RÉSURRECTION DE ROGER BÉSUS

 

Qui, en cette fin de siècle, connaît Roger Bésus, ce romancier à qui Jacques Vier écrivait en 1958: « Dites vous bien que dans l’histoire du roman contemporain vous êtes l’un des rares à sauver l’honneur » ? Certes trois de ses romans sont encore disponibles chez leurs éditeurs respectifs : Louis Brancourt au Seuil, Le Scandale et Les Abandonnés à la Table Ronde ; et la publication du Journal des années 1958-1959* pourrait permettre à la critique littéraire — s’il existait encore une critique littéraire digne de ce nom — de faire le point sur une œuvre importante et un auteur disparu il y a six ans après avoir cessé d’écrire — ou, du moins, de publier — depuis 1977.

Roger Bésus, né à Bayeux en 1915, passa sa première enfance et son adolescence au Havre. Ingénieur des Travaux Publics de l’État, il mènera toute sa vie deux activités de front, ajoutant à son activité professionnelle, d’abord celle de romancier, puis celle de sculpteur (remarquons, en passant, que ce fut aussi le cas de Gobineau) ; à partir de 1958 il tint régulièrement son journal. « Les travaux de l’esprit — engranger : la culture; restituer : la création — réclameraient à eux seuls plus qu’une vie. Parfois, au soir, le harassement qui résulte de cette division prend une résonance qui est peut-être tragique : des pages, c’est-à-dire des êtres, ne naissent pas, qui restent dans l’encre  » (note du 6 août 1958).

Car, marchant sur les traces de Balzac, de Proust (qu’il n’aime pas), de Béhaine, c’est la création d’une véritable Comédie Humaine du XXe siècle qu’avait entreprise Bésus, mettant au monde des personnages pétris dans la pâte — « pour un romancier, note-t-il le 22 mai 1958, écrire, ce n’est pas qu’introduire le levain dans la pâte. C’est d’abord confectionner la pâte... » - qui, souvent, reparaissent de roman en roman, nés, l’un après l’autre, « de ce silence intérieur où s’élabore toute création qui ... verse dans un autre silence, alors partagé, le lecteur y rencontrant l’auteur » (Pour l’amour, préface ; préface au demeurant très importante dans laquelle l’auteur confesse véritablement son évolution spirituelle de 1946 à 1966, date à laquelle il avait déjà écrit douze romans).

Son but ultime, il l’avait clairement défini dès 1958 : « Faire jaillir de cantons épars et enfin rassemblés une famille, non celle que produisent naturellement les hommes, qui abrite dans son giron tant de médiocres, pauvres du cœur ou de l’esprit, non, mais une famille d’individualités. »  Et déjà il se rend compte que c’est toute son existence qu’il a engagée dans « l’édification  de ce monde imaginaire dont, dit-il, je suis désormais inséparable, que nous restions ensemble à la surface du temps durant un peu de postérité, ou bien qu’ensemble nous soyons engloutis dans l’oubli ».

C’était un esprit libre et, sur tous les problèmes qui se sont posés à la France et à la civilisation dès le début des années 50, il avait pris position. Si nous ne pouvons toutes les relever et si nous devons renvoyer à la lecture du Journal et des romans où elle se trouvent développées et personnifiées, citons toutefois quelques notes qui donneront une idée de sa hauteur de vue et de son courage intellectuel — ainsi celle-ci à propos de l’affaire Pasternak : « De vérifier qu’on peut subir de tels outrages pour avoir écrit un roman d’une telle beauté, me renforce dans l’idée de servir avec le meilleur de moi la littérature. Qu’une activité humaine fasse se déchaîner un tel vent de haine, voilà qui prouve son importance et le service qu’on lui doit quand on y participe. »

Quant à sa position à l’égard du catholicisme, elle fut fortement influencée par l’évolution de l’Église après la mort de Pie XII qui fut pour lui — c’est en 1990 qu’il l’écrit — « le dernier Pape ».

Comme Barbey ou Proust il avait une sensation aiguë de la fuite du temps ; ainsi après la lecture d’un roman de Guy Mazeline dont l’action est justement située au Havre, mais à une époque qu’il n’a pas connue, note-il, le 10 août 1958 : « L’évocation concrète du passé est pour moi par moments la cause d’une souffrance, d’un désespoir même absolument déraisonnables mais contre lesquels je ne puis rien. C’est que me vient alors la vision terrible que ce qui a été n’est plus. De penser tout-à-coup, par exemple, qu’une femme qui a été heureuse un jour de 1874 est forcément morte à jamais, me cause une telle douleur que je suis obligé de m’y reprendre à plusieurs fois pour noter cela, tant je suis secoué de sanglots. »

Roger Bésus aimait la Normandie — témoin cette note du 12 juin 1958 : «  Il faut aimer la Normandie pour goûter ces jours humides et frais... ou bien aime-t-on la Normandie parce qu’on goûte cette humidité et cette fraîcheur ? Tout l’après-midi il a plu. ».

Il avait voué un culte à un autre grand Normand, Barbey d’Aurevilly dont — citant Bloy : « Dans la mystérieuse hiérarchie des âmes, M. d’Aurevilly est un prince  » — il plaçait certains des personnages sur le même plan que ceux de Shakespeare ou de Dostoïevski.

Écrire était sa vocation, sa justification; « ce n’est pas une question de vie ou de mort dit-il, mais davantage une question de salut ». Il avait préparé la publication de son journal qu’il n’eut pas le temps de réaliser, mais à laquelle s’est consacrée, Madame Éveline Le Corronc qui est son exécutrice testamentaire.

Seule sa vie littéraire y est en jeu : écriture, lecture et relecture de ses romans, recherche d’éditeurs, conférences — notamment sur Barbey —, rencontres avec Félicien Marceau ou Pierre de Boisdeffre ou encore son ami, le compositeur Desenclos , lecture du Journal de Du Bos qui, écrit-il, « restitue avec une précision magnifique son auteur, ses velléités incessantes et ses magnifiques profondeurs » et qu’il admire au point d’en avoir placé une phrase en exergue de son propre Journal, évocation de Jacques Prével, « compagnon providentiel de (ses) vingt ans » l’ami d’Antonin Artaud. Mais il est clair que cette vie de l’esprit, de l’âme même, est, malgré lui peut-être, sa « vraie vie ». « Je vais reprendre mon dialogue Carlan-Dumont, note-t-il dans une nuit d’insomnie, et l’achever. La mélancolie, la détresse dans laquelle je me sens plongé jusqu’à I’âme, devraient me permettre de trouver le ton qui me manquait. Dumont, forcément, va faiblir, puisque je suis défait  ».

Enfin, sur Bésus sculpteur, l’éditeur de ce premier volume du Journal offre plusieurs reproductions photographiques et notamment son Autoportrait, dit Pathétique, de 1977, buste aujourd’hui placé, à sa demande, sur sa tombe, au cimetière de l’Ouest, à Bayeux, avec l’œuvre qu’il avait intitulé Celle qui ne peut oublier. Signalons parmi ses quelque 120 réalisations dans le domaine de la statuaire les bustes de Jean de La Varende, de Mgr Lefebvre, de P.-E. Victor (dont le bronze est érigé en Terre Adélie), du colonel Rémy , de Mary Marquet, et de Mgr Ducaud-Bourget (placé dans l’église Saint-Nicolas du Chardonnet).

               

 

* La Porte du Large Journal 1958-1959 aux Éditions Bertout « La Mémoire Normande » (rue Gutemberg 76810 Luneray), 1999.

Xavier Soleil

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