Lettres de René Benjamin à Henri Valentin


La défaite de juin 40 fut pour René Benjamin ce « coup de poignard en plein cœur » évoqué par Jean d’Ormesson, le 19 janvier dernier à Saint-Germain des-Près, dans son hommage à Michel Déon. La présence au pouvoir à ce moment-là du maréchal Pétain fut pour lui, comme pour Maurras, une « divine surprise ».

Il crut alors à une possibilité de renaissance pour la France et, dès lors, il se fit un devoir, par ses articles, ses lettres, ses livres, et ses innombrables conférences, de faire connaître, et surtout de faire comprendre aux Français sa pensée et son action.

Un long cri d’admiration s’élève de la correspondance qu’il entretint avec le Nantais Henri Valentin, dont il devint l’ami. C’est à cette amitié et à l’obligeance de M. Jean de Viguerie, l’historien de Louis XVI et spécialiste de l’éducation, petit-fils par sa mère d’Henri Valentin, que nous devons de pouvoir publier aujourd’hui quelques-unes de ces lettres,

. . Xavier Soleil



Le Plessis, Savonnières (I. et L.), le 19 mai 1941


Cher Monsieur

Vous êtes un ange gardien, pas moins !

Je suis heureux que vous sympathisiez avec Guillermet, qui est la droiture et la gentillesse mêmes. Il a son âme sur sa figure.

Mais dans cette affaire, c’est encore Guillermat qui a le plus de chance de vous avoir connu, et moi d’être votre ami !

Je vous remercie de tout cœur de tout ce que vous faites. Si c’est un succès, ce sera grâce à vous… et au Maréchal, car c’est un grand sujet !

Si la conférence de Nantes est fixée au 6 juin, c’est que celle d’Angers est fixée au 5, et je n’arriverai donc à Nantes que le vendredi matin 6, à 11 h 26, mais vous le confirmerai quelques jours avant.

Pour l’instant, je pars demain faire des conférences dans le Sud-Ouest, je remonte en faire à Paris, et je rentre à Savonnières le jour de la Pentecôte. C’est alors que je vous récrirai. Demain, je vois Guillermet à Niort.

Ne vous préoccupez surtout pas de m’avoir à votre table. La vie est devenue infernale. J’irai voir mon ami Serge et ses grands-parents sans leur donner l’affreux souci de me nourrir.

Voulez-vous, cher Monsieur, dire à Madame Valentin mes respectueuses pensées, et croire à mon fidèle et affectueux dévouement.

René Benjamin


Paris le 30 mai 41


Cher Monsieur

Quel mal vous vous donnez, Feildel et vous ! Je voudrais de tout mon cœur vous faire une belle conférence, vous dresser en pied un Maréchal ressemblant. Je viens de faire plusieurs villes. L’émotion, grâce au modèle, a été très grande. Je voudrais mardi être en forme.

Vous avoir vu m’y aidera.

Merci pour cette invitation à déjeuner le 3 : je l’accepte avec joie.

J’arriverai à 11 h 26. Je n’ai que ce train là. Je courrai à l’hôtel Chollet déposer mon bagage et libérer mon vêtement. Et j’accours chez vous. J’espère que vous ne déjeunez pas avant midi et demie.

Dites à Madame Valentin mes respectueuses pensées et croyez, cher Monsieur, à ma gratitude et à mon dévouement.

René Benjamin


Le Plessis, Savonnières (I. et L.), le 9 juin 1941

Cher Monsieur

Je suis honteux, après le théâtre, de ne pas vous avoir retrouvé et remercié.

Quelle salle ! Il n’y a pas que le Maréchal dans l’aventure. Il y a vous. Mais je ne suis pas près de l’oublier !

Pas plus que tout le souci que je vous ai donné à Madame Valentin et à vous, avec le retard de ce train. Pas plus que la bonne figure de Serge à la gare. Pas plus que le foie gras, les vins, le vrai café, toutes ces attentions affectueuses en temps de famine. C’est la maison du Bon Dieu, 1 rue Mathelin-Rodier !

Je tenais de tout mon cœur à vous redire ma gratitude. René Benjamin

Le Plessis, Savonnières (Indre et Loire), le 11.8.1941


Cher Monsieur, et permettez que je vous dise, bien cher ami, après l’affectueuse et délicate lettre que vous venez de m’écrire – c’est un bonheur de vous envoyer un livre ! Vous savez le lire comme personne ! Vous ajoutez entre les lignes ! Vous donnez ! Vous enrichissez !

Merci de tout cœur.

Et merci à Madame Valentin et à Serge, et à tous ceux dont vous menez l’orchestre de louanges.

Merci enfin pour la bonne invitation. Elle me touche plus que je ne puis dire. Mais …je rentre à peine après un mois éreintant en zone libre – et je n’ai plus qu’une idée, une seule, ne plus bouger et travailler, c’est à dire… me reposer ! Vous ne m’en voudrez pas. Ce n’est que partie remise. La vie nous redonnera des occasions de rencontre et d’affectueuse causerie.

J’ai revu le Maréchal longuement. J’ai vu longuement Darlan. J’ai vu la Légion. J’ai vu des Chantiers de Jeunesse. J’ai vu partout de l’ardeur, de la noblesse, de l’espoir. Je plains les taupes qui ne voient rien.

Et je suis, cher Monsieur, tout à vous, de tout cœur.

René Benjamin


Le Plessis, Savonnières (Indre et Loire), le 15.9.1942


Cher Monsieur et ami

J’ai le plus beau métier du monde ! D’abord, il est passionnant en lui-même. Ensuite, il me vaut des lettres comme la vôtre, qui me touche par son affection et m’apporte des nouvelles que je n’aurais pas sans l’heureux placement d’un livre.

Bonnes nouvelles ! Vous allez bien tous, et vous avez un petit-fils de plus ! Il y a des familles qu’on aime à voir s’agrandir. Remerciez Madame Baufine-Ducrocq de sa charmante invitation, mais hélas, je ne vais pas souvent à Toulouse ! J’y ai été, à la mi-juin, pour faire une conférence sur le Maréchal. Elle était organisée par la Propagande de Vichy. Vous n’allez pas croire ce que je vais vous dire : ils se sont trompés de jour !! Je n’ai jamais vu cela nulle part, depuis vingt-cinq ans que je parle. Je suis arrivé, et me suis vu affiché pour le lendemain, jour où je parlais à Lourdes. Naturellement, j’ai parlé à Lourdes, et pas à Toulouse.

Quant à Angers… c’est vrai que j’ai été à Angers, et pas à Nantes. Mais à Angers, j’ai été sollicité et resollicité. La saison était très avancée. Cela ne m’amusait pas du tout. Je n’ai pas eu le théâtre ; j’ai eu un terrible cinéma. J’ai regretté… Et alors, je ne regrette pas de n’avoir fait qu’Angers.

Je voudrais vous dire que j’irai à Nantes bientôt. Vous revoir, parbleu serait une joie, vous le savez bien. Mais après des voyages et des voyages (au printemps j’ai fait le Maroc et la Suisse). Je suis rivé à ma table, attelé à un livre passionnant et difficile.

Et quand on fait un livre, on ne prépare pas de conférences.

Encore une fois, comme je suis touché et heureux d’avoir eu de vos nouvelles ! Dites à mon ami Serge, en lui souhaitant du courage, que je ne l’oublie pas. Je vous prie de transmettre mes pensées respectueuses à Madame Valentin et à Madame Baufine-Ducrocq. Je suis, cher Monsieur, tout à vous, de tout cœur.

René Benjamin


J’ai eu une charmante lettre de Feidel – qui va bien – mais voit le temps et la vie s’enfuir avec une pointe de mélancolie. C’est en cœur tendre.



Le Plessis, le 1er janvier 1943


Cher Monsieur, cher ami,

Que c’est bon, que c’est délicieux, de recevoir de vous un mot le 1er janvier ! Vous dont le cœur est si franc, et pour qui j’ai tant d’amitié. Voilà un heureux signe. Je ne sais pas ce que sera l’année, mais elle commence bien !… Merci !

Ce que je demande, c’est que plus jamais vous ne m’appeliez : « Cher Maître ». D’abord, parce qu’on n’est maître de rien, surtout pas de soi-même ; ensuite parce que ce me serait un plaisir infini d’être appelé ‘« cher ami » par le grand-père de Serge !

Je vous sens douloureux et je vous comprends. Que n’étiez-vous avec moi à Vichy, il y a quinze jours ! vous auriez vu le Maréchal, si fier, que vous souffririez moins. Je suis arrivé le 10, le jour où il venait de recevoir longuement le Maréchal von Rundstedt. Celui-ci qui est un grand seigneur, a dit avec gravité en sortant :

– Je n’ai jamais vu plus de grandeur intérieure dans plus de modestie extérieure.

Il était saisi.

Comment les millions de Français qui disent depuis un mois « Il aurait dû abandonner le pouvoir » ne sentent-ils pas ce qu’il représente devant le monde : la dernière image de la parole donnée et tenue ? Il l’a redit fortement dans son message de Noël : « Français, je vous ai promis en juin 40 de ne jamais vous abandonner ! » Il est honnête devant son peuple comme devant l’ennemi.

Je l’ai trouvé physiquement intact, c’est à dire ni plus ni moins merveilleux. Je l’ai trouvé moralement encore plus élevé, plus épuré.  Le malheur, au lieu de l’enliser dans le réel, comme il arrive aux âmes faibles, l’a détaché davantage des évènements pénibles et des hommes douteux. Il a dit cette parole typique, le 29 novembre, au lendemain de la perte de l’armée, de la perte de la flotte :

– Messieurs… (il s’adressait à Jardel, son secrétaire général, et à Ménétrel) il n’y a plus qu’à faire oraison !… Si la France pouvait le comprendre, et devenir un grand monastère !

Le Maréchal n’est plus un homme qui calcule seulement sur ce qu’il voit, qui s’appuie seulement sur ce qui arrive. La part immense du mystère de cette vie est le point de départ, maintenant, de son espoir et de sa force.

La misère de la France n’est pour lui qu’une des données du problème. Il y a dans sa pensée profonde que le plus important ne dépend pas des faits et des hommes et se règle dans l’inconnu.

Le 11 décembre, j’ai vécu une des plus belles, des plus grandes heures de ma vie : un dîner entre le Maréchal et Maurras.

Le premier mot du Maréchal a été :

– La situation n’a rien de désespéré.

Sur quoi Maurras, éternellement jeune, s’est enflammé. La conversation est partie entre ciel et terre. A la fin de la soirée, ils cherchaient ensemble une définition de l’honneur !

Je vous jure que malgré la détresse où nous sommes, on se sentait encore ému jusqu’aux larmes d’être français.

Le monde est non seulement en train de se déchirer et de se ruiner. Il est en train de s’enfoncer dans la nuit. Quelles paroles humaines, depuis trois ans, ont été prononcées en Europe ? Il y a les sublimes messages du Maréchal, et c’est tout !

Eh bien, cela, c’est considérable. Cela, c’est la lumière de l’esprit. Cette lumière, je l’ai encore vue, l’autre jour, de mes yeux vue, et je suis parti, le cœur comblé.

Voilà, mon cher ami, ce que je tenais à vous dire, en vous apportant mes vœux.

Vous savez que j’ai un fils à Rabat. Nous avons eu de ses nouvelles. Le 16 novembre, il nous a écrit, et la lettre est parvenue. Hélas, elle n’était qu’angoisse et désillusion !…

Je compte de tout mon cœur que, le temps aidant, le pauvre enfant va retrouver son équilibre. Mais le voilà complètement en exil. L’état du monde est affreux. Tous les humains sont séparés, comme en prison, comme en cellule. Il n’y a plus que des barrières, des obstacles, des raisons de souffrance. Un filet immense, dans les mailles duquel toutes les nations sont prises. Le Maréchal a raison : il n’y a que Dieu, maintenant, qui, d’un coup, puisse le déchirer ! Là encore, suivons le Maréchal, suprême sagesse, force et foi.

Je ne sais quand je vous verrai. Peut-être au printemps, pourquoi pas ? Nous en reparlerons. Pour l’instant, j’ai deux mois de travail et de voyage sans souffler une minute.

Dites aujourd’hui à Madame Valentin mes fidèles et respectueuses pensées, et croyez-moi de tout cœur tout vôtre.

René Benjamin

Et quand vous verrez Feildel, surtout faites-lui mes amitiés !

Le Plessis, le 11 mars 1943


Mon cher ami

Je savais l’opération de Feildel : son fils m’avait écrit.

Vous savez ce que disait Clemenceau : « Il y a deux choses inutiles dans le monde Poincaré et la prostate ! » Poincaré a été enlevé, mais les prostates, il en reste ! Et Feildel a raison, et ça se passera bien, car on en supprime tellement que les chirurgiens, presque malgré eux, deviennent habiles !

Mon fils m’a donné une angoisse horrible. Nous avons, ma femme et moi, vécu la pire journée de notre vie. Une trépanation de deux heures, sans l’endormir ! Mais il a eu un cran admirable, et nous aurions été odieux de ne pas l’imiter. Nous avons fait ce que nous pouvions !… Je suis rentré travailler. Sa mère est auprès de lui à Paris. Elle m’écrit que les choses suivent leur cours normal.

Pour la conférence, voulez-vous que nous nous arrêtions au samedi 22 mai à 5 heures ?

Aimeriez-vous que je traite :

Le plus beau livre du monde

Don Quichotte


Je l’ai traité l’autre jour à Vichy… devant le Maréchal qui, à cette époque sinistre de bolchevisme menaçant, y a discerné ce que j’espérais y mettre : une leçon de civilisation chrétienne. Ça n’a pas l’air, c’est un sujet brûlant.

Quant à l’autorisation, je me permets de vous renvoyer votre petit papier. Je ne l’ai jamais demandé nulle part. C’est au théâtre à le faire et à notifier à ces MM. que je ne peux pas donner un texte pour la bonne raison que je n’en ai pas, puisque je « parle ». Je peux donner, et je le donnerai – ce que je donne partout – un plan. Dans quinze jours je fais une conférence à Tours : je viens d’envoyer le plan. Et il en a été ainsi dans toutes les villes de zone occupée depuis trois ans. On fournit peut-être des textes pour les conférences de politique ou d’actualité (et encore sur le Maréchal je n’ai fourni qu’un plan à Nantes, il y a deux ans !) Mais pour les conférences littéraires de tout repos !!

Cher ami, je vous souhaite de partir voir vos enfants, je vous le souhaite de tout cœur, et en présentant à Madame Valentin mes hommages respectueux, je vous dis mon fidèle et affectueux souvenir.

René Benjamin


Qui vous a dit, mon Dieu, que j’avais fait une tournée « triomphale » en Suisse ! Il ne s’agit pas de triomphe, je vous jure ! Mais d’amitié, d’indulgence et de charité suisse ! Pays adorable, dernier refuge de l’Europe !


Le Plessis, le 17 avril 43


Mon cher ami,

Je pense à vous envoyer tout ce que vous m’avez demandé, mais auparavant je veux vous poser une dernière question. Un ami m’écrit : « Croyez-vous que Don Quichotte intéressera les Nantais ? » Pour les intéresser, j’en suis sûr. Mais il veut dire : ça les attirera-t-il ?

Qu’est-ce qui attire les gens ? Est-ce que vous préférez que je traite :


Le théâtre fait homme

Sacha Guitry


Un mot de deux lignes, je vous prie, et d’après ce mot, je vous envoie plan, affiches, entrefilets

A vous de tout cœur.

René Benjamin


Je viens de passer encore deux jours avec le Maréchal. Je me demande si je ne pourrais pas rester deux jours à Nantes, et parler du Maréchal, devant un public privé peut-être (industriels par exemple). Qu’en pensez-vous ? J’ai un ami, M. Garlot, aux usines de locomotives, qui me l’avait demandé il y a deux ans. Je vais voir cela, mais donnez-moi votre pensée.

Je viens de faire à Paris à l’Ecole des Mines et à Nancy à des fonctionnaires deux conférences sur la « solitude » de ce grand homme qui ont ému.

Le cher Maurras a eu une petite attaque (à Pau). Heureusement, aucune paralysie. On l’a emmené à Martigues. Les dernières nouvelles sont bonnes. Mais la vie n’est que drame. Encore qu’il y ait Serge ! alors !!


Le Plessis, samedi 25 sept. 43


Mon cher ami,

C’est affreux. Votre lettre me bouleverse. Je l’attendais avec anxiété. Depuis que j’ai lu :  « Deux internes ont péri à l’Hôtel-Dieu », je ne pouvais pas détacher ma pensée de ce grand garçon, qui pour moi, depuis que je l’avais rencontré, représentait un des plus beaux espoirs français ! Je l’entends, je crois le voir ; il avait de l’âme, il en donnait. C’est cela la vraie médecine. Et comme ses yeux brillaient d’intelligence, on sentait qu’après quelques années d’expérience, ce serait un homme accompli. Pauvre pays qui perd de tels êtres… Mais il perdra tout. L’Amérique anéantira l’Europe. Trop contente !

Je ne pense qu’à Nantes1. Je suis atterré et indigné. Hier, Tours était rempli de ses blessés qu’on amenait. Au moment où vous m’écriviez, le crime recommençait ! Et deux fois ! Ça ne peut plus se qualifier. Il n’y a pas de mot. Cette récidive est la préfiguration de ce que va être la fin de la guerre – partout. Une chose sans nom, non seulement avec des centaines de milliers de morts comme l’autre fois, mais avec autant de vivants qui ne pourront plus vivre, parce que tout ce qui faisait leur vie a été anéanti. C’est cela la fin de la civilisation. Ils seront rendus à l’état sauvage.

Clemenceau, dès 1928, à la veille de sa mort, prévoyait tout. L’impossibilité pour le peuple allemand de ne pas s’agiter, de ne pas menacer, de ne pas envahir. Et la réplique, la volonté, cette fois, de l’anéantir… en anéantissant tout le reste. Epouvanté, je lui ai dit : « Devant une telle vision, qu’est-ce qui nous reste pour continuer à vivre ? » Il m’a répondu :

– Le courage, Monsieur !

Tâchons d’en avoir ! Avec l’aide de Dieu – impénétrable, comme dit l’évêque.

Mon cher ami, dites à ces pauvres parents, que je ne connais pas, ma peine sincère. Leur fils n’est pas mort ! Il ne le sera que quand ils le seront. Il brille, il vit dans nos mémoires. Et nous l’aimons !

Tâchez de ramener ce que vous pourrez. Demeurez aux champs. Redonnez-moi de vos nouvelles un jour ou l’autre. Et, en ne m’oubliant pas auprès de Madame Valentin, croyez à ma profonde affection.


René Benjamin

1. Les bombardements de 1943 firent à Nantes 1444 victimes.


Le Plessis, jeudi 15 juin 1944


Mon cher ami,

Que de remords j’ai de ce voyage à Parthenay qui vous a fait échouer à Bressuire ! Sans moi vous seriez resté paisiblement chez vous.

Voici la France engagée dans un drame terrible, sans précédent dans l’histoire. Deux ennemis se déchirent sur son sol en l’anéantissant. Car elle sera anéantie. Dans quelles proportions ? On aime mieux ne pas y penser, mais à quoi penser d’autre ?…

Nous ne vivons plus qu’entre des bombardements. La route, les ponts, les trains, tout est bombardé, et Tours continue d’être massacré.

Qui de nous survivra ? Dieu seul le sait.

Je vous fais des vœux de toute la force de mon cœur.


René Benjamin


Hôpital d’Amboise, mardi 20 février 1945


Ma femme, mon cher ami, m’envoie votre lettre à laquelle elle n’a pas eu la force de répondre… Nous venons d’avoir le plus grand des malheurs : notre enfant vient d’être tué ! Oui, tué ! C’est fini. On ne verra plus jamais son visage si noble, avec ses grands yeux de loyauté !

Lui qui en vingt-sept ans de vie n’a jamais menti une fois, jamais, lui qui n’a jamais trompé personne, il meurt victime de l’engin le plus traître, le plus ignoble, une mine allemande ! Il a mis sept jours à mourir. Il est mort le 9 février à Mulhouse. L’aumônier a écrit qu’il « avait eu une mort douce ». Ce sont des phrases pour le père et la mère, mais est-ce qu’on peut avoir une mort douce, quand on ne pose pas son dernier regard sur un visage chéri !

Il se battait depuis deux ans. Il avait échappé partout à la mort, en Tunisie, en Italie, en Alsace. Il était lieutenant de tirailleurs marocains. Il avait enterré tous ses amis…

Après deux ans sans nouvelles, enfin en France, couvert de croix et de palmes, un matin, là-bas, au front, il avait appris par un journal que des Français venaient d’arrêter et d’enfermer son père. Il avait écrit sur l’heure au Ministre de l’Intérieur : « Pourquoi croyez-vous donc que je me bats, sinon parce que l’homme sur qui vous osez porter la main m’a appris le courage, m’a donné l’amour de ma patrie et l’horreur de l’Allemand ? »

Enfant adorable, si noble et si spontané !

En décembre enfin, il est arrivé en permission, crispé, si douloureux, si malheureux de ce qui m’était arrivé. J’étais dans un immonde camp d’internement, menant une vie abjecte, gardé par des voyous qui avaient l’allure des révolutionnaires espagnols. Il est venu passer dix jours en Touraine. Il m’a vu trois fois une demi-heure. Nous étions surveillés et écoutés.

Mon ami, je crois que plus tard j’oublierai et je pardonnerai tout ce qu’on m’a fait, parce que ce sont des médiocres, des crétins qui me l’ont fait. Ils me détestent d’avoir aimé le Maréchal. Pauvres êtres, comment comprendraient-ils ? Et puis, qu’est-ce que tout cela quand on voit un Maurras condamné à la réclusion perpétuelle !… Mais jusqu’à mon dernier souffle, je resterai déchiré qu’ils m’aient empêché de revoir cet enfant qui devait mourir.

Sa pauvre mère, son frère, sa sœur, l’ont vu rire, l’ont revu dans la maison qu’il aimait tant, ont des souvenirs et les garderont. Moi je l’ai tenu une minute dans mes bras dans un lieu ignominieux. Il est vrai que je me rappellerai toujours ses derniers mots. En me serrant contre lui, il m’a dit : « Je repars ! Mais quand tu passeras devant la Cour, je serai là et je te sauverai ! »

Le fait est, le cher être, qu’il y sera en esprit, avec son héroïsme, et qu’il me sauvera peut-être !

Je suis détenu déjà depuis trois mois. J’étais épuisé par le camp. On a consenti à m’hospitaliser à Amboise. J’ai là une cellule dans le ripolin. Mais je peux parfois apercevoir les miens. Hélas, ils sont à 40 km !… J’ai un avocat miraculeux – miraculeux est le mot exact. Un tendre ami. Son cœur est tout près du mien. Il a réussi ce prodige, alors qu’il y avait un mandat d’amener pour que j’aille à Fresnes, de m’éviter la prison ! J’attends maintenant mon instruction, et mon jugement à Tours. Quand ? Dans quelles conditions ? Dieu le sait ! Et que m’importe ! Lui me défendra. Moi, je n’apporterai que mon immense dégoût. Mais ils le sentiront passer. Tout cela est bas et sans intérêt. J’ai vécu des jours indignés, j’ai vécu des jours d’angoisse. Maintenant, je n’ai plus qu’une image dans l’esprit et dans le cœur : l’enfant mort, dans la terre d’Alsace, et mon âme cherche éperdument la sienne en regardant le ciel impénétrable.

Ah ! mon ami, que j’ai mal ! Je vous embrasse avec toute ma souffrance.

René Benjamin


St Symphorien (I. et L.), Clinique St Grégoire, le 7 mai 1945


Mon cher ami,

Votre lettre me touche profondément. Elle m’apporte non seulement votre affection qui m’est si précieuse, mais celle d’amis inconnus que vous voulez bien me transmettre. Je retrouve là votre cœur.

Mais… tous les amis, si nombreux qu’ils soient, ne peuvent rien changer à la situation. Loin de croire aux banalités que l’on dit : « Tout se calme… Tout se tassera !... » je constate qu’avec la victoire tout s’aggrave ; la haine s’étale et se fortifie ; et les misérables qui nous tiennent, loin de dégager l’étreinte, la resserrent.

Ici, comme ailleurs, tout est entre les mains de quelques voyous qui sévissent dans des feuilles ignobles. Ils ne cessent de réclamer la condamnation du « traître » (c’est moi). Et le Préfet et la Justice, qui savent très bien qu’il n’y a rien – rien de rien – dans mon dossier, sont intimidés. Il y a un mois, les voyous réclamaient la confiscation de ma maison de Savonnières – à l’heure où l’autorité militaire réquisitionne mon appartement de Paris ! Ma femme n’a pas hésité. Elle a bondi là-bas. Cette autorité militaire, elle a été tout droit la trouver. Elle a osé dire que c’était tout de même trop… trop de calomnies, trop d’injustices… trop de malheurs à la fois ! Je crois qu’elle a été poignante, et elle est tombée sur des officiers sensibles qui sont revenus sur leur décision.

Ce m’a été, dans ma détresse, un soulagement. Car j’espérais dans ce dernier refuge de Paris, au cas où je serais un jour en liberté. Or, une fois réquisitionné, l’appartement ne m’aurait pas été rendu… avant des années !

Il est vrai que quand je réfléchis sainement, je ne crois pas à ma liberté.

Ils savent très bien que tout est prétexte dans leurs accusations, mais ils veulent me faire payer trente ans d’indépendance – d’indépendance royale, il faut bien que je le dise – d’indépendance inouïe, dont rien ne peut me punir et que rien jamais ne me fera oublier, même pas la mort, car j’en emporterai le souvenir ardent dans l’éternité.

Mon instruction n’est même pas commencée. Je mène une vie solitaire, tantôt morne, tantôt exaltée, plongé dans les lettres et les souvenirs de l’enfant. Ses chefs m’écrivent les uns après les autres comme il a souffert, les derniers jours de sa vie, de l’injustice qui m’était faite. Il aura donné sa vie pour un pays qui sans doute ne me permettra plus ni d’écrire ni de parler. Dans la retraite forcée où je me ronge, je suis plus indigné pour lui que pour moi !

Et voilà, mon ami – et je vous en ai trop dit. Le reste est silence, comme dans Hamlet. Tous, nous étouffons de dégoût. Chaque jour nous apporte une nouvelle hideuse. Le Général de la Porte du Theil à Fresnes : Le créateur des Chantiers de jeunesse ! de ce que nous avions de plus noble et de plus haut ! Les Français prennent la succession des Allemands !

Je comprends votre mélancolie à travers les ruines de cette ville que vous aimez. Je vous y accompagne en pensée ; j’y chemine avec vous ; avec vous je me désole et avec vous j’essaye de regarder plus haut.

Mon cher ami, voulez-vous dire à Madame Valentin mon souvenir respectueux et fidèle, et me croire, du fond du cœur, tout à vous.

René Benjamin





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