Le père Roger-Thomas Calmel


par le Père Jean-Dominique Fabre *


Le Père Roger Thomas Calmel est né en 1914 et mort en 1975. Il fut un maître spirituel et intellectuel comme il y en eut peu en cette période d'accélération de l'histoire – pour reprendre l'expression de Daniel Halévy – et de profonds bouleversements à l'échelle du monde entier. La biographie que lui consacre le père Jean-Daniel Fabre est une somme psychologique et historique à laquelle son auteur a dû consacrer de nombreuses années d'études et de recherches.

Roger-Thomas était le premier enfant d'une famille de petits paysans de Sauveterre-la-Lémance, village situé à la limite du Quercy et du Périgord noir; ses parents étaient, l'un et l'autre, profondément croyants. Au témoignage d'Ernest Psichari, qui connut aussi cette région, le clergé français de cette époque était « admirable […] plus grand peut-être qu'il n'a jamais été. Au village comme à la ville, le presbytère est le seul endroit où se réfugie l'intelligence, […] le seul où il y ait vraiment de la vie, le seul où l'on soit assuré de trouver toujours, non seulement des hommes de cœur, mais des hommes ayant la plus fine compréhension de toutes choses, le sens le plus droit, la raison la plus déliée. » Roger Calmel profita encore des bienfaits de ce climat profondément et tout simplement surnaturel que les prêtres faisaient régner dans leurs paroisses.

Hélas ! les horreurs inhumaines de la guerre vinrent détruire cette belle harmonie. Dans un article publié en 1968, le Père Calmel, après Bernanos, s'indignera encore des raisons de cette boucherie et du silence de ceux qui auraient dû parler. « C'était, écrira-t-il, le devoir des "bien-pensants" et des prêtres de montrer le visage chrétien de tant de sacrifices et de mettre en accusation le système qui était à l'origine de ces hécatombes. Le jacobinisme d'État imposé à la France et, partiellement, à la plupart des autres pays par la Révolution de 89, la conception totalitaire de l'Etat a rendu possible la conscription universelle, la mobilisation de peuples entiers et des tueries sans précédent. Tout cela aurait été impossible sous une monarchie chrétienne. » Il en conclut, comme René Béhaine dans l'Histoire d'une Société, que le motif profond de cette guerre était la destruction de l'Europe catholique. On en aura d'ailleurs une confirmation éclatante avec l'écroulement de l'empire catholique d'Autriche-Hongrie – auquel, en 1917, on avait refusé une paix séparée – au profit de la politique maçonnique des Nations-Unies. En 1975, quelques mois avant sa mort, après une dernière visite à l'ossuaire de Douaumont, il notait encore que « la république révolutionnaire [avait] volé leur héroïsme à des centaines de milliers de jeunes; mais le seigneur Dieu l'a recueilli. Il l'a fait fructifier pour leur salut éternel, qu'il lui plaise de le faire fructifier pour un renouveau temporel de notre patrie.»


A l'âge de onze ans, Roger « avait l'instinct d'être prêtre ». En octobre 1926, il entre au petit séminaire du diocèse d'Agen. Au fil des années, son intuition initiale s'imposa comme une évidence: il serait prêtre. En 1933, il était désigné pour poursuivre ses études à l'Institut catholique de Toulouse.

Sept ans après la condamnation de l' Action Française pour des motifs ridicules et des raisons maintenant bien connues, celui-ci était dirigé par l'abbé de Solages, moderniste bon teint : d'où, parmi les étudiants de l'institut, la formation de deux courants intellectuels rivaux, et une tension, peu propice à l'étude. Alors que le choix décisif, choix non désapprouvé par les évêques, allait être « indivisiblement celui de la correction cléricale et de l'arrivisme ecclésiastique en prenant le chemin inouï de ce qu'on appellerait bientôt l'ouverture au monde », Calmel trouva refuge, au-dessus de la mêlée, dans la Somme théologique et les premiers ouvrages de Maritain.

En 1936, il fut saisi par la grâce et le désir d'entrer dans l'ordre de saint Dominique. « Dans cette âme de lumière, écrit le père Fabre, il trouva le père qu'il cherchait pour son âme et pour son sacerdoce. » Le père Vayssière, qui dirigeait la province de Toulouse, avait été, dès son noviciat, en 1887, un ami du père Pègues, lui-même soutien fidèle de Charles Maurras. Après sa vêture, le jeune frère fut envoyé au couvent d'études de Saint-Maximin, en Provence, où il restera jusqu'en 1941. Dès son arrivée, note son biographe, « en visitant le couvent, le jeune novice voyait à l'évidence que la vie religieuse et la prière contemplative, le ministère de la prédication et la conversion des âmes avaient besoin du soutien de tout un peuple, du plus simple des apprentis maçons jusqu'au pouvoir politique. Il comprenait comment l'union – qui n'est pas la confusion – du pape et du roi, de l'Église et de l'État, de la raison et de la foi, produisait des merveilles et faisait avancer sur terre le royaume de Dieu. »

Le 1er novembre 1940, Roger Calmel prononça ses vœux perpétuels; il sera ordonné prêtre le 29 mars 1941. Quelques lignes de lui feront sentir le sens et la profondeur de son adhésion à la philosophie thomiste.


« Donc réflexion sur le donné de la foi et par une intelligence de croyant qui a le sens de l'être, – par suite une intelligence armée par la philosophie traditionnelle de l'être (la philosophie d'Aristote et le thomisme). – Stupidité d'une soi-disant théologie qui veut "assumer" les philosophies germaniques contre nature, c'est-à-dire les philosophies fascinées par le devenir: Hegel surtout.

L'être des choses est évidemment constitué par leur être et non par leur devenir qui n'est qu'une conséquence de leur être (aussi élémentaire que ce soit, la pensée moderne ne le voit pas, ou refuse de l'admettre). […] Avoir le sens de la transcendance des mystères, donc accepter de raisonner par analogie.

Mais tout cela est impensable si on raisonne sur l'Incarnation non pas en termes d'analogie, mais selon l'univocité (Arius, Nestorius, Luther) et surtout selon l'univocité d'un esprit qui n'appréhende même pas avec justesse la réalité (ici, l'homme) que l'on grossit démesurément; c'est le cas de Teilhard. Car si Arius est hérétique en soutenant que Jésus n'est qu'un homme, Teilhard, qui est hérétique en soutenant que le Christ est un homme propulseur vers l'ultra-humain, ne sait même plus ce qu'est un homme. »


Au cours des années qui suivirent, le Père Calmel mena, autant qu'il le put, à Marseille, puis à Toulouse, une vie simple de fils de saint Dominique, alliant l'étude, la contemplation et la prédication. Il participa à la rédaction de La Vie dominicaine, puis de la prestigieuse Revue thomiste.

Cependant, la fin des années 40 vit réapparaître les tendances modernistes qui s'étaient fait jour avant la guerre. Elles affectèrent à la fois la discipline ecclésiastique, la théologie et la liturgie. L'Ordre dominicain n'en fut pas indemne, loin de là. Il ne faut pas oublier que le père Chenu avait été, de 1932 à 1942, recteur du couvent d'étude du Saulchoir et qu'en somme il forma toute une génération de dominicains – Congar, Schillebeeckx, Meydieu, Duployé, entre autres. Dans une conférence du 7 mars 1937, il avait exposé les principes adoptés par son école et jeté les bases de la méthode historique qui voit dans les événements du monde – en l'occurrence, la décolonisation, l'œcuménisme ou les mouvements sociaux – des "signes des temps, des interventions de Dieu dans l'Histoire, favorisant une doctrine essentiellement évolutive. Ces novateurs étaient d'ailleurs couverts par de hauts responsables, tant à Paris qu'à Rome : les cardinaux Suhard, Gerlier et Liénart, Mgr Weber à Strasbourg, Mgr Villot et Mgr Montini à Rome.


En 1948, les supérieurs du père Calmel lui confièrent le ministère de directeur spirituel de la congrégation des Dominicaines enseignantes du Sain-Nom-de-Jésus, dont une nouvelle prieure générale, Mère Hélène Jamet, venait d'être élue. En même temps qu'il s'efforçait de diriger les âmes vers les sommets de la vie spirituelle, il voulait les maintenir dans le réalisme et ne leur cachait pas les temps de ténèbres qu'il voyait s'abattre bientôt sur l'Eglise et sur le monde.

« Les risques de ruine qui se multiplient pour notre civilisation ne peuvent pas ne pas nous émouvoir profondément […] Au fond de nous-mêmes nous sommes secoués par le tremblement et l'effroi. (Car) le monde devient un scandale immense et organisé, une ignominie, une horreur inhumaine. »

En 1949, la prieure et lui-même engageaient, pour répondre à une invitation romaine de portée générale, une révision de la constitution de l'ordre. Terminés en 1952, les nouveaux textes furent approuvés, l'année suivante, par la Congrégation des religieux. De là devait dater pourtant la disgrâce du père Calmel: en 1954, à la suite de maintes intrigues, il fut relevé de ses fonctions et la nouvelle constitution abandonnée. « Pour la première fois, note son biographe, il expérimentait une divergence qui allait s'accentuer par la suite et faire le grand drame de tant de fidèles: deux voix venaient de Rome, deux voix discordantes, celle de la tradition fidèle, aimante, conquérante, et celle du compromis avec le monde. »


Une nouvelle étape s'ouvrait dans sa vie, rigoureuse en apparence – « l 'exil »: il était envoyé dans un couvent de l'ordre à Madrid –, mais qui se révéla réparatrice et enrichissante. Dans sa retraite forcée, il méditera la vie et approfondira la doctrine de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d'Avila. Il prêchera aussi, à Madrid, à Ségovie, à Salamanque où il fit la connaissance du père Santiago Maria Ramirez, qui fut, de 1947 à 1975, régent des études de la province dominicaine d'Espagne et président de la faculté de théologie de Salamanque.

Ce fut aussi pour lui l'occasion de voir la France de l'extérieur. L'histoire contemporaine lui rappelait les méfaits de la révolution française chez sa voisine; le soutien d'une certaine France à la révolution s'était accentué lors de la persécution religieuse de 1931-1939, et l'amertume du père Calmel s'exprimait librement dans ces lignes: « La France officielle empoisonne le monde depuis la grande révolution. Je ne dis pas que la France comme patrie ait apostasié, mais la France officielle, oui, j'affirme que, depuis bientôt deux siècles, elle s'acharne à consommer l'apostasie et q'elle n'est plus éloignée d'y avoir réussi. »


Rappelé en France en 1957, il fut dirigé vers la Sainte-Baume, où Marie-Madeleine passa les dernières années de sa vie, et qui est sous la garde des dominicains depuis le 13e siècle. Il eut, cette année-là, ses premiers contacts avec les dominicaines du Saint-Esprit de Pontcallec et fit la connaissance de l'abbé Berto avec qui il collaborera jusqu'à sa mort.

Sa réputation grandissait et bientôt Jean Madiran, le fondateur de la revue Itinéraires, prit contact avec lui et l'invita à collaborer à son œuvre. Cela ne se fit pas sans difficultés du côté de la hiérarchie de l'ordre, mais enfin cela se fit et dura dix-sept ans. L'influence fut réciproque entre le théologien dominicain et les rédacteurs de la revue, notamment Marcel Clément, Henri Charlier et Madiran lui-même, qui, pour un temps, se détourna de Maurras au point de paraître ne plus le comprendre.

En novembre 1958, Calmel est envoyé au couvent de Montpellier, où se trouvait alors le célèbre « dominicain rouge », Jean Carbonnel. De plus en plus, il constatait qu'un véritable fossé existait entre lui et la grande majorité de membres de son ordre, ce que Jean Madiran nommera une « relégation sociologique ». Il s'intéressait toujours à la vie politique française, comme en témoignent la longue lettre, citée page 246, commentant un discours de René Coty, et, sur un autre plan, l'ouvrage qu'il publia en 1960, Sur nos routes d'exil, les Béatitudes.

L'année suivante, il revenait à la Sainte-Baume où il continua d'approfondir sa paix intérieure. La lecture des articles qu'il écrit dans la revue Itinéraires révèlerait, aujourd'hui encore, la profondeur de sa doctrine spirituelle. De son côté, l'institution poursuivait ses persécutions.

Mais plutôt que de suivre le Père dans ses affectations successives, il est plus intéressant d'évoquer l'élaboration de sa doctrine dans les années difficiles du concile Vatican II, et surtout de l'après concile, et de mesurer son influence sur les âmes.

Sur le fondement même de sa réflexion, voici ce qu'il écrit dans Itinéraires en 19701: « La doctrine de la foi, qui est sûre, entend la primauté pontificale non dans un sens de pur arbitraire et de façon que les chrétiens soient ravalés au rang indigne de sujets inconditionnels du pape, mais dans un sens de conformité à la Tradition. Par là même, l'obéissance du chrétien est contenue dans des limites définies. L'autorité qui prétend s'affranchir de ces limites ou qui fait semblant, oblige par là même les sujets à ne plus lui obéir. »

Si l'on me permet une petite parenthèse, il est intéressant, pour un "maurrassien" de rapprocher ces lignes de ce que René Benjamin – qui n'était d'ailleurs pas maurrassien – écrivait quelque trente ans plus tôt, au moment d'une autre crise de l'autorité, celle de L'Action française.

« L’obéissance est indispensable aux enfants, et aux adultes quand ils sont esclaves. Mais il y a ceux qui par leurs fonctions ou leurs talents ont à diriger ou à conseiller une société. Ceux-là n’ont pas le droit d’être aveugles et d’obéir aveuglément. Le Pape étant à Rome, vous me direz qu’il est un peu loin pour lui demander des directives […] Il faut les prendre dans son expérience, timidement, dans sa conscience, modestement – dans ce qu’on peut avoir de culture enfin. […]. Le Pape ne se charge pas de tout en ce bas monde. Il reste à donner, en dehors de lui, quelques ordres ici et là. Cette autorité, si minime qu’elle soit, est incompatible avec l’aveuglement et la surdité volontaires, surtout vis à vis d’une autre autorité, qui si sacrée qu’elle soit, ne répond jamais, quand on lui demande une explication ou un secours. Ce que je vous expose là n’est pas une attitude de révolté. Je n’ai même pas d’étonnement. Quand on vit depuis 43 ans dans l’enfer qu’est la société !… Mais j’ai un métier qui serait ridicule – oui, ridicule et réduit à 0, si j’étais soumis aveuglément. Ce dernier adverbe n’est tolérable que pour des gens ou dans le désespoir ou dans la retraite. Il est la folie même pour des hommes en activité, et qui doivent s’imposer aux autres par la parole, par l’écrit, par l’idée, etc… Des yeux grand ouverts, ah ! oui ! – et ils ne seront jamais trop ouverts !… »


Ainsi le Père Calmel se prononçait-il au sujet de l'assistance à la nouvelle messe, et de la nouvelle liturgie des sacrements en général. « Pour être assurés que les sacrements que nous pouvons donner ou recevoir sont en réalité ceux de l'Église, c'est à dire ceux du Christ par son Église, nous en resterons aux dispositions antérieures au dernier concile2. » De mois en mois, d'année en année, le Père Calmel se portait partout où la Tradition était attaqué.

La biographie du père Fabre est une véritable somme de cette défense à laquelle il se consacra tout entier. Cette somme est toujours, et même de plus en plus nécessaire, et il importe au plus haut point qu'elle soit connue et méditée.


Xavier Soleil


1. La certitude dans l'Eglise, Itinéraires n°145.


2. L'Église dispensatrice des sacrements, Itinéraires n° 171 et suivants.


* Editions Clovis, 2012 – 24 euros.

Retour à l'accueil