René Béhaine et la question juive


De Drumont à Pierre Boutang, la « question  juive » a été au centre des réflexions des Français qui ont eu le souci de l’avenir de la nation française - et ils furent nombreux au cours de ces années de décomposition sociale qui s’ouvrent avec la présidence de Jules Grévy pour ne se terminer, après les nombreuses crises que l’on connaît et qui, vues en perspective, apparaissent comme une longue guerre civile entre un Etat dénationalisé et une nation qui ne se reconnaît pas dans les chefs qu’elle s’est donnés ou, pour être plus exact, qu’on lui a imposés, qu’avec la reprise en main de l’opinion publique par l’Action Française vers les années 1910-1912, qui, si elle ne sauva pas la France d’une disparition immédiate, recula, au prix d’ailleurs d’un désastre humain qui n’est pas sans rappeler celui de la crise 1792-1815, une échéance qui aujourd’hui s’avère, aux yeux de beaucoup, inéluctable.


Qu’est-ce que la « question juive » ? En 1894, Bernard Lazare, juif lui-même, publiait L’Antisémitisme, son histoire, ses causes, livre dans lequel on trouve un certain nombre de définitions éclairantes. Le Juif, explique Lazare, est « un être insociable », « anarchiste », « cosmopolite », « agent révolutionnaire », mais toutefois « conservateur vis-à-vis de lui-même ». Et l’auteur de montrer l’influence juive dans la naissance du protestantisme en Allemagne et en Angleterre (1), dans les premiers épisodes de la Révolution Française (2) comme dans l’expansion de la franc-maçonnerie (3) ou la naissance du marxisme. Et Bernard Lazare de conclure : « Les Juifs sont aux deux pôles de la société contemporaine. Ils ont été parmi les fondateurs du capitalisme industriel et financier et ils ont protesté avec violence contre ce capital. A Rothschild correspondent Marx et Lassale... »


Mais il faut aussi expliquer pourquoi et comment c’est en France que se posa d’abord cette question. La France était, en effet, particulièrement visée par les « sociétés de pensée », pour reprendre l’expression du grand Augustin Cochin. Et elle fut immédiatement rendue très vulnérable par la suppression des corps intermédiaires qui composaient son armature intérieure tant sur le plan moral que sur le plan matériel. « Il n’y a qu’à récapituler, écrivait Charles Maurras dans la Revue Encyclopédique du 15 janvier 1895 : suppression du lien corporatif, c’est-à-dire de la solidarité professionnelle, dès Turgot ; affaiblissement des liens de famille par la loi du partage égal des héritages, qui réduisait si considérablement l’autorité du père ; destruction de tous les privilèges et franchises des communes, substitution des départements aux provinces, c’est-à-dire centralisation, c’est-à-dire suppression de toute solidarité locale et régionale, etc... »


« La lumière » de Drumont, écrivit Maurras au lendemain de sa mort, brillait en ces années-là et, ajoutait-il, « la formule nationaliste est née [de lui] presque tout entière ». C’était en 1917. Et comment ne pas rappeler ici le témoignage que, près de quatre-vingt ans plus tard, George Steiner rendra à Pierre Boutang, disciple et continuateur de Charles Maurras (4) : « Je suis juif... Rien ne m’est moins accessible directement qu’un catholicisme « gallican » aux pointes mystiques et un royalisme, une fidélité à la Maison de France qui se réclame de Maistre et de Maurras. Néanmoins est capitale pour moi la rencontre avec Pierre Boutang... J’ai parfois l’illusion enfantine qu’en [sa] compagnie, au moment de l’épreuve enfin incontournable, je trouverais moyen de ne pas me conduire trop mal. Car le mépris de cet homme pèserait plus lourd que les craintes. Mais presque certainement nous ne serions pas du même camp... » Nous savons quelles divergences séparaient les deux hommes sur un problème que Steiner n’élude pas : la responsabilité du messianisme juif, historiquement et idéalement incarné par l’Affaire Dreyfus, dans l’échec d’une France catholique et royaliste ; mais nous savons aussi comment ils pouvaient se retrouver dans la perspective bloyenne du « Salut par les Juifs ».


René Béhaine, né en 1880, romancier de génie qui, comme Shakespaere, Balzac ou Jouhandeau, s’est voulu un historien de son époque - « mon œuvre..., écrit-il dans une de ses dernières lettres à son ami Sylvain Monod, n’est pas une suite de romans, ce sont les mémoires exacts d’un temps » (5) - a, comme eux, abordé franchement ce problème de la vie et de l’action d’une communauté organisée dans une communauté plus importante, mais inorganisée.

« L’histoire que l’on connaît, écrit-il dans Le Jour de Gloire, paru en 1939, est celle des apparences, c’est-à-dire des effets dont quelques-uns seulement parviennent à découvrir les causes immédiates. Celle des causes premières reste, et restera inconnue ». Ainsi en est-il de la Révolution française précédée par « un obscur travail... dans le grand corps de la race blanche, que troublait, doublant la lutte des nationalités encore en formation, une immense et ténébreuse offensive dirigée... contre le monde chrétien », offensive appuyée par une race qui, poursuivant « un rêve de domination universelle », lui apportait, avec « des cadres déjà formés, l’armée qui lui était nécessaire ».

La destruction de la monarchie française, « clef de voûte du plus solide des édifices nationaux », premier objectif de la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle, ne fut qu’ « une première étape ». « Sous les aspects si tranquilles de la France bourgeoise, égoïste et paisible qui avait succédé à dix siècles de grandeur monarchique, au temps de la monnaie stable et des revenus assurés, quand le dimanche, dans chaque ville de province, les familles faisaient à pas lents le tour de ville », la franc-maçonnerie « avait continué ses travaux de termite, utilisant en surface les plus ambitieux de ceux dont il s’agissait de dissoudre les dernières énergies, et créant ainsi ces chefs multiples et provisoires qui n’étaient à la vérité que les soldats de chefs ignorés, lesquels étaient eux-mêmes les serviteurs d’autres chefs obéissant encore à d’autres plus élevés, et sans qu’aucun connût les maîtres secrets qui les conduisaient tous ».


A plusieurs reprises, Béhaine reviendra sur cette question. Dans Sous le Char de Kali - treizième volume paru en 1947 de l’Histoire d’une Société, titre général de son œuvre - évoquant notamment l’année 1917, il s’interroge longuement sur les véritables buts de la guerre qui se prolonge ; une étrange phraséologie se dégage de tous les discours officiels des dirigeants des nations alliées. En invoquant le Droit et la Démocratie, « on ne faisait plus la guerre aux empires centraux, on la faisait à la guerre elle-même ». Qui donc commanditait ces étranges discours ? et dans quel but ? Pourquoi les offres de paix séparée de l’empereur Charles Ier d’Autriche étaient-elles rejetées ? les armées blanches abandonnées ? « Il n’était pas un chef des gouvernements alliés, note René Béhaine, qui n’eut auprès de lui son conseiller juif, aposté là par les soins de la Maçonnerie dont il était chargé de faire prévaloir les desseins et de veiller à l’exécution des plans ». Qui prenait le pouvoir en Russie ? Béhaine énumère, avec un étonnement scandalisé, la place effarante tenue par les Juifs dans le renversement et l’exécution du tsar et l’établissement du pouvoir des Soviets (6). « Peu à peu, ajoute-t-il, cette race qui avait complètement asservi les Etats-Unis et l’Angleterre, nations dont la religion différait à peine de la sienne propre, prenait le pouvoir en France, ce grand peuple tombé si bas qu’il se montrait aussi fier d’avoir chassé ses princes, c’est-à-dire les premiers de son rang, que de sa soumission aux derniers étrangers ». Puis l’Espagne, à son tour, était attaquée.

La paix, au moyen du désarmement unilatéral de la France était, en 1936, un des principaux points du programme du gouvernement du président du conseil Léon Blum. « Il se pourrait », écrivait celui-ci dans son journal, le Populaire, « que la France succombât sous quelque agression. Mais son sang ne tarderait pas à lever pour le bonheur de l’humanité. Le sacrifice d’un peuple voué au progrès humain me remplit d’admiration ». « Seule, ajoute Béhaine, l’Action Française, restait digne du grand pays dont elle se refusait à admettre la déchéance ».


J’ai cité plus haut Le Salut par les Juifs de Léon Bloy. René Béhaine ne fut pas étranger à cette vision. Que certains individus, dit-il, « faisant tourner au profit du bien, dont un désir ardent les anime, les qualités spécifiques de leur race… », ils rechercheront, « pour les sauver de la destruction ou de l’oubli, les moindres fleurons de cette couronne de gloire qui pourtant ne sera jamais posée sur le front des leurs… », puis, « l’œuvre achevée, discrètement, comme s’ils s’étaient chargés d’une restitution, ils légueront au pays qu’ils enrichiront ainsi d’un fragment restauré de lui-même, le domaine auquel ils auront rendu jusqu’à son ancien nom ». Cette sorte de rédemption individuelle pourrait-elle préfigurer une rédemption de leur race ? Alors, pense Béhaine, celle-ci, libérée, se fondrait dans le reste de l’humanité : « la fin du drame juif » serait « l’anéantissement du Juif par lui-même ».

X.S.


(1) « C’est l’esprit juif qui triompha avec le protestantisme... Une grande partie des sectes protestantes fut demi-juive. » B.L.


  1. « C’est à Berlin, dans le salon d’Henriette de Lemos, que Mirabeau puisa ses inspirations auprès de Dohm...  et l’on peut dire que, si ce fut l’Assemblée constituante qui décréta l’émancipation des Juifs, c’est en Allemagne qu’elle fut préparée...» B.L.


(3) « Il y eut des Juifs au berceau même de la franc-maçonnerie... Très probablement, pendant les années qui précédèrent la Révolution française, ils entrèrent en plus grand nombre encore dans les conseils de cette société, et fondèrent eux-mêmes des sociétés secrètes... » B.L.


(4) Pierre Boutang et George Steiner : Dialogues ~ éditions Lattès, 1994 (texte repris dans le Dossier H consacré à Pierre Boutang par les éditions L’Age d’Homme en 2002).


(5) voir René Béhaine ~ Pages choisies présentées par Xavier Soleil avec une lettre de Michel Déon (éditions Nivoit, 2006).


(6) Pour une étude historique des faits évoqués par Béhaine au tome 16, Le Seul Amour, de l’Histoire d’une Société, on pourra se reporter au livre récent d’Alexandre Soljénitsyne, Deux siècles ensemble, t. III « Juifs et Russes pendant la période soviétique », Fayard, 2003.

Retour à l'accueil