Courrier de Guerre

L’Homme à la recherche de son âme

 

  A Madame Pauline de S…, à Aix en Provence  

  Ma chère amie, je m’émerveille toujours de vous voir vous soucier de politique comme vous faites, mais je m’effraie que vous vouliez m’y mêler. Croyez-vous vraiment que notre rôle ensemble est d’échanger des lettres sur les buts matériels de la guerre ? Qu’est-ce qui nous y autorise ? Sommes-nous militaires, diplomates, économistes ? Une femme sensible, un écrivain qui espère l’être, vivent dans des domaines de figuration poétique où tout les écarte des notions du géographe ou du stratège. Ce n’est pas à l’artiste de déterminer les frontières de la Pologne, ni de préparer les conditions d’un armistice. Son action est tout autre. Il espère, dans la tourmente, pouvoir seulement sentir et exprimer des joies et des peines, peindre des visages et… j’allais dire leurs âmes. Mon Dieu, faudrait-il au moins qu’il y en eût autant que de corps. Et je crois (comme je voudrais me tromper !) que le plus grand nombre s’est perdu. Ne m’accusez pas d’être sévère. Nous touchons là le plus grave des problèmes de ce temps. Je ne sais ce que sera la paix, – savez-vous même que sera la guerre ? Mais ce dont je suis sûr, c’est que même après une victoire militaire, dont tant de civils nous entretiennent avec une si facile assurance, même après une transformation de l’Europe où l’existence des faibles (ceux qui survivront) sera solennellement déclarée respectable, rien ne sera fait, vous entendez, il n’y aura rien d’acquis, si l’homme, partout, je ne dis pas en France, partout, ne retrouve pas son âme.  

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  Il y a des siècles qu’il la risque et la compromet ! Mais après les massacres, les ruines, les faillites de la Grande Guerre, dans l’étourdissement où l’ont jeté les folles inventions de la science, il y a vingt qu’il l’a tout à fait perdue. Le pire est qu’il ne le sait même pas, qu’il ne la cherche même plus, bien qu’il soit à la recherche il ne sait de quoi ! L’expression « un corps sans âme » n’a jamais répondu à une réalité plus fréquente. Regardez, observez : vous serez effrayée. Il y a encore partout des hommes intelligents. Il reste très peu d’êtres qui aient de l’âme. Aussi, est-ce dérisoire d’entendre des esprits légers soupirer toujours sur une civilisation… qui va peut-être périr. Eh ! non, elle est morte ! Il n’y a plus rien à craindre !

  Ce n’est pas parce qu’il subsiste quelques cathédrales, quelques châteaux, quelques livres, quelques œuvres d’art, que les hommes qui errent autour sans comprendre sont civilisés. Le problème n’est plus de sauver la civilisation, mais bien de la refaire ; c’est une autre histoire ! Tout a été discuté, gâché, terni, tout est recouvert d’une patine de désespoir. Ce n’est pas en étouffant sous des sacs de terre les belles choses qu’on sauve la beauté : c’est en en rendant aux hommes le goût. Dieu qu’ils en sont loin ! De même, il n’y a pas de traité qui puisse redonner à l’Europe une vie possible, si l’Europe, par une résurrection de l’âme qu’elle a assassinée, ne retrouve pas le sens divin de la vie humaine. Là est le point ; là est le drame. A cela tout est subordonné, et j’allais dire, hors de cela, le reste est sans intérêt, parce que précisément il ne s’agit plus que d’intérêts, c’est à dire de ce qui aveugle, au lieu d’éclairer. 

  Mais avant de poursuivre, il faut peut-être d’abord s’accorder sur le sens du mot âme, ce mot qui ne répond plus à rien pour des hommes enfoncés dans le réel. Le fait est qu’il désigne ce qui est mystérieux, et on a donc plus de chance de se faire entendre d’un esprit positif, en montrant que tout manque, si l’âme fait défaut, qu’en indiquant que tout rayonne, quand elle est là. En tout cas, le butor le plus matérialiste, admettant qu’il ne comprend rien à ce qu’est la vie, peut consentir à désigner avec nous du mot d’âme ce qui l’anime. Mais ce qui l’anime vraiment ! Car il y a vie et vie. Il y a des vies végétatives qui continuent. Il y des apparences de vie. Il y a dans notre société des quantités d’êtres qui ne sont pas encore au cimetière, et sont déjà parfaitement morts. Ils ne sont plus que des automates. Ils n’agissent plus que par habitudes. Ils sont remontés. Mais depuis longtemps il n’y a plus d’âme ! Et que des corps ainsi démunis circulent, ce n’est rien, parce qu’au fond ils peuvent rendre des services matériels : les bureaux sont pleins de gens de cette sorte. Ce qui est grave, c’est que l’esprit comme le corps n’existant vraiment  que quand l’âme préside à sa fonction, lorsqu’il n’y a plus d’âme, l’esprit réduit à soi-même se livre aux exercices les plus néfastes et entraîne l’homme dans des impasses ou des abîmes.

  L’humanité a un curieux respect pour le cerveau. Ce n’est qu’un organe comme un autre, et l’intelligence n’est qu’un produit, qui n’est souvent pas supérieur à la bile, par exemple, secrétée par le foie. Elle a autant d’avantages ; elle peut susciter plus de troubles.

  Ce qui guette le corps livré à lui-même, c’est l’épaississement, l’importance qu’il prend dans le laisser-aller du bien-être. Au lieu que dès que l’âme a le pas sur lui, il devient le serviteur discret et merveilleux pour l’œuvre spirituelle.

  Ce qui guette l’esprit, dès qu’il oublie ses attaches à ce corps étonnant et fragile, c’est l’orgueil. Un rien, et il s’enivre. Avec cette raison dont il est si fier, il recrée la morale, au lieu de s’y soumettre. Je ne connais pas de pareil tyran. Il croit éclairer, il brûle, il incendie tout. L’âme seule peut le rendre modeste devant ce qui le dépasse. Et c’est cette âme qu’il doit servir, ainsi que le corps, au lieu de la nier et de la reléguer. Mais l’âme, comme les honnêtes gens, ne se plaint jamais. Quand on l’oublie, elle ne bronche pas ; il n’y a pas plus silencieux ; on observe seulement que tout est à vau l’eau. 

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  Ce que j’indique là est merveilleusement illustré par le fameux Mein Kampf.

  Chère amie, si vous en avez le courage, ouvrez ce livre. Vous serez frappée surtout de son insolence et de son immodestie. C’est l’image même de l’esprit sans âme, du vaniteux qui ne voit que la stupidité de ses concitoyens, du faux orateur qui méprise ses auditoires, du primaire qui hait les artistes et les appelle « esthètes », de l’homme brutal, péremptoire, pressé, terriblement pressé, parce que les vues de son esprit simpliste le font délirer. Ah ! Lisez Mein Kampf. Puis pensez à Saint Louis. Tout s’éclairera pour vous. L’hitlérisme est une affreuse griserie « intellectuelle » où l’âme n’apparaît jamais ; ce qui est humain lui est étranger. Mais je crois que le vertige date de loin. La fameuse organisation scientifique allemande, devant laquelle avant l’autre guerre tous les nigauds d’Europe baillaient d’admiration, cette méthode de dissection boche qui avait envahi nos Universités, et faisait de nos études littéraires le symbole même de l’abrutissement dans la recherche, n’était en somme rien d’autre déjà que la négation de l’âme. Là où elle rayonne, dans les chefs-d’œuvre, l’Allemand passait à côté sans la soupçonner. Comment a-t-on trouvé tentant de l’imiter là-dessus !

  Un gobe-mouches, comme M. Lanson, germanisé des pieds à la tête, autopsiait les textes après les avoir tués et croyait comprendre Bossuet en faisant le compte de ses subjonctifs. Aussi, depuis mon passage en Sorbonne, je frémis lorsque j’entends dire : « L’Allemagne, ce grand peuple… » Depuis longtemps, il n’y en a pas de plus acharné à tuer la vie spirituelle. Je demande le sens secret de l’adjectif grand.

  Le bolchevisme, préparé de longue date par tous les aigris anarchistes du XIXe siècle, et qui n’est en somme qu’une reprise et un élargissement hardi de l’autre Révolution, a trouvé, grâce à l’esprit créé par l’Allemagne, un terrain préparé pour ses hideuses semailles. Le fait qu’il s’est épanoui en pays slave lui a donné un caractère de cruauté mystérieuse qui, tout en terrifiant les latins, les console. Ils pensent : « Phénomène asiatique ! » et ils se croient préservés. Mais la négation rageuse de Dieu et l’asservissement de la personne humaine, ces deux premiers articles du code de délivrance soviétique ont été tolérés dans l’indifférence ou l’incompréhension parce que des hommes, chez qui on avait remplacé toutes les créations du cœur par des classements de fiches et des analyses au microscope n’avaient plus de force pour réagir. L’Européen était déjà atone, amorphe, neutre, quand le bolchevisme a dressé la tête à l’horizon. En sorte que même dans les nations où l’Etat n’est pas devenu communiste, le bolchevisme a pénétré les mœurs, brouillé les cerveaux, desséché les cœurs, dispersé tout. La société a été délabrée. On l’a laissé se délabrer. Et maintenant c’est un fait accompli. La maison qu’on ne sait plus construire, la femme qui a réduit la robe au minimum, la messe qui est diffusée, l’art qui croit que son but est de révéler ce que la police des mœurs cache encore provisoirement, la science qui découvre sans frein ni précautions en livrant le monde à ses folies, l’instruction qui n’est que remplissage, l’éducation qui n’est qu’abandon, le travail envisagé comme une peine, la charité détestée du pauvre parce qu’il se sent humilié, l’humilité enfin narguée comme une faiblesse, les voilà les preuves que le bolchevisme nous étreint, que nous sommes sa proie, et que l’arrestation de soixante députés ne saurait nous en délivrer. Il est en nous, il nous empoisonne. Il a sans cesse, partout, volontairement, violemment, avec acharnement, chassé l’âme, – l’âme sans qui il n’y a pas de respect des faibles, grâce à qui le labeur devient un plaisir, avec qui l’expression : « élever des enfants » prend sa figure réelle, l’âme qui par la simplicité de son discernement fait que les études prennent la route de l’essentiel, qui seule maintient l’art aux sommets, qui seule garde la religion dans ses temples et qui ne conçoit la maison humaine qu’avec un cabinet d’études aussi bien ordonné que le cabinet de toilette.  

* 

  Mais ce n’est pas tout. Au néant créé dans un grand bruit de réclame par l’Allemagne et ses laboratoires diaboliques, le bolchevisme a ajouté, en ce premier quart de siècle, une horreur qui lui est particulière, le petit bruit de son ricanement sur tout ce qui jusque-là aidait l’homme à s’accrocher à des espérances. L’ironie est un don prestigieux, quand elle ne ruine pas l’émotion, qu’elle la préserve seulement de l’excès ou de la solennité. Mais quand elle insulte la mort, et qu’elle est l’accessoire de la torture (nous venons de la voir à l’œuvre partout en Espagne), c’est que l’homme qui l’emploie n’a plus l’ombre d’âme. Un assassin peut garder son cœur d’homme, s’il se venge dans une colère sacrée. Celui qui voit sa victime se rouler de douleur et qui rit, et qui la singe, celui-là est le monstre. Il n’est plus « animé ». Il n’obéit qu’à des réflexes. 

  Dans un domaine moins grave, nous avons de petits journaux soi-disant d’humour, qui se croient supérieurs parce qu’ils raillent tout. Ils évitent, bien sûr, le ton des Académies, mais leur sourire avantageux n’est qu’une grimace. Dès que la vie n’a plus qu’un ton, elle fait horreur ou pitié.

  J’éprouvais la même impression, l’an dernier encore, quand à la Chambre j’entendais partir du tas que formaient les communistes, ce rire insolent qui leur tenait lieu de réponse, et de défense sur toute déclaration des droites. Il aurait dû dénoncer la stérilité du parti. Non ! Il intimidait les autres, ceux qui depuis vingt ans, déroutés par leurs propres renoncements, n’avaient qu’un souci, ne pas paraître trop bêtes, et glissaient ainsi aux derniers abandons.

  Et je n’oublie pas la S.D.N. Peut-on jamais l’oublier ? En septembre 38, huit jours avant Munich, Letvinof se moquait publiquement de Chamberlain et de Daladier devant cinquante deux nations prostrées, honteuses, sans courage. Alvarez del Vayo le suivait à la tribune pour faire écho à son ricanement. J’ai senti là que la civilisation était devenue liquide. C’était comme un dégel des consciences. La guerre pouvait arriver. Elle n’avait plus rien à dissoudre.

  Mais… maintenant qu’elle est venue, il faut se dire que si on espère encore, si on veut des résultats quand même, tout, absolument tout est à reprendre. Nous sommes comme un arbre abattu. Il paraît mort. Qui sait s’il ne va pas repartir du pied ! En tout cas, il n’y a pas que les batailles qui tuent, ni que les victoires qui ressuscitent. Depuis des années, de grands esprits répètent : « Il faut d’abord remettre de l’ordre dans les cerveaux. » Parfait. Seulement, il faut ajouter que cet ordre, c’est l’âme seule qui peut le recréer. Et je n’hésite pas à dire : contre l’esprit. Notre société ne connaîtra plus les grandes heures où elle a fait honneur à la création divine, si elle ne lutte pas, si elle ne s’acharne pas contre cet esprit divagant. C’est lui, lui autant que le corps, le grand coupable. Ils sont deux à tout perdre, lorsque tous deux ne se soumettent pas. Et c’est l’âme qui doit les soumettre. 

* 

  L’esprit de l’homme moderne ressemble à ces maisons tout en fenêtres, où il y a tant d’ouvertures que les murs ne tiennent plus. Dans ces demeures qui ne préservent de rien, comment méditer ? Avec un esprit livré aux sciences du dehors, comment aborder la vraie connaissance, celle du dedans ? L’esprit moderne tourne le dos à l’âme. C’est à l’âme à le forcer à une volte-face.

  Mettant la liberté au-dessus de tout, nos grands-pères ont découvert la libre pensée, et ils en ont fait la reine de leur vie. Quel désastre pour la nôtre ! A nous maintenant de découvrir, en distinguant les ruines où nous vivons, à nous de découvrir et de proclamer que le libre-penseur complet, le vrai, le seul, c’est l’aliéné. Quand ceci, qui n’est pas un paradoxe, apparaîtra enfin comme une vérité, l’âme tiendra une occasion de reprendre sa place.

  Un amour mal compris de l’homme qui n’a rien a engendré la haine mal fondée de l’homme qui hérite. Sus au capitalisme ! Grand mot épouvantail. Déclaration d’envie. Et l’âme mise au rancart !

  Il n’y a pas en effet plus amie de l’héritage, puisqu’elle fait le lien des vivants et des morts.

  La vanité de l’homme, dès qu’il crée, a aiguisé sa défiance envers Dieu, grand créateur. De là à le nier ! C’est le geste le plus facile. D’un coup, comme on s’en débarrasse !..  en se débarrassant de l’âme qui seule relie cette vie à l’autre vie par la foi et l’espérance.

  Hélas ! parler de foi à l’heure où la moitié de l’Europe gémit dans l’esclavage, où on torture des populations entières, où on en transplante d’autres, où on n’a comme visions que la chiourme et l’abattoir ! Parler d’espérance, quand chacun de nous, recru d’horreurs, sent que son cœur n’y suffit plus, que sa raison chavire, et cherche le sommeil pour n’avoir plus à entendre et à apprendre !

  Et pourtant, pourtant, il n’y a pas d’autre lutte actuellement engagée que celle entre le désordre et ces grandes vertus, entre le mauvais esprit et l’âme. L’âme à retrouver, à écouter, à préserver, à respecter, voilà le premier but de la guerre. 

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article paru dans Candide en 1939

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