Pierres noires ou les classes moyennes du Salut de Joseph Malègue



Pierres noires, roman posthume de Joseph Malègue dont les deux premières parties (seules terminées) ont été publiées en 1958 par les soins de son épouse et de Jacques Chevalier, se présente d’emblée sous plusieurs faces, à la fois souvenirs d’enfance, évocation d’un certain passé et, comme l’indique son sous-titre, réflexion sur ce qu’il nomme les classes moyennes du Salut. On peut dire de ce troisième thème qu’il est l’axe même de son livre et qu’il informe les deux autres.

La notion de temps est aussi, comme chez Marcel Proust, un élément-clé de l’art de l’auteur, et avec elle son corollaire, cette mystérieuse loi spirituelle de l’entropie, comme le montrent ces quelques lignes prises dès le Livre premier, intitulé Les hommes couleur du temps : « La maison que mes parents avaient louée était sombre, obscure, triste et petite. Je le sais maintenant. Mais ce que je revois en ce long tunnel de mes petites années, c’est au contraire un genre d’immensité enveloppante et funèbre. Je ne savais pas que cette sombre amplitude qui pesait sur moi s’appelait de son vrai nom sénilité, délabrement, déclin. »


Joseph Malègue est né le 8 décembre 1876 à Latour d’Auvergne « d’un père notaire et d’une mère qui était une sainte » (1), d’une famille originaire du Cantal et du haut Velay. Après des études au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, aux Eudistes de Versailles, puis au collège Stanislas, il vint, en octobre 1899, préparer l’Ecole Normale Supérieure au lycée Henri IV. Il y fit la connaissance de Jacques Chevalier, son cadet de six ans, dont il devint l’ami intime. « Chaque soir, se rappelle celui-ci, dans la préface des Pierres noires, la classe finie, il m’accompagnait de la colline Sainte-Geneviève à la gare Montparnasse, et me conduisait à mon train pour regagner Versailles, où mon père était alors commandant du génie… Il avait une foi ardente, un peu inquiète, et une manière de sainteté qui me rappelait, physiquement même, les visages taillés dans le bois par les anciens artisans de chez nous, de son Auvergne et de mon Bourbonnais… Dès cette époque, au demeurant, il ressentait vivement la sorte de dégradation dont notre âge, submergé, enivré par la matérialité, nous donne le spectacle, et dont son livre nous retrace l’histoire. »

Après d’assez longues études, il fut pendant quelques années, précepteur d’Hervé de Talhouët-Roy – qui demeura toute sa vie, ainsi que sa famille, parmi ses amis les plus fidèles ; il fut ensuite professeur à Savenay, puis à Nantes où il commença d’écrire Augustin. Il épousa en 1923 Yvonne Pouzin, interne des Hôpitaux de Paris qui, s’étant présentée au concours à Nantes, fut la première femme à être nommée Médecin des Hôpitaux.


Le premier roman qu’il publia, en 1933, Augustin ou le Maître est là, marqua les âmes et les esprits, certainement prédisposés, qui furent souvent bouleversés par sa lecture. L’aura qui l’entourait dura jusqu’aux années de guerre, qui virent un renouveau du catholicisme, et un peu au-delà, mais disparut bientôt au point que l’abbé Claude Barthe a pu écrire, en 2003, dans le livre qu’il dirigea sur les romanciers et le catholicisme, que « ce n’est pas de purgatoire qu’il faut parler à propos de l’oubli dans lequel est tombé le romancier Joseph Malègue, mais d’anéantissement ». Déjà, en 1953, Kléber Haedens, ne l’avait pas cité dans son Histoire de la littérature française.

En 1947 cependant, Yvonne Malègue avait fait paraître, sous le titre Le sens d’« Augustin », le texte de la conférence que son mari avait prononcée à plusieurs reprises, notamment à l’Institut catholique de Paris ainsi qu’en Belgique, en Hollande et en Suisse, soit sur Augustin , soit sur le roman religieux, ainsi que des extraits de lettres à ses lecteurs au sujet de ce roman.

Elle publia cette même année un petit volume, Joseph Malègue, contenant quelques indications biographiques, un recueil de pensées choisies dans l’ensemble de son œuvre – y compris la partie encore inédite – et classées par thèmes, et enfin une bibliographie. On découvrira dans celle-ci l’apport de l’écrivain aux revues et journaux entre 1934 et 1939, ainsi que les références d’un choix important d’articles et d’études qui, à l’époque, furent consacrées à son premier livre. Malheureusement ses Carnets – indiqués comme à paraître – sont encore inédits.

Enfin, en 1957, une Américaine protestante, Elizabeth Michaël, consacra sa thèse de doctorat (en français) à l’écrivain et en publia l’essentiel aux éditions Spes, sous le titre Joseph Malègue – sa vie, son œuvre, avec une préface de Jacques Madaule. Elle avait eu connaissance de la plupart des inédits de l’auteur, notamment de son roman inachevé et de ses Carnets. Elle recueillit aussi de précieux renseignements auprès des personnes – famille et amis – qui l’avaient connu.

La pensée de Malègue est remarquablement analysée et l’ouvrage fut fort apprécié par Jacques Chevalier. On y découvre que le roman contemporain qu’il préférait était Le Disciple de Paul Bourget, et que s’il lisait beaucoup Proust et admirait sa psychologie, il n’aimait ni son style, ni certains de ses personnages. « M. de Charlus, disait-il, m’est très désobligeant. »


La publication de Pierres Noires passa presque inaperçue et ses lecteurs, soit par ignorance de l’événement, soit qu’ils aient été déconcertés par cette très longue première partie d’un roman inachevé, furent très peu nombreux. Et pourtant, remarque Claude Barthe, « sa qualité littéraire était peut-être supérieure » à celle d’Augustin.


Jacques Chevalier, qui fut le premier à lire le manuscrit d’Augustin ou Le Maître est là, avait défini cette œuvre comme « une symphonie en blanc » et, par contraste c’est une symphonie en noir qu’il entend retentir dans l’œuvre inachevée que Malègue lui remit sur son lit de mort. Symphonie en noir, mais symphonie inachevée qui, note-t-il, ne nous conduit pas « au sommet lumineux qui devait donner à l’ensemble sa perspective vraie et qui eût fait de son livre, ainsi qu’il me le confia, quelque chose de plus beau qu’Augustin... Et alors, sauf quelques lueurs admirables, mais fugitives, il ne nous reste guère que les accents de la symphonie en noir, ses sombres accords, et – passant des sons à la saveur par une intériorisation croissante – le goût d’amertume, le goût de cendre qu’ils nous laissent. »


Le personnage principal de la première partie du livre est un enfant que le narrateur – qui est le même enfant à un âge plus avancé – évoque en entremêlant ses souvenirs de notations contemporaines de leur écriture. Le style de cette partie du livre est le même que celui qui avait déjà frappé les premiers lecteurs d’Augustin.

Voici donc un enfant rêveur et timide, un père travailleur, une mère pieuse, un instituteur – le sous-maître – « qui nous enseignait que nous étions en République d’un air de défi, d’incorruptibilité presque chimique », en somme, une vie grise dans un univers gris. « Cependant, c’est en d’autres royaumes que je trouvais mes revanches. J’étais fait, par bonheur ou non, de telle sorte qu’il me fut donné plus tard d’ouvrir au fond de moi les vastes salles imaginaires où le rêve construit les revanches et compense les impossibilités. Si j’ai émigré moi aussi, comme je crois que je l’ai fait, c’est dans le lyrisme et la littérature, les vies insubstantielles. »

Précieux témoignage de l’écrivain qui, par-delà une vie d’étudiant prolongé, puis de précepteur et de professeur, relie ses rêves d’enfant, puis ses réflexions d’adolescent à sa véritable vocation, l’écriture, et par elle, la recherche de la vérité dans la foi. Ceci est d’ailleurs confirmé, à propos de ses parents, quelques pages plus loin. « Ces qualités d’ordre, d’économie, de probité, tout ce sens commun de la vie modeste et l’ascétisme qu’il comporte, les vertus chrétiennes en faisaient une partie à la fois intégrante et indiscernable ; elles acceptaient modestement d’y demeurer confondues. Mes parents ne se savaient même pas au rez-de-chaussée de la vie spirituelle et au vestibule de la prière. » En peu de mots, l’essentiel est dit ici de la pensée constante de Malègue, de son intuition la plus profonde, et du sens spirituel de ce livre.


Peyrenère-le-Vieil, sa ville haute, sa vie animée, populaire et familiale, tel qu’il existait encore lorsque Paul Vaton avait dix ans – environ les années 1885-1890 : « …Une sorte de gaîté vive encore et comme constitutionnelle baignait ces quartiers. Elle baissait de teneur cependant. Peut-être donnaient-ils l’impression de ne l’avoir pleinement connue qu’autrefois, d’en garder comme une propension spontanée, lente à s’éteindre. En réalité, la petite cité commençait de se dépeupler. Déjà quelques maisons vides dessinaient, çà et là, au milieu de ses rues bavardes, des commencements de régions mortes, d’autant plus inattendues et comme déplacées, que l’étroitesse des voies et passages créait entre chaussées et devants de portes une sorte de réservoir commun d’animation fourmillante, tenant à sa seule essence de petite ville méridionale, soustraite aux vicissitudes économiques et aux lentes morts du temps. »

Et dans son exactitude à la décrire, à évoquer ses maisons et ses habitants, ses noms de famille, Guyot-Chaudezolles et Guyot-Lavaline avec lesquels « celui de Vodable était le plus relevé du pays si l’on excepte Plazenat », Malègue se révèle comme un héritier direct de Balzac et comme un contemporain de René Béhaine et de Jouhandeau. Hélas ! « Une nouvelle petite ville s’épaississait et prenait corps au bas de nos pentes, pleine d’entreprises naissantes, de maisons neuves, difformes d’abord, sommaires, puis lentement plus belles, en complet désaccord avec l’architecture du pays, où commençait de prendre consistance une nouvelle bourgeoisie… »

Deux mondes dont l’un va peu à peu se superposer à l’autre, avant de l’effacer et de le remplacer. Pour le père de Paul, à l’opposé, tout petit bourgeois qu’il fût, « l’ascension… était non pas une ruée à coups de coude, mais une montée vers ces cimes spirituelles et humaines ensemble qu’on appelle l’honorabilité sociale », naissant « du désir de participer à une classe préexistante et supérieure,… réalité hiérarchisante et irremplaçable, soit qu’elle existât au-dessus de lui, soit que la lacune en fût visible. »


Et c’est sur une note très proustienne que se termine la première partie de ce récit. « Tous ces événements si légers sont loin maintenant, véhiculés sur les descentes du temps, depuis longtemps oubliés de ceux qui en furent les témoins ou les acteurs, ceux du moins qui vivent encore. Ils ne sont depuis longtemps qu’un petit morceau de moi-même, abrités et prisonniers de mes refuges intérieurs, pareils au portrait de Melle Cécile, dont je parlerai bientôt, plus secrets et plus impalpables encore, embaumés dans les émerveillements de l’enfance. Curieusement vivants néanmoins puisque je retrouve préservé jusqu’au son de voix dont j’entendis Castelfidardo, le timbre de cette voix que j’ai tant aimée. »


***


Sur les causes de ce que Daniel Halévy a appelé la Fin des Notables, Paul Vaton, qui l’a vue de son œil d’enfant, ne semble pas avoir une idée très claire. « Pourquoi, s’interroge-t-il, ces étais sociaux ont-ils eux-mêmes fléchi ? ont-ils lâché prise ? L’idée monarchique, préalablement souillée dans l’Empire, s’est effondrée avec lui, du coup de balai allemand. Quelque chose de semblable, ajoute l’auteur, a eu lieu sous nos yeux pour l’idée républicaine. »

Républicaine, mais « d’une fidélité ancestrale, presque féodale » aux « habitants des grandes maisons », une grande partie de la petite bourgeoisie dont faisait partie son père « risquait » cependant « de porter ses allégeances aux formes anticléricales et radicales de l’autorité républicaine, dès que celle-ci aurait enfin rassemblé assez de terre officielle autour de ses racines. »

Mais ai-je assez fait sentir que, comme l’écrit Claude Barthe (I), il n’existe sans doute pas de « description sociologique plus impressionnante, presque cinématographique, que fait celle de Pierres noires de la vie quotidienne de la grande bourgeoisie provinciale peu après la fin du Second Empire… ses salons gris, ses châteaux aux odeurs de fausse humidité, ses paroisses à curés concordataires, ses pauvres, telle que cette société vivait, votait, mangeait du tournedos à cordons à la moelle, chassait, priait ou parfois faisait semblant, et surtout s’éteignait inexorablement au milieu de ses maîtres d’hôtel et de ses jardiniers entre 1870 et 1914 ? »

Malègue fut bien ici le Balzac de ces dernières décennies du XIXe siècle qui sont comme un prolongement dégradé de l’Ancien Régime – Péguy, Jouhandeau l’avaient aussi noté.

Et René Béhaine, qui avait discerné les causes du mal, pouvait écrire en 1933, dans le 9e volume de son Histoire d’une Société, La Solitude et le Silence : « Et pourtant, au milieu de ces témoins de sa grandeur disparue et de ses crimes, le peuple qui s’était rendu coupable de tels excès continuait sa vie sévère et presque monastique. La révolte venue d’ailleurs, qui était née si loin de lui, parmi les bavardages des salons constructeurs de bonheurs chimériques, et que ces paysans toutefois avaient accueillie avec un sombre délire, correspondait en effet si peu à leurs intérêts ou à leurs besoins, que leur vie n’avait cessé de démentir les proclamations dont ils se réclamaient. Avec obstination, ils avaient essayé de garder leurs anciennes moeurs. Mais leur défaite était certaine. Comme un talus s’écroule quand l’arbre qui le maintenait a été abattu, l’acquis sur lequel ils voulaient continuer à vivre allait bientôt achever de se dissiper, et dans un singulier mélange d’instincts qui leur étaient propres et de mobiles qui leur étaient étrangers, eux-mêmes contribuaient à détruire ce qu’ils auraient voulu conserver. »


***


Comme mille signes le laissaient prévoir, tout cela a sombré corps et biens et toute la seconde partie du livre s’inscrit dans cette perspective de déclin, de déchéance, de tristesse et d’humiliation. André Plazenat est prêt à la lutte et, remarque le jeune Paul qui l’a entendu exposer ses idées un soir, devant « ces messieurs », dans le salon de madame Plazenat mère, « je devais retrouver ultérieurement toutes ces théories, mais durcies, hors du temps, hors de l’enfance, pareilles à des sculptures tombales, et fixées cette fois en des inscriptions invariables, alors qu’elles avaient jadis, dans les premières années de ma toute petite adolescence, contre cette tapisserie et dans cette brume de piano, devant cette jeune fille éperdument immobile, projeté sur moi la première étincelle d’un inintelligible éblouissement. »

Au cours de la même soirée, le docteur Vodable, plus sceptique, énonçait : « Nous ne serons pas les premiers à partir, à nous effondrer ainsi dans les déchéances. Toute l’histoire en est peuplée, et toute la préhistoire, et peut-être toute la biologie. D’autres classes sociales aussi ont vécu là, sont mortes là… Cette grande maison ancienne (son petit geste indifférent montait vers les hautes solives et les boiseries), vous ne retrouverez plus les voûtes qu’il y avait certainement là, ni la grande cheminée de pierre noire dont on devine les restes, encore moins tous les gens qui ont mangé entre ces murs depuis le XVIe siècle. Nous aussi, j’entends notre classe sociale, notre réalité collective, notre collectivité de classe moyenne de bonne bourgeoisie, nous disparaîtrons comme eux. »

Et, plus loin, cette tentative d’explication : « Toutes les causes ensemble. Oui, ensemble. Natalité, poussée démocratique, stupidité du régime politique actuel, concentration industrielle, et tout ce que vous voudrez.

– Et l’athéisme officiel et l’école sans Dieu, fit une voix grasse et grave que je connaissais bien, tandis que notre curé, par dessus son assiette, levait sa main, verticale et visible par la tranche comme s’il bénissait. »

Toutes les causes apparentes du déclin de la France sont rappelées par les deux interlocuteurs, mais on remarquera que les causes profondes qu’à la même époque un Taine (3) découvrira après des années de travail acharné ne sont pas mentionnées : nationalisation – c’est-à-dire vol – des biens du Clergé, puis vente des biens nationaux, suppression des privilèges – et des charges qui leur étaient inhérentes – loi Le Chapelier supprimant les Corporations et interdisant les organisations ouvrières – loi qui, dès lors fit la fortune des classes dirigeantes issues de la Révolution et de l’Empire –, libéralisme exacerbé, tentative de fonctionnarisation du clergé, paupérisation accrue, malthusianisme, Code Civil imposant le partage forcé des successions et rétablissant le divorce. Ce fut, commente François Léger dans Monsieur Taine (4), « le plus grand effort de libération de l’homme jamais tenté et, du même coup, c’est la plus terrible opération d’appauvrissement des facultés humaines, de stérilisation des ressources de l’âme. L’Etat libérateur mutile ceux qu’il prétend régénérer et plus ceux-ci, essayant de demeurer ce qu’ils étaient, se révoltent ou se dérobent, plus l’Etat devenu furieux accentue sa pression. Les résistances ne faiblissant assez promptement, il recourt à la force et, sans le moindre état d’âme, l’Etat libérateur ne règne plus que par la Terreur. »

Cette opération se poursuivra, plus ou moins ouvertement, pendant tout le siècle et même au-delà, et Léger peut écrire du grand historien qu’il « ne possède pas seulement la clé des idées qu’il décrit » car « cette même clé ouvre encore aujourd’hui bien des portes de l’histoire de notre pays. »


André Plazenat deviendra, du fait de sa jeunesse, le pivot de ce nouvel épisode qui verra un amour , antérieur à la catastrophe, resurgir quelques années plus tard, donnant à ces pages une tonalité de roman anglais.


La quatrième partie des Hommes couleur du temps a pour titre La Révolution. Etrange chapitre ! André Plazenat est allé habiter Paris. A sa demande, Paul Vaton a accepté de prendre copie d’un manuscrit Entretien avec le R.P. Le Hennin, qui commence par les lignes suivantes : « Copie prise de la relation écrite en sa prison de Feurs par M. Henri Casimir du Montcel, ci-devant président du Présidial de Riom en Auvergne, jugé, massacré et enterré dans la fosse commune à Feurs en juillet 1794. » Comme le lui explique son père, en regardant d’anciens arbres généalogiques, il s’agit, par sa mère, du bisaïeul ou du trisaïeul d’André.


« A travers cette zone neutre et morte qui me séparait du monde, les confidences dont ces pages étaient pleines semblaient me parler d’un ton plus bas encore que le chuchotement : un son intérieur, une articulation désincarnée, le seul bruit de la pensée, et cependant je me surprenais à murmurer quelquefois les mots que j’écrivais, qui prenaient une visibilité unique, un soulignement solitaire de confidence chuchotée. Les considérations religieuses qui m’arrivaient de cette manière me paraissaient belles sans doute mais obscures et loin de moi, sans grand rapport avec le train quotidien de ma vie, une brume pieuse, triste, adaptée comme je le supposais à d’assez étranges existences monastiques et fermées en ces tombes, en tout cas rattachées à des détresses historiques que je pensais bien terminées à jamais. »

Au cours de ces longs entretiens, M. Le Hennin déjà cherchait à définir pour son interlocuteur cette idée de classes moyennes du salut « dont, dit celui-ci, vous me parlez toujours. » Parmi les diverses définitions qu’il en propose, celle qui suit est peut-être, pour un esprit moyen, la plus éclairante : ce sont « celles qui ne sauraient s’intéresser à une prédication qui ne tiendrait nul compte des intérêts terrestres, des conditions du bonheur matériel et de son harmonie finale avec celui du ciel. » Et cependant, ajoute-t-il un peu plus tard, « la forme de vie spirituelle qui leur est demandée, un théologien me réprimanderait de la désigner de la sorte que je vais dire, mais je ne puis faire que je n’y voie une des implications et même l’un des modes de cette grande réalité qu’on appelle la Communion des Saints. »

Le dialogue – presque d’ailleurs un monologue – se poursuit au long des jours et des nuits passés dans cette prison, jusqu’au matin où le prêtre figurera en tête de la liste des condamnés à mort qui doivent être exécutés dans la journée.

La question du Salut hors de la sainteté est inhérente à la condition de l’homme depuis la chute et, bien sûr, n’est pas absente de l’Evangile ; c’est peut-être ce que l’auteur a voulu montrer par ce retour en arrière assez inattendu. Peut-être aussi, sur un plan plus terre à terre, cherchait-il à montrer que les ascendants de ces grandes familles n’étaient pas tous des acquéreurs de biens nationaux et que les du Montcel, par exemple, avaient eu à souffrir de la tempête révolutionnaire ?


Ce chapitre sur la Révolution est suivi d’un des plus proustiens du livre, entrelaçant les thèmes de la fête, de la musique, des jeunes filles et des fiançailles, mais aussi des premiers pas dans le monde du jeune Paul Vaton. Il est très difficile pour le simple lecteur de s’y reconnaître tant les personnages sont nombreux, et parfois présentés sous des noms différents, au milieu des conversations qui s’entrecroisent, des non-dits et des sous-entendus.

C’est «le début de juillet », peut-être 1894, qui inaugurait le chapitre précédent ; et « ce fut à la fin de juillet – sans aucun doute de la même année – que se donna la grande soirée » à laquelle fut invitée la famille Vaton, et pendant laquelle se mirent en place , de façon presque invisible, les prémices du drame dont les pages du Livre II, Le désir d’un soir parfait, dérouleront les péripéties. Les fausses fiançailles d’Armelle de Rosnoën et de Maurice Guyot-Lavaline, le fils du notaire – le mariage eut bien lieu, mais la mariée s’enfuit le soir même des noces ; suivies par la mort de sa grand’tante, Melle Adélaïde, événements qui seront pour Paul Vaton l’occasion de pénétrer à son tour dans l’intimité des « grandes demeures » et d’y découvrir « un monde indéfiniment extensible, mais dans le passé seulement. Je n’avais jamais senti auparavant ces extensions funèbres… Tous ces morts que je sentais semblables à Melle Adélaïde… ayant vécu longtemps en des ensembles familiaux stables et majestueux, capables de s’annexer tous ces résidus et tous ces souvenirs laissés par d’innombrables anciens morts, tous ceux qui avaient vécu là autrefois dans leurs fidèles maisons héréditaires, dans ce cadre grave et ancien où tant d’eux-mêmes était resté, le souvenir de tous ces morts me semblait conservé et séché en cette odeur hautaine et délicate… La mort s’annexait même des choses plus lointaines, l’office aux fruits, le grand salon en vrai Empire, d’autres parties de la maison que j’ignorais, où menaient sans doute ces corridors coudés… Sans doute aussi des choses plus inertes et d’autres choses encore, plus loin de moi encore, cette fois enfoncés dans le temps, comme ces granites taillés qui depuis les maîtres d’œuvre du XVIe siècle (à l’époque où ces grandes demeures bourgeoises ne s’appelaient encore ni Vodable, ni Plazenat, ni Chaudezolles) avaient vu tant de cercueils passer sous le linteau d’ogive à l’écusson cassé, que je n’imaginais même pas les circonstances successives de ces décès anciens, ni les maladies démodées dont ces gens-là étaient morts. »


Et voici le dénouement de cet épisode. D’abord, la maison Chaudezolles vendue à la mairie par les Rosnoën. « Ainsi il n’y aurait plus de maison Chaudezolles ; il n’y aurait plus de vieilles rues noires à goût de cave et de soupirail. Notre maison grise elle-même y prenait la poésie des condamnations. Il y aurait un bâtiment neuf, crépi de rose frais, couvert d’ardoises neuves comme en bas, tout neuf, et comme dans mon enfance au bas de ville, des salles de classes toutes neuves, pleines d’échos primaires et de chants républicains. »


Quelque temps plus tard Paul entre chez M. le Curé, où se trouvent déjà Armelle de Rosnoën et Jacqueline de Brugnes… « A ce moment, note-t-il, j’entrais dans un sentiment singulier. Il me sembla qu’il y avait dans les choses comme deux sortes de réalités, celle que j’avais sous les yeux, que j’entendais, toute naturelle et immédiate, que j’aurais peut-être pu toucher, et une autre plus secrète, infiniment plus pénétrante, qui se contentait de se laisser deviner, de circuler autour de nous, invisible, mais non point totalement pareille à une buée, à un épaississement de l’air. Armelle la savait, elle vivait en elle, derrière ses lèvres closes et ses yeux brillants, et sans doute aussi Jacqueline la savait. M. le Curé la soupçonnait peut-être ou il la pressentait avec ses regards si fins. Mais ceux d’Armelle, tendus devant les siens, candides dans leur défensive provocante, pareils à un bouclier de lumière, disaient : « J’ai en moi une confidence, toute prête, essentielle partie de moi-même, mais que vous ne m’arracherez pas. »


Relevons encore cette conversation entre le père de Paul et le notaire :

– C’est dimanche prochain l’ouverture de la chasse aux Brugnes, reprit M. Guyot-Lavaline (Mon père leva les mains à la hauteur des épaules et les laissa retomber.) Où ils en sont ? Vous le savez, vous ? Pas moi. Ni lui non plus. Peuh ! c’est la manière d’Henri de Brugnes. Poudre aux yeux jusqu’au bout : Eh oui ! nous allons à d’assez grands changements… Il y en a eu de plus forts, bien sûr, continuait-il après un petit silence, avec son air de parler aux nuages. Je pense à la vente des biens nationaux autrefois. Mais alors c’était une crise, une secousse. Maintenant c’est une descente lente, tranquille et continue, de nos vieilles classes bourgeoises qui s’en vont. C’est devenu le cours naturel des choses… Qu’est-ce que vous voulez ? Au revoir.

Il avait déjà la main sur la porte.

- Le cours naturel des choses… répéta mon père quand il fut parti, le cours naturel des choses ! Le cours naturel de la paresse et de la sottise et de la vie facile et du laisser-aller. »

C‘est au cours de cette partie de chasse qu’Henri de Brugnes se suicida.


Il y a aussi Félicien, neveu de M. le Curé et ami de Paul, à la vocation à la fois ardente et incertaine – est-ce une autre face de l’auteur ? – qui donnera une nouvelle définition des classes moyennes du Salut – il dit : de la sainteté. « Il leur est licite de s’occuper pleinement des intérêts terrestres, de la justice, mais elles doivent s’attendre à imiter un moment ou l’autre les épreuves des saints. »


***


Le Livre II transporte l’action dans une région voisine où les « traditions » sont d’ailleurs les mêmes : richesse provenant en partie de l’acquisition de biens nationaux, conservée par la restriction des naissances et parcimonieusement transmise par mariages et héritages ; semi-aristocratie vivant de ses rentes et de ses fermages, dont les femmes accomplissent, sous l’égide de l’Eglise, leurs devoirs de charité.


Le narrateur est à nouveau présent, mais ce ne sont plus ses souvenirs qu’il raconte, mais le fruit de ses observations. « Je dois dire que, par une tare de mon caractère et ma radicale inaptitude à l’action, les événements eux-mêmes m’ont toujours beaucoup moins intéressé que les émotions dont ils étaient en moi la source. Et même les émotions, je les sentais moins que je ne me regardais les sentir. C’est ainsi que je recueillais de tous ces drames, celui de Félicien, celui des Brugnes et de Jacqueline, beaucoup moins le désespoir dont ils étaient chargés qu’une certaine anxiété passive générale et infixée jointe à une curiosité à la fois aiguë et froide, comme d’un roman dont j’eusse été le lecteur, ce qui faisait de moi un assez bon témoin… »


André Plazenat va faire un mariage de convenances. Même le confesseur d’Henriette le conçoit et … l’approuve. « C’était très bien, d’un « bien » humain, d’un bien séculier, d’un bien de convenance, de rang, d’assise familiale, sociale et mondaine. Le prêtre le plus doux et pour lui-même le plus mortifié, jeûnant tout son carême à soixante-quinze ans, dont on n’avait su au juste toutes les austérités, qui devait mourir l’année suivante, à la fin de toute sa tâche, d’une douce mort épuisée, se plaçait à la hauteur moyenne de ses paroissiens avec une simplicité spontanée, afin de voir comme eux leurs intérêts et leurs calculs au proche niveau où ils étaient visibles, avec la netteté rationnelle et permise dont ils avaient besoin, dans les colonnes du doit et de l’avoir. »

Sa mère décédée à son tour, Jacqueline de Brugnes a trouvé un poste d’institutrice dans une école tenue par d’anciennes religieuses. Dix ans passeront, avant que le drame se produise. Henriette Plazenat a besoin pour l’été d’une préceptrice pour sa fille Béatrice et s’adresse à la directrice de cette « école libre » qui demande à Jacqueline d’accepter ce poste.

Le drame va donc se jouer entre Henriette Plazenat et Jacqueline de Brugnes. Il est inutile de le raconter. André et Jacqueline ont probablement toujours su qu’ils s’aimaient depuis l’enfance et ce qui devait se produire se produira, ne laissant finalement aux uns et autres qu’insatisfaction et désespérance. Ainsi Jacqueline se retrouvant « avec ce passé au goût amer, ce présent trouble, cette nuit absolue sur le futur, se sentit vivre détachée de tout et comme flottante, mortellement indifférente, en un à quoi bon froid et désespéré où émergeait bien visible, délicatement douloureuse, cette enfance qui se refusait à elle. »


***


L’assomption de toutes ces âmes, engluées dans la vie terrestre, devait être l’objet de la dernière partie de l’œuvre, qui aurait donné à l’ensemble sa vraie perspective en arrachant, presque de force, ses personnages à leurs insatisfactions et à leurs incertitudes.


Les principes en sont posés dans les quelques notes laissées par l’auteur et recueillies à la fin du volume.


Le premier est la résolution du conflit entre le déterminisme et la grâce. « Les classes moyennes du salut existent dans un monde déterministe, heureusement puisque c’est ainsi seulement qu’on peut agir sur lui. Les saints transcendent ce monde déterministe, en s’y soumettant comme aux circonstances que Dieu donne de sa main et qui sont le secondaire terrestre, le royaume des épreuves que transcende la vie de l’âme. »


Le second est la découverte d’une synthèse entre les saints et les classes moyennes, l’imitation des premiers par les secondes étant le pont qui doit les relier, car il y a d’un côté « le Christ sur la croix et tous les saints imitateurs » – dont fera partie Félicien qui deviendra missionnaire et martyr – « et nous, nous offrons nos échecs terrestres, nos refus d’exaucement, le spectacle du succès des autres, etc…, nos prétentions, nos faillites, toutes les ombres portées sur la terre du grand abandon… et c’est déjà beaucoup. »


Ces notes se terminent cependant par une suprême interrogation : « Pourquoi ce désir de Dieu semble-t-il moins nôtre que nos soifs terrestres ?… La grande poussée hiérarchique qui entraîne vers le haut l’Univers, pourquoi fléchit-elle juste au niveau de la conscience humaine ? Pourquoi faut-il tant d’héroïsme pour être saint ? »






*****


Notes


(1) Claude Barthe in Les romanciers et le catholicisme, Editions de Paris, 2003.


(2) Il eut, au fil de ses éditions successives, dont la dernière est du milieu des années 60, un tirage d’un peu plus de 70.000 exemplaires.


(3) Taine qui, en 1870, écrivait à son ami Emile Boutmy, le fondateur de l’Ecole des Sciences politiques : « Vous savez que j’ai toujours des idées grises à l’endroit de la France. Le gris est devenu noir. Je vois d’ici à un an des nouvelles journées de Juin et la guerre civile. »


(4) Critérion, 1993.

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