Michel Gasnier, o.p.


Un officier français

Gérard de Cathelineau


Gérard de Cathelineau est né en 1921 et mort en 1957, à 36 ans, tué par un fellagha dans un village de Haute Kabylie. Sa biographie a été écrite par le père Michel Gasnier, o.p., avec le concours et sur la demande de sa famille, en 1960, et rééditée en 2014.

Sa lecture, près de soixante ans après, est fascinante ; elle nous replonge dans un monde qui n’était ni pire, ni meilleur que le nôtre, mais au sein duquel des personnalités aussi affirmées ont pu tracer leur voie personnelle vers l’héroïsme et la sainteté.

Gérard descendait en ligne directe de Jacques Cathelineau, premier généralissime de l’armée catholique et royale, mort à 34 ans. Le comparant à son ancêtre, Michel Gasnier écrit : « L’un et l’autre ont proclamé par toute leur vie que le Christ et la France sont inséparables et ils sont tombés pour la même cause. »

Vers 18 ans, il choisira la carrière d’officier qu’il considérait comme une « vocation », pouvant très bien s’allier avec un idéal religieux élevé. Après la défaite de la France, qui « torturait sa pensée », il fut reçu à Saint-Cyr en 1942 : mais l’école fut rapidement fermée par l’entrée de l’armée allemande en zone libre et Gérard revint à Paris. Il lit, et relit Lyautey, les Lettres du Tonkin et de Madagascar, « le livre, a-t-il écrit, que j’ai le plus aimé ». Il entre aux Chantiers de Jeunesse du général de La Porte du Theil en juillet 1943. Un an après, il était incorporé au Premier Régiment de France et, peu après, son escadron prenait part aux combats.

En décembre 1944, il intègre l’École Inter-Armes de Cherchell. Comme l’écrit son biographe, « il burine toujours davantage l’idée qu’il se fait du chef militaire », comme l’exprime cette courte citation, extraite de ses Carnets : « L’officier, c’est un seigneur qui s’impose par sa supériorité morale, son bon sens cultivé et sa conduite souriante. Il est à la fois un juge et un entraîneur. Il connaît son métier de façon approfondie, synthétique, analytique. Il a l’esprit sans cesse en éveil. »

En juin 1945, rentré en France, il est affecté au 11e Régiment d’Infanterie, alors en garnison à Puttlingen, dans la Sarre. Bien que l’armée française soit dans une position quelque peu subalterne par rapport à celles des Alliés, il s’applique à ce qu’elle « donne de la France l’image d’un pays ferme mais aussi de civilisation profonde ». Ses Carnets de cette époque montrent aussi à quel point il poursuit sa formation intellectuelle, et surtout spirituelle, et combien celles-ci sont intimement liées à son métier. – Une citation encore : « Retrouvé dans la communion le calme et l’activité intérieure de rêves d’une vie pleine. Chercher la force d’aider les faibles à sourire. Officier, celui qui gagne ses soldats et force l’estime, l’ambassadeur de la France aux colonies, l’ambassadeur d’une France qui connaît le vrai sens de la vie, le message d’un sourire du Christ. » Ces lignes ont été écrites le 23 novembre 1941 et, à leur lecture, on est stupéfait de comprendre à quel point Cathelineau survolait déjà sa propre vie.


L’année 1946 marquera dans celle-ci une étape capitale. En février, au cours d’uns soirée dansante, il rencontre celle qui allait devenir sa femme : Mademoiselle Colette Plassard, fille d’un ingénieur, directeur de la Mission française des mines de la Sarre. Revenant avec un ami, il lui annonce sa décision et la lui explique : « Ils avaient causé et ils étaient allés très vite au fond. Ils avaient constaté que sur l’essentiel ils étaient d’accord et que rien ne les séparait. Il me dit :

J’ai vu son esprit et son âme avant de voir son visage !... »

Le mariage eut lieu les 12 et 13 juillet à Sarrebruck, la bénédiction étant donnée par le R. P. Plassard S.J., frère de l’épousée. Et c’est peut-être le moment de rappeler ce qu’il lui avait confié, dès les premiers temps de leurs fiançailles, sur la hiérarchie des ses amours, quelque tendres et ardents que fussent ses sentiments pour elle : « Dieu d’abord avant tout et par-dessus tout. Puis ma patrie dont je suis le serviteur. Et vous ensuite. Mais ces deux amours primordiaux auxquels un chrétien doublé d’un soldat doit savoir subordonner le reste, bien loin de porter atteinte à la ferveur de notre intimité y ajoutera encore. C’est parce que nous poursuivrons côte à côte le même idéal que de notre vie tout entière, identiquement rythmée, émanera une harmonie sans dissonance. »

Nommé adjoint au Directeur de l’École des Cadres de Langenargen, il est un peu désabusé sur la société qui l’entoure, au point d’écrire à ses parents le 15 décembre 1946 : « Nous avons beaucoup reçu depuis cinq mois, mais au fond, assez restreint se trouve être le nombre de gens avec qui nous devisons agréablement... Ils sont sans idées générales, sans culture personnelle ; ils laissent en partant une impression de néant et de futilité qui vaut peu la peine d’être partagée. »

À cette époque, la guerre d’Indochine déroule ses péripéties sanglantes, et dès la naissance de leur premier enfant, Michelle, le 18 avril 1947, le lieutenant de Cathelineau sent que son déport est proche. Déjà, il étudie passionnément les questions coloniales et donne même à l’École une conférence sur « la vocation coloniale de la France ».

Un an après, il s’embarque à Marseille et débarque, quelque semaines plus tard, à Saigon, où il passe quinze jours. Sa première impression n’est pas bonne. « Il semble, écrit-il que la situation sans crédits supplémentaires soit sans issue. Nous perdons peu à peu beaucoup de monde, rôle sans gloire et certainement méconnu. [...] Il faut abandonner l’idée que la guerre est finie en Indochine. »

Il est affecté à la 3e Brigade de Chasseurs cambodgiens, à Tan-Chau, dans la Plaine des Joncs. « Le Roi du Cambodge, écrit-il à ses parents, vous le savez sans doute, nous est très favorable. » Le 3 juin 1948, il écrit : « Ma vie est absolument passionnante [...] La variété des gens que je rencontre chaque jour est presque infinie. » Et le 16 septembre : « Vous devez trouver parfois que ma vie est bien agitée, qu’il y a peu de place pour le repos, les loisirs, la méditation. Et de fait j’ai souvent l’impression de me perdre de vue, de me suivre à la hâte sans pouvoir m’arrêter. »

Après la naissance de sa deuxième fille, Béatrice, le 14 septembre 1948, il fait aussi le point sur le plan intérieur. « 23 octobre – Je crois, hélas ! n’avoir pas du tout progressé sur le plan spirituel depuis mon arrivée en Indochine. Au contraire !... À quoi bon se lancer à corps ardent dans la guerre et la conduite des hommes si on n’en retire pas une plus grande spiritualité, un plus grand amour de Dieu ?... » En même temps, il écrit à sa femme : « Lorsque nous nous retrouverons dans le ciel, nous aurons une grande joie. Notre extase en Dieu s’accompagnera d’un sentiment de douceur spéciale venu de ce que nous nous serons retrouvés. »

En décembre, il est gravement blessé et devra laisser passer plusieurs mois d’hôpital et de convalescence. Sa femme et ses deux enfants arriveront à Phnom-Penh le 22 février 1949 et, très fatigué, il repartira avec elles à la fin du mois de juillet 1950, après 28 mois d’Indochine.


De retour en France, et après quelques mois de repos, il est nommé à Épernay pour commander une compagnie de Chasseurs portés. Il aura notamment pour chef le Lieutenant-Colonel de Penfentenyo. En février 1951, le 8e B.C.P. est transféré à Wittlich en Allemagne ; il mène de front le commandement de sa Compagnie, l’étude d’une documentation religieuse de plus en plus riche et la préparation au concours d’État-Major. Le 10 novembre de la même année, naissait, à Metz, sa troisième fille, Odile.

À la suite de sa réussite au concours, il est affecté à la 1ère Région Militaire de Paris et suit les cours qui se donnent à l’École de Guerre dont le diplôme lui vaudra d’être désigné de nouveau pour l’Indochine et, en attendant son départ, il suit au Centre d’Études asiatiques des cours de Khmer.

C’est à cette époque que « considérant que l’étude de la science militaire ne pouvait être considérée comme une fin en soi », il approfondit ses connaissances de philosophie thomiste et entra dans le grand courant spirituel de la Cité Catholique. Avec un groupe d’amis, il suivit les exercices d’une retraite spirituelle dite « des cinq jours ». ; il y découvrira sa vocation d’apôtre et sa « forme » de sainteté. Après avoir vu naître, le 15 janvier 1954, sa quatrième fille, Guillemette, le capitaine de Cathelineau s’envolera pour l’Indochine le 26 mars 1954.


Son deuxième séjour sera moins mouvementé que le précédent. Nommé, sur la demande du roi du Cambodge, Conseiller de l’État-Major des Forces khmères, le gouvernement français lui a donné pour mission de préparer une armée autochtone favorable à la France. Il s’agissait, une fois la guerre terminée, après les improvisations hâtives des derniers mois, de créer une organisation adaptée aux problèmes et aux besoins du Cambodge. Mais il est bien obligé de constater que la politique coloniale du gouvernement n’est pas à la hauteur de la situation, et il écrit ce qu’il en pense : « En France on veut bien faire la guerre mais sans casse. L’histoire prouve qu’il n’y a pas de guerre sans casse. Si on ne veut pas la casse, il ne faut pas vouloir la guerre. [...] La guerre n’a jamais été entreprise qu’à moitié. Il n’y a pas de guerre à moitié. La guerre requiert toutes les énergies. [...] Voulant s’occuper de tout et ne s’occupant de rien, tel est notre État démocratisant, socialisant, nationalisant, subclaquant... Excusez-moi de cette charge à fond. Je me sens tellement plein d’amour pour ce pays qui demain pourrait connaître l’esclavage communiste ! » Mais le 15 juin, il note qu’« en Indochine, la présence française malgré tant et tant d’erreurs, laissera de grands souvenirs ».

Jusqu’au bout, la pensée du communisme et de ses effroyables conséquences restera sa grande préoccupation. « Le malheur, écrit-il, c’est qu’en reconstruisant le monde à l’image de la matière, l’homme sombre des hauteurs de la vie divine dans un abîme où il ne se retrouve plus lui-même. De fils de Dieu qu’il était auparavant, il devient esclave de la matière. De la joie dans l’amour, il est passé aux déchirements de la haine, de l’unité à la division. »

Et encore : « Le dialogue catholico-communiste est impossible absolument, radicalement. Penser le contraire est une illusion mortelle, génératrice de désastres... »

La santé de sa femme l’obligera à quitter l’Indochine en juillet 1955. Il y aura passé 42 mois dont 27 à son premier séjour et 15 au second.

Qu’est-il devenu, lui-même au cours de cette deuxième séparation, sur le plan spirituel et mystique ? D’abord, il cherche à consoler sa femme. « Vos préoccupations sont les miennes et les miennes sont les vôtres. Votre vie est la mienne et la mienne est la vôtre. Vos gestes sont les miens et les miens sont les vôtres. Beauté indicible du sacrement du mariage ! [...] Le ciel a inventé la famille. Demandons-lui toutes les bénédictions qu’il y a attachées. »

Sous la direction de l’aumônier, il intensifie sa vie spirituelle qui est à cette époque d’une exceptionnelle qualité. « J’éprouve le besoin de prier plusieurs fois dans la journée. [...] L’amour vient facilement quand on prie. Je pense qu’il faut beaucoup aimer, donc beaucoup prier, au moins en intention, car l’amour est un don de Dieu. » Et, parlant de ses tentations : « Je me sens faible devant tout cela. J’accepte cette faiblesse. Je l’offre même. Je suis celui qui n’est rien. Je suis en admiration devant les saints qui me dépassent infiniment parce qu’ils ont su maintenir toujours ouverte la voie de Dieu. »


De retour en France, après deux mois de repos, il est dirigé sur Bourg-Saint-Maurice où il aura à préparer des jeunes recrues destinées à partir en Algérie. Il leur dit que, « la France est le pays le plus généreux de la terre à l’égard des races de toutes couleurs ». Dans le même temps, il s’est remis à l’étude de la philosophie thomiste, apogée d’une civilisation vraiment chrétienne, universelle, ainsi que des grandes encycliques pontificales. Bien sûr, il s’occupe de ses fillettes, jouissant de « ces joies pures », qu’il évoquait dans une lettre à sa femme, écrite de Phnom- Penh le 22 janvier 1949, « qui dépassent toutes les autres, exception faite de la découverte unique d’un Dieu qui nous aime et, divin Mendiant, frappe à notre porte... »


C’est en novembre 1956 que Cathelineau reçoit son affectation pour l’Afrique du Nord. Un mois après, il était à Tizi-Ouzou et le général Gouraud l’affectait au commandement du 3e Bataillon du 121e R.I., à Beni-Douala, au sud de Tizi-Ouzou. Dès qu’il est sur place, il observe, s’informe, prend des notes. « Pacifiera-t-on avec succès ? écrit-il, Nous avons des raisons de nous méfier et des raisons d’espérer. » En lui-même, il réfléchit à cette lutte qu’il doit mener en Algérie – dans laquelle il ne sait pas qu’il perdra la vie – et qui, pense-t-il, aurait pu être évitée si la France, débarquant sur cette terre en 1830, avait compris sa tâche et s’était souvenue de sa vocation séculaire : « Nous payons en Algérie, écrit-il à ses parents, le drame d’une politique qui a volontairement paralysé en Afrique du Nord le génie missionnaire pour faire du prosélytisme musulman. En même temps qu’on interdisait la prédication aux missionnaires, on créait à grands frais des écoles coraniques, des mosquées, on subventionnait des pèlerinages à La Mecque et on faisait répandre l’Islam dans des régions jusque-là rebelles à son influence, comme par exemple en Kabylie... Que le règne du Christ arrive ! La France dont la vocation est avant tout chrétienne et missionnaire, a failli à sa vocation, et s’étonne aujourd’hui des malheurs continus qui la frappent. »

Mais la réflexion n’empêche pas l’action, qui consiste à lutter contre les fellaghas pour protéger la population. Ce qui n’allait pas chez Cathelineau sans de graves débats de conscience. Car, se demande-t-il, appartient-il à l’Armée de rendre la justice et d’en exécuter les décisions ? Le manque de directives claires « suscite à l’intérieur de l’Armée des crises graves tout en sabotant son prestige et la confiance que la nation doit avoir en elle ».

Et de conclure ce tour d’horizon par cette constatation : « Il ne me semble pas osé de dire que l’activité des Forces françaises tient actuellement le F.L.N. au bord de la déroute et de l’abandon. Il est prêt à lâcher ; une seule chose le retient, mais elle est d’importance : la certitude des appuis qu’il rencontre en France et dont la France, consciemment ou non, se fait l’interprète. [...] L’Algérie reste un test de la vitalité française, et plus exactement de l’aptitude des Français à prendre en main leur destin. » À ses parents, il écrit « Nous vivons actuellement l’une des phases de la lutte contre le marxisme [...] Nous savons que le Communisme est engagé en Algérie aux côtés des Fellagha et que, si nous ne le détruisons pas, par ici, rapidement, il s’imposera peu à peu chez les Fellagha, comme il s’est imposé chez les Viets-minh. L’avenir de nos enfants est en jeu. »

C’est dans une de ses opérations de recherche des fellaghas, le 12 juillet 1957, que le capitaine de Cathelineau sera tué ; il cherchait à protéger de son corps l’adjudant de gendarmerie. qui participait à l’opération. Le 9, il avait écrit à sa femme « Prie pour moi, car je manque de secours surnaturels... Je trouve le temps long jusqu’en septembre. Notre ciel se fabrique grâce à ces séparations. » Colette de Cathelineau reçut ce message angoissé le jour même de la mort de son mari. « L’idée qu’il s’était faite de la lutte dans laquelle sa patrie était engagée apparentait son effort et son sacrifice à ceux d’un Croisé », ajoute le Père Gasnier.


Tout au long de la lecture de ce livre, nous avons accompagné Gérard de Cathelineau dans ses pensées les plus intimes, tant dans l’expression de sa foi que dans l’amour de sa famille, comme si nous étions ses amis. En témoignage d’admiration de l’héroïsme et de la sainteté de l’officier comme du père de famille, je laisserai la parole à celui qui fut, en Algérie, son chef direct, le commandant Berthoud, qui prononça, le 17 juillet, le dernier hommage qui lui fut rendu sur la terre algérienne. « Si vous saviez tirer un si beau parti de qualités que je renonce à énumérer, c’est parce que vous avez toujours su et voulu vous maintenir sur le plan moral le plus élevé.

Je me réjouissais de constater quelle foi vous aviez dans votre mission d’Officier. Ici, pour obtenir la pacification des cœurs, nul mieux que vous ne savait accomplir une tâche aussi délicate.

Je voyais dans cette foi le reflet, le rayonnement des sentiments religieux si purs, si profonds qui n’ont cessé de vous animer. »

Xavier Soleil


Michel Gasnier, o.p. – Un Officier français, le Capitaine Gérard de Cathelineau (1921-1957), préface du Général Arnoux de Maison-Rouge – Nouvelles Éditions Latines, 1960 (réédition en 2014).








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