Pierre Boutang : La Source sacrée (Les Abeilles de Delphes II)

 

Est-il indispensable de lire les livres dont on rend compte ou suffit-il d’évoquer chaleureusement les moments heureux que nous avons passé avec leur auteur ? « Cher Pierre Boutang ! » s’exclame, à deux ou trois reprises Sébastien Lapaque dans son commentaire de La Source sacrée (1) Mais que cette invocation amicale de celui-ci n’en vienne pas à nous cacher, en tout cas, l’essentiel de la pensée politique de celui-là. Même dans ses moments d’erreur, Boutang a toujours été étranger au « politiquement correct ».

 

La majorité des articles rassemblés dans La Source sacrée, second volume des Abeilles de Delphes datent du début des années 50 et la plupart parurent dans l’hebdomadaire Aspects de la France qui continua L’Action Française, interdite après la « Libération ». Il est donc difficile d’y suivre une évolution politique de Boutang depuis l’époque où il se serait efforcé d’ « assumer l’héritage impossible de l’Action française » jusqu'à cette reconnaissance de la « légitimité révolutionnaire du gaullisme » et à cet « appel bernanosien à l’insurrection de l’esprit ( ?) ». N’oublions pas le conseil que Pierre Boutang donnait aux jeunes « garçons français » aussitôt après la mort de Bernanos : lire la Grande Peur !

 

Quant à parler, à propos de ses rencontres avec George Steiner des « ultimes fables d’un antisémitisme intenable », n’est-ce pas faire bon marché du témoignage qui ouvre le Dossier H paru l’année dernière et dont il importe peut-être, pour l’honneur de l’intelligence française, de citer quelques lignes :

 

« Même dans les romans de Boutang, jaillit ici et là le venin d’un antisémitisme de tradition française qui ne se veut ni racial, ni religieux, mais politique. Non moins que Maurras, Pierre Boutang croit viscéralement, à contempler les effets de l’affaire Dreyfus, que l’échec d’une France catholique et royaliste, stigmatisée par la victoire de la démocratie parlementaire, tient en partie au messianisme laïcisé du juif lorsque celui-ci vient à être déjudaïsé. Sur ce plan il ne peut y avoir entre Boutang et moi de dialogue utile ».

 

Chercher à séparer la pensée de Pierre Boutang de celle de Maurras qui irrigue constamment ce second volume des Abeilles de Delphes est plus qu’une erreur. Que ce soit à propos d’Alain et du numéro d’hommage que lui consacra la Nouvelle Revue Française en 1952 - Alain dans l’évolution de qui Daniel Halévy discernait l’influence prépondérante de l’Affaire Dreyfus « dont les à-coups ont ouvert une large voie à l’esprit de ressentiment et de protestation » qui, depuis, le caractérisa - ; de Mallarmé, Talhaide et Léon Bloy (il faudrait citer toute la fin de cet article étonnant d’avril 1954, mais contentons-nous de ceci : « Bloy et Drumont ne s’aimaient pas, on le sait. Ils ne posaient pas le problème juif de la même manière, et Bloy fut injuste pour Drumont. Cependant, ils ont eu avec Bernanos, avec le Bernanos de La Grande Peur, leur réconciliation posthume ») ; ou encore de Marcel Proust dont Bernard de Fallois publiait en 1952 le Jean Santeuil inédit, ce roman abandonné par son auteur qui développait d’une façon si transparente les péripéties et les partis-pris de l’Affaire et « cette attente constante d’un miracle, où l’Eternel se manifestera dans sa création, l’espoir du buisson ardent... » car, note encore Boutang à propos de cette œuvre, « si les idées originelles n’y sont pas encore fondues, ce que l’art perd à cet échec, la compréhension de l’esprit même et du dessein de Proust le regagne » ; toujours c’est chez Maurras que Boutang trouve les références essentielles.

 

Ces textes, dira-t-on, datent d’il y a cinquante ans. Oui, mais qu’écrit leur auteur dans la préface qu’il avait préparé en 1991 pour ce second volume ? « Charles Maurras est assez présent dans ces Abeilles, il l’aura été assez dans ma vie pour que je transcrive seulement cette note de journal : « J’ai touché sa main et son front. Plus proche que l’idée même de proximité : proche absolument, selon un être qui remonte à lui : aïeul absolu. » »

 

La Source Sacrée est divisée en quatre Livres. Le premier est consacré au langage « honneur des hommes », avec, en particulier, les pages sur Buffon - dont la définition du style lui semble « une contradictoire pure de la démocratie » - ; sur l’Anthologie de la Prose française de Marcel Arland, cette prose, cette langue en laquelle Boutang reconnaît « la source de nos libertés les plus tendres, la couleur même de notre vie » ; mais aussi sur Jean Paulhan, Grasset et son Commerce de la Librairie et sur le poète provençal et français Max-Philippe Delavouët.

Le second livre a pour titre général « Méditations chrétiennes » et c’est d’abord dans la nuit de Noël et son adoration des bergers que Boutang décèle une explication et presque une justification du Politique d’abord de Maurras. « Il n’y a plus en 1952, et sans doute depuis longtemps d’accord français entre la connaissance et l’espérance, entre Dieu et les pauvres ». Les doctes n’ont plus rien à enseigner aux enfants. Noël ? quoi ? ah ! oui, un jour de fête, des illuminations, des cadeaux, rien de plus ; il n’y a pas eu de prophéties et les bergers sont des simples d’esprit...

Le troisième livre est intitulé « Champ clos » et Boutang s’y affronte à Rousseau - et cite Proudhon : « Le moment d’arrêt de la littérature française commence à Rousseau. Il est le premier de ces femmelins de l’intelligence en qui, l’idée se troublant, la passion ou l’affectivité l’emporte sur la raison... » ; puis à Stendhal, et c’est l’instauration d’un dialogue inattendu entre Stendhal, Nietzsche, Maurras et... Port-Royal, dialogue tragique au fond et au terme duquel c’est encore Maurras qui conclut dans sa préface à Rome, Naples et Florence : « Ah ! Stendhal ! Stendhal ! écoutez. L’Italie et le monde ont obliqué. Tout a fait retour...voici venir les règnes neufs, qui sont corsés, qui sont farouches. Ils vivent dans le goût de vos « républiques héroïques » de l’Antiquité moyennant des Marathons et des Salamines autrement meurtriers ! » Et Pierre Boutang d’ajouter - « Suivait la description du siècle de fer, où la guerre « va intéresser et offenser la totalité du corps social », où le choc des nations, en visant l’économie, dans la maison et les vies privées, exigera une mobilisation de toutes les volontés, à moins que nous ne soyons résignés à périr... »

Le quatrième livre enfin s’intitule « La naissance de l’Etat » et s’ouvre sur une méditation, toujours actuelle, sur la Féodalité d’après Cournot, « système d’appels et de réponses, quand notre monde démonté est devenu celui des appels sans réponse, de ces longs hurlements des foules ou des tyrans qui déchirent les nuits ! » - le monde de Kant, de Hegel et de Marx.

 

Il faut lire - ou, pour certains d’entre nous relire - ces pages en ayant à l’esprit les conditions dans lesquelles elles furent écrites en 1951, 1952, 1953... Boutang avait en charge, selon le voeu exprès de Charles Maurras, la transmission d’un héritage intellectuel et politique nécessaire à la vie d’un peuple, « ce grand, ce noble et malheureux peuple, le plus humain de tous, le plus haut d’intelligence, raison et générosité, que nous n’avons pas le droit de laisser dégringoler en démocratie germaine, américaine, slavonne ou autres barbaries » ; il faut « recréer, lui écrivait-il alors de sa cellule de Clairvaux, un refuge spacieux et fort, digne du nom français et qui serait le modèle de tous les civilisés ». Et non seulement Boutang continua Maurras, mais mieux encore , il annexa à sa pensée de nouveaux et fructueux domaines que, dans le feu de l’Action française quotidienne, celui-ci avait dû négliger. Et voici que jaillissent, recueillis dans les premières Abeilles, ces beaux articles sur - je cite au hasard - Marcel Aymé - « notre Molière » (Michel Vivier) -, Faulkner, Jouhandeau, Malraux, Giono ou encore Supervielle et Lucien Feuillade ; dans les secondes outre les analyses déjà citées, les réflexions sur Tocqueville, Dostoïevsky et, plus proches, Montherlant, Paul Morand ou André Dhôtel - et encore Blondin et Nimier !

Et si nous devons parler du langage de Pierre Boutang dont certains pourraient craindre l’obscurité, nous ne pouvons mieux faire que de reprendre à notre compte le compliment que Maurras lui adressait dans une lettre du 3 décembre 1950 : « Votre manière... est devenue plus « près des choses », plus liée au réel, et l’abstraction, sans éloigner le moins du monde le sens du nécessaire, s’est trouvée revêtue d’une chair légère et brillante qui, autrefois ne se laissait voir que par places, avec des interpositions de didactisme un peu sec, qui ont disparu tout à fait ».

 

(1) Le Figaro littéraire, 19 juin 2003.

Xavier Soleil

 

Pierre Boutang : La Source sacrée (Les Abeilles de Delphes, II) - Editions du Rocher, 2003. Les Abeilles de Delphes, publiées en 1952 par la Table Ronde, ont été rééditées en 1999 par les Editions des Syrtes.

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