Une visite à l’amiral DARLAN


J'avais interrogé sur lui quelques hauts personnages. L'un d'eux, qui est un cœur frémissant, m'avait déclaré, me regardant en face: « C'est un vrai chef ». Un autre, qui est un sage, m'avait dit en clignant des yeux: « Je fais en sorte… d'éviter les conflits ».

Là-dessus, j'ai vu le Maréchal, et lui annoncé que l'Amiral m'avait donné rendez-vous.

– Ah ! répondit-il, voilà qui est bien !

Un silence, selon son habitude. Après quoi, il dit d'un ton vif, pour marquer qu'il allait tout de suite à l'essentiel :

– Je vous préviens qu'il a du cœur.

Puis il ajouta d'une voix lente, cette fois :


Avez-vous déjà vu un artiste puissant, dans le décor informe d'un théâtre de province. C'est l'impression que j'ai eue, quand j'ai pris contact avec l'amiral Darlan, dans la chambre d'hôtel banale dont il a fait son bureau. Comme toutes les chambres de Vichy, elle a un papier qui imite la toile de Jouy. On sent là des fadaises sans rapport avec l'Amiral, qui est fort, qu'on sent ramassé sur soi, qui en vous accueillant ne cherche pas à vous séduire, qui ne sait pas faire de fausses grâces, qui n'est que ce qu'il est. Le voici qui s'assied; il se place bien dans son fauteuil; il ne bougera pas jusqu'à la fin de ma visite.

J'ai vu le papier toile de Jouy en entrant ; je ne le vois déjà plus. Je ne vois aucun détail de la pièce. Je vois l'Amiral.

Il ne ressemble pas à ses portraits. J'allais dire : grâce à Dieu ! Sur ses portraits il est trop beau. Dans la vie, il a du caractère. Il m'impressionne dès l'abord.

Il ne me regarde pas, et ne se décidera guère à me regarder. Je resterai une heure et demie : j'aurai ses yeux dix minutes, pas plus. Est-il gêné ? Méfiant ? Réservé ? Peut-être les trois. Je me figure que ne cherchant jamais le moindre effet, il redoute de constater l'impression qu'il produit. Je suis là ; il ne me connaît pas ; il ne sait rien de mon passé, de mes passions, de mes habitudes. S'il y a désaccord, il ne tient pas à l'apprendre. Sa vie est déjà trop chargée.

Voilà ce que je crois deviner en le regardant. Et voici ce que je crois comprendre en l'écoutant.

Comme tant d'hommes rudes – car il est rude de prime abord – c'est un être sensible. Il se hérisse par instinct de défense, mais il ressent profondément. L'impopularité l'atteint. La preuve c'est qu'il en parle très vite, qu'il dit d'un ton offensif, que quand on tient le pouvoir, il ne faut pas chercher l'amour du peuple : le peuple ne saurait comprendre ce que c'est que gouverner. Et sa main, d'un geste court, envoie promener quelque chose. J'ai l'impression que c'est la bêtise humaine.

Malgré qu'il la connaisse et la méprise – il se demande peut-être si je la connais moi-même et il répond devant moi à certaines calomnies. On dit par exemple qu'il n'a pas navigué! Qu'est-ce qu'il a fait alors, pendant sept ans, dans les mers de Chine ? Il est vrai que durant l'autre guerre, il ne naviguait pas. Mais il croit se rappeler qu'il était en Flandre à faire le coup de feu !

La radio anglaise a insisté aussi sur la médiocrité de ses études, annoncé qu'il avait hérité de Georges Leygues, et qu'il habitait cependant un château payé par le Chancelier du Reich. Là il énumère simplement ; il m'avertit au cas où j'ignorerais ces pauvretés. Mais il ne répond pas ; il ne se défend plus. C'est un homme qui a des pommettes hautes et tient la tête droite.

Il préfère parler de son travail, et je sens que c'est toute sa vie. Il pourrait en parler pour énumérer ses ennuis; à la vérité, il en est recouvert; mais précisément il travaille pour les réduire ; c'est donc le travail seul qui importe. Son travail, pas sa personne. Il ne se fait jamais valoir en parlant ; pas plus qu'il ne se rend agréable en vous abordant. Je redis qu'il est ce qu'il est : il lui faudrait le redire à chaque instant. Il travaille en soldat ; il trouve naturel de ne rencontrer que des obstacles, et il est devant eux taciturne, secret, méditatif. Méditatif comme le Maréchal, avec d'autres apparences. Pour résoudre un problème grave il ne se confine pas dans son bureau. Il prend une pipe et il s'en va marchant. La marche suscite ses idées. Elles se trouvent tout à coup dans un ordre qui lui convient. Il rentre pour agir, et il décide.

Un homme qui décide a besoin de sa lucidité. Pour ne pas la perdre, il n'accepte aucune distraction : jamais il ne va dans le monde, et il dort le nombre d'heures qu'il lui faut. C'est étrange d'entendre cet homme d'action parler longuement de son sommeil, mais dans un temps où la folie l'emporte il n'y a rien d'étrange comme la sagesse. Il préserve donc par des nuits longues son travail de la journée, sa liberté, son équilibre. Je le regardais, je l'écoutais, je me disais: « Comme il est fort ! Comme il est personnel ! » C'est un maître homme parce qu'il se maîtrise. Il m'a raconté en serrant les dents comment pendant sa seconde année de Navale, il était passé du quatre-vingtième au vingt-cinquième rang, parce qu'il voulait voir les mers de Chine, au lieu de geler dans la Baltique. Avant de commander il s'est commandé ; il se commande toujours. Il est une leçon vivante d'énergie.

Dans ce pays d'insatisfaction qu'est la France, signalez les vertus d'un homme : on en exige d'autres aussitôt. J'entends des lecteurs m'interrompre :

– L'Amiral est une force. Est-ce une force spirituelle ?

Je voudrais faire une réponse pertinente: ce n'est pas facile. Peut-on savoir ce qu'un homme fort réserve en soi ? Je constate que le domaine des bonheurs et des angoisses de l'esprit ne paraît pas le sien. Et encore ! La Chine est bien une rêverie poétique… Cependant, dans tout ce long soliloque, où il m'entretenait avec confiance des affaires tragiques du pays, et du rôle qu'il s'efforce d'y jouer, je reconnais que la religion, l'art, le prix de la lumière, la beauté du monde, aucune enfin des grâces de la vie qui au cours de notre histoire ont éclairé tant de fois la conversation la plus ardue de nos hommes d'Etat, aucune n'est venue l'aider dans un exposé strictement réaliste.

Eh bien, c'est peut-être qu'il est tout à son œuvre ! Peut-être aussi que dans les vocations et professions qui se réclament de l'esprit, il a vu trop de faiseurs, et trop d'inutiles : il se méfie. Il paraît que récemment, comme on lui proposait de venir écouter la Neuvième Symphonie, il aurait répondu : « Quand on pense qu'il y a des gens qui font le saut périlleux et des choses extraordinaires, la tête en bas, en marchant sur leurs mains… J'aimerais tout de même mieux que nous allions voir cela ! » Doit-on faire « Oh ! » les yeux au ciel ? Il vaut mieux s'amuser… avec lui. C'est une boutade d'homme d'action, destinée à enferrer plus avant ceux qui de trompent sur son compte. Je voudrais tant ne pas être de ceux-là. Je voudrais avoir saisi ce qu'il y a de noble dans cet homme, à qui ses ennemis refusent toute noblesse.

N'est-ce pas ce qu'il y a de plus noble d'être occupé tout entier par le drame de la France ? Au point peut-être en effet de dédaigner ce qui ne semble que jeux de l'esprit. Dans une aventure aussi pathétique, ce qui n'est pas pure défense de la vie du pays paraît sans doute à l'Amiral un loisir incongru. La façon dont il lutte sans répit, dont il brise les uns, dont il élève les autres, et pour leur seule valeur, sans souci des camaraderies, ne peut pas faire douter de l'amour qu'il a pour sa patrie. Il ne faut pas que des manières sans complaisance, un commandement quelquefois rude, et certaines expressions triviales donnent le change sur la haute valeur d'un chef pris dans le drame national, pris dans le drame du pouvoir, et qui les ressent tous deux au vif.

Tellement au vif qu'incompris dans sa nature profonde, il nourrit des sentiments contraires qui se heurtent, et il étonne par des façons imprévues, alors qu'il est sans doute simplement braqué. Ce Gascon de Nérac paraît sans bonhomie méridionale. Ce républicain radical n'a pas de cordialité parlementaire. Que voulez-vous qu'un simple d'esprit comprenne ? Ce chef brusque les hommes alors qu'il est sensible à leur tendresse. Il se dévoue avec acharnement pour eux, meurtri qu'il est par leurs injures.

– Et puis… il fait de la politique ! répètent les niais, qui se dégagent en paroles de toutes les nécessités de la vie.

Pauvres incapables, ils devraient remercier à genoux qu'on en fasse pour eux, qu'on ose, qu'on décide, qu'on prenne des responsabilités pour eux. L'Amiral devrait forcer leur estime rien que par des mots comme celui-ci:

– J'ai prévenu le Maréchal, m'a-t-il dit, qu'en diplomatie je vais tout droit !… Comme mon père ! Mon père à qui le Cardinal Rampolla a dit un jour dans son dépit: « Il n'y a pas de conversation possible avec vous ! Jamais vous ne tournez autour du sujet ! »

En rapportant cela, il a presque ri, je dis presque, j'ai deviné qu'il riait intérieurement. En tout cas, cette fois, il m'a donné ses yeux, des yeux clairs, qui n'ont pas seulement le goût de l'ordre, mais qui donnent des ordres.

Il n'y a rien dont ce pauvre peuple ait plus besoin.

René Benjamin









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