Les Carnets René Benjamin


Carnet n° 1


(juin 2014)


René Benjamin et Claude-Henri Grignon







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sommaire
Introduction



Claude-Henri Grignon :
Benjamin en face de notre temps troublé
Lettres de René Benjamin à Claude-Henri Grignon










Introduction


Claude-Henri Grignon est un écrivain canadien-français, né à Sainte-Adèle le 8 juillet 1894. D'abord fonctionnaire, il se lança dans le journalisme en 1916 et collabora, entre autres, au Nationaliste, à La Minerve et à La Nation de Québec.

Ses auteurs français préférés étaient Barbey d'Aurevilly, Léon Daudet, Péguy et surtout Léon Bloy. « Ces écrivains, lit-on dans l'Encyclopédie de l'Agora, en plus de l'influencer par leur style et leur fougue, le confirmèrent dans son catholicisme et sa vision traditionaliste du réel. » Ses deux livres les plus importants parurent en 1933 ; ce sont un roman, Un Homme et son péché, et Ombres et clameurs, essai sur la littérature canadienne-française.

En 1936, il fonde un périodique, célèbre dès sa parution, Les Pamphlets de Valdombre. C'est probablement à cette époque qu'il rencontra les livres de René Benjamin pour lesquels il éprouva tout de suite une grande admiration. Une correspondance s'échangea dès lors entre eux, dont la Bibliothèque et les Archives nationales du Québec conservent les lettres de Benjamin à Grignon, soit 2 lettres en 1937, 1 en 1938, 2 en 1939, 1 en 1940, 1 en 1947 et 1 en 1948, ainsi que la copie d’une lettre de Grignon à Benjamin1.

C'est peu… et c'est beaucoup ! Les lettres de Benjamin sont une merveille de délicatesse, de sensibilité, d'intelligence et de style. Claude-Henri Grignon, dans l'article de ses Pamphlets consacré au livre de Benjamin paru en 1938, Chronique d'un temps troublé2, n'a pas manqué de noter : « Ceux qui ont eu le bonheur de lire des lettres de Benjamin se rendront compte qu'il est un maître épistolier. C'est d'un style vif et clair, et sa pensée si personnelle tout en nuances et en reflets nous renvoie la lumière des plus grands siècles littéraires. Ni la correspondance de Voltaire ni celle de Madame de Sévigné n'offrent une grâce plus clairvoyante, plus d'esprit, d'esprit plus français, une plus belle sûreté de ligne. Je suis bien certain que les lettres de Benjamin composeront le meilleur et le plus durable de son œuvre. »


Son écriture, d'une lisibilité parfaite, est une merveille d'harmonie et d'élégance. Jean Tenant lui a consacré une page entière dans Notre ami Benjamin. « L'impression que j'éprouve en relisant les lettres, les dédicaces de Benjamin, écrit-il, correspond exactement à tout ce que nous aimions dans sa personne comme dans son œuvre. "Là, tout n'est qu'ordre et beauté" – élégance, clarté, lisibilité, franchise, netteté. Les lignes sont horizontales, ne montent ni ne descendent : c'est la pondération, la retenue, la pudeur des sentiments. Il y a des pleins et des déliés ; l'artiste se révèle, ainsi que l'amoureux des beaux textes – bien imprimés – à la proportion des jambages, à la liaison des lettres, au dessin des majuscules, à la forme des m, des h, des g, qui donne à la ligne, à toute la page, un caractère en quelque sorte elzévirien […]

Mais la fantaisie ? mais l'enthousiasme ? direz-vous. Vous les trouverez dans la signature. Celle-ci, large, ornée, aérée, s'étale sur une ligne ascendante, assez, mais pas trop ; et c'est l'enthousiasme, non l'optimisme. La fantaisie éclate dans la forme des deux majuscules R et B : d'abord, un trait droit, de même pente que l'écriture ; puis pour l'R, une ligne galbée, descendant de gauche à droite, du sommet de la barre d'appui, en la coiffant, jusqu'au point de départ, assez éloigné, de la minuscule e ; pour le B, qui se lie à l'é final du prénom, une ligne semblable, de même style, mais terminée par un crochet de fermeture. L'e suivant se détache, amorçant, après cette pause, le mouvement rapide qui emporte les autres lettres jusqu'à l'n final confondu avec l'i, et figuré par une courbe sans brisure, en manière de paraphe. »

Impressions que confirme La Varende dans sa contribution à l'Hommage conçu et imprimé en 1949 par Pierre Lanauve de Tartas. Il l'avait invité à l'exposition de ses Cent Bateaux chez Bernheim. « Première lettre, éblouissante, que j'ai encore, jaunie, pâle, toujours vivante. Son écriture prouvait la graphologie ; courante et précise, vive et formée, sans faiblesse aucune, chaque lettre dessinée ; le tout, pris dans une élégance fière. Sa parole écrite. »


Il écrivait beaucoup et … avait toujours dix lettres à écrire. Son fils François remarque, dans Un tel père, que sa correspondance lui avait pris la moitié de sa vie et, ajoutait-il, « il y a là des trésors que le monde connaîtra peut-être un jour. »


Xavier Soleil




1. Ces lettres nous ont été communiquées par la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), que nous remercions de son obligeance.


2. Chronique d’un temps troublé – Plon, 1938.





























Claude-Henri Grignon


Benjamin en face de notre temps troublé


I


« Je dois dire d'abord, pour me faire comprendre, que j'aime cent fois mieux les hommes que les livres. Si, par hasard, un homme fait un livre, je n'ai pas de ce fait, une aversion spéciale pour lui, mais… je n'aime un livre que s'il est d'un homme – pas d'un homme de lettres – de quelqu'un qui vit, qui sent, qui pense et qui brûle de raconter. Les scribes, qui écrivent comme d'autres font des installations de plomberie, m'assomment ! Ce n'est pas un métier d'être écrivain ; ce doit être une vocation et un bonheur. On l'éprouve chez les grands. Je ne suis pas consolé de n'avoir pas connu Cervantès et Molière, parce qu'ils avaient trop à dire, et ils m'auraient dit une partie de ce qu'ils n'ont pas eu le temps d'écrire.

« Mais… il y a des contemporains qui ne font pas regretter de vivre maintenant, et quand je découvre, dans un livre heureux ou malheureux, le battement d'un cœur qui cherche un lecteur, c'est-à-dire un ami, pour lui confier d'importantes nouvelles, j'ai tout de suite envie de connaître le visage de cet homme à porte-plume ! »

Qui parle ainsi ? René Benjamin, l'illustre Benjamin de l'Académie Goncourt, dans un récent article qu'a publié Candide. Et ce qu'il vient d'écrire, on peut le lui appliquer. S'il y a aujourd'hui dans les lettres françaises un écrivain, je veux dire « un homme qui vit, qui sent, qui pense et qui brûle de raconter ; un homme qui nous livre le battement de son cœur », c'est bien l'auteur de la Prodigieuse vie d'Honoré de Balzac, de Molière, d'Aliborons et Démagogues, de la Farce de la Sorbonne, de Gaspard, de Mussolini et son peuple et de cette merveilleuse Chronique d'un temps troublé, parue il y a un an.

Je voulais toujours vous parler de ce dernier ouvrage de Benjamin, lequel livre, espérons-le, ne sera pas son dernier. Je voulais vous en parler pour plusieurs raisons. La première, c'est que je considérais un peu cette chronique comme le roman passionné de nos misères, de notre comédie formidable, de notre siècle monstrueux. Une autre raison qui m'invitait à vous entretenir de cette Chronique d'un temps troublé, c'est qu'elle est signée d'un nom d'écrivain qui n'est pas la moitié d'un homme, entendons un écrivain qui fait métier d'écrire, mais un homme qui engage tout l'homme.


***


Des critiques ont tissé une ridicule légende autour de Benjamin en s'épuisant à le montrer tel un homme étroit, irritable, d'un caractère sombre, malheureux et souffrant à périodes fixes d'accès de bile. La vérité c'est que Benjamin se montre toujours un homme généreux, en parfaite santé morale et physique, un homme qui n'écrit que par amour du Beau et du Vrai, un homme qui veut aimer et être aimé.

Il a pour cela toutes les qualités. Il n'a rien de l'écrivain appliqué, conformiste et, disons le mot, constipé. Je pourrais vous nommer dix, vingt écrivains français d'aujourd'hui qui passent pour célèbres et dont l'étroitesse d'esprit et le chiqué de leur style nous apprennent qu'ils respirent sur des débris d'une réputation surfaite. Une fois mis en terre, il ne sera plus jamais question de ces spécimens d'une civilisation artificielle.

Les ouvrages de Benjamin ne s'adressent pas à des esprits mous, à des flancs mous. Ce polémiste-né, ce pamphlétaire d'un autre âge, venu dans le nôtre, pour nous fouetter, nous émouvoir et nous convaincre, ne plaira jamais à des snobs, à des sceptiques qui ne recherchent dans la lecture qu'un simple divertissement. Son style généreux et large roule ainsi qu'un fleuve rapide, profond, pur et dont la limpidité, réfléchissant le dru soleil, brûlera toujours les yeux du plus grand nombre.

Les idées personnelles de Benjamin, les jugements absolus et droits, riches de tout l'humus du vieux sol français qui ne peut pas mourir, ne conviendront jamais aux bourgeois assis, repus, satisfaits et qui ne veulent pas qu'on vienne déranger leurs habitudes. Benjamin, lui, dérange nos habitudes. Il bouscule nos tranquillités. Et c'est pourquoi je l'aime et c'est pourquoi je l'admire d'une admiration que je ne voue pas d'ordinaire aux poussifs et aux gringalets de la plume.

On aime l'auteur de la Chronique d'un temps troublé ou on le hait. Pas de milieu. Il faut donc le situer dans le rayon où règnent, triomphants et solitaires, les Barbey d'Aurevilly, les Bloy, les Baudelaire, les Péguy, les Maurras et les Daudet. Je veux que l'on me comprenne bien et je dis que Benjamin est aussi grand que ceux-là que je ne peux pas ne pas nommer. N'est-ce pas lui, l'auteur de ce Molière fascinant, apologie formidable que je place au sommet des biographies les plus lumineuses, n'est-ce pas Benjamin qui écrivait : « Quand on est un grand homme, on ne plaît qu'à quelques-uns, et on épouvante les autres. Un grand homme est un scandale. Il est presque seul à penser comme il pense. Il est seul à le dire ».

Quelle vérité de foudre ! Des millions de lecteurs goûteront tout de suite, et sans effort, et sans même lire, le roman, la pièce de théâtre, les essais de M. Un Tel parce qu'il est de l'Académie française ou de M. Tel Autre parce qu'il n'a jamais exprimé une idée personnelle, se gardant bien de blesser les susceptibilités du lecteur, ses préjugés, ses faiblesses. Un grand écrivain, par conséquent un grand homme, domine seul la nuit et le monde. Il n'écrit pas pour plaire. Il écrit pour la glorification de la Vérité et de la Lumière. C'est un scandale. Et dans notre siècle de vacherie, on ne supporte pas la présence d'un tel étonnement. Le grand homme a quand même ses admirateurs et ses détracteurs, détraqués ceux-là. Les uns et les autres sont également passionnés dans la haine comme dans l'amour. Ils marchent dans le chemin de la révolte, les admirateurs pour reconstituer l'ordre ; les autres pour le détruire. L'homme supérieur devient alors objet de la haine ou objet de l'amour. Une chose certaine, il règne, tandis que les écrivains médiocres que des millions de lecteurs goûtent comme ça, en passant, parce que c'est de mode, existent.


***


Ceux qui ont eu le bonheur de lire des lettres de Benjamin se rendront compte qu'il est un maître épistolier. C'est d'un style vif et clair, et sa pensée si personnelle tout en nuances et en reflets nous renvoie la lumière des plus grands siècles littéraires. Ni la correspondance de Voltaire ni celle de Madame de Sévigné n'offrent une grâce plus clairvoyante, plus d'esprit, d'esprit plus français, une plus belle sûreté de ligne. Je suis bien certain que les lettres de Benjamin composeront le meilleur et le plus durable de son œuvre.

Rien d'étonnant qu'il ait accepté ce genre littéraire pour écrire sa Chronique d'un temps troublé. L'ouvrage comprend quatorze lettres qui seraient celles d'un soldat adressées à la « chère Hélène ». A les lire, et dès la première, on juge tout de suite que seul un écrivain de grande classe, et un penseur très original pouvait en être l'auteur.

Un critique signala que « le temps troublé dont il s'agit dans ces lettres c'est l'époque des premières ivresses du Front populaire, des semaines de grève et de disputes, d'espoirs et de folies de l'été 36 ». Oui, cela et bien d'autres choses. La critique ne rend pas justice à l'auteur. C'est ce qui me choque et me blesse souverainement. La critique, je veux dire les critiques des plus célèbres journaux parisiens sont d'une légèreté, d'une distraction, d'un empressement à ne rien approfondir. On vit vite. C'est le temps troublé. On veut tout lire ; on veut tout juger d'un coup d'œil, et l'analyse, en trois lignes, s'ensuit. Ce n'est pas juste et ce n'est pas cela, la vie, surtout la vie de l'esprit.

Que le livre de Benjamin ait à peine 250 pages, il faut tout de même prendre le temps de le lire. Il renferme une telle substance ; il évoque presque toujours de telles images qu'on le reprend sans cesse et qu'on découvre chaque fois un nouveau monde : celui des idées. C'est ce que j'appelle lire. Il ne s'agit pas d'un roman, je songe à un roman de Mauriac. Il s'agit d'un roman à la Balzac, en ce sens qu'il dit quelque chose et va au fond de l'être humain. Mettons que ce soit un essai sur nos mœurs présentes, les modes et les folies d'une époque pourrie jusqu'au cœur. Voilà ce que Benjamin a voulu nous faire voir dans un petit livre, qui est un grand livre.

Il n'est pas possible d'oublier que l'écrivain que nous avons devant nous appartient à la vieille France, au vieux sol, à ses traditions, à sa noblesse. Parisien tant que vous voudrez, Benjamin est un paysan. Il l'est resté au même titre que Charles Péguy, et je dirais que Maurras et Daudet. Il passe pour un écrivain de droite. Qu'est-ce que cela veut dire ? Il est un écrivain droit. Et c'est tout. Et c'est toute la France. Un écrivain droit est toujours le prolongement de la paysannerie, et qui dit paysannerie française, dit Eglise catholique (malgré Jouhaux et malgré le Front populaire). Nous entrons ici dans l'ordre, la mesure, la sagesse, le sillon.

Que l'auteur traite des grèves, de l'industrie, de la femme savante, de la médecine, des religions, de l'Allemagne, de la jeunesse, de l'éducation des parents, de l'instruction au 20e siècle, il le fait toujours avec cette indépendance d'esprit, caractéristique capitale de Benjamin, et cette ironie cuisante qui révèle l'un des esprits les plus brillants et les plus solides du siècle. Oh ! certes, il se montre cruel, fulgurant de sarcasme. Voyez-le sous le porche de l'église. Il nous attend, l'épée à la main. Qu'on ne se méprenne pas cependant. L'auteur de cette Chronique qu'aurait signée un Croisé du Moyen Âge retrouve des accents de pitié. Il reste humain. Il fulmine contre le siècle. Il le voudrait plus grand, plus noble, plus près de sa mission. Il nous corrige. Il châtie. C'est parce qu'il nous aime.

Dans notre temps de vitesse, de précipitation, on ne réfléchit pas assez, et tous nos malheurs nous viennent d'un manque total d'attention. Le siècle nous emporte à une allure vertigineuse et il n'est probablement pas dans l'histoire du monde un fleuve plus boueux, plus tourmenté et plus sale que le nôtre.

Il suffit de jeter un coup d'œil sur les journaux, les revues et les livres pour comprendre l'affolement de l'esprit contemporain et sa déchéance inévitable. L'homme ne contrôle plus les évènements. Il les provoque pour mieux en mourir et il en meurt.

L'écrivain ne doit pas dorer la vie et nous cacher le vrai. L'écrivain digne de ce nom nous précipite en pleine lumière. C'est plus qu'un scandale, c'est un crime. Et je songe qu'on fera payer cher à René Benjamin son amour de la vérité. Qu'il n'oublie pas que Bloy mourut étranglé par la misère. On crucifia le Christ parce qu'il portait la Vérité, parce qu'Il était Lui-Même la Vérité.

Je vous dis que Benjamin finira mal.


***


Il finira mal à cause de son style d'abord que je juge tout de suite d'une limpidité, d'une harmonie et d'une richesse à nulle autre comparable. Et que tout cela paraît facile tout de même ! C'est écrit au courant de la plume ainsi qu'une eau pure qui coule. Vous croyez ! Pas moi. Je suis bien certain que la vivacité de cette prose française, que sa simplicité (le sujet, le verbe, l'attribut) et sa logique demeurent le résultat d'un travail patient, d'un travail d'artiste. Rien de beau, rien de durable ne se fait vite. Et c'est bien pourquoi aujourd'hui, dans notre siècle troublé, tout reste à recommencer, tout est à refaire parce qu'on va trop vite ; parce qu'on ne prend pas le temps de travailler. Benjamin, lui, a le temps, comme la terre. Aussi, voyez cette couleur et cette qualité :


« Le cimetière est bien plus plaisant que le village; Les herbes seules y sont folles. C'est le cimetière qui m'a touché. Devant des dalles rongées par le vent et l'eau de la nature, j'oublie l'aspect d'un village rongé par l'envie et la sottise des hommes. La modestie des morts vous donne le goût de la vie. »


Et encore ce tableau de fraîcheur :


« Il faisait une soirée de juillet triomphale : Le village était doré, et les champs rayonnaient. Le soleil paraissait le glorieux époux de la terre ; on eût dit qu'il venait de l'épouser et la comblait de dons. Transporté tout à coup dans la féerie de ces noces, je bus l'air à pleins poumons. »


Cherchez bien , je vous prie, dans la littérature contemporaine, des artistes qui écrivent avec ce naturel, avec cette magie de l'image ordonnée, avec cette grâce qui n'appartient qu'aux génies ; cherchez bien, dis-je, et vous en viendrez à la conclusion que Benjamin est un prosateur, en donnant à ce mot sa vraie signification.

Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter un parfait parlementaire de notre temps :


« Cet homme est plus banal que commun. Il est représentatif. A lui seul il évoque non le Parlement, mais le système et l'éloquence parlementaires. Il réalise ce prodige, en ramenant tout à soi, de rester magnifiquement impersonnel. Il parla durant tout le dîner, raconta des séances de la Chambre, des meetings, des entrevues avec les hommes les plus variés. Tout s'absorba en lui, disparut en lui, et rien ne demeura que lui. Au dessert, il évoqua Mussolini, ce que Mussolini lui avait dit : rien ne subsista de cet homme puissant ; c'était lui Bourdelange, qu'on voyait avec son ronron sans défaillance, la rondeur de sa conception patriotarde, ses périodes que mentalement on aurait pu terminer toutes. »


Voilà ce qui s'appelle : écrire. Et à combien de parlementaires de mon pays ce portrait cruel me fait songer. Dans ces moments-là, je ne suis pas trop fâché de savoir lire. Hélas ! tous les écrivains ne nous offrent pas des plats de cette saveur.


***


On s'arrête surtout dans les livres de Benjamin aux formules saisissantes, d'une concision, d'une plénitude qui nous bouleversent et nous enchantent. Je crois l'avoir dit au sujet de son ouvrage éclatant : Mussolini et son peuple1. Je retrouve dans sa Chronique d'un temps troublé la même puissance, le même secret qui nous conduisent en droite ligne aux convictions absolues. C'est ce qu'il faut dire, c'est ce qu'il faut remarquer tout de suite sans apporter aucune réserve. Un esprit clair tombe infailliblement sur une formule claire d'expression. C'est l'art d'écrire.


Benjamin dira :


(…) A l'âge difficile, celui de la maturité, si proche de la pourriture…


(…) Ne dites pas ; « Voilà de l'argent qu'il faudra rendre ! » Je l'ai rendu depuis longtemps : je l'ai placé tout de suite ! C'est la Bourse qui ne l'a pas rendu…


(…) En dehors d'un lit, tout est superflu. La naissance, l'amour, la mort, l'essentiel se passe dans un lit.


(…) La France n'est pas supérieure à ceux qui la conduisent. Si elle l'était, elle les reconduirait.


(…) Je m'abandonnerais bien à ma religion… si j'étais seul à la pratiquer.


(…) Une usine, c'est du fer ; rien ne m'offense autant que le froid et la dureté du fer.


(…) Nos mères avaient la religion. Leurs filles n'ont que la médecine.


(…) J'ai besoin que les officiers soient des héros, les médecins des abîmes de charité, les prêtres des saints !


(…) La vulgarité rassure les faibles ; la supériorité les trouble.


(…) Que leurs femmes soient moins ridicules qu'avant la guerre, qu'elles s'habillent en suivant de près des modes françaises, ce n'est pas une preuve de goût, mais d'imitation. C'est par le manque de goût qu'ils restent originaux.


Je pourrais ainsi pendant des pages et des pages citer les plus remarquables formules de Benjamin. C'est une orgie de pensées lumineuses. Et je songe que le jour où un écrivain de chez nous pourra en trouver de semblables, nous aurons une littérature. D'ici là, nos beaux esprits continueront à bafouiller, à aligner des phrases qui ne rendent qu'un son vague et ne servent qu'à faire le vide.

Il n'est pas possible de juger dans un simple article un livre de la qualité et de la substance de celui-là même que vient de nous offrir l'étincelant Benjamin.

Il ne faudra donc pas s'en étonner si je reviens sur le sujet dans un deuxième article qui paraîtra le mois prochain. Nous analyserons ensemble les idées de René Benjamin, nous les fouillerons. Enfin, nous jetterons la sonde et c'est ainsi que l'on découvrira pour notre enchantement et pour la gloire de la Vérité l'écrivain français le plus puissant et le plus original peut-être de l'heure présente.


1. cf. Pamphlets d'août 1937, pp. 351-376.


II


Nous avons vu le mois dernier que Benjamin, en écrivant Chronique d'un temps troublé, se révèle l'un des plus brillants prosateurs d'aujourd'hui. Son style rapide, concis, tout en reflets et en formules saisissantes n'appartient qu'à lui. Il faut plonger bien loin dans les siècles passés et jusqu'à Voltaire pour établir une comparaison. Il est des pages d'une telle perfection qu'on ne peut pas y retrancher un mot. C'est l'art d'écrire dans toute sa beauté et qui nous satisfait en plein. C'est de l'ouvrage bien faite, dirait Péguy.

Benjamin n'appartient pas à notre siècle. Il vient en droite ligne de cette époque où l'on prenait le temps de travailler, où, non seulement on connaissait son métier, mais où on l'aimait. Le modernisme l'horripile et, pour les mêmes raisons, les livres bâclés. Rien de beau, rien de durable ne se fait vite. Je l'ai répété cent fois. Nous ne le crierons jamais trop. L'auteur de la Chronique d'un temps troublé ne noircit pas du papier par amour de l'argent ni de la gloriole. Il a quelque chose à dire et il le dit dans cette langue inimitable qui garde la fraîcheur et la limpidité des sources d'eau vive. Tous ses écrits dans les journaux, dans les revues, rendent un son original et qui laissent comme un écho éternel. L'autre soir en lisant mon vieux Barbey d'Aurevilly, que je ne me lasse pas d'admirer à cause de son esprit aristocratique et à cause de son style de feu et de chair qui ne l'est pas moins, je tombe sur ceci : « La Marie-Antoinette de MM. de Goncourt n'est pas certainement le portrait définitif, la toile historique irréprochable de cette femme, qui attendra longtemps un peintre digne d'elle. » Si le terrible critique-pamphlétaire vivait encore il pourrait lire dans Gringoire la Marie-Antoinette que nous offre d'une main ailée, presque d'une main de prêtre, l'incomparable Benjamin. Je vous dit (et d'Aurevilly le dirait également), je précise que l'immortelle et malheureuse reine vient de trouver enfin un peintre digne d'elle. Il faut lire ce récit historique pour comprendre jusqu'où peut monter le génie avec toute la grâce et la vocation qu'il suppose. Mais c'est là une autre histoire et sur laquelle il nous sera accordé de revenir lorsque cette Marie-Antoinette paraîtra en volume et, dirait d'Aurevilly, nous apparaîtra « dans la robe de linon immortelle de cette reine qui commença par le bonheur pour mieux finir par le martyre. »

Je voulais simplement noter avec précision que tous les ouvrages du benjamin de l'Académie Goncourt méritent de régner au sommet de la bibliothèque de tout homme bien né.


***


Et peut-être plus que tous ses autres livres, cette Chronique d'un temps troublé. Un Léon Bloy aurait hurlé « d'un siècle corrompu ». Benjamin ne veut pas forcer les mots. « Temps troublé » exprime assez dans quel abîme nous roulons.

Pour tout homme qui sait voir, pour tout homme qui sait comprendre, le premier sentiment qui lui vient lorsqu'il se trouve en face de notre temps, c'est un sentiment de révolte. Rien d'étonnant que la première lettre adressée à la « chère Hélène » s'intitule Révolte.

L'auteur ne peut pas s'empêcher de crier son indignation. Remarquez qu'il ne se découvre ni un blasé ni un dégoûté à la manière de ces dilettantes, des sceptiques qui se moquent de tout, méprisent tout pour ne pas avoir à juger ni à condamner. Benjamin plutôt se fait justicier. La révolte qui l'anime a quelque chose de grand, de noble, de nécessaire. S'il supporte mal l'ambiance de notre temps, c'est parce qu'il veut l'homme plus digne de l'ordre qu'il commande. Plus digne de son nom. Écrire, c'est porter un arrêt. Le romancier en face de ses personnages ne saurait mentir ni se montrer indulgent. Et plus il est sévère, scrupuleux jusqu'à dans les moindres détails, plus il nous fait voir ses personnages tels qu'ils vivent et tels qu'ils sont, plus il reste digne de son rôle de peintre, par conséquent de juge impartial. L'essayiste de même, le moraliste en face de son temps ne reculera devant rien. Il dira tout sans miséricorde. L'écrivain n'a pas à demander grâce. A personne. Il juge. Et c'est ainsi qu'on se rend compte qu'écrire n'est pas un métier, mais un sacerdoce.


***


Dan une lettre éloquente que m'adressait Benjamin, lettre qui n'a rien de littéraire et tout de l'humain et à cause de cela même qui relève de la plus haute littérature, il disait :


Un artiste est un homme qui ne peut pas garder son bonheur ou son malheur. Il a un besoin impératif de les faire partager. L'art, je le répète tous les jours de la vie, est le suprême plaisir – le plaisir qu'on veut faire partager. En lisant ma joie, vous en avez eu votre part. Voilà de quoi je suis ému.


(…) Du fait qu'on ne traite pas tout, on ne cache pas des vérités : on les laisse parce qu'elles ne sont pas de votre domaine. Le droit strict d'un artiste, en éclairant son œuvre, est de laisser dans l'ombre ce qu'il veut.


Voilà certes de nobles paroles et des paroles d'un sens profond. L'auteur les écrivit à l'occasion de son ouvrage capital Mussolini et son peuple. Je constate que dans ce poème en prose à la gloire du Duce, Benjamin se présente à nous tel un peintre qui possède son art à fond. Il a fait métier de peintre. Il ne veut pas discuter sur le corporatisme tel qu'appliqué en Italie. Il ne s'arrête point à analyser les grandeurs et les misères de la dictature. Il trace le portrait de Mussolini. C'est déjà beaucoup. C'est énorme. Mais l'auteur a laissé dans l'ombre ce qu'il veut.

***


Dans la Chronique d'un temps troublé qui n'est plus le portrait d'un homme, mais la peinture d'une époque, l'auteur ne peut plus rien laisser dans l'ombre. Il traite tous les sujets capitaux, les sept péchés capitaux. Il ne laisse rien dans l'ombre. Et l'essayiste, selon moi, dépasse ici le peintre, en profondeur, en réalisme. C'est le Benjamin que j'aime par-dessus tout. C'est le juge impitoyable d'Aliborons et Démagogues, celui-là même qui vociférait :


J'affirme que vous êtes idiots quand vous parlez religion. Je sais des âmes délicates qui vous trouvent révoltants : je ne veux pas partager leur dégoût.

(…) J'affirme que vous êtes idiots quand vous rejetez l'Histoire, en refusant d'apprendre les leçons du passé. Elles seules pourraient vous bonifier, vous donner un grain de sagesse, vous amener par ses tragiques exemples à cette rêveuse réserve, où se tient tout être humain qui compare pour comprendre, au lieu de cette euphorie humanitaire dans laquelle béatement vous contemplez l'avenir, comme si l'avenir n'était pas que du brouillard ! Qu'y distinguent donc les plus malins ?

(…) J'affirme que vous êtes idiots, par tout votre pathos révolutionnaire, votre pacifisme d'autruches, par votre prétention de touche-à-tout, par votre solennité qui d'ailleurs est celle du régime lui-même. Regardez vos ministres; ces ministres que vous servez et méprisez, qui vous commandent et vous méprisent…1


Et ainsi pendant plusieurs pages d'une violence à torréfier le diamant. C'est du pur pamphlet. La Chronique d'un temps troublé nous offre la même puissance d'expression, mais plus contenue, plus sobre encore peut-être et non moins efficace.

C'est un à-côté de l'art de Benjamin de ménager ses forces, de demeurer un moment sur la défensive pour revenir à l'attaque avec plus de vigueur et une plus émouvant sûreté de ligne. Les coups portent. Il ne s'agit plus de simples brèches. Nous assistons à un véritable dynamitage. Et combien notre déplorable civilisation le mérite !

Ecoutez cette plainte :


Si je fais le bilan de ma vie, quel chaos ! Au début, des études de droit ; je deviens avocat ; je plaide aux Assises. Un jour, à force d'éloquence, je fais condamner un homme à mort. Il a commis trois crimes, mais l'idée qu'on va le tuer me rend malade. Un client, il faut bien que je l'assiste ! Dans la voiture qui nous emmène à l'échafaud, je me sens perdu d'émotion ; je dois être livide ; il s'en aperçoit ; il me prend la main, et dit : « Du courage :… Faut pas s'en faire ! » Le lendemain, je renonce à ce premier métier.


Ne riez pas. Benjamin nous fait toucher du doigt l'un des travers de l'humanité, de notre suave civilisation. Que peut faire un homme pour vivre ? Il part pour l'Afrique. Il va commercer et se rappelle le mot d'un ami : « Pourquoi se faire voleur, quand on peut entrer dans le commerce ! »

Le mot est dur. Le mot est juste. L'auteur nous fait voir son homme s'enrichissant dans le commerce des oranges de Jaffa. Il risque sa fortune à la Bourse. La Bourse ne la lui rend pas. C'est encore vrai tout cela et c'est un autre malheur de notre merveilleuse civilisation. On travaille pendant vingt ans, quarante ans de sa vie, puis un beau jour, on perd d'un seul coup à la Bourse tout le fruit de ce labeur. C'est délicieux.

L'amoureux de la belle Hélène revient à Paris. Il ne retrouve plus sa ville d'autrefois. « Paris autrefois avait des dômes, des tours, des clochers, qui dominaient et exprimaient une valeur spirituelle. » Aujourd'hui « les salles de bain montent plus haut que les églises ! »

C'est à décourager de tout et de la vie même, ce vingtième siècle de l'ouvrier, celui des grèves et celui de la revanche. Un joli spectacle où tout l'ordre est changé. Les valets deviennent les maîtres et les maîtres des palefreniers. Un bourgeois met trente années à établir un commerce. Nos parlementaires, qui n'ont jamais rien créé, rien bâti, pour la plupart, apparaissent avec du papier dans les mains. Voilà des lois ! Il faut réglementer les heures de travail et les salaires. L'ordre, l'économie, la persévérance ne sont plus que de vains mots. C'est le triomphe du prolétariat. La bourgeoisie décline, la paysannerie succombe et les têtes tombent. Si ce n'est pas là une époque troublée, j'aimerais à savoir ce que c'est.


***


Parce que nous vivons sous le signe de la démocratie (serions-nous plus heureux sous le signe des dictatures ?) toutes les idées nous semblent respectables. Nous respirons sous un ciel de lieux communs et d'idées reçues. Léon Bloy l'avait bien vu dans son Exégèse des Lieux Communs, l'un des plus formidables réquisitoires qu'on ait jamais craché à la face de notre malheureuse époque. Benjamin non plus ne recule pas devant la vérité :


Les idées sont respectables ? Juste ciel ! Elles sont presque toutes absurdes ou criminelles. Les idées ne devraient être maniées que par des êtres subtils et sensibles. Comme les explosifs. Répandre des idées, c'est détruire le bon sens, l'instinct, la conscience, tous les dons humains. Se livrer aux idées, c'est risquer la peste et les contagions ! Pauvre race qu'un goût indiscret de juger a jeté dans le désordre et dans une sorte de fornication de l'esprit, où le cœur reste égaré.


Naturellement, Benjamin exagère. Quand on énonce une vérité, on exagère toujours. Voudrait-on que le moraliste voilât la lumière ? Par malheur, trop d'écrivains rapetissent la vie au moyen du mensonge, de la sainte mesure, du bienheureux relatif. Il est temps de mettre le fer à la plaie et de le tourner pour qu'il y brûle jusqu'à la dernière goutte de pus.

Que le tortionnaire de la Chronique d'un temps troublé fasse le procès de la démocratie, il trouve à tous les carrefours des raisons péremptoires de vociférer et de fouetter la canaille et sa fille naturelle, la politicaillerie. L'essayiste ne propose aucun remède. Le voudrait-il, qu'il se verrait en peine d'en trouver pour l'excellente raison qu'une fois rendue à son point de saturation, la civilisation ne peut pas renaître, ni se renouveler. Nous proposerait-il d'ailleurs la dictature que, pour ma part, je la repousserais avec violence. Il n'existe qu'un mode de gouvernement : la monarchie absolue. La France disposait de ce privilège des dieux. Des malins sont venus en 1789 jeter par terre ce qu'on avait mis mille ans à édifier. Tout reste à recommencer. On ne recommencera pas. On n'aura ni cette noblesse, ni ce courage et c'est pourquoi notre belle civilisation ne peut que déchoir.


***


Si on s'imagine parer au désastre au moyen du progrès, de la science avec un S majuscule, on se ménage des surprises désagréables. « Tout ce qui nous reste de bon, dit quelque part le terrible polémiste anglais Chesterton, nous vient du passé. » Et comme c'est vrai ! Toutes les inventions modernes et, parmi celles-là, la monnaie, n'ont servi qu'à rendre l'homme malheureux. L'automobile a fait plus de morts que la guerre et la peste. La médecine aussi a fait des morts. On ne les compte plus. Et il faut lire les articles irréfutables de Léon Daudet sur le crime des sérums pour comprendre que notre humanité est en baisse et en voie, comme on dit au palais, de putréfaction.

Ce que Benjamin raconte de la femme et de la médecine vaut d'être gravé sur les murs de toutes les villes qui se respectent. Je sais plus d'un médecin intelligent (il y en a) qui pensent en tous points comme l'auteur de cette Chronique scandaleuse.

La femme moderne ! La femme qui sait tout : la cuisine, la médecine, la couture, la politique et la littérature. N'allez pas croire qu'elle ne se présente pas tel un spécimen extraordinaire. Il faut entendre ces péronnelles bourrées de grec et de latin donnant des leçons d'art culimaire ou ménager à des bonnes mères de famille qui triment et fricotent depuis quarante ans. On s'imagine en certains milieux que le manuel supplée à tout. Des cuisiniers passent la moitié de leur vie à apprendre un art extrêmement difficile et voici des petites bonnes femmes qui se prétendent cuisinières parce qu'elles ont « suivi » un cours d'art culinaire ; comme si un tel art pouvait s'apprendre à l'école. Il faut goûter aussi aux mets que ces chères enfants nous servent pour comprendre la grandeur d'un siècle qui repose tout entier sur la Science. Ce qui arrive, c'est ceci. La péronnelle se voit incapable d'écrire une lettre sans faute et elle n'est pas plus apte à balayer convenablement la place ou à faire cuire des pommes de terre. Quel gâchis !


***


L'existence ainsi devient insupportable. Et Benjamin a parfaitement raison de faire dire à une femme du peuple :


Ça vient de naître, et ça voudrait mener le monde ! Quand ils auront comme moi trente ans de travail dans les pieds, et élevé six enfants qui ont tous un métier dans les mains, alors peut-être, je leur donnerai ma considération !


Que ce soit au sujet de l'industrie, du commerce, de la science, de l'éducation, de l'instruction au 20e siècle, des religions et de la politique, Benjamin fulmine, ironise et condamne. Il se montre le plus grand peintre et le plus impitoyable de son temps. Mieux que Saint-Simon, il nous indique les faiblesses, les erreurs, les folies et les misères de son époque. Essayez de lui prouver qu'il a tort. Impossible. Il a raison. Toujours. Du reste, il suffit de regarder autour de soi pour juger d'un mal qui ne nous enveloppe pas, mais que nous portons avec une inconscience qui tient presque du prodige.

Nous vivons comme dans un rêve. Le temps nous bouscule et le modernisme nous tue. Nous ne pensons même pas. Nous sentons. Nous agissons comme des animaux, grâce aux sens. C'est triste à dire ; c'est quand même la vérité.


***


D'aucuns s'imaginent que Benjamin, écrivain de droite, admire le fascisme au point de se découvrir devant Hitler. C'est une erreur. Et il faut lire sa lettre sur l'Allemagne. Ecoutez au moins ceci :


D'ailleurs le régime (hitlérien) n'est pas né dans la beauté. Il est sorti d'une brasserie, à Munich. Pots de bière, fumée, voilà la mise en scène. Des buveurs, convaincus que leur race est la première du monde, et le juif le rebut de l'humanité, voilà pour les figurants.


Pendant trente pages d'une logique serrée, d'une lumière foudroyante presque, Benjamin nous fait voir les sottises de ce régime hitlérien, affreux et ridicule. Je crois que le moraliste ici préfère encore la démocratie, mais je n'en suis pas très sûr.

Il reste que dans cette Chronique, qui fera le tour du monde, j'en garde la certitude, chacun devra prendre sa leçon et ses responsabilités. Nos prêtres catholiques même n'échappent pas aux coups de fouet. Beaucoup trop de nos prêtres sont tièdes et ne remplissent pas la mission dont ils sont chargés. Lisez, je vous prie, les pages cinglantes qui vont de 126 à 132, et vous m'en donnerez des nouvelles. Plusieurs bons curés pourraient en faire leur profit. Qu'ils ne craignent rien : Benjamin est un écrivain catholique, certainement pas un catholique à l'eau de rose, tel un rédacteur de la Croix, mais un catholique capable de se tenir debout et de juger.

On peut ne pas partager toutes les idées de l'auteur de la Chronique d'un temps troublé. C'est précisément pourquoi je vous conseille de lire son livre. S'il écrivait, le malheureux, pour nous plaire ou pour nous faire plaisir, il mériterait le feu éternel. Parce qu'il veut voir en face une époque pourrie jusqu'à la moelle, parce qu'il se présente devant nous, une torche à la main qu'il promène à la hauteur de nos yeux, il faut répandre cette lumière. Il faut l'enseigner. C'est ce que je fais.

Puis enfin, n'est-ce pas La Bruyère qui a dit : « Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage : il est bon, et fait de main d'ouvrier. »

Et c'est bien là, pour notre profit et pour la gloire de René Benjamin, sa Chronique admirable et scandaleuse. Qu'il vive !


1. Aliborons et Démagogues Fayard éditeurs, Paris, pp. 144-145.


Les Pamphlets de Valdombre, mai et juin 1939



















Lettres de René Benjamin à Claude-Henri Grignon



Première lettre –


Le Plessis

Savonnières (Indre et Loire)

le 5 septembre 1937


Monsieur,

Je viens de lire avec beaucoup d'émotion la longue chronique que vous avez consacrée à mon "Mussolini". Je dis : émotion, parce que toute déclaration d'amitié m'en donne, et il y a cela d'abord dans votre article ! Il y a un élan. Vous m'avez suivi. Et les battements de mon cœur ont fait battre le vôtre. Cela, c'est relativement rare. Cela, c'est la récompense d'écrire.

Un artiste est un homme qui ne peut pas garder son bonheur ou son malheur. Il a un besoin impératif de le faire partager. L'art, je le répète tous les jours de ma vie, est le suprême plaisir – le plaisir qu'on veut faire partager. En lisant, vous en avez eu votre part. Voilà de quoi je suis ému.

Et puis vous êtes le seul à avoir dit : "C'est un poème !"

Il fallait s'attendre, puisque je touchais à un homme politique, à ce que l'on me juge selon des idées politiques. Cela n'a pas manqué. Vous êtes le seul à avoir vu que ce n'était pas mon métier. Mon métier est de peindre. Mon métier est de faire un portrait. Mon métier n'est pas de me demander si… ou si…!

Vous l'avez bien compris ; puis vous l'avez perdu de vue. C'était forcé ; le problème politique est trop présent toujours à votre esprit. Et pendant toute la page 363, vous me reprochez… de ne pas avoir tout dit !

Je ne suis pas chartiste, je ne suis pas historien. Je suis peintre. La première règle de l'art c'est de ne pas tout dire, de ne traiter que son sujet, de faire son choix.

Du fait qu'on ne traite pas tout, on ne cache pas des vérités, on les laisse, parce qu'elles ne sont pas de votre domaine.

J'avais un ami pessimiste, qui quand il me voyait rire aux comédies de Molière, haussait les épaules et me disait : « Ce n'est pas toute la vie ! Et les misères ? Et les drames ? » Bien sûr ! Mais ce n'était pas l'affaire de Molière !

Vous pensez bien que remuant et ruminant mon sujet dans tous les sens, je me suis dit, moi aussi : Faut-il parler longuement des corporations, et des salaires, et des rendements, et établir des statistiques, et donner des chiffres ? Mais… ce n'était pas mon affaire : j'écrivais un poème.

Moi aussi, j'ai été ému par l'action d'Arnaldo Mussolini et du Père Tacchi Venturi ! Mais… je faisais le portrait de Mussolini… et pas le leur. Le droit strict d'un artiste, en éclairant son œuvre, est de laisser dans l'ombre ce qu'il veut.

Mais… vous savez tout cela mieux que moi – puissant artiste que vous êtes, car votre critique est de l'art, mouvante et passionnée ! Et vous lisez comme il faut lire, en engageant tout l'homme. J'aime, au milieu de vos admirations, vos résistances, vos rebuffades, vos bourrades ; Il y a tout à coup des coups de poings dans votre amitié. Votre style, si j'ose dire, a des haussements d'épaules.

Tout cela force la sympathie. Tout cela fait qu'à travers l'Océan, on vous tend les mains, en vous remerciant chaleureusement d'être ce que vous êtes. L'ami Trotabas me parle de vous depuis un an : c'est un être exquis ; il ne peut pas se tromper sur la qualité de ce qu'il aime. Je me réjouis, si je ne meurs pas, à l'idée de vous connaître un jour, car j'irai bien un jour au Canada : j'en ai trop envie ! Il faut que cette envie coïncide avec des possibilités. J'ai confiance.

Vos Pamphlets prouvent que vous êtes un lutteur rude et loyal : on ne peut à votre contact que gagner en chaleur et en courage. C'est un gain que je ne me refuserai pas.

Pour aujourd'hui, je voudrais que les commencements de notre amitié s'établissant si bien, vous me disiez s'il y a de moi des livres que vous auriez plaisir à recevoir de ma main. Excusez-moi… On ne peut donner que ce qu'on a !

Et en vous remerciant encore de tout cœur, je vous souhaite ce que je crois le plus important dans nos vies, de continuer à être heureux, en écrivant !


René Benjamin


Vous avez écrit une chose que je vous envie : «.Mussolini ne peut pas laisser d'imitateurs. Le fascisme est son œuvre, tout comme le Jugement Dernier appartient à Michel-Ange. Les chefs-d'œuvre ne se répètent pas ; on les copie encore moins. »

Bravo ! Mais alors, ne nous demandons pas ce que deviendra l'Italie après Mussolini ! Après Michel-Ange, il n'y a pas eu de Michel-Ange. Et si j'avais vécu de son temps, j'aurais fait son portrait !



Deuxième lettre –


Paris, le 17 décembre 37


Cher Monsieur,

Je vous réponds en hâte, entre deux voyages ! Et je vous réponds… que je ne vous répondrai pas politique : ce n'est pas mon affaire ! Pardonnez-moi ; comprenez-moi. Quand un peintre peint un grand homme politique, on ne lui demande pas s'il est de son parti, parce que ça n'a rien à voir avec le portrait. Vos adversaires les plus tenaces ne me feront pas démordre de ce point de vue. Je fais, tout le long de ma vie, mon métier d'artiste, je dirais presque d'artisan. Si je l'avais voulu, j'aurais été politique : je ne l'ai pas voulu. L'économie politique est-elle à Rome engagée dangereusement : je n'y connais rien. L'âme italienne est-elle plus haut qu'elle n'était ? Là, je m'y connais. Je dis : "elle est sur un sommet, grâce à un homme de génie !" Et je crie : "Vive Mussolini !"

Les mécontents ! Ah ! Ah ! Il faudrait, avant de parler d'eux en l'air, comme font tant de gens, nous prouver que ceux qui existent sont capables d'autre chose que de mécontentement !

J'ai vu : je sais ce que j'ai vu. On ne peut pas m'intimider. Et sur le reste, je me récuse !

A vous, de tout cœur.


René Benjamin


Je ne suis que l'été en Touraine. Je reste huit mois de l'année, de novembre à juillet, à Paris, 111 boulevard Saint-Michel.



Troisième lettre –


Paris, 111 Bd St-Michel

Le 23 décembre 38


Cher Monsieur

Je suis ingrat avec vous ! Ce n'est pas douteux, et j'en ai honte. Mais je travaille comme trois nègres, et je sens bien maintenant que je perdrai le souffle… avant d'avoir soufflé !

Tous les mois, vous nous donnez, avec une abondance qui m'émerveille, le meilleur, c'est à dire le plus vrai de vous-même. Ce n'est pas sans émotion que j'y trouve souvent des traits affectueux à mon égard. Vous me faites l'effet d'un bon vent, qui arrive du Canada, chargé de graines et de bonnes odeurs. Vous semez à travers l'espace. Je respire plus largement en vous lisant ; et quand je vous ai lu je suis enrichi comme tout homme qui rencontre un homme.

Soyez remercié pour cette œuvre tenace, large et féconde. Puisque voici l'époque des vœux, que les miens vous parviennent avec leur chaude sincérité. Je vous souhaite la joie dans le travail ! Elle illumine à vrai dire tout ce que vous écrivez. Puisse-t-elle ne jamais vous abandonner !


René Benjamin



Quatrième lettre –


Copie d'une lettre à la main



Sainte-Adèle, 30 avril 1939


à René Benjamin


Cher grand artiste,

J'ai plaisir à vous présenter une de mes payses, Mme Françoise Gaudet-Smet de Montréal, Canada. Elle vous apporte un témoignage de notre admiration.

Cette femme de lettres, conférencière, directrice de la revue Paysana, personnifie, vous le verrez tout de suite, la vraie femme canadienne-française, pure laine. Je sais que vous lui ferez le plaisir et le grand honneur de l'écouter. Mieux que personne, elle vous parlera avec amour, avec vérité de la province de Québec, prolongement de la France. Elle s'occupe de ce qu'on est convenu d'appeler l'artisanat. Tout son dévouement va à la cause de la paysannerie et, comme vous, elle appartient au passé. Elle est essentiellement nationaliste, ce qui devrait vous la rendre sympathique.

Elle ne vient pas accaparer votre temps si précieux, ni faire votre connaissance avec l'espoir de se servir de votre nom. Elle vient chercher auprès de vous un peu de lumière qui la guiderait durant son séjour en France au sujet des arts domestiques, et pour prendre un contact plus vivant avec la paysannerie française, en regard des études qu'elle poursuit.

Mon cher Benjamin, je profite de ce billet pour vous exprimer tout mon regret de n'avoir pas su vous remercier plus tôt de votre extraordinaire Chronique d'un temps troublé et de votre dernière lettre qui m'a tant ému. Croyez que je succombe sous le poids du travail et que je me vois obligé de remettre à plus tard le plaisir que j'éprouve à venir causer avec vous. Vous avez la meilleure part de mon admiration et de mon amitié et je ne saurais le mieux prouver qu'en écrivant l'éloge de votre Chronique, ce que je ferai dans mes Pamphlets de mai ou juin prochain.

Je vous remercie de la réception que vous ferez à Mme Gaudet-Smet et vous prie de croire à l'assurance de mes meilleurs sentiments. Votre ours canadien,


Valdombre



Cinquième lettre –


Le Plessis, Savonnières (Indre et Loire)

Le mardi 8 août 1939


Cher ami !


(Vous me permettez, n'est-ce pas, cette expression ? Je ne peux plus en avoir d'autre après avoir lu votre article) – cher ami, avez-vous pensé, en écrivant, à ma confusion, quand je vous lirais ?

Je crois que vous n'avez pensé qu'à ceux que vous vouliez convaincre ! Vous avez le don de la vie : il vous faut en donner ! Vous partagez votre chaleur. Mais moi ! moi ! l'objet de cet enthousiasme affectueux, comment voulez-vous que je le supporte sans un grand trouble ? Ou alors, il faut que je vous lise avec des lunettes qui atténuent les mots trop lumineux. Si vous saviez l'inquiétude que j'ai avant d'écrire, et après avoir écrit ! Il n'y a que pendant que j'écris, heure de l'illusion, que je connais l'heureuse inconscience. A mon âge, on est fixé : on n'a que des espoirs, on ne fait que des brouillons. Je ne peux, bien entendu, pas croire ce que vous dites de moi !

Ah ! Je crois que vous le croyez ! Parbleu ! Vous êtes un magnifique pur-sang ! Vous bondissez en hennissant dans les élevages de la littérature. C'est cela vos "Pamphlets". Chaque fois que je les lis, je me confirme qu'il n'y a rien de plus beau que le don de vie, qu'une nature qui s'affirme, et qui spontanément s'engage.

Au moment où j'écris ce mot, je m'aperçois que vous l'avez employé pour moi, et que c'est la ligne qui m'a le plus touché. Je vous retourne, de tout mon cœur, le compliment. Oui, il faut s'engager. Avez-vous remarqué, par exemple, qu'un Giraudoux, dont bien des traits me touchent, et profondément, ne s'engage jamais ? Il reste au-dessus du débat. Et il ne plane pas, il papillonne ! C'est sa faiblesse. Elle m'inquiète.

Il me semble, à vous lire, que nous sommes des êtres de même race. Tout est là pour s'entendre. Au Jugement Dernier, nous ferons partie de la même troupe. Nous serons jugés en même temps. Nous aurons eu les mêmes ardeurs, en commettant les mêmes erreurs.

Aurons-nous la joie de nous connaître en ce monde ? Je riais bien tout à l'heure, en lisant votre article sur Madame Léon-Mercier Gouin ! Un ami, qui veut absolument que je fasse des conférences au Canada, m'a fait connaître cette dame, en mai, quand elle était à Paris. Sa personne et sa conversation m'ont immédiatement ennuyé. J'ai été avec elle vague et somnolent. Elle m'a écrit depuis : « Vous ne sauriez croire quel bon souvenir je garde de notre rencontre ! » J'ai trouvé cela savoureux. Elle a écrit à Etienne Gilson, Président de l'Institut Canadien. Il paraît que Gilson va m'écrire. Et qu'une année ou l'autre je prendrai le bateau !

Je n'en suis pas encore bien sûr ! Je suis un homme d'une paresse surprenante, quand il s'agit d'aller vers des publics que je ne connais pas.

Le cher Trotabas a moins de paresse que moi. Il est vrai qu'il ne parle pas en public ! Mais quelqu'un m'a dit qu'il était parti vers vous. Cet homme est un veinard, qui crée sa veine.

Depuis que je vous lis, je me suis fait de vous une idée, une petite modeste idée. Et il y a huit jours, ayant été à Genève voir les tableaux du Prado, je suis resté tout à coup en arrêt devant une toile du Gréco, et j'ai pensé à vous ! Cette toile est un portrait. Ce portrait, je l'appellerais "le portrait de l'homme loyal", s'il n'était intitulé déjà celui du "Chevalier à la main sur le cœur". C'est une chose sublime ! C'est le portrait d'un visage, d'une main et d'une épée. Le visage est d'un homme, mais le regard de Dieu. La main est exsangue, parce que tout le sang est au cœur. L'épée est en or fin : elle ne livre que les combats essentiels. Me voilà maintenant pour le reste de ma vie à rêver là-dessus !… Que devant une telle œuvre votre souvenir m'ait monté à l'esprit, c'est vous dire en quelle haute estime je tiens vos franchises, vos hardiesses et vos combats.

A vous mes deux mains.


René Benjamin



Sixième lettre –


Le Plessis, Savonnières (Indre et Loire)

Le vendredi 8 septembre 39


Mon cher Grignon,

Vos pages de juin, d'une affection si vibrante, m'arrivent à la minute où la tragédie vient de se saisir de nous !

Votre article se termine, parlant de moi, par ces deux mots : "Qu'il vive !" Et moi, je réponds en écho, tout haut : "Que la France survive !", et tout bas : "Que mon enfant revienne !" Il a vingt-deux ans. Dimanche, quand la guerre a éclaté, il était à cent mètres de la frontière, en avant de Metz, la main crispée sur une mitrailleuse. Et maintenant, advienne ce que Dieu voudra ! Qu'on soit soldat, prêtre ou artiste, le but de la vie est le même, lutter contre le laid et le mal. La guerre n'est que la forme dramatique d'une lutte qui ne cesse jamais, quand la guerre est contre l'Allemagne.

Nous ne savons pas à cette heure ceux que cette guerre dévorera. Mais nous sommes sûrs de vaincre, parce que comme Franco nous tenons le drapeau de l'esprit. Et l'esprit est plus fort que la force !

Je vous donne à travers les mers, cher Henri Grignon, mon accolade la plus grave et la plus émue.


René Benjamin






Septième lettre –


Le Plessis, Savonnières (Indre et Loire)

Le 2 juin 1940


Mon cher Henri Grignon,

Vous avez écrit dans votre dernier numéro des Pamphlets des pages magistrales sur l'éducation des filles ! Or, je sais trop dans quelle solitude vivent les écrivains qui disent de simples choses justes, pour ne pas vous tendre les mains en vous criant : Bravo !

Nous avons une étrange et bien cruelle vie. Nous étions arrivés à l'aberration totale en tout. Il n'y avait plus qu'à brûler tout : l'incendiaire Hitler va s'en charger ! Avant quelques mois l'Europe entière ne sera que ruines. Restera-t-il après la victoire allemande assez d'innocents et d'honnêtes gens pour reconstruire quelque chose, ici ou là, qui marque un peu de bon sens. C'est ce que je ne sais pas. Mais c'est une minute de soulagement dans l'angoisse de lire des vérités écrites avec cette force.

Continuez ! Vous êtes plus utile que jamais – d'une utilité qui passe les mers.

Et je voudrais vous en dire plus et m'expliquer mieux, mais… je peux dire que je reprends ma plume pour vous. Il y a deux mois que je l'ai posée… J'ai subi une grande opération, puis j'ai eu une convalescence douloureuse toute traversée du cauchemar des évènements, et je suis encore loin d'être bien.

Mais… vous êtes l'heureux signe que je commence à ressentir de nouveau ce qui est bien, et de bien loin, mon cher Henri Grignon, mais de tout mon cœur, je vous en remercie.


René Benjamin


Huitième lettre –


Paris, 111 Bd Saint-Michel Ve

Le vendredi 21 février 47


Cher Monsieur – cher ami, oui, ce sont les deux seuls mots qui vous conviennent depuis toujours, – mon éditeur Sorlot me fait lire votre lettre. C'est vrai que je devais vous écrire. Mais j'arrive de Suisse où j'ai fait des conférences, et après ce long voyage, – il a duré un mois ! – j'ai trouvé tant de courrier, tant d'affaires, que j'ai eu l'air de vous négliger.

Pourtant, après tant de misères, vous retrouver, c'est la merveille ! Je n'ai rien oublié de votre affection, de votre fidélité. Tant de fois pendant mon internement stupide (Dieu que la méchanceté des hommes est bête !) mon imagination vous a évoqué. Je rêvais à vous. Je croyais avoir en mains les "Pamphlets de Valdombre"…

Vous écrivez aujourd'hui à Sorlot que bien des gens ne m'aiment pas.

Ah ! je le pense ! Je ne les aime pas non plus !! Mais je crois qu'il faut les regarder en face et dénoncer leurs dénonciations. Depuis que je suis libre, c'est ce que je n'ai cessé de faire. Et c'est ce que je voudrais faire là-bas, au Canada comme en France.

Je ne suis pas décidé à me laisser faire. L'Enfant tué, dans ces temps ignominieux, a paru à beaucoup de Français comme une bouffée d'air pur.

J'aime à penser que l'air pur est encore plus aimé au Canada que chez nous. Et voilà pourquoi je pense à une édition de mon livre dans votre pays. Si elle ne paraît pas possible aujourd'hui, elle le sera demain.

L'important c'était d'abord de vous retendre la main. Des hommes comme nous doivent retrouver le contact dès qu'ils peuvent.

Je vous dis ma fervente et fidèle amitié.

René Benjamin

Neuvième lettre –


Tours. Clinique Saint-Gatien

Le 21 septembre 1948


Mon cher ami,

Votre lettre est un baume, un sourire, une aide.

Depuis vingt jours, je suis un martyre, et j'ai la perspective d'en être un pendant des semaines et des semaines encore.

Il y a vingt jours, nuit pathétique. J'ai vécu des heures à la Dostoiewski ; Rétention complète. J'attends le médecin six heures ! Il arrive. Il y a six heures que je hurle la souffrance. Il essaie de me sonder, m'assassine, change la chambre en abattoir, m'emmène enfin à Tours où le chirurgien ne réussit aucun sondage. Il faut faire une cystotomie. Enfin, enfin, on m'endort.

Le chirurgien était bon. L"opération a été parfaite (c'est le premier temps de l'opération de la prostate). Je devrais être chez moi. Mais j'ai eu toutes les complications intestinales et pulmonaires. Jamais je n'ai souffert autant de ma vie. Et on n'en voit pas la fin. Une petite fièvre traîtresse est là qui s'insinue matin et soir. Et il y a… la perspective d'une seconde opération, la seule longue, difficile et grave ! Elle se passera sans doute à Paris. Je veux un grand chirurgien.

Mon cher ami, je m'arrête. Cette simple lettre et je n'en peux plus !

A vous et aux vôtres du fond du cœur.


René Benjamin








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