
Le peuple et le Parlement.
Et pourtant, Barrès ne s’attachera, pendant les quatorze ans qui vont
séparer le début du siècle de la grande tragédie, qu’à ce qui lui semble de
première nécessité, à ce qui lui paraît dans la vérité stricte de son grand
rôle, à savoir, étant Français, de considérer tout par rapport à sa patrie et
de ne traiter, par conséquent, que des questions vitales, essentielles pour
lui, de la vie politique : à l’extérieur, l’ennemi dont il faut se méfier
jour et nuit ; à l’intérieur, la question religieuse, la plus cruelle,
mais la plus importante, car dès que les passions sont surexcitées, c’est
toujours elle la cause des plus grands déchirements. Il ne prendra, en un mot,
que ce qu’il y a de grand. Un jour, dans les combats de la Chambre, des députés
soufflèrent derrière lui :
– Barrès, il n’a pas de rôle ici ! Il monte à la tribune deux fois
par an !
Il se retournera sur eux et leur dira :
– Messieurs, je n’ai pas comme vous des dossiers d’électeurs à plaider,
je n’ai qu’un dossier, en effet : celui de la France ! (Applaudissements.)
¤¤¤
La Germanie et les églises ! Là il a été journaliste sublime, là
il honoré pour toujours la profession. On ne peut plus, maintenant, dire que le
titre de journaliste n’a aucun rapport avec le grand art, puisque nous y avons
un maître de la taille de Barrès ! C’est dans les journaux, dans les
feuilles de Paris, que Barrès a défendu les églises françaises. Son livre,
livre admirable, La Grande Pitié des Églises de France, n’est, en somme,
messieurs, qu’un recueil d’articles. Et c’est pour cela que j’insiste en
disant : il fut l’honneur du journalisme en même temps que l’honneur des
lettres. Il a marié les deux, il les a confondus.
Ces églises, au Parlement, il les a défendues avec passion contre
l’extrême gauche, et s’il a réussi, si dans la bataille il a fait voir une
telle maîtrise, il faut bien dire que c’est parce qu’il s’est placé sur un
terrain d’indépendance, que je crois supérieur, à la Chambre du moins.
Et je m’explique.
Les catholiques ont été un peu ingrats pour lui. Les catholiques ont
dit, utilisant ses propres paroles :
– Barrès, mais il ne croyait pas ! Barrès, mais n’a-t-il pas dit
lui-même publiquement qu’il n’avait pas trouvé la foi, cette foi qu’il
cherchait pourtant avec tant d’angoisse, qu’il a cherchée jusqu’au jour où la
mort l’étreignit.
Les catholiques conservaient sinon une rancune, du moins une défiance.
Quelle erreur ! Que les catholiques, les vrais, sachent donc que Barrès
les a sauvés en se plaçant sur le terrain philosophique et poétique, en
regardant ceux dont il disait : « Il y a trop de goujats de ce
côté ! », en désignant ainsi l’extrême gauche qui était redoutable,
messieurs, en 1905, et qui méritait l’épithète en question. Il a parlé à ces
adversaires avec une hauteur qui les a privés de leurs arguments les plus
médiocres, mais aussi les plus dangereux, car une partie de l’opinion publique
court d’instinct au médiocre. S’il leur avait dit : « J’ai la foi, je
suis catholique ! » s’il avait, en un mot, parlé comme un évêque, on
lui aurait répondu sur-le-champ par des injures et des claquements de pupitre,
et, pour le nier, il ne faut pas connaître le terrible esprit qui règne dans
les assemblées parlementaires. Mais il a parlé en élargissant le débat, en
l’élevant à une hauteur sereine. Écoutez ces paroles. Croirait-on jamais
qu’elles furent prononcées devant cinq cents députés !
« Connaissez mieux, messieurs, connaissez mieux la nature humaine,
celle des simples comme celle des grands. Il y a chez nous tous un fond
mystérieux qui ne trouve satisfaction que dans ce phénomène mystérieux
lui-même, qui s’appelle la croyance. Il y a une part dans l’âme, c’est la plus
profonde, que le rationalisme ne rassasie pas, qu’il ne peut même pas
atteindre... Qu’on aille au village ; qu’on assiste à la procession du 15
août... Moi, j’ai entendu Parsifal à Bayreuth ; tout y est lourd,
grossier, volontaire, près de cette exquise fête de la pureté !... C’est ici
que la petite ville peut prendre le sentiment de sa beauté morale et s’évader
enfin des soins matériels... J’ai vu passer la poésie dont je suis un fils
reconnaissant et dévoué. » (Applaudissements.)
Et il a dit encore ceci :
« Rien ne sert de m’objecter que M.M. X..., Y... ou Z... ou Mme
Trois-Étoiles, adversaires déclarés du Christianisme, font voir des vertus de
sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le
nier ? Le fait ne va nullement contre ce que je dis. Ces anti-chrétiens
vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils sont
eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils
bénéficient de l’atmosphère, et leur noblesse morale, que des observateurs
superficiels seraient tentés de prendre pour une qualité naturelle, ils la
reçoivent de l’Église elle-même. » (Applaudissements.)
Ainsi, s’il a défendu les églises de France, grandes ou petites,
c’était au nom de l’esprit français, au nom de ce qu’il y avait de plus sacré
dans l’esprit français, au nom de cette sensibilité française chrétienne que
nous avons tous gagnée sur les genoux de nos mères. (Vifs applaudissements.)
¤¤¤
Après de tels débats, tant sur l’Alsace-Lorraine, tant sur l’armée et
les moyens de défense contre ses ennemis que sur nos moyens de défense intime
et intérieure, après de tels débats, brusquement, la guerre éclate. Messieurs,
Barrès va monter au sommet de sa vie et de sa carrière.
Oh ! je sais toutes les objections, non pas les vôtres, car vous
êtes un public sans prétentions littéraires, mais toutes les objections
forcenées de mes confrères en lettres ! Barrès, pour eux, ne s’est pas
grandi en écrivant chaque jour dans les journaux, dans un journal que vous
connaissez, qui s’appelle L’Echo de Paris où, douze cents matins de suite,
il a fait un article de deux colonnes. Non, il ne s’est pas grandi pour
eux ! Comment expliquer alors que ce grand homme, pendant les derniers
mois de sa vie, n’ait tenu à rien tant qu’à ces douze cents articles, qui sont
réunis maintenant en quatorze volumes ! Pourquoi ?
Je me le rappelle, en 1923, deux mois avant sa mort, ayant sur sa table
le texte du Jardin de Bérénice et de ce poème Du Sang, de la Volupté
et de la Mort qu’on lui rééditait. Il avait là des épreuves qu’une
secrétaire venait de rapporter, après les avoir corrigées elle-même, parce que
lui n’avait pas voulu les voir ; il les mettait simplement sous enveloppe
à l’adresse de l’éditeur, et il me disait avec une grande mélancolie :
– Je n’ai pas consenti à relire cela... Je me demande ce que cela
vaut !
Mais sa Chronique de la Grande Guerre lui tenait étrangement à
cœur ; il y croyait. Pour quelle raison ? Parce qu’il avait fait un
effort surhumain d’abord. S’il y a des journalistes dans cette salle, ils me
comprendront, et je ne pourrai pas ne pas les toucher. C’est le plus dur et le
plus difficile des métiers, messieurs, quand il est ininterrompu. Il touche
même à l’héroïsme. Songez ! Faire un article quotidien pendant douze cents
jour, pour soutenir un public civil ; car, comme l’a dit Forain :
« Pourvu que les civils tiennent ! » Le grand grief des soldats
contre Barrès, grief qu’il ne faut pas cacher – en contant la vie de cet homme,
il faut en voir la douleur – le grand grief des soldats qui étaient dans la
misère, dans la boue, ayant la mort devant eux et sur eux, c’était que cet
homme écrivit ce qu’ils ne pensaient pas, exactement. Et le malheur, en somme,
était que le journal où écrivait Barrès arrivât aux tranchées. Mais, juste
ciel ! pourquoi L’Écho de Paris venait-il là-bas, où l’important
était d’avoir des soupes chaudes, du café et du courrier ! Barrès arrivant
aux soldats, à tous les soldats, c’était une erreur, parce que les soldats
pouvaient avoir le sens de la ténacité, du courage, de l’héroïsme sous toutes
ses formes les plus tragiques, mais ils n’étaient pas forcés d’avoir le sens du
lyrisme, ni la compréhension du public d’arrière.
Ils ne pouvaient pas saisir que ce grand journaliste songeait à tous
ceux qui lisent le journal ; ils n’entendaient rien aux besoins de ceux qui
restaient dans les villes ; ils ne comprenaient pas que la femme seule
avec ses enfants, ou le père ou la mère attendant des nouvelles du front et
n’en recevant pas, lisaient avidement chaque matin leur journal où un grand
écrivain, un homme noble, qui pensait et savait les choses, et qui avait le
sens de l’honneur, leur dirait tous les jours, même quand il n’y croyait
pas : « Le pays sera sauvé ! Vous aurez la
victoire ! » La victoire, quand on n’est pas sûr de revoir ses enfants,
c’est un premier baume pour l’âme ! Et enfin, ce que les soldats n’ont pas
saisi, là où, dans leur malheur infini, ils ont été injustes, c’est que,
lorsqu’ils recevaient des lettres de leur femme, de leurs sœurs, de leur mère,
ces lettres qu’on a publiées, comme il y en a maintenant dans tous les foyers,
ces lettres qui étaient des chefs-d’œuvre, car rien n’enflamme l’amour comme la
distance, le danger, la peine, la vue de la mort, ces lettres, lyriques même
quand elles venaient de la plus modeste des femmes du peuple, leur apportaient
au cœur un réconfort qui souvent, après tout, était indirectement l’œuvre de
Barrès puisque c’était lui qui, le matin, avait donné à la mère, à la sœur ou à
la femme le souffle qu’elle trouvait soudain pour écrire au soldat. (Applaudissements.)
¤¤¤
Barrès a été grand pendant douze cents jours. On a dit : « Il
aurait dû tenir un fusil. » Mais non ! Sa destinée était de faire
entendre la grande voix que sa haute conscience lui inspirait. D’ailleurs, il y
a d’autres raisons pour toucher un auditoire, avec Barrès « chroniqueur de
la guerre », que de conter qu’il a fait douze cents articles. Évoquez
d’abord l’âpre et dure besogne que ce fut pour ce grand écrivain de se mettre à
tout traiter, tout ce qui était utile, comme tout ce qui était beau. On ne s’étonne
pas, n’est-ce pas, quand on le voit
s’extasier devant la phrase d’un romanesque intense de ce jeune soldat écrivant
à sa mère : « Crois-tu que les soldats de Napoléon aient souffert
autant que nous ? », ni quand il étudie les différentes familles spirituelles
de l’armée, ni quand il chante l’énergie de vie qui s’exhale du souvenir des
morts. Mais il n’a pas que ces hauts soucis. Pour « servir » il
s’occupe de tout, des moyens de transport, des ambulances, de la nourriture des
soldats. Enfin... enfin, n’oublions jamais que c’est lui, et pas un autre en
France, qui a eu l’idée de la Croix de guerre ; c’est lui et pas un autre
qui a donné à nos soldats leur casque. Voilà une chose que pas une mère ne peut
refuser à Barrès, et c’est, par conséquent, le coeur de la plupart des
Françaises qui doit bondir vers lui.
La Croix de guerre. C’est ce grand poète qui eut cette idée. Vers mars
1915, alors qu’il n’y avait pas encore eu de permission, un matin, Barrès,
mélancolique et rêveur, s’est rendu chez Millerand, alors ministre de la
guerre. Vous avez tous rencontré Millerand, vous le voyez bien avec ses cheveux
blancs en brosse, ses sourcils noirs, son petit bout de cravate de la même
couleur que ses sourcils, sa solidité, sa conscience, son travail, et sa probité
toute droite, qui marche sur une route entre deux rangées de peupliers, sans
rien voir, ni à droite, ni à gauche, ni derrière : c’est la prose. Et la
poésie entre et lui dit :
– Monsieur le ministre de la Guerre, je crois qu’à ces misérables, si
privés de tout, on pourrait peut-être tenter d’offrir ce qui a toujours tant
chanté au cœur des Français : une croix ! Oh ! je ne veux rien
leur offrir de comparable à la Légion d’honneur civile ! Je ne l’ai pas,
et ne l’aurai jamais. Je suis pourtant un des écrivains les plus connus de
France ! Mais cette décoration m’eût été donnée par un ministre, lui-même
illettré et ne méritant pas les palmes académiques !
Ce sont là ses propres paroles ; elles sont d’ailleurs imprimées
dans La Chronique de la Grande Guerre.
Et il ajoutait :
– Tandis qu’une croix donnée au front, une croix distribuée à l’arrière
du champ de bataille, avec toute l’armée présente, alignée, immobile au
« garde à vous », baïonnette au canon, qui ratifie par sa seule
attitude, l’honneur de la décoration et l’accolade du chef, dame, cela, quel
secours, quelle aide, quel réchauffement pour l’âme !
Millerand, à ces paroles, met ses mains dans ses poches, fait trois pas
et dit :
– Certes..., bien sûr !... Mais c’est de la poésie !
Parbleu ! C’était de la poésie magnifique, qui, mise en pratique,
a montré qu’il n’y avait rien de plus utile à une grande nation. (Applaudissements.)
Le casque, maintenant. Il n’y a qu’un mot à dire sur lui. Barrès l’a
demandé et l’a obtenu. Et sans lui, les Commissions, autour de leurs tables
vertes, n’auraient pas encore, à l’heure qu’il est, trouvé le moyen de
consolider le malheureux képi.
¤¤¤
Tout cela, messieurs, constitue une œuvre du cœur comme de l’esprit,
l’œuvre d’un homme en un mot.
N’oublions pas, d’ailleurs, que lorsqu’on demandait à Barrès, vers la
fin de sa vie :
– De quoi êtes-vous le plus fier ? Qu’est-ce que vous aimez le
plus ? », il disait :
– Ce que j’ai aimé le plus ? Mais le travail ! Et ce qui m’a
rendu le plus heureux...
Il réfléchissait :
– C’est d’avoir rendu Jeanne d’Arc à la France, d’avoir remis en
lumière pour mon pays tout entier cette pure figure, d’avoir rendu à tous ce
qu’il y avait de plus génial dans la race et de plus solennel dans la candeur.
(Vifs applaudissements.)
Or, c’est dans La Chronique de la Grande Guerre que vous
trouverez les pages définitives qui ont décidé le parlement français à se
rendre aux hautes raisons de Barrès. Enfin, messieurs, dans ces douze cents
articles, il a loué les soldats, exalté ceux des civils qui le méritaient, il a
montré l’Allemagne avec ses infamies, il a essayé de soulever son pays, il a
peint les alliés comme personne, entre eux et l’ennemi il a chanté
l’Alsace-Lorraine. Il y a, sur le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, des
pages inoubliables, des pages qui sont de purs poèmes. Je n’ai le temps, dans
une courte séance comme celle-ci, que de vous lire quelques lignes, mais ce
sera comme les premières notes d’un grand morceau musical que nous amorçons et
que vous irez continuer chez vous, dans la quiétude de vos maisons.
Voici l’entrée quasi religieuse des soldats de France dans Metz :
« Comment retenir et fixer cette minute où les drapeaux, les
grands chefs de France et son armée resplendissante avancent dans les rues de
Metz dont l’âme s’agenouille de bonheur !... Le ciel était solennel et
charmant, un ciel couleur de l’âme des femmes de Metz, pleine de prière, de
deuil et de reconnaissance. Jamais notre patrie ne fut ainsi aimée et ses
armées bénies. C’était dans cet immense plein air, une solennité d’église,
c’était l’adoration de la France !... Je peux dire que je sais maintenant
de quelle manière, enivrée et pure, Jeanne d’Arc se tenait dans le chœur de
Reims quand elle eut conduit le Roi au Sacre... Nos poilus sont transfigurés
d’avoir mené la France dans Metz. De vrais archanges guerriers.
Pétain vient d’inviter Castelnau à se tenir près de lui. Je n’oublierai
jamais le geste filial du plus vieux des chanoines ; ce vieillard, le chef
du chapitre, tenait dans sa main la main du maréchal de France, et ils allaient
ainsi comme un enfant avec son père, ou comme deux frères. Sainte familiarité,
indicible simplicité de l’héroïsme ! Les orgues exultaient d’allégresse,
les lumières faisaient un diadème aux soldats, les voix escaladaient le ciel et
tout le monde pleurait... Tous les morts de la guerre et tous les survivants
emplissaient la nef, heureuse de contenir une fois une âme digne de sa
beauté. » (Émotion. Longs applaudissements.)
¤¤¤
D’un tel effort, mesdames, il est mort comme les soldats. Car si, en
décembre 1923, brutalement, un soir, alors qu’il avait passé sa journée dans
Paris, à la Chambre, et même présidé le déjeuner d’une ligue patriotique, si,
brutalement, un soir, la mort a mis sa féroce main sur son épaule et, en dix
minutes, l’a emporté, vous pensez bien qu’il s’en est allé de la seule chose
qui devait l’emporter : son cœur.
On ne peut pas, quand on l’a aimé, ne pas évoquer un instant ces
tragiques minutes. Et puis, je les trouve solennelles par le sens que le Destin
leur a donné.
Il était là, le 4 décembre 1923, à sa table de travail. Il écrivait une
lettre. Il était si bien portant que son fils s’en était allé dîner chez des
amis. Mme Barrès travaillait auprès de lui. Il écrivait une lettre à
un Révérend Père. Il préparait, vous le savez, un travail sur les missions
d’Extrême-Orient. Il y tenait plus qu’à tout. Cela représentait pour lui la
grande influence française, le grand rayonnement de ce pays de l’autre côté de
la Méditerranée. Il venait donc de commencer cette lettre et il avait tracé
simplement ces mots... « Mon Révérend Père, je viens soumettre à votre
réflexion... »
Une vive douleur, à cette minute, s’est emparée de lui. La plume lui
est tombée de la main. Il s’est dressé. Puis, courbé en deux, il a fait
quelques pas dans son cabinet et il s’est précipité vers sa chambre et son lit,
glacé déjà. Dix minutes plus tard, il était mort, n’ayant dit qu’une parole à Mme
Barrès penchée avec angoisse sur lui :
– Ce doit plus être plus pénible à voir qu’à subir.
Paroles de stoïcien, paroles d'homme généreux qui ne veut déranger
personne, ni faire peur à ceux qui lui sont le plus cher, pensant avec une
suprême et déchirante mélancolie : « Il sera bien temps, dans quelques
minutes, de leur faire du mal définitivement ! » Mais il laissait sur sa table,
et c'est là que j'en viens, cette feuille que son fils m'a montrée, avec ce
dernier mot écrit de sa main géniale : « Réflexion… »
Que ce destin est grand : « Réflexion ! » C'est le dernier mot tombé de
sa plume et c'est le mot qui résume toute sa vie, sa vie modeste où il a
réfléchi comme réfléchissait M. Lagneau, son maître en philosophie. Toute sa
vie, il est allé vers ce qui était grand et a cherché ce qui était vrai. Il a
pensé pieusement, il n'a cessé d'écouter les suggestions de son intelligence et
de la confronter avec les battements de son cœur qui lui donnait un rythme plus
génial que celui des autres hommes. (Vifs applaudissements.)
Aimant ce qui est grand et ce qui est vrai, il a mérité ce qu'aucun
journaliste vivant, aucun de nous, ne peut lui refuser : le grand nom de «
maître » qu'on distribue trop aisément, mais qu'on avait tant de plaisir à lui
donner, parce qu'avec lui on employait ainsi un des plus beaux mots de la
langue en lui conférant tout son sens généreux et profond.
Il est notre maître à tous parce qu'il nous laisse des portraits
d'hommes et des tableaux d'assemblées, les plus grands, les plus beaux, les
plus larges. Je n'ai pas le temps de vous en donner ici même un aperçu. Mais
relisez ces pages ou féroces ou mélancoliques. Dans les seuls titres, quelle
terrible grandeur ! « La pourriture des Assemblées », « Les Fils de la
Louve », « Les Animaux malades de la Peste ». Pages tragiques, messieurs !
Des heures qui ne le sont pas moins nous attendent demain. Hélas ! la grande
plume de Barrès n'est plus là : sa grande voix non plus, pour lancer, dans
l'Assemblée, comme dans un orage obscur, les éclairs nécessaires à ces hommes
de la politique, toujours trop encombrés de combinaisons pour y voir clair.
¤¤¤
Un grand poète est nécessaire sans une assemblée du peuple. Les nôtres
n'en ont plus. Donnons au moins celui qui vient de disparaître en exemple à
ceux qui nous suivent. Fréquentons-le. Aimons-le. Relisons-le… plus que nous ne
faisons. Combien d'entre vous, mesdames, combien d'entre vous, messieurs, se
contentent, malheureusement, des articles qu'ils ont lu ici ou là, lorsqu'il
vivait. Or, vous avez de grands livres, de très grandes œuvres de lui qui
parlent à tous, ne seraient-ce que Les Amitiés Françaises ou La
Grande Pitié des Églises de France. Je dirai même que si vous élevez des
enfants, ce livre, Les Amitiés Françaises, ne devrait pas quitter votre
table de chevet. Avez-vous réfléchi à ce beau mot de la langue : « Élever des
enfants » ? C'est dire que vous les voulez demain à un niveau supérieur à celui
d'aujourd'hui. Il ne faut pas alors mettre entre leurs mains ni entre les
vôtres n'importe quel livre ; il faut aller, comme Barrès allait, à ce qui est
grand et à cela seul. Il vous a donné là les entretiens qu'il eut avec son
enfant à lui, son petit Philippe, un homme maintenant, un homme chargé d'une
pesante mais admirable hérédité. I a raconté les propos qu'il avait tenu à ce
petit garçon qui devait hériter de son nom et de son génie peut-être.
Eh bien ! pour les vôtres de même, allez à ces pages où il a chanté la
France dans ses héros et dans ses saints, sur les sommets, là où les lyres
résonnaient le mieux, dans l'air le plus pur. Il aimait dire :
« Les héros et les saints sont les grands échansons de la Patrie ! »
Formule magnifique ! Rangeons-le avec eux : il est de taille à
supporter cet adorable voisinage. (Longs applaudissements.)
Un grand homme ! Que c'est beau, en littérature, de trouver un grand
homme, un écrivain qui d'abord s'est passionné pour toutes les trouvailles de
la forme et qui, s'épanouissant, et grandissant, s'élevant, retrouvant ses
racines d'abord, puis montant droit, comme font les chardons lorrains sur les
coteaux de son pays, a soudain fleuri, n'a plus écouté que ses voix
intérieures, ce qu'il appelait ses « hymnes », est devenu strictement vrai,
uniquement noble, et n'a plus consenti à se détourner du plus magnifique
idéal. Barrès, dans la littérature, est un astre, et l'on croit avoir devant
lui l'émotion que tout honnête homme ressent toujours devant le spectacle d'une
belle nuit étoilée. Il regarde, n'est-ce pas, avec stupeur et émerveillement,
il s'attache aux plus brillantes étoiles. Dans notre ciel français littéraire
d'aujourd'hui, la plus brillante c'est Barrès. Il a apporté aux pauvres hommes
que nous sommes un peu de divin, de ce divin qu'il cherchait partout avec
angoisse. Mesdames, messieurs, dites bien à vos fils et à vos filles, trop
jeunes pour l'avoir approché, trop jeunes pour avoir respiré le même air que
lui, que Barrès, c'est ce qu'on ne retrouvera jamais deux fois. (Applaudissements.
Émotion. Acclamations. Le public applaudit frénétiquement l'évocateur admirable
d'un grand Français. Rappels enthousiastes.)