Paris vu par :



Charles Guérin [1873-1907]


« En sortant, j’ai suivi les quais et je suis entré au Jardin des Tuileries. J’ai flâné le long des parterres, m’amusant à me composer des tableaux. L’un était ravissant, fait de rien : un vase de marbre, et dans le vase, se détachant entièrement sur le bleu profond du ciel, une touffe de géraniums qui éclataient, rouges.

Dans le jardin désert, je me suis assis au pied d’un marronnier, en me tournant vers les Tuileries. J’avais au premier plan un jardin de fleurs vivaces et tout allumées de soleil, découpant son beau galbe ; puis les verdures claires et sombres se groupaient, s’amassaient, montaient, grandissaient, et vers le fond formaient un grand massif de feuillages mordorés, à travers lequel, dans une découpure, on voyait s’élancer, net et délicat d’arêtes, le Pavillon de Flore, flanqué de ses hautes cheminées sculptées. Une vapeur amollissait les angles, bleuissait les pierres, acculait le paysage dans le songe. A gauche, vers la place du Carrousel, sur l’Arc de Triomphe, le quadrige de César, dans un air moiré d’ombres et de clartés, évoquait, cabré là-haut sur le ciel, une épopée fabuleuse. Je suis resté là longtemps. Les statues palpitaient au soleil. Une grande douceur sortait des fleurs immobiles et des feuillages remués lentement. Les rumeurs de Paris qui grondaient au loin expiraient autour de moi en un souffle murmurant, continu, attendri… Les flaques d’eau, par endroit, mouillaient les yeux d’une fraîcheur. »


« Le soir. - Petite pluie fine qui a adouci le vent aigre et froid des derniers jours. Passé par l’avenue Victoria. En entrant, j’ai eu comme une impression d’enchantement. L’obscurité était presque complète. Il n’y avait plus à l’orient, c’est-à-dire au fond de l’avenue, du côté du Châtelet, qu’un coin bleu, d’un bleu teinté de vert, d’une étrangeté indéfinissable. Le bitume de la chaussée et des trottoirs, sur lequel la pluie n’avait pas encore séché, reluisait comme une nappe d’eau où se reflétaient, diffusées et élargies, les flammes dorées des becs de gaz et les énormes rubis des lanternes d’omnibus. Les arbres, aux branches enchevêtrées, bordaient et prolongeaient au-dessus de ma tête un fouillis sombre, et les doubles rangées des maisons où des vitraux s’allumaient par places, sourdes et voilées, entassaient jusqu’à l’horizon des masses d’un noir déchiqueté.

En me retournant, l’impression d’un changement à vue dans une féerie, comme un décor aperçu d’une galerie de songe. Au fond de la place miroitante qui formait comme un lac, l’Hôtel de Ville se dressait avec sa façade blanche et ses hauts toits d’ardoises effilées. Au premier étage, ses grands vitraux illuminés. Au-dessus, le ciel était d’un bleu gris où se mêlaient les cendres de la nuit. »



Carnets intimes - Carnet I (1887)



voir Charles Guérin


Katherine Mansfield [1888-1923]



« Si vous vous penchez sur le bord du pont Saint-Louis, vous dominez une petite cour qui s’appelle le port de l’Hôtel-de-Ville. C’est une jolie petite place pavée avec des peupliers et des tilleuls qui poussent le long du mur. Sur la pente qui descend vers la Seine, il y a deux bateaux retournés. Un vieil homme à chapeau de paille était assis à côté de l’un d’eux, aujourd’hui, il tapait partout avec un marteau ; sur l’autre frétillaient deux petits garçons qui ne cessaient de se tremper les mains dans l’eau. Des matelas étaient appuyés contre le mur, au soleil ; on avait dressé un cadre de bois recouvert d’un carré de toile rouge. Une vieille femme en robe d’indienne mauve, une bande de toile blanche passée autour de la tête et sous le menton, lançait des flocons de laine grise et des plumes sur le carré de toile. Il y en avait derrière elle un monceau formidable, qu’une femme plus jeune, en noir, la tête couverte d’un bonnet de coton, s’occupait de rassembler et de secouer dans tous les sens. Il faisait très chaud, au soleil ; la laine et les plumes répandaient une telle poussière que les deux femmes toussaient et éternuaient en travaillant ; mais elles n’avaient pas l’air d’y faire attention. J’ai regardé jusqu’au moment où le matelas a été rempli et replié comme une pâte feuilletée. Alors la jeune femme s’est assise sur un petit pliant et la vieille a replacé les « boutons » de la toile avec une aiguille longue, longue comme une broche. De temps en temps, les deux petits garçons accouraient se faire moucher ; la vieille femme leur criait quelque chose, et ils répondaient sur le même ton.

A qui la faute si nous sommes si isolés, sans vie réelle, et considérons comme du temps perdu tous les instants que nous ne passons pas à lire ou à écrire ?

Aujourd’hui, je suis allée au petit jardin derrière Notre-Dame. Les arbres en fleur roses et blancs étaient si jolis que je me suis assise sur un banc. Au milieu du jardin, il y a une pelouse verte et un bassin de marbre. Des moineaux qui se baignaient transformaient ce bassin en fontaine, et des pigeons se promenaient dans l’herbe veloutée, en se lissant les plumes. Tous les bancs, toutes les chaises étaient occupés par des mères, des bonnes d’enfants, des grands-pères ; de petits enfants au pas mal assurés faisaient des pâtés de sable avec un seau et une pelle, remplissaient leurs paniers de fleurs de marronniers, ou lançaient le béret de leur grand-père sur la pelouse interdite. Arrive une nurse chinoise, qui traînait deux petits enfants. C’était une drôle de petite créature, avec ses pantalons verts et sa tunique noire, et un petit turban serré autour de sa tête. Elle s’est assise, s’est mise à raccommoder et n’a pas cessé de babiller comme un oiseau, tout en surveillant les enfants du coin de l’œil et en passant son aiguille à repriser dans son turban. Après l’avoir observée très longtemps, je me suis rendu compte que j’étais en plein rêve. Pourquoi est-ce que je n’ai pas une vraie maison, une vraie vie, avec une nurse chinoise en pantalon vert et deux petits enfants qui se précipitent sur moi et m’attrapent par les genoux ? Je ne suis pas une jeune fille, je suis une femme. Il y a des choses que je veux. Ecrire toute la matinée, déjeuner le plus vite possible, écrire encore l’après-midi, dîner, fumer une seule cigarette et me retrouver seule jusqu’à l’heure de dormir - alors que la joie et l’amour enfermés voudraient jaillir. Toute la vie sèche comme du lait dans une vieille poitrine. Oh ! je voudrais vivre. Je voudrais des amis, une famille, une maison. Je voudrais donner sans compter (sauf les économies de la banque, chéri)…


23 mars 1915

(extr. des Lettres à J. Middleton Murry 1913-1918 - Stock, 1954)


voir Katherine Mansfield - Wikipédia - lire Le « Génie » des Femmes de Marie-Madeleine Martin (Editions du Conquistador, 1950).

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