Marie-Aimée de Kermorvan


L’être d’élite, à l’âge adulte, et convié aux royales fonctions de la poésie, a toujours tiré quelque profit d’une règle. Un grand cœur, une tête puissante, sont fécondés par une grande loi.

Charles Maurras



Marie-Aimée de Kermorvan ! Nom, semble-t-il, prédestiné… Et pourtant l’évoquer aujourd’hui, n’est-ce pas une gageure ? Disciple tardif de l’Ecole romane, amie de Raymond de La Tailhède et de Charles Maurras, il semble qu’on ne puisse rappeler son souvenir que dans ce que furent ses rapports avec ces deux personnalités dont presque deux générations cependant la séparaient.


Mais d’abord son nom. Sa généalogie est connue grâce aux travaux de M. Jean-Luc de Robillard, historien des Mascareignes et des familles franco-mauriciennes . Ses ascendants paternels et maternels étaient établis à l’Isle de France dès le 17e siècle pour les premiers, au 18e pour les seconds. Sa famille paternelle qui n’était pas d’origine bretonne, portait le nom de Vigoureux ; Kermorvan ne fut d’abord qu’un surnom, retranché pendant la Révolution, puis adopté définitivement à l’avènement de l’Empire. Son père, Jean Baptiste Lucien Vigoureux de Kermorvan quitta Maurice pour la France en 1921 avec les quatre enfants qu’il avait eus de son mariage avec Léontine Eugénie Manès : Paul (1903), Marie-Aimée (1904), Henri (1906) et Maurice 1908). Il s’installa probablement à Paris où ceux-ci poursuivirent leurs études.


Marie-Aimée de Kermorvan n’a pas laissé de mémoires et seuls les membres de sa famille ou ceux qui l’ont connue peuvent témoigner des hauts et des bas de son existence, d’abord à Paris, puis, pour des raisons patrimoniales, en Angleterre, dans le Sussex. Marie-Aimée composa, puis publia ses premiers poèmes, probablement dès le début des années 20, dans diverses revues.

Son premier recueil, Soleil de France, parut en 1929 chez l’éditeur Antoine Rédier – qui fut aussi, à cette époque, celui de Brasillach et de Charles Maurras. Elle y célèbre à la fois son île natale, la Provence et Charles Maurras, la France et sa monarchie reniée, la race latine, son passé et son avenir. Que chantera-t-elle jamais d’autre ? « Ces petits poèmes, écrit-elle dans l’Avertissement qu’elle a placé en tête de ce volume, – même et surtout l’Œdipe – ont été conçus comme un hommage à la lumière, sous quelque forme qu’elle se présentât à mon esprit. C’est ainsi qu’évoquant la gloire ou la vertu des splendeurs solaires, j’ai dû placer ces rêveries sous le signe de notre France ou du génie latin, éternel synonyme de vigueur et de clarté… »


La lettre (1) que lui adressa alors Charles Le Goffic témoigne de l’estime dans laquelle la tenaient déjà ses pairs.

Paris, 20 juin 1929


« Chère Demoiselle


Vous entrez d’un pied sûr dans la gloire dans le moment où l’Académie, faute d’une voix, me refuse l’entrée de ses sacro-saints parvis : je retournerai à mon ombre, d’où je ne sortirai plus (2). Mais je veux vous dire que cette nuit, qui fut ma veillée des armes, je l’ai passée en partie à vous lire, à me chanter vos beaux vers. Je suis fier de vous avoir devinée et, dans la mesure où je le pouvais, conseillée et quelquefois morigénée !

L’élève, de haut, de très haut, dépasse le maître, si l’on peut dire que je fus votre maître, alors que vous devez tout aux Romans, à Moréas, à La Tailhède, et rien à moi qu’un certain souci peut-être de la clarté. Ce don du rêve, de l’émotion que vous ajoutez à leur art, si je l’ai reçu moi-même du ciel peut-être, je ne vous l’ai pas communiqué et vous le possédiez de naissance. »

Ch. Le Goffic

portrait par Allan Osterlind


Elle a sans doute aussi, dès cette époque, fait la connaissance de Maurras. Ainsi elle entrait de plain-pied dans cette Ecole romane, fondée près d’un quart de siècle plus tôt par Jean Moréas, à laquelle Maurras, Raymond de La Tailhède et quelques autres adhérèrent aussitôt d’enthousiasme.

Avec La Tailhède, elle entretiendra une longue correspondance. De cette correspondance qui, de littéraire, devient rapidement amicale, nous avons extrait quelques pages. Les lettres que lui a adressées le poète, elle les a elle-même présentées dans les Cahiers Charles Maurras, en 1975, avant de les remettre, à l’instigation de son conservateur, François Chapon, à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

Mais laissons-lui la parole : « Elles sont soixante-dix-huit lettres, restées jusqu’à ce jour entre les mains de l’unique destinataire, et dont nous croyons savoir qu’elles seront déposées au cours des prochains mois dans une bibliothèque parisienne. La première est du 25 juin 1929. Une autre, neuf ans plus tard, sera datée d’un lit de mort. Quelques-unes sont dictées, la plupart sont écrites d’un crayon opiniâtre par un homme à qui l’infirmité de sa main droite rendait difficile le maniement de la plume dans les dernières années de sa vie. Le signataire est le poète à qui Charles Maurras, à l’issue de la controverse qui les oppose l’un à l’autre dans le Débat sur le Romantisme, s’adresse en ces termes : « Il faut bien ajouter pour l’auteur de la Métamorphose des Fontaines et des Hymnes, qu’il n’y eut presque pas d’intermédiaire entre cette grande, libre et pieuse voix (celle d’André Chénier) et la vôtre, mon cher Raymond. »

En voici donc quelques extraits, mêlés aux réponses de Melle de Kermorvan.


L. T. « La fermeté avec laquelle vos Odes sont écrites veut qu’on la loue. Je la louerai donc, et je suis heureux de le dire. De toutes façons cela témoigne l’effort et rien, à mon avis, n’est plus beau que l’effort. On le trouve à la source des beaux vers, des belles rimes. Je sais bien qu’auparavant l’effort était dédaigné et en quelque sorte, méprisé. Il faut revenir de bien des choses… » Il est heureux qu’elle ait parlé de lui avec Maurras. « C’est le meilleur des hommes, et on ne saurait assez le vanter. » (14.8.1934).


K. « … Je vous remercie d’avoir bien voulu préciser à mon intention ce que l’on doit entendre par l’effort en poésie. Ces considérations s’étaient plus d’une fois présentées à mon esprit, mais non sans quelque confusion, de sorte que je n’en avais point tiré, dans toute sa clarté, la leçon qui cependant s’imposait. Cette lacune est aujourd’hui comblée, ce dont je vous rends grâce. Et peut-être, si je vous ai bien compris, aux beaux vers que vous citez pour illustrer votre démonstration pourrait-on adjoindre cet autre, de Moréas :


Car le seul juste point est un jeu de balance »

(21.10.1934)


L. T.– « Votre poème m’a fait l’effet d’un éblouissement tant il est lumineux. » Il la remercie d’avoir associé son nom à celui de Ronsard (Il s’agit de l’Epître à Raymond de La Tailhède qui sera publiée dans Jeu de Balance en 1936). « J’ai rarement vu un éloge de Ronsard tel que le vôtre. » (8.1.1935)


K. « L’approbation chaleureuse que vous donnez à ces vers est une des joies de ma vie, comme elle en est l’honneur. » (12.1.1935).


L. T. « Vous avez, en composant Uranie, magistralement écrit… Nous arrivons à construire une phrase comme un peintre étale ses couleurs… Il n’est pas de volupté comparable à celle de se sentir maître des mots, de les ranger à notre gré dans l’ordre qui nous plaît… » (7.7.1935)


L.T. « Nous prenons un plaisir d’essence supérieure à composer un poème, plaisir que le profanum vulgus qui est le très grand nombre, est parfaitement incapable de mesurer…  » (10.7.1935)


K – Après quelques jours à Prades que le poète, malade, ne quitte plus guère « … J’ai vécu des jours étonnants à Prades. N’était-il pas beau de se trouver ainsi d’accord sur l’essentiel ? » (19.8.1935).


K. Le 30 novembre 1935, elle lui demande l’autorisation de faire figurer une lettre de lui, « extrêmement flatteuse pour moi,… une page de haute critique… en tête de [son] recueil L’Art de Vivre (3) qui paraîtra sous peu…Vous êtes pour moi le meilleur des maîtres et des amis : n’est-il pas bien naturel, en ce cas, que mon livre paraisse sous vos auspices ? » 


K. « … Je me suis occupée, ces jours-ci, à paraphraser un Psaume : je me souviens, en effet, que Malherbe et Racine ont donné de fort beaux vers d’inspiration biblique, mais je n’espère point de m’élever à leur niveau. Et vous-même n’avez-vous pas écrit :


J’entends pleurer Rachel au fond des solitudes


Les 70 ans de Raymond de La Tailhède – né en 1867 – approchent. Marie-Aimée de Kermorvan s’occupe activement de son jubilé littéraire pour lequel un comité s’est constitué. Elle a réuni Maurras et Albin Michel qui doit, à cette occasion, publier une édition définitive de ses Poèsies. « Maurras, lui écrit-elle, a servi vos intérêts auprès d’Albin Michel avec tout le feu de l’amitié. Il serait bon que vous lui écriviez aussi quand vous le pourrez… »


« Vous recevrez sous peu l’article que je vous ai consacré dans la Revue Universelle. Veuillez excuser ma témérité… » (4.11.1937). Elle fut aussi chargée par Maurras de rédiger la page littéraire de l’Action française du 23 décembre, tout entière consacrée à l’œuvre et à la personne de La Tailhède.


« Le Comité de votre Jubilé s’est réuni hier au Café Voltaire. Je vous ferai bientôt tenir le procès-verbal de cette séance…M. Emile Henriot vous consacrera la semaine prochaine un article dans le Temps. Et il doit écrire à M. Bourdet afin d’obtenir que votre Hymne pour la Victoire soit lu à la Comédie Française le 11 novembre» (6.11.1937).


« Accepteriez-vous éventuellement que le portrait de Dufy figure en frontispice de l’édition de vos Poésies par Albin Michel ? » (21.1.1938).


« … Et j’ai aussi vu Maurras qui est malade et souffre beaucoup… cependant il s’obstine à passer les nuits à l’imprimerie, ce qui est de la folie… » (25.2.1938).


« … La mention de votre nom par Maurras en si belle compagnie, dans son article sur d’Annunzio (4) m’a remplie de joie. Que n’écrira-t-il pas de votre livre sous peu ! » (5.3.1938)


«  J’ai posté hier soir à Maurras son exemplaire afin qu’il fût le premier servi… Il a été très heureux d’avoir le livre, il vous remercie, et fera tout son possible pour que son article paraisse le jeudi 7 mars. Il est possible que le même jour je donne à la page littéraire de l’A.F. une étude sur votre Ajax… »


« J’ai remis hier à l’éditeur les listes du service de presse. Il y a environ 160 noms… » Elle le remercie d’avoir mis son nom « en tête de l’admirable Chœur des Océanides… »


« Etant hier à Paris, j’ai vu le Professeur Alajouanine qui vous tient pour le Prince des Poètes et possède l’édition originale reliée de la Métamorphose des Fontaines… » Apprenant que c’est le Professeur Rimbaut qui le soigne à Montpellier, il se propose d’intervenir auprès de lui ; Maurras qui le connaît aussi appuiera cette démarche.


« Je verrai Charles Maurras demain… » (6.4.1938).


Leur correspondance continue, dévouée, affectueuse et admirative du côté de la jeune femme, confiante et reconnaissante du côté de Raymond de La Tailhède, jusqu’à sa mort le 24 avril 1938. Elle lui rendra un dernier hommage, au moment du centenaire de sa naissance, en octobre 1967, dans un long article d’Aspects de la France et ce qu’elle y écrit va très loin : « Le style n’imite pas la démarche de la pensée, il est cette pensée même ; à ce titre, il participe du mouvement de la vie » ; et, se souvenant, de la dernière édition de ses Poésies par Albin Michel vingt ans plus tôt : « Verlaine avait célébré sa naissance avec vingt ans de retard sur l’événement. Charles Maurras lui chanta l’adieu » (5).


**


Marie-Aimée de Kermorvan a connu Charles Maurras du milieu des années 20, sans doute, jusqu’à la mort de celui-ci, le 16 novembre 1952 à l’âge de 84 ans. Que furent leurs rapports au cours de ces quelque trente années ? Une lettre communiquée par Madame Nicole Maurras pourrait les éclairer en partie. Datée du 27 juin 1952 et répondant à l’envoi de La Musique intérieure qui venait de paraître, elle semble soulever un coin du voile, en prenant prétexte de deux des poèmes contenus dans ce recueil.

Le premier est Souvenir d’Anacréon, contenu dans le Livre III intitulé Parvis d’hommages, six vers :

Les neiges de mon lys à ta rose s’enflamment,

O Vierge ! A tes quinze ans mes seize lustres font

Etinceler leur soir, des ténèbres de l’âme,

Aurore, et battre encore une aile du typhon !


Ainsi d’un pas plus sûr est rejoint le mystère

Du mortel et du dieu dans le sein de la terre.


« Tant de joie, écrit-elle à Maurras, a tenu pour moi dans le quatrain initial ! Il m’a si bien chanté d’aimer ! » Voici d’ailleurs cette lettre in-extenso :


Mon cher Maître

Le beau présent que vous m’avez fait de vos vers ! Vous savez si je suis des fanatiques de La Musique intérieure. Eh ! bien, je me demande si votre Balance nouveau-née n’est pas à mettre encore au-dessus par la qualité de l’inspiration. Il me semble du moins que c’est à ce second livre qu’iront mes préférences lorsque j’en aurai su les poèmes par cœur, ce qui ne pourra beaucoup tarder, car je l’ai sans cesse entre les mains.

Et j’y trouve La descente aux enfers que vous m’avez fait la grâce de me dédier, puis le Souvenir d’Anacréon, qui a été si longtemps pour moi la plus délicieuse des musiques que je ne sais pas vous parler d’autre chose ce soir (6). Maurras et Marie-Aimée de Kermorvan à sa droite,

au 2e plan la comtesse de Dreux-Brézé


Tant de joie a tenu dans le quatrain initial ! Il m’a si bien chanté d’aimer ! …

Hélas ! ma réserve, cet avant-hier jeudi, a-t-elle été telle que vous le souhaitiez ? La vôtre imitait de si près l’indifférence qu’il m’a bien fallu retenir des larmes ; et celles qui me sont échappées au retour, dans la voiture et la nuit, n’ont pas eu de témoins, je vous le jure ; j’étais

à l’arrière. Je sais d’ailleurs à quoi vous obligeaient les bienséances, et n’élève pas même une

plainte ; à peine un gémissement. Mais avez-vous pardonné mon trop d’empressement ? J’avais derrière moi huit longs mois d’absence et d’exil ; vous qui avez tout connu, tout senti, tout souffert, savez ce que c’est que d’être lié aux mesures du temps et de l’espace quand le cœur bondit au-devant de ce qu’il aime.

Enfin quoi que je sente pour vous, je suis trop payée d’un seul de vos regards ; et quand je n’aurais été que l’amusement de votre prison ce serait encore beaucoup pour moi…. »


La lecture d’Eurydice aux rives du jour vient-elle corroborer l’idée que l’objet aimé est bien le Maître de l’Action française ? Ce mince recueil consacré à l’évocation et au regret d’un amour défunt, publié en 1964 aux éditions Points et Contrepoints, soit 12 ans après la mort de Maurras, contient 14 sonnets dont voici les deux premiers intitulés Diptyque :

:

I


C’est un objet à démarche de songe

Et qui s’attarde au monde où tu passas.

Il ne promène au soleil d’ici-bas

Que son poids d’ombre, et n’est pas tout mensonge.


Spectre des jours qu’un souvenir prolonge

Il ne revient que sur les anciens pas.

Les siens au sol, hélas ! ne manquent pas ;

Sa vue avive un regret qui me ronge.


Comme une fois, au chemin qu’il suivait

Je l’attendais, croyant voir qu’il rêvait

De se blottir entre des bras de femme ;

Et lui tendant ceux dont je l’enfermais,

Et son cher corps quand l’habitait une âme,

Il m’a parlé de jours où tu m’aimais.


II


C’est un objet décharné, comme un schème

Que me propose un présent inversé

Où l’instant n’est qu’un moment du passé,

Spectre du Temps dressé dans le temps même.


Au ras des jours, à leur limite extrême

Je reprends pied dans le monde effacé,

O mort ancien, où tu t’es replacé,

Soleil éteint au centre d’un système.


Apercevrai-je en ces rêves de toi

Si décevants, en leur miroir si froid,

Se dessiner, ligne à ligne, un visage


Cher et secret, ombre, flamme et douceur,

Reflet d’hier, et tel que ton image

Ensevelie au tombeau de mon cœur ?


Veut-on un nouvelle preuve ? Lisons deux autres pièces du même recueil ; la première est intitulée Eurydice, la seconde Lui.


Désobéis, les dieux d’en bas

Scellèrent dans la sépulture

Le destin d’Eurydice

Pour l’inévitable trépas.


Orphée de ses pas

Revit en pleurant la nature ;

Car c’était la triste aventure

De la perdre et de ne mourir pas.


Une histoire plus pitoyable

Que n’est le récit de la fable

Montre aujourd’hui, par un retour

Aussi cruel que véritable,

Orphée en l’infernal séjour

Eurydice aux rives du jour.


**


L’aigle au fond de l’éclatante nue

Plus furieux, plus prompt que tu revins

Tout en éclairs, comme est l’âme des vins ;

Et je fus l’eau que le soleil a bue.


Mêlant les mots d’ardente bienvenue,

Et te nommant tout bas de noms divins,

Je m’enlaçais, aimante, à tes destins

Et souriais à la grâce reçue.


Depuis l’instant de ton suprême essor

Ce souvenir, plus puissant que la mort,

Me rive à toi, hors du monde ravie.


Avec les tiens mes jours sont révolus,

Et désormais le ressort de ma vie

Est dans l’attache à celui que tu fus.


Il semble qu’après cette célébration intime, Marie-Aimée de Kermorvan n’ait plus écrit de vers, mais peut-être me trompé-je…


De Soleil de France à Jeu de Balance et à Eurydice, il est maints poèmes qu’on aimerait connaître par cœur tant ils chantent presque d’eux-mêmes dans notre mémoire. Marie-Aimée de Kermorvan ne fut pas un poète mineur. Elève de La Tailhède sans doute, mais combien libérée de la tutelle de son maître. Son inspiration est variée, tantôt lyrique et personnelle – le second recueil s’ouvre ainsi sur un magnifique Sonnet à l’Amour , mais aussi philosophique comme les 9 strophes de 10 vers de La Confession de Faust, voire théologique comme les 14 strophes de six vers du De omni re scibili ou pure prière comme son De Profundis.

Nous sommes en présence d’une poésie à la fois savante dans sa facture et naturelle dans la sincérité des sentiments qu’elle exprime, autrement dit dans son inspiration ; d’une grande sensibilité, mais maîtrisée par tout ce qui en fait la beauté : le mot propre, le sens, les lois respectées, en un mot l’effort et la volonté. Car ce n’est pas son cœur que Melle de Kermorvan met, comme les Romantiques, dans ses strophes cadencées, mais son intelligence appliquée à la fois à la situation qu’elle évoque, qu’elle soit subie, acceptée ou espérée, et aux termes et aux formes choisis pour la sublimer.

La beauté de ses poèmes est donc à la fois formelle et riche de l’intensité de la vie qu’elle traduit, sans laquelle l’œuvre resterait mort-née. Ce que je décris là est d’ailleurs propre à tous les grands poètes comme – pour ne citer que les modernes –, Paul Fort, Valéry, Maurras, et avant eux, Baudelaire et, d’une certaine manière, Verlaine.

En 1978, elle publia, aux éditions de la Revue moderne, un Choix de poésies, sélection de ses poèmes préférés. Ces essais, note-t-elle dans sa préface, ne peuvent se réclamer que « de l’attention qu’avaient bien voulu leur accorder trois écrivains, poètes en leur temps, maîtres de leur art, qui sont à des degrés divers, chacun selon la forme de son génie propre, l’illustration des Lettres françaises. » Nous savons qui elle nommait ainsi.


**


Tout à l’analyse de son œuvre poétique, j’ai omis de signaler qu’en 1946, Marie-Aimée de Kermorvan dévoila une nouvelle face de son talent en publiant Les Cannibales, conte moral et politique, oeuvre qui, pour la qualité de la langue, est proche des contes de Voltaire ou des nouvelles du Bainville de la Tasse de Saxe, et pour l’esprit d’à-propos , de son contemporain, l’auteur du Voyage en Absurdie.

Du Président Salazar, à qui elle avait envoyé ce livre, elle reçut une lettre flatteuse :


Lisbonne, le 21 février 1953


« … J’ai lu votre beau livre : quel merveilleux conte métaphorique ! Quelle souplesse dans votre style et quelle riche imagination remplie de conceptions profondes, présentées avec un mélange de englisch humour et de grâce toute française, autour d’un grave sujet : le faux d’un certain nombre des idées qui malheureusement ne font qu’empoisonner la pauvre humanité d’aujourd’hui.

… Dans l’heure d’inquiétude et de difficultés que nous vivons, un sourire intelligent et plein de spirituelles intentions soulage notre âme. Charles Maurras le savait bien. »


O. Salazar


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Ses jugements, ses critiques, ses amitiés trouvèrent leur place dans divers journaux et revues. Avant la guerre, elle a écrit, nous l’avons noté, dans la Revue universelle et dans l’Action française, ailleurs aussi sans doute ; après la guerre, on la retrouve à Aspects de la France, aux Libertés françaises de François Daudet, où se mène aussi la bataille nationaliste et monarchique, comme dans Points et Contrepoints, la revue du poète René Hener.

Il est dommage que ces pages clairvoyantes, parfois érudites et toujours courageuses n’aient pas été rassemblées. On y trouverait ses études sur La Tailhède et Maurras publiées en 1963, en 1969 et en 1970 dans les Cahiers Charles Maurras de Georges Calzant, mais aussi ses articles plus engagés qu’hébergeait la revue de François Daudet.


Ainsi dans le numéro des Libertés françaises d’avril 1957, oppose-t-elle son tranquille bon sens aux propos équivoques de François Mauriac qui feint de rechercher la définition de ce qu’il nomme « la France historique » L’heure est, en effet, aux premiers débats sur la fondation de l’Europe – C.E.D., puis Euratom et Marché commun. Aussi notre héroïne lui oppose-t-elle quelques bonnes leçons puisées dans Taine, Barrès et Maurras. « La France est dépassée proclament d’une même voix mystiques et technocrates [Robert Schuman et Jean Monnet]. Le bon sens s’inscrit en faux. Aussi longtemps que l’homme naîtra de l’union de l’homme et de la femme, tant qu’il faudra à l’esprit le support matériel de la chair, la nation, mot où il y a naissance, ne sera pas dépassée. Les réalistes sont Barrès et Maurras, le premier avec sa terre et ses morts, le second avec ses Français morts, vivants et à naître. Eux sont les scientifiques, en ce qu’ils tiennent compte du fait français, fait historique, vérifié par une expérience de deux mille ans. Leur nationalisme est un humanisme, parce que la nation enveloppe l’homme en le dépassant. Barrès et Maurras ont raison en ce qu’ils voient un animal politique où les marxistes de la C.E.C.A. ne distinguent qu’un producteur et un consommateur… La France de l’histoire se distingue de l’Europe préfabriquée comme la cité du combinat, l’homme du robot, l’éclair d’une pensée du cerveau électronique ; elle y répugne comme la vie à la mort ». J’arrête là, à regret, celle longue et prophétique citation.


Est-ce ou non un paradoxe ? Marie-Aimée de Kermorvan, d’ascendance française presque immémoriale, écrivain et poète français, nationaliste et monarchiste – « la France, écrit-elle à la fin de l’article que nous venons de citer, se sauvera par le nationalisme intégral qui est le recours au roi. » – n’a pu, malgré maintes demandes auprès des gouvernements de la IIIe et de la IVe République, obtenir la nationalité française. Comme l’écrivait Maurras dans sa préface aux Cannibales, « Anglaise tu es née par la faute des Encyclopédistes et de leur élève le grand empereur. Anglaise tu vivras et tu demeureras pour la pureté sainte de ton verbe français qui fait envie au Juif et honte au métèque, et qui pourrait donner à réfléchir à nos gens du pays réel… Marianne III l’a dit ; Marianne IV, redit. Ni l’une ni l’autre ne sait que nous célébrons le cinquantième anniversaire d’une des premières découvertes de l’Action française : la République en France est le règne de l’étranger. »


C’est sans doute la principale raison qui l’obligea à quitter Paris où elle avait tant d’amis pour vivre en Angleterre d’où les revenus provenant de la succession de ses parents ne pouvaient être transférés. Ceci dut se produire au début des années 50. Elle y vécut chichement, à côté d’un frère avec lequel elle n’avait aucune affinité et à qui elle refusait d’adresser la parole en anglais, économisant de quoi venir deux fois par an en France où elle trouvait bien sûr un accueil amical.

Parmi les amis qu’elle y avait conservés, outre les neveu et nièce de Charles Maurras, on se souviendra particulièrement de la famille de Kerveguen, qui habitait le château de Vigny (dans le Vexin français), celui même, remarqua Maurras « des enfances d’Aimée de Coigny, l’Aimée d’André Chénier qui ne l’aima point… Mademoiselle de Kermorvan habitait chez Mademoiselle Monk et, dans cette féerie, elle était un peu sa filleule, je suppose, par une chaîne de deux ou trois marraines interposées » – et, par un autre hasard, ce château était aussi celui où Léon Daudet avait trouvé asile pendant un mois entier au lendemain de son évasion, alors qu’il « était traqué par toutes les polices républicaines entre Morlaix, Martigues et Saint-Jean-de-Luz… avant de pouvoir s’envoler vers l’hospitalière Belgique ». Le Comte Robert de Kerveguen était un fidèle de l’Action Française et, à sa mort, le 26 avril 1933, Maurras évoqua, dans sa Politique, son intelligent dévouement à la cause monarchique.


Marie-Aimée de Kermorvan est morte en l’an de grâce 1985. Elle fut, comme Marie-Madeleine Martin dans un autre domaine, une grande dame des Lettres françaises. Ayant adopté, très jeune, les idées de Charles Maurras, elle voua sa vie tant à l’œuvre qu’à l’homme.

« Il est des œuvres et des pensées, disait Jacques Bainville à la fin de son discours de réception à l’Académie française, quelques mois avant sa mort, qui se prolongent au-delà de la tombe. Il est toujours des mains pour transmettre le flambeau. Et, ajoutait-il, pour les renaissances, il est encore de la foi. » Mademoiselle de Kermorvan, par sa belle œuvre, poétique et critique, fait partie de notre tradition.


Notes


N.-B. Le portrait de la page 2 est celui de Raymond de La Tailhède par.Marc Saint-Saëns (neveu du compositeur).


(1) Fonds Marie-Aimée de Kermorvan, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. C’est également dans cette bibliothèque que j’ai pu lire Soleil de France et Eurydice aux rives du jour.


(2) Charles Le Goffic dut se représenter car il entra à l’Académie l’année suivante.


(3) Ce sera Jeu de Balance, publié en 1936 aux Editions du Trident, avec un Avertissement de Raymond de La Tailhède et tiré à 225 exemplaires. Voici les quelques lignes de Raymond de La Tailhède qui précèdent les poèmes de ce recueil.

« J’ai lu avec attention le manuscrit de Jeu de Balance, et je suis heureux de lui décerner à cette place la louange qu’il mérite. Les poèmes que compose Mademoiselle de Kermorvan sont d’un ordre supérieur, et tout autre chose que les vers féminins auxquels nous étions jusqu’ici habitués.

Mais il ne s’agit pas seulement de dire : c’est bien, c’est très bien. Il faut savoir pourquoi l’on a ce frisson. Il est certain que la propriété des termes fait là son effet, et jamais il ne fut donné meilleure illustration du vers de Boileau :


D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.


Cet autre, de Mallarmé, est à rapprocher du précédent :


Donner un sens plus pur aux mots de la tribu.


Mais, à mon avis, le vers de Boileau est bien plus puissant, et, en quelque sorte, magique.

Pour en revenir aux poèmes réunis ici, ce qui leur communique, à mes yeux, leur profond intérêt, c’est qu’outre que les mots, je le répète, sont choisis pour être là où ils sont, Mademoiselle de Kermorvan sait faire jaillir de ces mots une étincelle.

Enfin, on ne ferait pas un sort aux vers pris un à un, mais tous ont leur valeur. Et c’est bien volontiers que j’en donne acte à l’auteur de Jeu de Balance. »


(4) Dans cet article, paru dans l’Action française à la mort du poète italien – et recueilli dans le complément au Dictionnaire politique et critique –, Maurras, après avoir rendu hommage à « l’un des promoteurs du régime contre-révolutionnaire, à la fin du siècle dernier », qui avait « mérité de figurer au nombre des pères du Fascisme », émet cependant quelques réserves, notamment sur son côté nietzschéen. « Je me sentais, écrit-il, tiré à l’écart pour les mêmes raisons qui m’avaient entraîné vers Moréas, vers Barrès, vers La Tailhède, savoir l’accord profond de leurs idées et de leurs sentiments. L’esprit de Gabriel d’Annunzio, délicieusement ouvert à toute la rose des vents, m’imposait quelque réserve secrète… Dans ces conditions, quelle que fût ma profonde admiration pour le beau, le pur et parfait lyrisme des poèmes de ce poète, spécialement ses incomparables Laudi, il me sembla meilleur de ne pas lui apporter un enthousiasme mêlé de critique. Il ne l’eût pas compris, ni aimé. Mieux valait me former de lui une image lointaine, mais à mon goût ».


(5) Allusion aux deux vers de Verlaine dans Dédicaces :


Un jour que la nature avait fait de bons rêves

Elle vit s’éveiller Raymond de la Tailhède…


La même page d’Aspects rappelle ce que fut l’Adieu de Maurras dans l’Action française du 27 avril 1938 qui, d’abord, se remémorait quelques beaux vers de son ami :


« Adolescent vanté, nourri par les abeilles,

Familier du faune aux doubles cornes d’or

Fréquente les sommets où Delphes s’ouvre encore,

De splendeurs indicibles illuminant et veille,

Aux pauvres yeux mortels tout demeure caché :

Ton cœur mieux qu’un regard pénètrera les causes,

Quand tu verras jaillir du mystère des choses

La face éblouissante apparue à Psyché…


« Cette langue est si belle, si ferme, si forte ! Cette poésie d’un son lyrique si grave et si puissant ! Et ce goût littéraire dédaigneux, altier et si pur ! Nous aurons, certes, à revenir sur les traces que laisse ce grand esprit. Nous aurons, peut-être, à y mêler quelques souvenirs. Il en est de bien anciens. Tant d’ombres pâles y seront forcément évoquées ! Mais elles pourront faire admirer ce qu’il eut de convergent dans la partie excellente de l’œuvre d’une génération. »


(6) Mais, toute à ses souvenirs, a-t-elle lu, page 189, le sonnet intitulé Adieu à la rose qui semble faire écho est-ce une idée ? – au Souvenir d’Anacréon qu’elle aimait tant ?


Céleste enfant qui ris de me tendre

Ton rameau vert au jet simple et droit,

Laisse couler de tes beaux yeux tendres

L’étonnement et même l’effroi.


Connais ce cœur où tu veux descendre !

Le sombre espace ! Il y fait bien froid !

Entends voler une fine cendre

Et vois blêmir un feu qui décroît.


Ne sais-tu pas que, reine des choses,

La pâle Mort habite en secret

Ce cœur usé qui se décompose ?


Détourne-toi du seuil des regrets

Et quelle ardeur qu’allume ta rose

Détachons-la de mon noir cyprès.



** Sources : Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (Fonds Marie-Aimée de Kermorvan) ~ Généalogie des Mascareignes.






















Annexe


Compte tenu de la difficulté de trouver les livres de Marie-Aimée de Kermorvan – à l’exception des Cannibales – il m’a paru indispensable de joindre à cette courte étude quelques-uns de ses meilleurs poèmes.



Soleil de France


Le premier poème est une invocation A Saint Thomas d’Aquin.


Toi de qui j’ai reçu la leçon d’harmonie

Prophète, Père et Sage, enseigne, je te prie,

A mon esprit le désir des flambeaux,

A mon cœur enchanté les rythmes de la vie,

Et verse dans mon âme, avec le Vrai, le Beau.


Un des suivants – un sonnet – évoque Ronsard :


… A ce pin de Bourgueil, plein d’honneurs et de jours,

Qui de Ronsard jadis vit fleurir les amours,

Suspendons de nos mains une guirlande neuve.


On remarquera encore ces quelques vers d’une Odelette à la Provence :


… Provence chère à Cypris

Où jadis

Brilla la rose d’aurore…

…………………………

O mère des radieux

Demi-dieux

De Maillane et de Martigues !


Ou encore ces strophes de La Complainte de l’exilé :


Je me souviens, Je me souviens

………………………………..

Un air tiède enflait notre voile


Le navire cinglait sans bruit,

Et l’âme d’angoisse inondée,

Nous vîmes la côte bleutée

S’estomper au loin dans la nuit.

………………………………...

Oh ! Qui dira pourquoi ? Belle île

Ne serait-ce l’amer frisson

Et ne serait-ce la chanson

De tous ceux que la vie exile ?


Car voici sept ans envolés !

Comme au premier jour un mirage

Me presse, le vôtre, ô rivages

Lointains, et que j’ai trop aimés.


Et voici Invocation.


O toi qui tremble encor sur l’horizon vermeil,

Arrête, ô toi splendeur, gloire, joie, ô Soleil

Qui traînes au zénith tout un flux de lumière

Dont la houle s’épanche et bondit sur la terre ;

Soleil qui rend la vie au corps qui se dissout,

Ah ! qu’un moment encor ton feu coure en ma veine,

Brûle mes yeux ! Et toi, douloureuse ombre vaine

Qui telle qu’un étau se referme sur moi,

Nuit qui me hante et que je hais, retire-toi !

…………………………………………….

Et quelques vers de son Œdipe :


… C’est l’heure du Destin et c’est l’heure des Dieux.

Avance. Tu le dois aux cendres de ton père

Et tu le dois, Œdipe, aux mânes de ta mère.

A ta douce patrie, à ceux qui furent tiens

– Comment ! – ravis ton âme ; et, seul désormais, viens,

O pâle fugitif, dans la nuit infernale.

Et certes, c’était peu si la Parque inégale

Ne t’eut banni dès lors de ce sacré vallon,

De Thèbe harmonieuse, ou du haut Cithéron

Qui naguère abrita ton enfance incertaine,

Des lieux enfin qui seuls eussent charmé ta peine

De natale douceur. O trop bénigne loi,

Dérisoire Apollon, qui ne savait, ô roi,

Ravir que des soleils à ta nouvelle vue !


Et d’autres d’une très belle pièce intitulée La Prière –:


… Mon Dieu, t’ayant supplié

Je viens à toi, le cœur libre

Et l’esprit humilié :

Donne à ce cœur l’équilibre.


Mais à l’âme enfin, mon Dieu,

Qu’entre tes mains je dépose,

Donne un grand jour lumineux

Et la science des causes,


Et donne l’intégrité

De l’être qui se repose

Au cercle de l’Unité,

Désir et terme des choses.

Enfin, lors de la naissance d’Henri Robert Ferdinand Marie d'Orléans, le 14 juin 1933, Marie-Aimée de Kermorvan n’hésite pas à chanter ses convictions monarchistes.


A S.A.R. Monseigneur Henri de France


… Avec le chef banni de l’auguste Maison

S’en sont allés, hélas ! les dieux de la patrie,

Mais la sève en la race encor n’est tarie

Et les dieux exilés, je sais qu’ils reviendront.

………………………………………………


Ode à la race latine


Cette ode comprend 11 strophes de six vers chacune.


1ère strophe Je chante les fiertés de la race latine,

La fleur du genre humain, race semi-divine

Qui, bouillonnant au grand soleil,

Monte et s’épanouit en fleuve de lumière.

En elle Dieu se mire et le laurier d’Himère

Est son emblème nonpareil.


3e strophe L’on disait cependant – mais qui l’osait prétendre ?

Que son déclin longtemps ne se ferait attendre,

Et qu’ivre d’un lâche sommeil,

On la verrait sous peu, dans l’un et l’autre monde,

Joncher de ses débris la terre-mère et l’onde,

C’en était fait des jours vermeils.


4e O peuple de Latins, lève la tête encor !

L’étrange crépuscule a des reflets d’aurore…


5e O race allante et grande, au fauve qui t’épie

L’œil avide, réponds : Je n’étais qu’assoupie !

Et vers les siècles à venir,

Sûre de tes destins, reprends ta marche fière.

De guides étrangers, tu n’as certes que faire :

C’est assez de te souvenir.


8e Vous que j’évoque ici, Pères de Poésie,

Daignez verser en nous l’âme et la fantaisie

Des plus divins musiciens !

La sagesse des vers goutte à goutte découle

Comme d’un fruit pressé, car tout chant se déroule

Au rythme platonicien.






A Charles Maurras


Roi du verbe et du rythme au grave déploiement,

Maurras, ô scrutateur et chantre de l’Idée

Je te salue ici, sur la lyre accordée,

O toi, toute raison et tout frémissement :


Car un Dieu te chérit ; et de toi seulement

La France sans mémoire attend sa destinée ;

Comme un astre aux beaux jeux, ta limpide pensée

Resplendit dans la nuit de notre firmament.


– Quel barbare, Maurras, disait la nuit divine ?

Les ombres à demi, sur le monde glissant,

Suspendaient le destin de la barque latine,

Quand, le front radieux, tu vins, entrelaçant

Les lis dorés de France aux rameaux du Pénée

Dissiper d’un regard la mortelle nuée.



Hymne à la France


11 strophes de 6 vers dont :


1ère strophe Beau pays ancestral, France dont l’œil s’enchante

Et dont l’âme s’éprend, à présent je te chante.

A présent je veux dire, à ton culte voué,

Tes villes et tes champs parés de moissons blondes,

Tes ciels d’or, tes fils, race à nulle autre seconde,

Sol béni, qui de moi veut seul être loué


2e Ma patrie éclatante et douce, ô Nonpareille,

…………………………………………….



Prière pour la France


13 strophes de 4 vers dont :


………………………………………………….

Nous avons tant souffert et nos cœurs sont si las !

Tant de jours ont passé depuis l’heure fatale

Qui du trône exila notre race royale !

Les faisceaux glorieux sont tombés de nos bras.


Mais des siècles d’antan nous gardons la mémoire…


Mais la barque dérive, et ce peuple est à bout,

Lui que le Nombre aveugle étouffe en ses entrailles

Et qu’une injuste loi fait de lui-même esclave.

………………………………………………..

Jeu de Balance


Sonnet à l’Amour


Eclate dans mon vers comme un soleil, Amour !

Amour, ainsi qu’un vin répands-toi dans ma veine !

Fleuve qui rafraîchis et brûle tour à tour,

Inonde tout mon sang de ta flamme sereine.


O vous, ô vous que livre à des transports charmants

La fraîche volupté de vos saisons nouvelles,

Accourez, et, riant à l’afflux de vos ans,

Ceignez vos jeunes fronts de ces roses mortelles.


Amour, soleil antique et nouveau, lève-toi !

Vois : la terre s’éveille à ton divin émoi.

L’arbre s’enfle de sève ; et déjà, rougissante,


De son voile à demi couvrant sa joue en fleur,

Et contenant son âme en son sein frémissante,

La vierge tremble au bras d’un époux ravisseur.



Ode à la Provence


1ère strophe De ma belle patrie au renom légendaire

A présent que j’ai dit la joie et la lumière,

Je chante l’or de votre ciel,

Amis, moi que jadis la fortune accueillante

Fit naître en une terre à la grâce parente

Des Maures et de l’Esterel.



Epître à Raymond de La Tailhède



L’homme est fol qui se travaille

Porter en la mer des eaux,

A Corinthe des vaisseaux,

Et fol qui des vers te baille ;

Si t’enverrai-je les miens…


Ronsard.


Si de toi j’ose écrire, encor qu’il soit peu sage

De te donner des vers, quand tel est l’avantage

Que sur tous tes rivaux des Muses tu reçois

Qu’en vain prétendrait l’un, tant haussât-il la voix,

Te disputer le prix de poétique lutte,

Ne va pas prendre ombrage, et que ne te rebute

Mon épître : mais vois que d’un accent nouveau

Je parle, et sur un ton ni trop bas ni trop haut.

Ainsi divin Tailhède (et divin je te nomme,

Sachant ce que je dis, ce qu’il en est, et comme

Il convient d’honorer un qui, n’ayant d’humain

Qu’une part, s’est ouvert aux astres un chemin)

Ainsi je te louerai de ce que ton courage

A cent fois fait vergogne aux rimeurs de cet âge

D’une ignorance où seulement leur sont rivaux

Les honteux compagnons qu’Ulysse vit pourceaux

Se faire devant lui, trompés d’un artifice.

Ce trait-ci, que j’avance à preuve que du vice

L’ignorance est la mère, a de plus ce destin

De renforcer la voix du grand sage d’Aquin ;

Et quant à celui-ci, vois qu’il n’a point fait faute

De se régler encor sur le vieil Aristote.

Le même veut, tant à ses yeux vaut le savoir,

Que nous soyons nommés pécheurs, pour ne point voir

Notre bien clairement : d’où s’argue, pour qui l’ose,

Que vouloir et juger est une même chose ;

Et bref, s’il faut s’en rapporter à la leçon

De Thomas, la faute est dans une opinion.

En tel sujet, pour moi, je ne veux autre croire

Qu’un si grand raisonneur, et le dit pour mémoire.

Ce n’est donc pas en vain qu’en tes vers irrités

Tu traites de méchants nos Cottins dépités,

Desquels présentement la pâle multitude,

Pour ne vouloir songer que l’art est une étude,

Me reproche une école, et jusqu’à ce Ronsard

Que même en ce moment je suis, ayant égard

Que son vers est tout or, tout airain, que sa grâce,

Vraiment divine grâce, est fille, au vrai, d’Horace,

Et marque assez par là qu’elle est de bon aloi,

Puis qu’il traça, premier, à la Muse, sa loi.

Mais lui-même, Ronsard, comme entre fols seul sage,

N’eut tel bonheur d’abord qu’il ne souffrît dommage

Aux mains de quelques-uns, Aristarques manqués,

Et qu’il ne vît ses vers vilainement moqués.

Jugeons ici le cas : une troupe vulgaire

Eut beau suer, beau rire, elle ne put tant faire

Que le bon Vendômois, écolier sous Domat,

Par étude assoupli, nos lettres ne dorât

D’un miel et d’une grâce attiques, pour tout dire,

Tantôt faisant chanter de Pindare la lyre,

Tantôt le luth téien, d’un demi-ton plus bas,

Ou d’Horace empruntant les modes délicats ;

Au point que le Valois, pour ouïr la merveille,

Vers ce Ronsard illustre inclina son oreille.

Ainsi tirait notre écolier fruit de leçons,

Et butinait le suc des romanes chansons,

Soit qu’il dit la cautèle et la façon traîtresse

De l’enfant Cupidon, ou pour quelque maîtresse

Qu’il forgeât un sonnet, quand le temps vint qu’il dut,

Corps défendant, payer à nature tribut :

Car la marâtre n’a nul respect de mérites.

La Parque, sans égard qu’il menait des Charites

Le bal, trancha d’un fer le fil de ses saisons

A leur terme : la Parque a d’austères raisons,

Et ce n’est pas à nous, mortels, de nous en prendre

Aux décrets qu’on lui voit, comme inflexible, rendre.

Des chants au Vendômois sa revanche du moins

Gardaient, des chants, qui lui devaient être témoins

De génie, et tirer Ronsard de sépulture,

Par une rare offense à la loi de nature,

Devant que la terre eût restitué ses os.

Et ce dernier trait-ci, le dieu de Ténédos,

Apollon, que tu sers, te l’avait fait prédire

En des modes fameux, par la divine lyre,

Pour que l’événement s’illustrât d’un éclat. *

Que t’en semble, et le dieu n’a-t-il voulu par là

Marquer, quand il prenait ton vers pour interprète

Qu’il te jugeait seul digne aussi d’orner ta tête

Du rameau que Ronsard à la sienne entourna ?

Ma lyre à la leçon applaudit ; elle en a

Ce jour, conçu peut-être un insolent courage,

Et se flatte qu’elle a de toi tiré présage,

Faisant en ta faveur retentir une voix,

Et mêlant tes honneurs à ceux du Vendômois. **


* Les grands vers de Raymond de La Tailhède sont de 1891 :

« Car n’avons-nous pas vu le sépulcre s’ouvrir

De Ronsard, du pieux Virgile

Tandis que le Centaure et sa race inutile

Dans l’âpre Scythie allait fuir ? »


Noter que les ossements sacrés devaient être exhumés et reconnus pour tels à quelque quarante années de là.


** On me saura gré de reproduire un passage de la lettre par laquelle Raymond de La Tailhède voulut bien me dire son sentiment sur cette Epître. Je cite les lignes éloquentes dans leur concision. « Avant de terminer… je veux vous rapporter une anecdote. C’était au lit de mort de Jean Moréas. J’étais seul. Il s’adressait à moi : « Ne vous laissez pas ébranler », me dit-il. « C’est moi qui ai raison ». Je trouve ces mots admirables, et ceci explique que dans l’art des vers je donne raison à ceux qui les font suivant la méthode ancienne ».












Uranie



Secret des mondes, Uranie…

Raymond de La Tailhède.



Je suis le Nombre qui préside

Aux révolutions des cieux ;

Je vois, du temple où je réside,

Tourner le pôle merveilleux.

Pour marchepied j’ai les étoiles,

Et j’étends l’ombre de mes voiles,

Amples comme la Nuit, ouverts

Aux solitudes qui frémissent,

Sur les promesses qui mûrissent

Au sein du total univers.


J’étais avant que fût le monde :

Et quand au principe des jours,

Grondaient, sous la masse inféconde

Des eaux, de contraires amours.

Et qu’au fond des époques nues

Le monstrueux travail des nues

Fermentait, Nombre initial

Emané des premières causes,

J’étais, composant toutes choses

Dans le chaos primordial.


Mesure de ce qui se crée

Au fond des âges en sommeil,

Je suis encore sa durée,

Son centre, et son branle au soleil.

Je me meus dans l’Indivisible,

Et ramène l’ordre visible

D’un monde dont les éléments

Dansent, qu’ils soient ions ou signes,

Et la musique de ses lignes,

A mes justes balancements.


Moi seule je règle et mesure

Le mouvement qu’à l’astre-roi

Imprime un désir de nature.

Neptune n’a connu que moi

Pour loi de son immense orbite ;

Car la planète qui gravite

Dans les solitudes du ciel

Comme l’atome qui tournoie,

Si je ne leur trace leur voie,

S’écartent d’un ordre éternel.

Reine du silence de l’ombre

Et l’âme de l’immensité,

Je suis, je pèse et je dénombre.

Des globes que leur gravité

Roule dans la nuit solitaire,

Aldébaran, l’Ourse, la Terre,

Aucun ne borne mon compas,

Véga, ni les douze demeures

Où vont les fugitives Heures

Nouant et dénouant leurs pas.


C’est une merveille accomplie,

Passant beaucoup l’ordre commun,

Qu’un univers où tout se plie

Aux lois du multiple et de l’un.

La fleur pourtant de mon essence

Est telle, que cette apparence

N’en est point le reflet certain,

Non plus que les divins mensonges

Des belles fables, ou les songes,

Qui sont regards sur le destin.


O vous que la Terre natale

Roule dans le profond azur,

Vous suivez la courbe fatale

De mon vœu ; mais votre œil obscur,

Mortels, ne voit que le symbole,

Et quand de l’un à l’autre pôle

Je m’érige, gloire du ciel,

Sourds au cri nocturne des Mères,

Vous cherchez les raisons premières

Dans le nombre matériel.


C’est une entreprise divine,

Pour vous, que plonger un regard

Dans la nuit de votre origine.

La nature a, pour une part,

Jeté sur le secret des choses

Le voile des métamorphoses,

De peur que l’homme, ouvrant les yeux,

Ne vît le fond d’une substance

Ou qu’il ne perçût la semblance

Des dieux, éparse dans les feux.


Mais voici les heures nocturnes

Glisser irrésistiblement,

Une à une, de lentes urnes ;

Ensemble dans le firmament

Les étoiles entrent en ronde,

Et sur le bord doré du monde

Trembler, comme en rêve, un rayon

Lunaire : sous mes voiles sombres

Agités, d’impalpables nombres,

Entre eux, roulent en tourbillon.



Incantation



Le silence, ce soir, m’est une mélodie,

Musique qui répond au sens intérieur,

Comme des instruments la douce symphonie,

Lorsque en accents divins elle frémit et meurt.


Puisque ainsi dans mon être, ô vase d’harmonie,

Telle l’étoile du soir, tu verses la douceur,

Puisses-tu dissiper de mon âme assombrie

Les fantômes du temps, les fantômes du cœur.


O musique de l’heure, ô silence de l’ombre,

Enchantements ! versez aux détresses sans nombre

Et les charmes vainqueurs et les baumes divins.


Et vous, troupeau brillant, prompt aux fuites ailées,

Songes qui reflétez les beautés constellées,

Permettez cette trêve aux désespoirs humains.



De Profundis


Du plus profond de mes nuits, ô mon Dieu,

Ma voix vers vous s’élève et crie

A mes accents prêtez l’oreille, s’il se peut,

Lorsque humblement à genoux je vous prie.

O mon Dieu, j’ai senti passer sur moi

Le battement d’ailes de l’ombre.

Mon âme en a frémi ; dans mon cœur plein d’émoi

Je n’ai plus vu que fantômes sans nombre.


Voici, Seigneur, qu’en de rudes combats

J’ai sondé toute ma faiblesse.

Les pièges de l’Enfer ont ébranlé mes pas ;

Ma solitude augmente ma détresse.


Et j’ai connu que l’homme trouve en soi

Son ennemi le plus farouche.

Mes pensers se sont tous élevés contre moi ;

J’ai réprouvé les mots nés de ma bouche.


Car mon esprit se troublant aujourd’hui,

N’est plus qu’un roseau qui s’agite,

Et mon âme, incertaine et comme sans appui

Hait le dessein qu’elle-même médite.


Et pour mon cœur, ô mon Dieu, pour mon cœur

Qui peut-être eut trop où se prendre,

Il faut qu’il ait touché le fond de la douleur

Lorsque à son miel il trouve un goût de cendre.


Si votre droite à ma voix ne s’émeut,

Seigneur, mon âme désolée

Séchera, comme on voit se flétrir peu à peu

L’herbe d’été, de trop d’ardeur brûlée.


Je n’ai que trop fatigué mes genoux

A chercher hors de vous ma voie,

Et vous prie en tremblant de m’ôter ces dégoûts

Desquels se paye une indiscrète joie.


Me soutenant à chacun de mes pas,

Au moins gardez-moi de connaître

Ces chutes dont l’esprit ne se relève pas.

Que je vous sois l’enfant qui vient de naître.


Car vous nous avez faits, Seigneur, pour vous,

Et notre cœur est dans le trouble,

Vous le savez, quand le désir remonte en nous

De l’éternel fond de nature double.





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