Retour à Roger Bésus


La publication du septième volume du Journal de Roger Bésus (1) nous donne l’occasion d’attirer à nouveau l’attention sur un des plus solides romanciers de la génération dont les débuts se situèrent dans les premières années d’après-guerre.

Roger Bésus eut une carrière atypique. Né à Bayeux en 1915, il passa sa première enfance et son adolescence au Havre. Ingénieur des Travaux Publics de l’État, il mena toute sa vie deux activités de front, ajoutant à son activité professionnelle, d’abord celle de romancier, puis celle de sculpteur.


De 1947 à 1971, il publia 18 romans. Son œuvre romanesque a été comparée, par Albert Béguin, à celle de Bernanos ; elle pourrait aussi être rapprochée de celle d’un romancier de la génération perdue comme Faulkner : personnages typiques d’une classe sociale et d’une époque bien précises dont l’analyse est souvent poussée à l’extrême par des dialogues cruels ou par un impitoyable monologue intérieur. Des romans comme Un Témoin ou France Dernière ne sont pas loin de Monsieur Ouine ou de Le Bruit et la Fureur. Lui-même se réclamait de Dostoïevski « par ma manière, écrit-il le 10 avril 1970, d’aller aux êtres, de les cerner en leurs contradictions ».

Bésus est d’ailleurs lui aussi un Sudiste et mène un combat d’arrière-garde ou, plutôt, refusant un aggiornamento qui n’est qu’une fuite en avant, il maintient des positions que son esprit de fidélité lui impose de défendre contre les palinodies de l’esprit du jour. Les déviations de la religion et de la morale, celles de l’esprit et de l’art sont fermement condamnées, et leurs symptômes en sont indiquées avec une sûreté de jugement que Jacques Vier, qui fut longtemps critique littéraire de L’Homme Nouveau, et un de ses plus fermes soutiens, a toujours admirée. Dans France Dernière, paru en 1971, Despérant, journaliste catholique, s’écrie : « Ma Mère l’Eglise me renie un peu plus chaque jour. Je n’avais plus de mère selon la chair, je ne vais plus en avoir selon l’esprit. Je vais être orphelin pour l’éternité ». On aura compris que Bésus n’était pas entraîné du côté des nouveaux clercs, ni des théologiens de la révolution. C’est cette même année qu’il note dans son Journal son abonnement à Itinéraires.

Comme Faulkner, comme Balzac aussi, il a l’ambition de peindre une société totale. Préfaçant - une fois n’est pas coutume - son douzième roman, Pour l’Amour, il indique clairement son but : « La fin, ici comme dans la vie, c’est la totalité. Totalité de l’être, dans la totalité du monde. Point d’entreprise romanesque digne de ce nom qui ne tente de créer les deux ». Roger Bésus, notait alors Jacques Vier « construit à coups de hache des communautés spirituelles dont les membres jurent d’abord de se voir assemblés. Avec ou sans l’Eglise, sinon contre elle, on le voit occupé à tirer un corps mystique des plus étranges rapprochements ».


Comme on découvre aussi Balzac dans sa correspondance - notamment avec ses lettres à sa famille, à son amie Zulma Carraud ou, plus tard, à Madame Hanska - on retrouve, depuis quelques années, Roger Bésus dans son Journal. Publié après sa mort, il semble en avoir préparé lui-même l’édition, au moins en partie. De 1999 à 2006, sept volumes en ont été publiés, couvrant la période 1958-1972 , auxquels est venu s’ajouter, en 2005, le Journal d’un Sculpteur. C’est dire que ce Journal forme déjà une somme, importante par l’état d’esprit qu’elle révèle, moins subtil que Jouhandeau dans ses Journaliers et bien différent par sa spontanéité de celui d’un Julien Green ou d’un Gide.


Le premier volume, La Porte du Large, est le journal des années 1958-1959, années charnières au cours desquelles son inspiration quitte sa ligne primitive, « bifurque et se diversifie. Catholique..., écrit-il, je me trouvais de plus en plus à l’étroit entre une Eglise qui n’avait de hâte que de s’allonger sur le sol, malgré les exhortations désespérées de Pie XII, qui aura bien été le dernier Pape, et le corps des fidèles dont la vocation n’était plus que d’être fidèles ».

Il arrive que les titres des volumes suivants parlent d’eux-mêmes, comme A Contre-Courant (1962-1964) ou Exil ( 1964-1966). De plus en plus, Bésus s’enfermera dans un travail solitaire, « noircissant des milliers de pages sans se soucier de savoir s’il aura encore des lecteurs » et dénonçant « le pourrissement d’un monde sans âme, d’une humanité sans amour» (2).

Nous y retrouvons ses amitiés et ses admirations : le peintre Michel Ciry, qui, lui aussi, publia un Journal monumental ; le compositeur Alfred Desenclos, mort à 59 ans ; le critique Jacques Vier ; Renée Benoît, la sœur du romancier ; Marcel Clément, dont il cite une longue et très belle lettre sur la crise de l’Eglise ; Jean Guitton sur qui il écrit pourtant le 9 mai 1970 : « Note à faire à propos de Jean Guitton : un penseur profond et qui n’aura servi à rien. Pourquoi ? » ; le poète Charles Le Quintrec ; le balzacien Philippe Bertault à qui, en 1957, il dédie Les Abandonnés, son cinquième roman ; et bien d’autres. Il faudrait parler aussi de ses détestations, à commencer par Sartre et Simone de Beauvoir ; Marx et le marxisme - « ne pourrait-on dire, note-t-il le 4 juin 1970, que Proudhon est à Marx ce qu’est l’homme libre au robot ? » ; le père Teilhard de Chardin et ses épigones ; Edgar Faure, le « fossoyeur de l’éducation ».

On y découvrira aussi sa grande sensibilité aux êtres, aux objets, à la nature, à sa Normandie natale, comme lorsqu’il décrit la naissance du jour ou celle du printemps...


En 1977, Roger Bésus cesse de publier et se découvre une seconde vocation à laquelle il se donne avec le même sérieux et la même ardeur, tout en continuant de tenir régulièrement son journal. C’est une nouvelle vie. Déjà, en avril 1975, il écrivait : « ma passion pour la sculpture croit à un point inimaginable. Je me sens sculpteur... » Il s’engagea immédiatement dans la voie de la sculpture figurative, alors tombée en défaveur au profit des compressions d’un César ou des empilements d’un Arman, en un mot de ce qu’il nomme « l’anti-sculpture », non sans ajouter « qu’au fond on ne peut s’empêcher de se dire que ce qu’on crée aujourd’hui, il ne s’agit pas de le comparer à ce qui se crée dans le moment même alentour, il s’agit de l’introduire dans la lignée des œuvres de tous les temps ».

Dans sa maison de Bierville dont il a transformé une partie en atelier, « il entre en sculpture, s‘engageant dans cette nouvelle carrière comme s’il disposait de l’éternite », écrit son amie et exécutrice testamentaire Evelyne Le Corronc, et les oeuvres vont se succéder rapidement : bustes de Christian Dédeyan, de Louis Leprince-Ringuet (1979), de Paul-Emile Victor (qui sera déposé à la base Dumont-d’Urville en Terre-Adélie), du colonel Rémy (1981), Mgr Ducaud-Bourget (placé dans l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet), La Varende (1987), Mgr Lefebvre et bien d’autres.

« Sa sensibilité d’écrivain, remarquait le critique d’art André Ruellan après sa mort, se reporta sur les bustes et les corps dont il capta les expressions et dont il exprima la beauté sans se soucier des modes ou des tendances, mais avec l’honnêteté d’un homme de bien et d’intelligence ».

Dans son émouvante préface au Journal d’un Sculpteur, Jean-Paul Belmondo rappelle comment Bésus découvrit son père et devint, par son travail, aidé par celui-là qui fut, dès lors, son ami et un de ses mentors, mais aussi par des artisans comme le mouleur Cappelli, un des grands sculpteurs de la lignées des Despiau, Wlérick, Bourdelle, Lucien Schnegg et, bien sûr, Paul Belmondo. Comme le souligne son préfacier, « ce Journal est un témoignage indispensable pour tous ceux qui se passionnent pour une relecture de l’Histoire de l’Art de la Sculpture du XXe siècle ».


Roger Bésus fut un homme d’un grand courage intellectuel et d’une probité exemplaire, un esprit ouvert et curieux de toutes choses, doué d’un appétit de connaissances insatiable. Romans, Journal, sculptures composent une vie publique extraordinairement remplie. Ses romans, au premier abord, vous submergent par leur intensité et la chaleur vitale de leurs personnages, reflets de la pensée et des soucis de leur auteur. Son Journal est un regard sur la vie : amitiés, admirations, jugements, antipathies, se succèdent, jour après jour avec courage et lucidité. Quant à sa sculpture - 120 oeuvres - sa justification est évidente au premier regard.



(1) Un Fragment d’Eternité Journal 1970-1972, Editions Bertout, 2006. Les 7 volumes du Journal de Roger Bésus, ainsi que le Journal d’un Sculpteur ont été publiés, de 1999 à 2006 par les Editions Bertout, à Luneray (Seine-Maritime). Ses romans avaient été édités principalement par le Seuil, La Table Ronde, Albin Michel et Plon.


(2) Pierre de Boisdeffre : Préface de Un Feu d’une seule flamme, Journal 1959-1962.


Lovendrin, novembre-décembre 2006

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