Le Maréchal

dans les lettres de René Benjamin à Marie Lecoy


Gravement blessé au bras en septembre 1914 près de Verdun, René Benjamin fut transporté à l’hôpital de Saumur, où les soins vigilants d’une jeune infirmière nommée Élisabeth Lecoy parvinrent à lui éviter l’amputation. Le 28 janvier 1915, ils se mariaient à Saché, dans le château où Balzac avait séjourné, et qui appartenait alors à son futur beau-père. Ils auront trois enfants : Jean-Loup, surnommé Goum, Henriette et François, nés en 1917, 1918 et 1925.

Pour suivre l’écrivain dans sa vie de chaque jour, tant à Paris qu’au Plessis, ou au cours de ses longues tournées de conférences – auxquelles il consacrait six mois chaque année –, il n’est peut-être rien de tel que de se plonger dans les lettres qu’il adressait régulièrement à la mère de sa femme, qui ressemblent un peu à un dialogue avec lui-même. On y rencontrera aussi Benito Mussolini, le général Franco et le Duc de Guise. Et on assistera aux congrès des « instituteurs syndiqués » et aux Assemblées générales de la Société des Nations.


Dimanche 24 mai 1925 (Paris) – « Nous avons dîné avant-hier chez la marquise de Chasseloup avec Pétain, homme froid, volontairement bourru, et muet sur toutes questions importantes, vis-à-vis de qui on éprouve le respect [… .] de la mémoire, une grande curiosité, mais qui ne prête à aucun élan, et qu’on quitte pour la première fois avec indifférence. Et pourtant quel lecteur pour moi ! Sa femme et lui me connaissent dans tous mes livres, et avec cette rigolade intérieure sincère qui touche plus que tout un auteur comique. »


Dimanche 4 août 1940 (Le Plessis) – « … Enrageant de ne pas pouvoir aller en zone libre voir un peu la tête du gouvernement, je travaille, à peu près sans bouger de ma table, à une sorte de récit mi-réel, mi-imaginé, de nos malheurs. Pendant ce temps-là je n’embête personne, et je m’illusionne moi-même.

Nous avons reçu, pendant une huitaine de jours, un Figaro venant de Clermont-Ferrand, pauvre, bien démuni, mais c’était toujours cela. Depuis huit jours, rien. L’Action française paraît à Limoges. Gringoire à Marseille. Candide à Clermont. J’ai reçu une lettre de Brouty. Ils sont en négociation, tous, pour rentrer à Paris. Le gouvernement aussi. Cela doit être dur ! Qu’est-ce que les Allemands demandent en échange ?

Il faut de la patience. Pour m’en donner, je relis un manuel d’histoire sur la guerre de Cent ans. Ce que nous subissons n’est rien !

Les amis qui m’écrivent de la zone libre ont tous l’air dans l’admiration du gouvernement Pétain. Mais… dans notre zone à nous, qui gouverne – en dehors de l’Allemagne ? Les imbéciles, c’est à dire la majorité dit : « Les socialistes sont des bandits. Mais les communistes, on ne les a pas encore essayés . Alors ?… » Et ça leur fait envie ! »


18 février 1941 (Le Plessis) – Il a demandé un permis pour la zone libre et espère pouvoir partir le lundi 24. En attendant, il part pour Paris. « Le Petit Parisien est tombé entre les mains des Allemands, brusquement la semaine dernière. Tous mes amis ont donné leur démission. La représentation en l’honneur d’Antoine se trouve dans l’eau avec le reste. Il faut que j’aille rattraper cela. – Le Printemps tragique marche admirablement, quoique les transports ne marchent nulle part, et qu’on manque la vente à peu près partout. Plon a déjà retiré deux fois. Mais la censure allemande vient de redemander deux exemplaires et je ne crois pas que ce soit de bon augure.

[.…] Je pars, à la fois ravi de m’en aller, si j’ai ce permis, ravi d’aller approcher le Maréchal, et voir la température de la zone libre, et d’essayer de comprendre l’état d’esprit là-bas (je vais à Vichy, Lyon, Arles, Marseille, Nîmes – je vais tenter de faire deux ou trois conférences) – et avec cela je pars mélancolique de quitter cette maison où on ne s’amuse guère, mon Dieu ! mais a-t-on besoin de s’amuser dans la vie, où on ne vit pas, parce qu’on n’y connaît que la gêne, le soupir, l’orage, et la précaution oratoire. Goum fait la couleuvre, sans goût à rien et de ce manque de goût j’ai peur qu’il ne se compose une attitude. Le travail est sa phobie. Henriette a beau élever des lapins et des poules, elle trouve le temps long. Qui ne le trouve long dans cet état de peine intérieure qui s’ajoute à la grande misère nationale… »


30 mars 1941 (Le Plessis) – « Ma chère maman, je suis rentré de la zone libre voici huit jours déjà, et au Plessis mercredi dernier.

J’ai fait un voyage d’un mois qui a été étonnant. Étonnant, parce que j’ai vu longuement le Maréchal, et que j’ai vécu à ses côtés les journées de St Etienne et de Vienne. Vous savez que j’aurai partagé ma vie entre le doute et l’admiration. Je viens de vivre encore une fois dans l’admiration, et il est probable que c’est la plus haute et la plus émouvante que j’aie connue. Clemenceau m’a donné le frisson du patriotisme le plus brûlant, Mussolini celui du génie renouvelé de l’antique. Avec le Maréchal, j’ai vu le miracle d’un peuple transfiguré par son seul passage, sa seule présence, parce que l’amour naît sous ses pas. C’est le Roi des légendes, qui délivre les pauvres de leurs haines, de leurs erreurs, de leurs misères, de leurs malheurs. Il paraît, et les larmes coulent. Et les plus misérables oublient. Il est la majesté simple, la sagesse, la bonté, l’honneur ; et tous ceux à qui il serre une main, à qui il donne un regard, à qui il dit un mot, se sentent honorés, se croient meilleurs, se trouvent sages, et s’élèvent avec lui. Il guérit tout un peuple. Quand on n’a pas vu l’exaltation qu’il suscite, on ne peut pas se la figurer. Quand on l’a vue, on en demeure bouleversé pour le reste de ses jours.

Je suis rentré bouleversé ! Bouleversé… et désespéré de pouvoir jamais rendre cela ! Il faudrait être Homère, pas moins, retrouver cette sensibilité-là, et cette même simplicité.

En rentrant au Plessis, en m’arrêtant à Tours, en racontant chez le libraire Denis quelques traits de ce que j’avais vu, j’ai fait pleurer Denis, sa vendeuse, et un abbé qui était là !

L’abbé m’écrivait le lendemain – il est professeur au grand Séminaire :

– Ah ! venez, Monsieur, je vous en supplie, rendre cela à mes grands séminaristes !

C’est que ce n’est pas la même chose de raconter à deux personnes, à bâtons rompus, et de se trouver devant un auditoire muet et immobile, qui tout à coup vous abandonne, vous isole, vous laisse perdu et éperdu, et glacé et navré de ne pas pouvoir créer le contact.

Je lui ai écrit :

– Je travaille. Laissez-moi d’abord travailler.

Mais j’ai un rythme affreux, la tête en feu, et je ne constate jusqu’ici que la peine de mon cas. À Paris déjà, un organisateur de conférences s’était mis à mes pieds pour que je lui fasse dès le début de mai une série de conférences dans le Sud-Ouest. Je tremble de leur avoir donné à tous des illusions ! Une conférence d’une heure n’est pas une conversation de vingt minutes. En vingt minutes je les ai tous émus. En une heure, je peux assommer le monde.

Enfin, en toussant, en mouchant, en étouffant, je me suis mis à ma table, et je saurai tout de même dans une huitaine si je peux faire quelque chose, et dans quelle mesure je peux gâcher le sujet.

Car c’est quelque chose de tellement simple, de tellement pur qu’on ne peut qu’être inférieur à la tâche !

Si encore je pouvais m’y donner tout à fait ! Mais le 1er avril, il y a un gala pour tirer Antoine de la misère, à la Comédie-Française, et c’est moi qui ouvre le feu par une causerie d’une demi-heure. Il faut d’ici là la mettre au point. Et ce n’est pas précisément du même ton que Pétain.

Tout cela représente de longues journées de travail, et les journées ne sont pas plus longues que nombreuses.

Dans la terreur de me voir travailler – c’est un spectacle qui le confond – Goum, retour de Paris, où il voulait faire du journalisme, mais il a renoncé ! – est parti chez les Boisrouvray, qui l’ont invité. Puissent-ils lui donner un atome de volonté, et mettre au moins quelque ordre et quelque énergie dans ce pauvre enfant lunaire !

J’ai trouvé les autres changés en marchands de poulets et de lapins, faisant de la reproduction intensive, et préparant, je pense, le ravitaillement de la France entière.

Au cours de mon voyage, je n’ai pas fait que voir Pétain. J’ai été partout, même en Suisse. Et j’ai fait des conférences à Lyon, à Nice et à Cannes. Enfin j’ai vu tous les membres de l’Académie Goncourt, égarés en zone libre. C’était le prétexte de mon laissez-passer. J’ai tenu à être honnête. »


1er mai 1941 (Le Plessis) – « Ma chère maman, vous avez sûrement comme nous une sinistre dépêche de Cormery. J’ai personnellement de la peine de cette mort. J’ai toujours de la peine, quand je vois une grande intelligence s’éteindre.

Henriette et Zizi, comme vous devez le savoir, avaient été à Cormery, il y a juste quinze jours, et ils avaient été amusés et éblouis de son esprit. De son cœur aussi, car il s’était passionné pour tous les détails de leur vie. Je garde de mon oncle le souvenir d’étonnantes conversations, comme j’en ai eu avec bien peu d’hommes.

Nous irons tous samedi l’accompagner.

[….] Je viens de travailler à mettre debout une conférence et une brochure sur Pétain.

Je pars jeudi pour le gala Antoine à Paris (le 10). Je crois que j’y ferai aussi le 13 une conférence sur Alphonse Daudet : elle semble autorisée.

Et toute la seconde quinzaine de mai, j’irai de Tours à Poitiers, de Poitiers à Saintes, de Saintes à Bayonne, de Bayonne à Biarritz, de Biarritz à St Jean de Luz, de St Jean de Luz à Bordeaux, de Bordeaux à la Rochelle, parler du Maréchal. Il en vaut la peine !… »


25 juin 1941 (Le Plessis) – « Ma chère Maman, que de choses j’aurais à vous dire ! Mais la vie me bouscule tant que je ne me sens même plus vivre, et le temps me manque pour causer avec vous comme je voudrais.

Mes conférences ont bouleversé les auditoires. Ce n’était pas étonnant puisque j’étais moi-même bouleversé. [….] Le résultat a été la succession des demandes. Il a fallu ajouter Cognac et Rochefort. À Paris on a refusé quatre cents personnes le 10. Il a fallu le 20 recommencer pour elles. Orléans l’a appris. Le Préfet m’a supplié de venir : j’y vais après-demain. Enfin, l’esprit est si mauvais dans les lycées de Paris que mon devoir strict était d’accepter pour les collégiens de parler au grand amphithéâtre de la Sorbonne. Et c’est probablement ce qui aura lieu le jeudi 3.

Le vendredi 4, j’espère avoir un nouveau laissez-passer et filer en zone libre revoir le Maréchal, le mettre au courant d’un tas de choses ; et m’occuper de Goum.

Votre sœur, Henriette, Poulot et Germaine étaient le 8 à la conférence de Tours. Les deux premières si touchantes. Je leur ai promis de faire tout pour aller les revoir. Je ferai tout. Je médite ce voyage agréable pour lundi, si lundi j’ai mis mon travail un peu à jour (Hier et ce matin, j’ai fait vingt-deux lettres !!)


[….] Beth est venue à Paris avec moi, de mercredi dernier à lundi matin. Je l’avais décidée non sans peine. Je crois que ce voyage l’a ravie et lui a fait du bien. Elle a revu Sacha : nous avons dîné avec lui – la marquise de Chasseloup : nous avons déjeuné chez elle – les Fiessinger : autre déjeuner ravissant (ces deux vieux sont des amours). Elle a dîné chez Maine. Elle a été à Boulogne voir Madame Lambert que j’avais invitée à ma conférence et qui y était venue avec Olivier.

Elle vous racontera tout cela en détails. Elle parle d’aller vous voir un jour prochain – en attendant que vous veniez au Plessis. Elle y est décidée ; elle va le réaliser ; mais évidemment, son jardin qui cuit au soleil lui donne beaucoup de mal, la retient et elle a l’impression que quand elle le quitte, tout se perd, parce que tous les siens, en étant pleins de bonne volonté, sont idiots !!

Je vous envoie mon petit portrait du Maréchal, dont les premières résonances ont de quoi m’enchanter. Thérèse Mancini est ici. C’est un amour. Elle fait partie de la famille. Le Plessis est beau et calme. Et les enfants, chacun avec sa figure et son travail y sont des anges.

Ils vous embrassent tous, de toute leur âme. Moi aussi. Le grand-père, bien entendu, n’est oublié de personne ! »


Dimanche 12 octobre 1941 (Le Plessis) – Longue lettre, très intéressante sur deux points : elle contient de très bonnes nouvelles de Goum et d’autre part on y trouve des échos de la réception de ses Vérités et Rêveries sur l’Education et des réflexions sur la préparation de sa prochaine œuvre.

|….] La joie du retour, et c’est pourquoi je vous écris, a été de trouver une lettre de Goum, envoyée à Tico à Vichy, et rapportée par ce dernier. Il vit dans la féerie. Il est ébloui. Le Général est comme un père pour lui. Il a commencé par l’inviter à déjeuner avec des généraux, puis l’a emmené trois jours à Marrakech, le logeant au Palais, puis l’a ramené à Rabat, et le 1er octobre l’a rattaché à son Cabinet, avec 2400 frs par mois. Goum rayonne et est ému. Et moi, je me dis que je commence à être récompensé par le nouveau régime d’avoir lutté vingt ans contre l’ancien !

J’ai vu encore à Paris le cher abbé Mugnier, toujours vivant, toujours aimant, ravi de mon livre sur l’Éducation qui naturellement répond à toutes ses idées. Ce qui est plus fort c’est d’avoir la même résonance chez un abbé Cormier qui, lui, est professeur de séminaire ! Il est professeur et trouve honteusement stupide ce qu’on professe. D’ailleurs le livre enchante les gens ! Je ne suis pas du tout fou comme on se plait à le croire. C’est le monde qui l’est… Ah ! je voudrais cet hiver faire un beau livre. Je viens de passer tout mon mois de septembre à essayer d’en établir le plan. Il est bien difficile. Je voudrais montrer par des souvenirs de toute ma vie, allant de mon enfance à Paris, à « l’âge de raison » sur la Loire, près de Balzac et de Carvallo, ce que la France peut à l’heure actuelle sauver et offrir de spirituel à l’Europe. C’est sa dernière chance. La comprendra-t-elle ? Trois semaines en zone libre, avec déjà une préparation de conférences avant, vont me couper déplorablement de mon travail.

Et s’il n’y avait que cela ! Il faut préparer un petit discours pour le dîner de contrat. Il faut s’occuper de la reconstruction de Tours. Il faut essayer de sauver un malheureux, injustement déchu de la nationalité française. Il faut répondre à dix personnes par semaine, qui depuis mon livre sur le Maréchal me supplient de leur servir d’intermédiaire pour parvenir à lui ! Je ne retrouverai jamais la période unique, vécue du 1er juillet 40 au 1er mars 41, où je travaillais, je travaillais, je ne faisais que travailler, sans être atteint ni dérangé par rien ni personne ! »


29 août 1942 (Le Plessis) – « Dites à Madame Lepavec que j’ai la francisque depuis mars 41. Le Maréchal me l’a donnée quand il n’y en avait encore qu’une vingtaine. Il me l’a donnée un jour dans le train »




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