Une lecture du Journal de Léon Bloy



« Bloy est vivant - et nous sommes morts. »


Maurice G. Dantec



J’ai toujours été frappé par l’extraordinaire réseau d’amis dont Léon Bloy était entouré et son journal inédit parle souvent du plaisir qu’il éprouve à les recevoir et du charme de ces réunions. »

Michel Malicet, Entretien avec Madeleine Bloy-Souberbielle le 5 février 1987 (Cahier de l’Herne, 1988)


Le Journal de Léon Bloy


C’est à la fin d’une lettre à Henri de Groux du 4 juillet 1895 que Bloy évoque, pour la première fois, semble-t-il, la publication de son journal « intime » (1).

« Je ne peux aujourd’hui vous écrire une lettre très longue. Cependant voici pour vous amuser. Quand j’aurai pu m’installer dans l’aimable gîte qui nous attend depuis deux mois, quand je serai tout à fait en paix, comme je l’espère, je prendrai mon journal, mon mystérieux et redoutable journal que j’écris, heure par heure, depuis plus de 3 ans - et de ce journal j’enlèverai des tranches toutes vives en assez grand nombre pour former un volume de quatre cents pages destinées à produire des effets analogues aux brûlures noires du vitriol. Le titre est à chercher, mais le sous-titre sera : Extraits du journal de Léon Bloy. Tailhade et cinquante autres y passeront, croyez-moi, de gracieux instants. » (2)


Après la publication du Désespéré en 1886 et avant celle de La Femme pauvre en 1897, deux romans en grande partie autobiographiques, Bloy qui, depuis 1892, tient régulièrement son journal, a décidé d’y puiser la matière d’un nouveau livre dans lequel il exprimera, plus directement encore, l’essence même de sa personnalité. Et rapidement il se met à l’œuvre.

Ainsi écrit-il le 30 juillet : « Travaillé toute la journée au Mauvais pauvre ou Mendiant ingrat, car j’hésite entre ces deux titres de ma collection d’extraits du journal. Le premier aurait l’inconvénient peut-être imaginaire de nuire à l’effet du titre La Femme pauvre. Le second a moins de grandeur. C’est mon meilleur effort de travail depuis le début. Je jouis désormais de mon œuvre. Comment serait-elle médiocre, puisque c’est le répertoire de mon cœur depuis trois ans ? » Ses nombreuses lettres lui semblent particulièrement intéressantes : « Travaillé jusqu’au soir. J’avance un peu. Les lettres, mes lettres dont j’ai soigneusement gardé copie, seront, je crois, le grand intérêt de ce malheureux journal. Jeanne, à qui je fais lire les douze premières pages, est impressionnée favorablement. Mais quel scandale ! » (1er août 1895)

Ces textes, qui ne figurent pas dans Le Mendiant ingrat sont cités dans l’introduction au Journal inédit dont le premier tome a vu le jour en 1996 aux éditions L’Age d’Homme ; cette publication, qui avait été initiée par Jacques Petit fut, après sa mort, mise en œuvre par une équipe dirigée par Michel Malicet et Pierre Glaudes. Le frère de Jacques Petit avait présenté Malicet à Madeleine Bloy. « J’avais été aussitôt saisi, écrit-il, par l’atmosphère si chaleureuse et poétique des hôtes de la maison de Meudon où régnaient la littérature et la musique. Persuadé de l’extrême valeur de ce Journal, j’en fis d’abord de longues lectures à cette grande dame de quatre-vingt-cinq ans, d’une jeunesse et d’une présence exceptionnelle, qui vivait encore dans le souvenir et l’admiration de son père dont précisément le Journal ne quittait pas sa table de chevet. Que de conversations dans cette pièce où semblait vivre encore Léon Bloy, avec son énorme bureau aux multiples tiroirs remplis de photos, de manuscrits et de lettres ! Comme elle évoquait son enfance heureuse et comme elle faisait du « terrible pamphlétaire » le portrait d’un homme affectueux aussi prompt à la tendresse que sensible à l’humour ! » Ce sont cette lecture et ces conversations qui accoutumèrent peu à peu la fille de l’écrivain à l’idée de la publication de cette œuvre monumentale où elle ne voyait finalement que l’épanouissement du génie de son père et l’occasion de le mettre à la juste place qui lui avait été refusée de son vivant.


Toujours dans la même introduction au premier tome du Journal inédit, Pierre Glaudes, comparant journal intime et journal publié, note que celui-ci, en grande partie réécrit après coup, a permis à l’auteur, choisissant dans la masse de ses notes confidentielles et parvenant ainsi « à orchestrer le grand jeu littéraire de l’universelle analogie et à suggérer de mille et une manières de mystérieuses correspondances entre le déroulement de sa vie quotidienne et les éphémérides divines », de bâtir le monument qu’il souhaitait voir passer à la postérité. « Alors que le journal tenu au jour le jour trahit à chaque page la hantise de la solitude, la phobie du silence de toute la terre, la crainte de l’oubli et de la négligence de ses amis », celui qu’il a offert à ses contemporains, « assurant au rédacteur un certain surplomb par rapport aux événements de son passé », lui permet de « dépasser les limites individuelles [de sa propre histoire] et d’en montrer la grandeur au regard de l’éternité. »


Les textes proposés ci-après, relevés tout au long d’une lecture des huit volumes du Journal reflètent sa conception de sa « mission » et sa vision de l’Ordre du monde – visible et invisible – à laquelle elle était subordonnée. On y découvrira Bloy sous les différents aspects de sa vie familiale, intellectuelle, spirituelle et sociale. Ces livres forment à la fois une œuvre d’art et un témoignage sur lui-même jeté à la face de ses contemporains, mais aussi une sorte de spectacle, celui d’un Bloy père de famille, amical, confident, enfin écrivain d’un étincelant génie verbal. Œuvre de son âge mûr et de sa vieillesse, il l’a, pendant plus de vingt ans, constamment mise en pages et travaillée, chaque volume marquant une progression de sa vie intérieure et de son emprise spirituelle. Elle forme aussi pour les œuvres qu’il a écrites pendant cette période une sorte de miroir et de journal de route.


Les thèmes abordés sont variés : religieux, missionnaire, intellectuel, artistique et même politique – et on peut dire que l’intérêt d’une telle œuvre – d’une originalité absolue – est prodigieux et on comprend comment et pourquoi tant de personnalités diverses sont peu à peu venues à lui, pour arriver à lui constituer une société naturelle, amicale, on pourrait presque dire, fraternelle, qu’il conservera jusqu’à sa mort – et au-delà.


Pour avoir une vue d’ensemble de ce que fut la pensée bloyenne – qui demeure si vivante aujourd’hui – on se reportera avec fruit aux deux livres de Hubert Colleye : L’Ame de Léon Bloy et L’Homme de l’Absolu (Léon Bloy). On se plongera aussi dans ce qui fut et demeure l’âme de son âme, je veux parler de sa correspondance – d’un ton unique dans la littérature française – des Lettres à sa fiancée à celles à ses filleuls, mais aussi à l’abbé Cornuau et au frère Dacien ainsi qu’à ses innombrables amis (3) : le peintre Henri de Groux, le sculpteur Frédéric Brou, Jean de La Laurencie, Philippe Raoux, René Martineau, Termier, Georges Knopff, André Dupont, les Montchal et tant d’autres.


Le choix qui suit aborde naturellement les thèmes majeurs de cette œuvre, mais s’attache aussi à en souligner quelques aspects plus particuliers : jugements sur les écrivains de son temps et sur ses contemporains en général – et on verra à quel point il rejoint parfois Charles Péguy, son cadet de plus de trente ans, dont il apprécia les analyses ; grands événements, tels que l’éruption du volcan dominant la ville de Saint-Pierre à la Martinique, le massacre des Arméniens en 1896, l’incendie du Bazar de la Charité en 1897 ; Bloy et la musique ; la République, la démocratie et le suffrage universel ; enfin la guerre et ses conséquences.



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(1) Il y eut, en réalité, quelques allusions antérieures – voir l’introduction générale de Pierre Glaudes au Journal tome I (éditions Robert Laffont, 1999) et le Journal inédit page 1304 (14 juin 1895).


(2) lettre citée dans l’introduction du premier volume du Journal inédit publié en 1996 par les éditions L’Age d’Homme (elle ne figurait pas dans la correspondance Léon Bloy-Henri de Groux parue en 1947 aux éditions Bernard Grasset).


(3) Ces correspondances n’ont, en général, été éditées qu’une fois, souvent en petit tirage. Il semble qu’une tentative ait actuellement lieu d’une édition générale de la Correspondance de Léon Bloy : elle restituerait peut-être la partie la plus importante de son œuvre.

Mais on peut se demander si cette agitation universitaire autour de Bloy n’a pas pour objectif secret – voire inconscient – de noyer cet écrivain qui vilipendait son époque et que son époque vilipendait, dont la survie littéraire, même restreinte, fut immédiate et constante, dans l’océan sans limites du relativisme généralisé. Quelques exemples récents permettent de le craindre et l’aveu de Pierre Glaudes, dans sa présentation de Léon Bloy au tournant du siècle (Presses universitaires du Mirail, 1988) – qui contient, au demeurant, nombre d’études passionnantes – en témoigne sans détours : « Bloy retient aujourd’hui l’attention d’une critique « laïcisée » qui s’intéresse surtout à son imaginaire politique et religieux, aux subtilités de sa rhétorique, à son style ».

Le Mendiant ingrat

Journal de l’auteur 1892-1895



« 29 août 1892 – Je touche à la fin du Salut par les Juifs, œuvre horriblement difficile et qu’il m’a fallu élaborer dans des circonstances où la rédaction d’un mémoire de fumisterie eût été décourageante pour un héros.

La difficulté est si grande que j’ai senti, ce matin, une heure de profond abattement. Exemple. Le XXIIIe chapitre d’Ezéchiel à expliquer ainsi : Oolla est la Synagogue et Ooliba est l’Eglise, mais comment dire cela ? Puis, il faut prendre une allure de prophète et annoncer que l’Eglise traitera l’Esprit-Saint comme la Synagogue a traité Jésus. Terrible ! Et ce n’est pas tout. Il est nécessaire de revenir au « Figuier maudit » et aux excréments qui le font revivre, pour que le Salut par les Juifs soit la conséquence d’une fructification nouvelle de cet arbre symbolique. Etc. Tout l’art du monde est inutile, il faut des idées et des faits. Mon œuvre sera vaine et absurde si ma conclusion n’est pas parfaite, et me voilà très anxieux. »


Bloy a toujours affirmé que le Salut par les Juifs était le plus important de ses livres. N’a-t-il pas écrit quelque part que c’était le seul qu’il oserait présenter au Tribunal Suprême ? C’est aussi, n’en doutons pas, le plus difficile à comprendre.


« 2 septembre – Relu quelques pages de Balzac (Peau de chagrin) presque avec ennui. La faiblesse de style de ce grand homme me paraît extrême, et mes récentes préoccupations scripturales me font voir cruellement le rien de cette intelligence toute extérieure qui n’alla jamais plus loin que les surfaces. Il est clair qu’un vaste abîme vient de s’ouvrir et que me voilà séparé profondément des plus fortes impressions de ma jeunesse.


« 4 – Encore la Peau de chagrin. Balzac me reprend un peu le cœur. Forme toujours nulle et pensée trop souvent débile. Mais il a le don mystérieux de la vie et il paraît bien que cela suffit. N’importe, je ne retrouve plus le Balzac de ma jeunesse. »


« 15 octobre – Bon article de Bernard Lazare sur le Salut par les Juifs. Ce Lazare paraît avoir vu, seul, que le fond de ma doctrine est « l’adoration du Pauvre ».


18 [fin de la lettre de L.B. à Bernard Lazare] – « … Vous avez su voir que le Pauvre était le fond de ma pensée, le captif adoré de mon solitaire donjon.

Le fait est que je n’ai pas autre chose à dire. Les Juifs et les Chrétiens, liseurs charnels d’un livre effroyablement symbolique, vivent tous, depuis quarante siècles, sur l’illusion d’un Dieu magnifique et omnipotent. Je pense, au contraire, qu’il faut tout quitter, tout vendre, pour faire l’aumône à ce Seigneur qui ne possède rien, qui ne peut rien, qui est infirme de tous ses membres, qui sent très-mauvais, qui se racle sur tous les fumiers de l’Orient ou de l’Occident, qui crie d’angoisse, depuis les éternités, en attendant le Carillon du Septième Jour.

C’est pour cela, Monsieur, que j’exècre les triomphants et les délicats.

Si les Juifs étaient opprimés injustement, ils m’intéresseraient encore, puisqu’il y aurait un Pharaon à couvrir d’outrages ; mais, par bonheur, ils sont opprimés le plus justement du monde, étant eux-mêmes les oppresseurs les plus équitables et les plus abjects qu’on ait jamais vus. Occasion merveilleuse pour moi d’une œcuménique insolence.

Je les aime donc de me l’avoir procurée et, en ce sens, vous avez mille fois raison de m’appeler un philosémite. »


[Toute l’ambiguïté de sa pensée sur le « problème juif » qu’il se flattait d’avoir résolu, apparaît clairement ici.]

« 19 mars 1893 – Le Saint-Esprit recrute continuellement, pour la délivrance de Jésus en croix, une armée innombrable qui doit être le genre humain. Les Croisades, formées de chevaliers et de goujats, préfigurent mystérieusement cette universelle et définitive coalition. »


« 19 mai – Discours de Zola aux étudiants. A conserver. Cet idiot remplace Dieu par le travail. »

Dans une lettre du 26 juin à son ami Alcide Guérin : « La Joie ! Laissez-vous précipiter dans ce fleuve, mon très-cher ami, vous qui me restâtes fidèle, aux jours de l’effroyable tribulation. Ne doutez pas de ce que je vous ai dit et persuadez-vous que l’écrivain n’est que l’accident de ma substance, que j’ai quelque chose de plus.

Quelque chose de plus, en vérité, et que je peux recevoir d’étranges lumières pour vous conduire. »


« 24 septembre – Laurent Tailhade, Henry C. et de Groux passent la journée entière chez moi. Tailhade me fait lire, deux fois de suite, le Réveil d’Alain Chartier, ma nouvelle « histoire désobligeante », encore inédite, et je ne sais combien d’autres choses.

Je n’ai jamais plus joui de sentir ma force et d’agir de façon si certaine sur des intelligences. C’est un bonheur très-grand, une véritable ivresse, je l’avoue, et la préfiguration mystérieuse des Joies futures. »


D’une lettre à Paul Adam du 2 octobre [à propos d’un article de celui-ci sur Sueur de Sang] : « Mes phrases, mes chères et pauvres phrases dont vous parlez, ne sont qu’apparence, comme la guerre elle-même, comme tout ce qu’il y a dans le crépuscule de la vie sensible, que vous prenez pour le grand jour.

C’est ce qu’il y a derrière l’horizon qui est beau ! »


« 24 novembre – Visite au Grand Rabbin, à qui j’avais fait passer, quelques jours auparavant, le Salut par les Juifs. Vainement, j’essaie de lui faire sentir l’importance de ma conclusion. Plus vainement encore, j’explique la violence de certaines pages par le dessein d’épuiser l’objection, méthode fameuse, recommandée par saint Thomas d’Aquin. Il tient absolument à ne voir que la lettre de ces violences et se désintéresse de la conclusion, dont il n’a même pas daigné s’enquérir. Enfin, il m’oppose les lieux communs les plus abjects : Apaisement, conciliation, etc. Ce successeur d’Aaron m’affirme qu’il y a du bon dans toutes les religions !!!!!

Décidément, on est aussi bête et aussi capon chez les Juifs que chez les Catholiques. »


« 28 janvier 1894 – Après dîné, querelle très longue sur la musique, à propos de Meyerbeer et de Wagner : un de nos convives exaltant le premier, que de Groux conspue en l’honneur de Parsifal. J’interviens pour formuler de précises malédictions contre toute musique n’ayant pas directement la louange de Dieu pour unique objet. Je dis que la plus belle musique, même d’église, ne paraît belle que parce qu’elle est l’occasion de pressentir la vraie musique, l’harmonie divine qui est au fond du Parfait Silence. »


« 7 mars – Il n’y a pas de hasard, parce que le hasard est la Providence des imbéciles, et la Justice veut que les imbéciles soient sans Providence. »


« 1er mai – Il nous reste à peine vingt francs pour attendre le jugement dernier. »


« 8 juin – Essayé de relire l’Eve future, de Villiers. Trop de science humaine et trop peu de science divine. C’est la même impression que pour Edgar Poe. Ces poètes ne priaient pas, et leur mépris, éloquent parfois, n’est que l’amertume de leur impatience terrestre. Ils sont pleins de terre, comme les idoles. »


[Il est exact que l’Eve future est un livre qui vous tombe rapidement des mains.]


« 9 septembre – Grand’messe. Enorme sacrilège de la substitution du Salvam fac rempublicam au Salvam fac regem du Texte sacré. Rien n’est plus semblable au Reniement de Pierre que le Concordat.

« Omnes dii gentium daemonia » dit le Psaume XCVe. Cette république, chantée dans nos églises, n’a-t-elle pas été prévue par le Psalmiste ? Je le pense terriblement.

Abraham, Isaac, Jacob, Patriarches, Rois et Prophètes ! C’est une honte pour les chrétiens occidentaux de ne jamais invoquer de tels saints.

A quelqu’un qui nous abandonne pieusement :

– Tu nous a quittés pour aller à ceux qui ne vivent que de Jésus et qui, par conséquent, possèdent l’Argent. Nous restons avec le Saint-Esprit et la Misère. »


« 10 – Les hommes modernes, presque tous esclaves du Démon, ont un instinct sûr de ce qui est excellent, et le repoussent avec énergie. Ils détestent la santé, comme ils détestent la Béatitude.

La race juive est tellement avilie qu’il est impossible de se représenter un noble Juif. Comment se représenter Abraham, autrement que sous les traits d’un Chrétien ?

Les Paraboles de Moïse. Quel sublime travail d’exégèse ! Chacun des articles de la Loi interprété comme une parabole évangélique !

« Il rêvait d’avoir un tel pouvoir de fascination mystérieuse, que toute femme, à l’instant, put être domptée. Et tout sa vie, qui fut longue, il souffrit de n’avoir pas ce regard.

A l’heure de la mort, il s’aperçut qu’il l’avait. »

Epitaphe d’une tombe abandonnée, dans un cimetière inconnu. »


« 19 novembre – Le récit très rapide de Moïse nous cache la durée, dans les premiers chapitres de la Genèse. On est habitué à l’idée que la Chute a suivi immédiatement la création de la Femme. Pourtant, nos premiers parents, avant leur désobéissance, étaient exempts de la mort. Il faudrait donc compter les neuf cent trente ans du Premier Homme à partir de l’expulsion, le Temps n’ayant pu commencer qu’avec le péché. Le séjour d’Adam au Paradis terrestre appartiendrait, par conséquent, à l’Eternité et serait inexprimable en chiffres humains. Cela pourrait faire des milliers de siècles, d’après cette manière de concevoir. »


extrait d’une longue lettre du 3 décembre à Henry de Groux : « Relevez votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n’est pas le principe secret de notre joie ultérieure. Nous voyons actuellement, dit Saint Paul, per speculum in oenigmate, à la lettre : « en énigme par le moyen d’un miroir », et nous ne pouvons pas voir autrement, avant la venue de Celui qui est tout en feu et qui doit nous enseigner toutes choses. Jusque-là nous n’avons que l’obéissance, que l’amoureuse obéissance qui nous restitue, sur la terre, le paradis perdu par la désobéissance.

Vous le voyez, mon très-cher Henry, j’essaie de vous dire « quelque chose », ainsi que vous me l’avez demandé, sans trop savoir si j’y parviens. Mais je fais ce que je peux, en vérité, tout ce que je peux, car je suis moi-même un homme souffrant et pauvre. Je me tiens pour honoré, – acceptez cela simplement, comme je vous le donne, – je me tiens pour honoré et favorisé fort au-delà de mes mérites, d’avoir été choisi pour opérer quelque bien dans une âme telle que la vôtre. Il n’y a rien de plus haut qu’une âme. En ce sens, je suis votre serviteur avant d’être votre ami, et le don que vous me faites de votre affection est une aumône dont vous ignorez le prix. »

« 17 février 1895 – En veillant la petite malade [sa fille Véronique] essayé de lire O’Meara, adaptant au récit des persécutions odieuses dont Napoléon fut victime la parfaite angoisse de mon propre cœur.

Etonnante médiocrité intellectuelle de Napoléon. Ce grand homme est le père de tous les lieux communs du XIXe siècle, et plus ils sont abjects, plus leur extraction est sensible. »


« 16 mars – En chemin pour consulter, derechef, le décourageant avocat mentionné plus haut, je me sens tout à coup très-misérable, très-désarmé, absolument incapable d’intéresser à ma cause un personnage si important, et j’y renonce pour me confesser, formant le projet d’écrire. Mais, écrire quoi ? Cette confession ne doit-elle pas suffire, ne doit-elle pas être préférée à tout, et ne dois-je pas compter sur Dieu, exclusivement ? Mon propriétaire est un fantôme, mon avocat est un fantôme, je suis moi-même un fantôme, et Dieu ne voudra pas que les opprimés soient confondus.

Excellent effet de ma confession. Je respire Dieu, comme on respire le souffle du ciel par une porte ouverte. »


« 13 avril – Un pauvre diable de protestant me disait, il y a quelques jours, après combien d’autres, qu’on voyait en moi beaucoup de haine. Les paroles de cet homme, d’ailleurs bienveillant, me sont revenues, ce matin, je ne sais pourquoi. Oui, c’est vrai, je suis plein de haine depuis mon enfance, et nul n’a aimé les autres hommes plus naïvement que je n’ai fait. Mais j’ai abhorré les choses, les institutions, les lois du monde. J’ai haï le Monde infiniment, et les expériences de ma vie n’ont servi qu’à exaspérer cette passion. Qui donc, même parmi les chrétiens, pourrait comprendre cela ? »



Mon Journal 1896-1900



Le second volume du Journal, qui recouvre les années 1896-1900, paraît en 1904 sous le titre Mon Journal, pour faire suite au Mendiant ingrat. « Huit ans se sont écoulés et c’est toujours la même chose !

Dans l’intervalle, ce Mendiant a écrit, Dieu sait à quel prix ! une demi-douzaine de livres que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent pas mépriser… J’ai cru bien longtemps, ajoute l’auteur dans sa préface, qu’à force de souffrir je verrais venir un libérateur quelconque, un homme de Dieu ou un homme sans Dieu qui, me voyant seul contre tous, près de périr et m’estimant une force perdue, me donnerait simplement ce qu’il faut pour achever mon oeuvre en paix, comme les grandes gens d’autrefois fondaient des monastères ou construisaient des basiliques pour le salut de leur âme. »


A Henry de Groux, le 14 janvier 1897 : « … Au nom de ce même Dieu dont je parle sans cesse, ne vous emballez pas trop sur les Grecs. Il n’y a pas au monde un peuple moins intéressant, et tout le bruit qu’on fait autour d’eux n’est qu’une vile blague. Je refuse absolument de compatir à ces schismatiques, habitants d’une terre vouée, depuis trois mille ans, à tous les démons, et dont les ancêtres au moyen âge ont fait rater toutes les Croisades. Leur histoire n’est qu’une traînée de pourriture et de sang.

L’attitude actuelle de l’Europe est parfaitement infâme, sans doute ; mais ne remarquez-vous pas que tout ce potin grec est surtout en vue de faire oublier l’Arménie, dont l’épouvantable massacre n’a ému aucun de nos chevaleresques étudiants, qui parlent aujourd’hui de se faire tuer pour la Grèce et qui seraient fort embêtés si on les prenait au mot ?

Pourtant, savez-vous ce que c’est que l’Arménie ? C’est le pays le plus mystérieux du monde, le lieu choisi pour la Réconciliation. C’est là que le déluge prit fin et que recommença la multiplication humaine.

Depuis une dizaine de siècles, au moins, il n’y a jamais eu qu’une Question d’Orient, question à triple face et à triple tour. Extermination ou du moins expulsion des Musulmans, extermination des Grecs et conquête du Saint-Sépulcre. Tout le reste est imbécillité ou mensonge. »


A Henri Provins : « … Vous me dites que vous croyez à la solidarité, à la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables, au rachat par le sang. Assurément il est impossible d’être chrétien sans y croire, et j’ai écrit plusieurs livres pour ne dire que cela. Mais vous ajoutez qu’il y a de la témérité à prétendre que les Bourbons soient à jamais rejetés. Hélas ! je crains qu’il y ait une grande imprudence à prétendre qu’ils ne le soient pas.

[…] Au surplus, monsieur, je suis convaincu très profondément que les démocraties ne sont pas plus viables aujourd’hui que les monarchies et qu’au fond tout est rejeté, parce que nous touchons à une époque mystérieuse où Dieu veut agir tout seul comme il lui plaira. »


le 9 mai 1897 – « Pour exaspérer les imbéciles… Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! Enfin ! voilà donc un commencement de justice.

Ce mot de Bazar accolé à celui de Charité ! Le nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable !!! »


« 19 mai – Encore une enquête. On ne me rate jamais. Une revue veut savoir ce que je pense du cléricalisme :

« Cléricalisme » est un mot vague et lâche, une pourriture de mot que je rejette avec dégoût.

Si on veut entendre par là le Catholicisme romain, c’est à dire l’unique forme religieuse, voici ma réponse bien nette aux trois questions :

I. Je suis pour la Théocratie absolue, telle qu’elle est affirmée dans la Bulle Unam Sanctam de Boniface VIII.

II. Je pense que l’Eglise doit tenir en mains les Deux Glaives, le Spirituel et le Temporel, que tout lui appartient, les âmes et les corps, et qu’en dehors d’Elle il ne peut y avoir de salut ni pour les individus ni pour les sociétés.

III. Enfin j’estime qu’il est outrageant pour la raison humaine de mettre en question des principes aussi élémentaires. »


Sur La Femme pauvre, bons articles de Mirbeau dans Le Journal, de Séverine, de Rachilde.

Puis une lettre de Maeterlinck à qui Bloy avait envoyé son livre : « Monsieur, je viens de lire la Femme pauvre. C’est, je pense, la seule des œuvres de ces jours où il y ait des marques évidentes de génie, si, par génie, l’on entend certains éclairs « en profondeur » qui relient ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas et ce qu’on ne comprend pas encore à ce qu’on comprendra un jour. Au point de vue purement humain, on songe involontairement au Roi Lear, et on ne trouve pas d’autres points de repère dans les littératures. Croyez, Monsieur, à mon admiration très-profonde. »


« 23 juillet – Reçu des volumes d’Agénor de Gasparin ( !!!). Annexion de ce cadeau à la petite bibliothèque de mes latrines. Ils vont y prendre contact avec des Bourget, des Renan, des Zola et des Anatole France. »

Les Dix-sept mois en Danemark, à partir de janvier 1899, forment la seconde et plus importante partie de ce volume. Dans ce royaume protestant, Bloy et sa famille sont profondément isolés ; loin de Copenhague, il ne put voir que trois fois en dix-huit mois son ami le poète catholique Johannes Joergensen. Il est relié à la France par les trop rares lettres de ses amis et par la lecture du journal l’Aurore – « A cause de l’affaire Dreyfus qui met en ébullition toutes les fanges il m’a paru expédient de lire, chaque matin, le plus immonde journal de Paris », note-t-il le 24 janvier. – Il y trouvera en prime l’interminable roman de Zola, Fécondité, qui y paraît en feuilleton et dont la lecture journalière lui sera à la fois un abîme de dégoût et une source de remarques féroces qu’il se plut, l’année suivante, à réunir en volume. Je m’accuse, publié par la « Maison d’Art » en 1900, est peut-être le plus célèbre de ses pamphlets. Par l’épaisseur de son intelligence, la nullité ou l’approximation de ses observations et de ses raisonnements, l’indigence de son style, Zola y fait la figure d’un anti-Bloy indécrottable.

Nous citerons ici quelques pages de ce livre, d’une salubrité et d’une intelligence réjouissantes et terribles, illustration de la verve exaspérée de son auteur.


Je m’accuse


« 2 juillet – Voici ce que paraît avoir conçu notre auteur :

Une famille-type qui représente la Fécondité devient trop nombreuse pour être nourrie, le père n’ayant qu’un médiocre emploi. Celui-ci prend, alors, le parti de féconder la terre, en même temps qu’il continuera de féconder sa femme. Encouragé par le Crétin qui le comblera de tous les dons, qui puisera pour lui à pleines mains dans les trésors de la « science moderne » – dont il possède fort heureusement la clef – il va devenir nécessairement, et soudain, un défricheur de génie, un thaumaturge de l’agriculture, qui fera ruisseler « le lait et le miel » de l’abondance biblique, en plein désert.

Je me prépare donc à relire quelques pages ou quelques chapitres carottés au Médecin de campagne ou au Curé de village du grand Balzac, et accommodés à la Zola !! »


« 14 juillet – C’est bien ce que j’avais prévu. Nous voilà arrivés aux « morceaux choisis » du Médecin de campagne ou du Curé de village. Il est probable que le second surtout sera utilisé, puisqu’il s’agit de « féconder » un village.

Tout se passera, bien entendu, sans l’admirable prêtre de Balzac, sans sa pénitente sublime, sans la multitude secourue et convertie des indigents ou des bandits ; mais, au contraire, dans un déploiement et un crescendo de muflisme crétinal dont le poète magnanime de Séraphita n’eut jamais la plus vague idée.


« 12 août – Pauvre grand Balzac ! si noble et si démarqué par ce pénible voyou dont il n’aurait pas voulu pour frotter son appartement – non, décidément, je ne le vois pas, lisant de telles phrases, dont se pâme, sans aucun doute, la Scandinavie tout entière !


« 7 octobre – On m’apporte enfin le dernier feuilleton de « Fécondité ». Dieu soit loué dans tous les siècles des siècles !

Quelques citations :

« Le plus de vie possible, pour le plus de bonheur possible. Tel était l’acte de foi en la vie ». Un million, j’offre un million à qui m’expliquera ces mots.

« Il ne s’est pas fait dans l’Histoire un seul pas en avant, sans que ce soit le nombre qui ait poussé l’humanité en sa marche ».

Il n’y a jamais eu de grands hommes, de tuteurs de peuples – avant Emile. C’est bien entendu. On croit, à Médan, que César est un mot assyrien qui signifie multitude. C’est admirable comme les idées basses vont à cette caboche de rétameur littéraire accoutumé à gueuler son industrie dans les quartiers pauvres !

« Le travail obligatoire. Il n’est pas vrai qu’il soit imposé aux hommes en châtiment du péché… Il est, au contraire, l’âme même du monde ( ???). Que des enfants poussent, ils ne seront que des instruments de richesse ». Ainsi parlent en chuchotant, quand il leur reste un semblant d’âme, les marchands d’esclaves.

« Et c’est la vie encore qui aura vaincu, la renaissance de la vie, honorée, adorée ; de cette religion de la vie, écrasée sous le joug, l’exécrable cauchemar du catholicisme ».

Pourtant la vérité doit être dite.

Or, nous savons, par l’Evangile, que c’est Jésus qui est la Vie, et que c’est lui-même qui nous l’enseigna : Ego sum vita. Tout le christianisme est là pour les intelligences capables de l’Absolu.

Certes, ce serait outrager indiciblement les esprits agiles et incandescents des cieux, de supposer à Zola, le temps d’un éclair, une pareille intelligence. Mais, sans comprendre, il a pu lire ou entendre dire qu’on croyait cela parmi les chrétiens, il a pu voir là, avec ses gros yeux sans lumière, une sorte de formule pieuse qu’il y avait moyen d’utiliser, en la profanant, en la mettant à pourrir, comme une fleur désespérée, dans la boue épouvantable de ses entrailles. Il est bien connu, d’ailleurs, qu’un instinct venu d’En-Bas, avertit toujours, infailliblement, ces domestiques du Démon.

Alors apparaît une phraséologie, stupéfiante et, surtout incompréhensible, aussi longtemps que l’idée de sacrilège par l’abus de la Parole ne se présente pas à l’esprit. »


*


« 29 janvier 1899 – En attendant l’emménagement à Kolding, impossible sans notre mobilier, il faut plus d’une heure de chemin de fer pour avoir une messe. Et quelle misère ! Pas de chants latins. Rien que des cantiques en langue danoise. On oublie qu’on est dans une église catholique et la détresse de l’âme est affreuse. »


*


[Reprenant la lecture de Mon Journal, nous trouvons, en mars 1900, l’insertion d’une longue étude intitulée Johannes Joergensen et le Mouvement Catholique en Danemark ; en voici quelques lignes.]


« Ici, en France, l’Ecrivain de Dieu, s’il existe, ne peut pas être universellement détesté. Il parle, malgré tout, à un peuple fou de ses dons et de ses promesses, fou de sa vieille gloire éteinte, fou de son amour perdu, galvaudé, souillé, et qui versa, quinze siècles, son sang le plus écarlate pour Jésus-Christ. La France a beau être présentement idolâtre, renégate, prostituée à des imbéciles qui ressemblent à des démons, elle est toujours sur le point de pousser un immense cri de désespoir et de tomber comme une morte de peur, s’il se fait un peu de bruit dans son antichambre et si elle croit voir entrer le patient Epoux aux mains et aux pieds percés. Quelle que puisse être l’apparente exécration dont le rémunère la bâtardise, ledit Ecrivain est, tout de même, assuré de rencontrer, à une faible profondeur, un tressaillement quelconque çà et là, fût-ce du côté des empoisonneurs d’enfants,… fût-ce même du côté des catholiques.

Les francs-maçons, les protestants, les juifs, les catholiques ont bien pu enterrer le Catholicisme, – et sous quelle matière ! – mais ils n’ont pu le tuer tout à fait. L’indestructible générosité française ne le permet pas. « Dieu a besoin de la France », a dit de Maistre, qui n’était pas un Français. Il faudra bien, dans les ténèbres et les poussières du XXe siècle, qu’il y ait au moins une nation qui conserve, en quelques-unes de ses unités raisonnables, ce que l’Europe entière semble avoir perdu : le besoin vivant de la Lumière et de la Beauté.

En Danemark, rien de pareil… »


« 2 avril – Dans l’Aurore venue ce matin (de vendredi 31 mars), lu article d’Urbain Gohier qui « entreprend de refaire un peuple ». La lecture de ce républicain merdeux produit en moi quelque chose d’apocalyptique. Faut-il que la France soit châtiée, quasi maudite pour que de tels couillons surgissent ! »


« 27 juillet – Mon passé, tout mon douloureux passé ! Combien je voudrais pouvoir en effacer le souvenir ! Si on savait de quel Orient je suis tombé et par quelle catastrophe !… Epoque mystérieuse, peines qui parurent au-dessus des forces d’un homme.


[…] Il y a le cœur de Jésus. Fuyons par cette porte adorable. Le boulanger, le boucher, le charbonnier, le propriétaire ne nous y suivront pas. Tout s’arrangera, les fantômes s’évanouiront. Depuis dix ans, nous ne vivons pas autrement, ma femme et moi. Ne sommes-nous pas les bohèmes du Saint-Esprit, les vagabonds du Consolateur ? »


« 8 août – Au mathématicien :

« Vous espérez de moi des conseils, des indications de bonne lecture au point de vue religieux. C’est un peu difficile, puisque je ne sais rien de votre culture intellectuelle. Votre désir d’une Bible en français me donne à penser que vous ignorez le latin, comme de Groux.

C’est un malheur. Le latin est la langue de Dieu, la langue du commandement et de la prière. C’est avec le fumier de Virgile, d’Horace, d’Ovide et de Cicéron que l’Eglise obtint la fleur merveilleuse, aujourd’hui flétrie, qui s’est nommée la Raison chrétienne. Il est indiscutable que les peuples, aussi bien que les particuliers, valent à proportion de leur culture latine. Cependant, il y a eu des Saints, des Grands de l’Amour qui n’eurent besoin d’aucun engrais. Vous êtes peut-être de ceux-là… »

« 15 août – Cette journée si grande autrefois, si glorieuse encore dans le monde catholique, où l’Eglise, à peu près comme au dimanche de Pâques, n’a pas assez de chants joyeux et de luminaires pour honorer l’Assomption de Marie ; cette journée que je vois, que j’entends encore dans le lointain de mon enfance ; qui commençait par des salves d’artillerie auxquelles succédait immédiatement le carillon sublime de notre vieille cathédrale ; qui me semblait toute remplie de fleurs, de parfums, de cris d’allégresse et qui finissait dans les illuminations et les explosions du feu d’artifice ; qu’est-elle ici, cette journée magnifique de ma pauvre enfance ? Absolument rien. Celebratio translata, dit tranquillement l’Ordo. Douloureuse impression d’exil. »


D’une lettre à Henry de Groux, 28 décembre 1899 : « …Les plus célèbres chants de la Divine Comédie mis en regard des visions les moins connues d’Anne-Catherine Emmerich ou de Marie d’Agreda ou de cinquante autres font pitié. Toutes les fois que Dante est proposé à ma ferveur, je crois entendre le plus homicide de tous les démons, le démon de la Sottise moderne, chuchoter que ce Florentin avec ses laques d’un Japon très-vieux remplace, en somme, très-avantageusement pour les âmes contemporaines, la colossale splendeur de cette Troupe inspirée qui chanta mille ans la Gloire de Dieu dans des églises « au cintre surbaissé ». Pour tout dire, la Divine Comédie est un cadeau anticipé du protestantisme. 

[…] Pour vous venger de mes lieux communs, vous avez feint de vous emballer sur les violences de Dante contre Boniface VIII et les Rois de France. O liseur de l’Aurore, de la Libre Parole et d’autres feuilles de commodités, ne voyez-vous donc pas ici le pauvre journaliste gibelin dont toute la finesse consiste à fourrer ses ennemis ou, pour mieux dire, les ennemis de ses patrons, en enfer ? Misère aggravée par un tas de pions qui se sont donné un mal de tous les diables – c’est le cas de le dire – pour le disculper ?

Or voici. Boniface VIII est précisément le plus haut des Papes. Il n’est pas devenu un Saint, je le reconnais ou plutôt je reconnais que l’Eglise ne l’a pas mis au nombre des saints, mais il est l’auteur de la Bulle Unam Sanctam - la plus grandiose parole qui ait été écrite depuis Saint Jean - où il est affirmé que le Pape est le Chef, le Maître spirituel et temporel de toute la terre, acte le plus grand et le plus digne de la Papauté qui ait été accompli depuis Saint Pierre. Quant à la France, c’est le royaume de Marie. Regnum Galliae, regnum Mariae, le royaume de France ayant été donné à la Mère de Dieu par quelqu’un qui en avait le pouvoir et donné pour l’éternité. Par conséquent il n’y a lieu à aucun mépris, à aucun dédain, même du haut des pics de la Crotte, fût-ce dans les plus beaux vers du monde et Dante, ici comme pour Boniface est un sot, j’ai le chagrin de le dire. Donc vive Feller, vive Crampon et à bas la vieille soûlarde ! »


Léon Bloy et sa famille quittèrent le Danemark en juin 1899 et, de retour en France, s’installèrent à Lagny (Seine-et-Marne), à 28 kilomètres de Paris, sur la ligne de Meaux. Ils y passeront quatre ans. Ce sont les :



Quatre ans de Captivité à Cochons-sur-Marne

(1900-1904)


Dans cette « agglomération sans magnificence », les Bloy connurent quatre logis successifs [voir Pierre Arrou : Les Logis de Léon Bloy avec huit croquis de l’auteur (Crès, 1931)].


« 14 juillet 1900 – A la distance de quelques années, certains faits qu’on avait crus importants perdent tout pouvoir sur l’âme, n’éveillent plus une vibration dans la mémoire. Je m’en suis aperçu quand je faisais les deux volumes qui ont précédé celui-là. Ecrire chaque jour ce qu’on observe dans le visible ou dans l’invisible, quelle misère et combien peu à recueillir parmi tant de pages ! »


« 28 février 1901 – Ma femme et mes enfants sont à Paris. Je suis seul et j’attends une traite que je ne peux payer. Angoisse énorme. Le Tourmenteur des Ames inflige à la mienne l’illusion d’un indicible danger. Jamais je ne me suis senti plus misérable. La pluie bat les vitres et le moindre bruit me met en déroute. Seul un pauvre chat jaune qui dort à mes pieds, devant un feu de désespéré, me console… »


« 26 mars – Journée morne, silencieuse, désolée. Voici que recommence l’hiver, et le vent du nord et la pluie. Relu l’admirable sermon de Bossuet sur les riches qui « meurent en beauté » intitulé De l’impénitence finale. C’est donc vrai qu’à la distance de deux siècles seulement, il y avait encore assez de christianisme pour qu’on pût parler ainsi aux fils de Caïn : Quia non pavisti, occidisti… Cette lecture me met furieusement loin du curé de Ceux-d’En-Haut et de la multitude sacrilège des ecclésiastiques, rinceurs agenouillés des vases de la bourgeoisie, qui forment, aujourd’hui, la majeure partie du Sacerdoce de Jésus-Christ. »


L

e 31 mars Léon Bloy reçoit la première lettre de René Martineau. « Serait-ce l’inconnu que j’appelais avant-hier ? Cette pensée me traverse… » Martineau publiera, en cette même année 1901 Un Vivant et deux Morts, les deux morts étant Ernest Hello et Villiers de L’Isle-Adam et le vivant, bien entendu, Bloy sur qui il publiera, par la suite, plusieurs autres études.


« 28 avril – Délicieuse et réconfortante lecture du Voyage en Tartarie et au Thibet de M. Huc. J’imagine qu’il n’y a pas de peine morale qui tienne en présence de ce livre extraordinaire. »


Au mois d’août, invités par René Martineau, les Bloy passent quinze jours au Pouliguen. « Nos hôtes, note-t-il le 12, s’épuisent en témoignages d’affection. »


« 22 août – Excursion à Guérande. Pour la première fois, je vois une ville entièrement fortifiée, comme au XVe siècle. Le célèbre roman de Balzac s’ouvre tout grand dans ma mémoire, en contemplant cet adorable vestige, « ce magnifique joyau de la féodalité ». Je revois les du Guénic, Melle des Touches et Claude Vignon ; je revois surtout la détestable Béatrix, et j’ai, une fois de plus, cette sensation grandiose du Néant de tout le Visible qui se dégage continuellement de l’immense Comédie Humaine. »


« 20 octobre – Lu, plusieurs heures, le Pape de Joseph de Maistre. L’auteur me passionna au temps de mon adolescence. Aujourd’hui, j’en jouis mieux, en le délimitant. Génie incontestable, mais borné. Génie exclusivement traditionnel. On croirait que sa « Providence » est un mécanisme. Il ne comprend pas qu’en 1789, Dieu avait changé la face du monde. »


« 7 mars 1902 – Lu un horrible roman prêté par Randon (1) et que j’ai voulu connaître parce qu’il passe pour un chef-d’œuvre : Bubu de Montparnasse, auteur, Charles-Louis Philippe. Talent tout à fait supérieur, jusqu’à donner la sensation du génie, mais quelle ignorance de Dieu et quelle sentimentalité monstrueuse pour le remplacer. La lecture de ce livre m’a pénétré d’horreur. »


« 4 juin – On croit à la réalité de trop de choses. Ce journal en est pour moi une preuve. Je consigne ici les moindres faits avec un soin méticuleux. Lorsqu’un peu de temps s’est écoulé, je m’étonne d’avoir donné tant d’importance à ce qui en avait si peu. Les événements ou incidents qui avaient agi sur mon âme s’aplatissent, s’effacent à une certaine distance, ont l’air de rentrer dans le néant d’où ils ne sont probablement jamais sortis. Il ne reste que ce qu’on a fait ou souffert pour Dieu. »


« 8 juin – Le Journal publie les portraits des nouveaux ministres : Combes, André, Pelletan, Trouillot… Je ne pense pas que la vilenie démocratique, renégate et franc-maçonnique de ces faces de larbins, de crétins ou de malfaiteurs puisse être dépassée. Tels sont nos maîtres. A la grand-messe de ce dimanche, entendant l’orgue, il me semblait, comme toujours, entendre rouler les canons de la Bataille infinie, préfigurée par toutes les batailles de Napoléon et qui doit précéder le Consolateur. Que deviendront alors ces misérables ? »


« 10 juillet – Depuis plus de vingt ans, je compte les jours, en nombre inconnu, qui me séparent du grand jour où une puissance que j’ignore me sera donnée. Dans ma veille ou dans mon sommeil, j’entends l’appel des lieux profonds. »


« 14 juillet – Fête soi-disant nationale, anniversaire de la victoire de deux cent mille hommes contre quatre escouades, victoire suivie de l’égorgement des prisonniers sur parole. Solennité de cannibales maintenant défunte. Quel souvenir pour moi que celui du premier 14 juillet en 1880 ! Fête nationale avec octave ! Pendant huit jours, le peuple ne dessoûla pas. Ce matin, j’avais l’âme meurtrie en songeant aux formidables souffrances qu’il m’a fallu traverser depuis ces vingt-ans, sans parler des autres douleurs qui avaient précédé cette époque centrale de ma vie autour de laquelle j’ai déroulé ma Femme pauvre, miroir de tant d’agonies… J’avais trente-quatre ans alors et j’étais immergé dans la splendeur surnaturelle. Ma vie littéraire, est-il besoin de le dire ? n’avait pas même commencé. Est-elle finie aujourd’hui ou combien d’années me reste-t-il à souffrir encore ? »


« 3 septembre – Lecture du merveilleux poème de ce triple bourgeois de Thiers, dont la sagesse borgne et piedbote ne parvient à détruire la magnificence de Napoléon. »


« 6 septembre – L’histoire de Napoléon m’enivre. Par elle, notre situation affreuse est rendue tolérable.

[…] Je n’ai pas tardé à savoir que rien n’est simple avec les curés. On faisait le chemin de croix. Quel chemin de croix ! Ces méditations d’une sentimentalité de séminaire où Marie est nommée « pauvre mère » sont haïssables au-delà de toute expression. Puis, quelle rage ils ont, tous ces prêtres, de dire toujours en français des prières, telles que le Pater, l’Ave, les Litanies, etc. Que pourraient faire de plus des protestants. »


« 28 octobre – Lu la vieille brochure de Michelet : Pologne et Russie, publiée en 1852. Malgré son insupportable sentimentalité jacobine, cet opuscule m’intéresse à cause de la Russie. J’ai la certitude profonde que rien de bon ne peut venir pour la France de ce monstrueux et féroce empire. Mais à qui faire entendre cela ? Le délire de l’alliance franco-russe, laquelle finira par une horrible déception, est, à mes yeux, un prestige diabolique de l’espèce la plus dangereuse. »

« 18 décembre – J’ai eu beaucoup d’amis qui ont passé dans ma vie comme on passe dans une rue obscure et dangereuse et qui se sont éloignés pour ne jamais revenir. »


« 11 janvier 1903 – Thiers. Continué la lecture douloureuse de 1812. Ce qui atténue la peine, c’est de penser que Napoléon a été, sinon le père, du moins l’oncle à héritage du Bourgeois contemporain et qu’il faut voir en lui, décidément, un imbécile du plus foudroyant génie. »


« 12 janvier – Moscou, la Bérézina. Tout devient insensé, désespérant. »


[du 14 au 19 janvier, lecture de La Cathédrale de Huysmans.]


« 19 janvier – Achevé, avec un grand soupir ! 488 pages sans rencontrer une idée, c’est atterrant… Il faut être, comme moi, un galérien de la critique pour avaler ça. »


« 28 janvier – La lecture de Huysmans m’a tant déprimé que je reprends Thiers… »


« 29 – Bautzen. L’amertume de cette histoire est en harmonie avec ma tristesses excessive. Prière du soir à l’église, dite en français par un vicaire qui parle du nez. Ce parti pris, dans toutes les paroisses, de dire obstinément en français des prières que tout le monde sait en latin, me paraît simplement diabolique. »



*

L’Invendable

1904-1907


« 21 avril 1904 – Annexion définitive de deux peintres, Georges Rouault et Georges Desvallières, extraordinaires tous deux. Le premier s’empoisonne, le second se suralimente. »


« 2 mai – La guerre russo-japonaise est le plus grand, le seul intérêt de l’heure actuelle. Ma sympathie n’est pas pour les Russes. Religieusement, je préfère les idolâtres aux schismatiques et je ne m’étonne ni ne m’afflige de la déconfiture de ces derniers. »


« 8 mai – Bruits de Montmartre. Une vieille marchande de poisson se promène dans les rues, en bêlant comme une brebis qu’on égorge. »


« 15 juin – La Recherche de l’Absolu. – C’est le titre d’un roman de Balzac, très-beau et très-angoissant.

Il s’en faut cependant qu’il ait tout dit, car ce grand écrivain ne paraît pas avoir bien compris lui-même ce que c’est que l’Absolu. »


« 20 août 1904 – Vu pour la première fois le statuaire Frédéric Brou, amené par Rictus et qui veut faire mon buste. Rendez-vous pour une première séance. Il y a des inconnus vers qui l’âme s’élance d’un seul coup. C’est ce qu’on nomme – faiblement – la sympathie. »


« 4 septembre – Relu Norvins, à cause des illustrations de Raffet. Ce livre plus que médiocre dont fut enivrée mon enfance, renouvelle toujours pour moi les sensations d’un beau poème lu pour la première fois. I813 n’est-il pas le moment le plus angoissant de l’histoire de Napoléon ? Pieds gelés en Russie, bras coupés en Espagne, l’empire du monde lui échappait et le lion blessé voyait venir sur lui la vermine de toute l’Europe. »


« 2 octobre – A Georges Rouault :

Cher ami, vous m’avez écrit une lettre belle et douloureuse. Je voudrais que Dieu me donnât pour vous des paroles de réconfort. Dans mon impuissance et ma peine qui sont très-grandes, je veux d’abord essayer de répondre à votre question : « Que devenez-vous ? » Il me serait plus facile de vous dire ce que je ne deviens pas. Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique, la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. « Il me reste d’avoir pleuré », a dit Musset. Je n’ai pas d’autre trésor. Mais j’ai tant pleuré que je suis riche en cette matière. Quand on meurt, c’est cela qu’on emporte : les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre, capital de béatitude ou d’épouvante. C’est sur ces larmes qu’on sera jugé, car l’Esprit de Dieu est toujours « porté sur les Eaux ». Un statuaire de grand talent achève en ce moment mon buste. – N’oubliez pas le sillon, lui ai-je dit, la gouttière que voici, sous chacun de mes deux yeux. »


« 5 novembre – Un sermon sur la mort conviendrait assez comme discours d’ouverture du Salon d’Automne que je visite avec douleur. J’ai le chagrin de ne rien comprendre aux ébauches de mon ami Rouault qui avait probablement l’avenir du plus grand peintre moderne, mais qu’un vertige inconcevable tire en bas. Le malheureux part de Rembrandt pour se précipiter dans les ténèbres. »


« 6 novembre – Plus je vieillis, plus j’ai d’avenir. »

«  23 mars 1905 – Visité avec Rouault le Salon des Indépendants. Fatigue et ennui. Ces expositions attestent, une fois de plus, l’affaiblissement de la Raison, la maladie dont on meurt. Peinture épouvantable. Rouault et Desvallières, gens d’un talent très-certain, ont envoyé des esquisses, offertes au public comme œuvres finies. Pourquoi cette imposture qui les accable ? J’ai beaucoup demandé ça à Rouault qui n’a pas eu grand’chose à me répondre. »


« 3 avril – Dédicace d’un exemplaire sur Japon de Belluaires : « A René Martineau, un des rares qui ont commencé pour moi la postérité. »


« 26 avril – Dédicace de Belluaires et Porchers dont l’impression s’achève : « Ce livre est offert à l’un des rares survivants du Christianisme, à Joseph Florian, propagateur de Léon Bloy en Moravie. » 

« 27 – Marc Stéphane, l’ami d’il y a dix ans, m’a envoyé un livre, La Cité des Fous, souvenir de son séjour à Sainte-Anne. Je m’attendais à un livre complètement détraqué. C’est, au contraire, un livre très-raisonnable, infiniment plus curieux que le roman de Nau, couronné par l’Académie Goncourt, lequel se passe aussi chez les fous. »


« 1er mai – Visité, pour la première fois, le musée Gustave Moreau. Ma stupéfaction de voir la quantité prodigieuse des œuvres de ce maître qui fut un travailleur colossal. Presque toutes les toiles peintes, car le nombre des dessins est infini, sont à l’état d’ébauches plus ou moins avancées. Quelques-une telles que le Retour d’Ulysse ou le Triomphe d’Alexandre me hanteront. Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu un artiste d’une imagination aussi somptueuse. C’est un fou furieux de magnificence.

Pourquoi faut-il que la mythologie, les temps héroïques l’aient confisqué à peu près complètement. Si j’avais à écrire sur Gustave Moreau, je m’étonnerais de ne pas trouver un seul tableau de lui inspiré par l’histoire de Byzance. Le grandiose chrétien semble lui avoir été étranger. A peine deux ou trois projets de calvaires, hélas !

Mais j’aurais gagné ma journée, n’eussé-vu que le tableau de Rouault, provisoirement déposé là : Le Christ enfant au milieu des Docteurs. Un Dieu de douze ans et trois hypocrites qui en ont ensemble cent quatre-vingts. Jésus leur dit la Vérité qui est lui-même et, à mesure qu’il parle, on croit voir sortir, de chacun de ces hommes crucifiants, la bête horrible qui le possède et qui doit, un jour, le dévorer. Je ne savais pas que Rouault avait un talent immense. Je le sais maintenant et je le lui ai dit avec enthousiasme. »


« 9 mai – Démarches affreuses et inutiles. comme aux pires jours de mon pèlerinage. On souffre juste autant qu’on peut souffrir. La haute terrasse de la Douleur est garnie d’un parapet barbare, élevé comme une muraille byzantine que même les désespérés ne peuvent franchir pour s’évader dans le précipice. »


« 21 juin – Vu, pour la première fois, Ricardo Viñes. C’est un des heureux moments de notre vie. Cet Espagnol n’est pas seulement un virtuose éblouissant, c’est une âme, une intelligence. Il m’a fait l’honneur de me lire intégralement, passionnément, et c’était son rêve de me voir. Rêve d’un rêve. Dieu m’accable donc de l’honneur de mettre çà et là, en quelques-unes de mes pages, un pressentiment quelconque de la Béatitude. Mon art d’écrivain serait un cytise à moitié chemin du fond d’un gouffre. »


Au mois de septembre 1905, par l’intermédiaire de René Martineau, le Frère Dacien et Léon Bloy entrent en contact l’un avec l’autre. Se virent-ils jamais ? En tout cas, ils entretinrent une fidèle correspondance jusqu’à la mort de l’écrivain. Ce frère de la Doctrine chrétienne, qui, pendant quarante ans apprit à lire et à écrire aux enfants de neuvième, lecteur d’Hello, qu’il lâcha pour Bloy dès qu’il connut ses livres, « avait copié de sa main et en entier son livre favori : Le Salut par les Juifs », indique Jeanne Léon Bloy dans la courte préface qu’elle donna à la publication des lettres à l’abbé Cornuau et au Frère Dacien (1), notant à juste titre que cet ensemble de lettres « constitue un important témoignage venant du monde ecclésiastique dans lequel Léon Bloy comptait tant d’ennemis et ce qu’on ignore généralement tant d’amis. »


Voici quelques extraits de ces lettres au frère Dacien (Editions du Divan, 1926).


« 14 février 1911 – … Nous allons quitter la Butte dans deux mois. On démolit tout. L’un des derniers coins aimables du vieux Paris va disparaître pour faire place au démon. Alors, c’est bien. Nous irons dans la banlieue. Nous quitterons cet air désormais empoisonné, cette ville condamnée qui va périr.

Dieu nous veut hors de Sodome. Que sa volonté soit faite et son adorable Nom béni !… »


« Dimanche des Rameaux, 1911 – … Un jeune poète hollandais, marié à une aimable femme et père d’un charmant petit garçon, est venu me trouver et m’a dit simplement : « Je ne suis pas chrétien et je voudrais le devenir. Vos livres m’ont déterminé. Montrez-moi le chemin, conduisez-moi à un bon prêtre qui m’instruise. » J’ai pu le contenter immédiatement et, le 24 février, a eu lieu le baptême du père et du fils. Etant le parrain et mes deux filleuls se nommant Pierre, j’ai imposé au père le nom de Pierre-Matthias en l’honneur du grand saint du jour, l’apôtre du Saint-Esprit, et au fils le nom de Pierre-Léon. Ma femme était marraine du premier et Madeleine marraine du second. Ce n’est pas tout. La mère ayant été élevée dans le catholicisme n’avait pas à être baptisée. Mais il fallait régulariser la situation et le sacrement du mariage a suivi aussitôt le sacrement de baptême. Vous pensez, mon cher frère, si nos cœurs débordaient. Puis, quelle bénédiction sur moi, sur mes travaux d’écrivain ! Beaucoup de prêtres, quelques évêques même peuvent blâmer ou mépriser mes livres. Il paraît que l’Esprit-Saint ne les méprise ni ne les blâme.

Les Van der Meer, telle est le nom de ma nouvelle famille spirituelle, ont renouvelé pour moi la toute belle et divine aventure des Maritain… »


« 26 décembre 1914 – … Le temps est devenu horriblement noir, mon cher frère. Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur ! Ce qui se voit partout, et de plus en plus, c’est, du côté des chrétiens, l’athéisme pratique, chez la plupart d’entre eux. Vous en avez noté le symptôme le plus apparent : les prêtres-soldats et fiers de l’être, c’est-à-dire la Loi divine subalternisée, tenue pour accessoire par les ministres eux-mêmes, n’intéressant pas le Salut public et par conséquent négligeable. Du côté des non chrétiens, c’est la divinisation de la République seule capable de sauver la France. Quand le danger allemand aura été définitivement écarté, ce qui est probable, Notre-Seigneur offensé et sa Mère en larmes ne voulant tout de même pas abandonner aux cochons leur beau royaume ; oui, dans ce cas de la victoire définitive des alliés, qu’arrivera-t-il ? C’est bien simple. Dieu n’existera plus du tout, puisqu’il aura été démontré qu’on peut facilement se passer de lui. Ah ! le don de prophétie n’est pas nécessaire pour le discernement de ce très prochain avenir ! Le gouvernement et l’administration à tous les étages sont dans les mains de la franc-maçonnerie. On gémit plus ou moins hypocritement sur la destruction de la Belgique, destruction, on le présume, qui sera tout à fait complète et on s’en étonne, oubliant ou ne voulant pas savoir que la Belgique, depuis longtemps, était la métropole du pharisaïsme catholique. On a pour alliés la protestante Angleterre et la schismatique Russie. L’Italie renégate qui compte par centaines et peut-être par milliers, des autels à Satan ne tardera guère à se joindre à nous, quand elle verra que nous sommes décidément les plus forts. Après la victoire, il faudra donc faire quelque chose pour ces bons amis. Et que pourrait-on leur offrir de plus agréable que la destruction effective de ce qui peut rester du christianisme ?… »


« Vendredi de Pâques, 1915 – … Les hommes, depuis huit mois, sont tombés par milliers. Le massacre des âmes aura son tour. « La jeune génération catholique, nous l’enterrerons dans les tranchées », a dit Viviani. C’est comme cela que les francs-maçons entendent ce que les catholiques eux-mêmes nomment si bêtement l’Union Sacrée. Pour ces amis du démon l’unique intérêt c’est la destruction du christianisme, à n’importe quel prix. »


*


« 24 octobre 1905 – Commencé un travail sur Byzance. Grande difficulté, incertitude complète. Etat d’esprit analogue à celui dans lequel j’entrepris, en 93, La Langue de Dieu. J’ai fait mes plus beaux voyages sur des routes mal éclairées. »


« 27 novembre – Marc Sangnier, dit l’évangéliste Marc par les petits jeunes gens du Sillon !!! Chaque dimanche, on beugle son journal, l’Eveil démocratique à la porte du Sacré-Cœur. Ah ! que j’aimerais mieux le sommeil et le silence ! j’ai lu cette feuille. C’est au-dessous même de la Croix et du père Bailly. »


« 6 janvier 1906 – Lu, d’abord par curiosité, bientôt avec le plus vif intérêt, un fascicule des Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy (3e cahier de la 4e série). Il s’agit de la misère. Je ne puis m’empêcher d’écrire à l’auteur… »


C’est en ce mois de janvier que Pierre Termier apparaît dans la vie de Bloy.


« 26 février – Achevé un roman de Wells, Quand le Dormeur s’éveillera. C’est l’artifice connu du roman songé. Mais, en raison de la grande valeur intellectuelle de l’auteur, il y a quelque chose de plus qu’un jeu d’imagination. Il y a le pressentiment, si profondément humain, exprimé ou non, mais universel, d’un Personnage se réveillant d’un long sommeil, c’est à dire obtenant enfin son mandat et se trouvant ainsi, tout à coup, maître du monde. Combien de fois y ai-je pensé ! »


« 5 avril – Le miracle est accompli. Jacques et Raïssa demandent le baptême ! Grande fête dans nos cœurs. Une fois de plus, mes livres, occasion de ce miracle, sont approuvés, non par un évêque, ni par un docteur, mais par l’Esprit-Saint. »


« 17 avril – En vue d’une brochure à écrire sur le monument à la mémoire de Villiers de l’Isle-Adam, entrepris par Brou, relu Axël, dont l’hégélianisme constant me dégoûte et m’idiotifie. »


« 20 avril – … Autre bonne nouvelle, autre mort subite. Curie, l’inventeur diabolique du radium, a eu, hier aussi, la tête écrasée par un camion. Sa cervelle précieuse a pris contact avec une moindre ordure. »


24 – « Josef Florian m’envoie copie d’une lettre de l’évêque de Brünn au clergé de son diocèse pour les élections. Tous les lieux communs stupides et sophistiqués sur le devoir de voter.

Je n’ai qu’une chose à dire, toujours la même :

– On espère le salut par le Suffrage universel, parce qu’ayant perdu la foi, on croit qu’un mauvais arbre peut donner de bons fruits. Or le suffrage universel est un arbre de mort et de désespoir. Le mauvais apôtre s’y est pendu. Le suffrage universel n’est pas un mal accidentel, c’est un mal absolu.

Le vote familial, proposé dernièrement, paraît une idée juste, puisqu’elle reconstruirait la famille. Mais il faudrait, auparavant, abolir le divorce. Tout est impossible aujourd’hui. Dieu semble avoir abandonné cette société misérable. »


« 14 juillet – La Cour de Cassation a réhabilité Dreyfus, promu aussitôt chef d’escadron et qu’on fera sans doute général très-promptement. Il va être décoré de la Légion d’honneur ! Occasion de gifles et d’engueulements. Je ne veux pas d’autre preuve de la culpabilité de cet homme que l’acceptation de telles faveurs, calculées manifestement pour outrager l’âme française. »


« 25 août – Avant le départ [de la Salette], monté, une dernière fois, au petit cimetière où gisent les reliquiae lamentables de mon cher abbé Tardif de Moidrey qui me conduisit à la Salette en 1879 pour y mourir trois semaines plus tard, en me laissant orphelin.

Les derniers jours de ce prêtre de Marie furent amers, combien amers ! Personne, excepté moi, ne l’a su. Le chagrin de ne pas voir triompher la Salette et le spectacle incessant de la médiocrité sacerdotale rongeaient son cœur et causèrent en partie sa mort.

Combien, pourtant, il était loin de savoir toute la vérité, si cachée alors et si mal connue depuis. Les plus énormes iniquités, d’ailleurs, n’avaient pas encore été commises ou l’avaient été trop récemment et avec trop d’artifices pour qu’il en eut le soupçon. Il lui suffisait de voir la Salette méconnue et les missionnaires infiniment au-dessous de leur tâche…

Adieu donc à ce cher petit cimetière, à cette basilique douloureuse, à ce chemin de croix


serpentin qui trace et délimite exactement la Procession de Notre-Dame des Menaces…

Incertain de revoir jamais tout cela, je tâche d’en fixer en moi les images.

Voici l’aurore. Le sévère Obiou et les monts chauves qu’il garde se teintent de rose. Une opale infinie emplit l’espace. Enchantement de quelques minutes, après quoi le terrible soleil criblera tout de ses feux. Je m’arrête encore tout près de la tombe de celui que j’ai aimé et je pense à l’avenir effrayant – inimaginablement, indiciblement effrayant – qui a déjà commencé.


« 1er octobre – Admission de Véronique à la Schola cantorum. Bienveillance exquise de Vincent d’Indy. »


« 28 novembre – Mes jours passent devant moi comme des étrangers que je ne distingue ordinairement que lorsqu’ils m’affligent ou me consolent et que j’ai tant de peine à me rappeler le lendemain, quand je dois écrire ce journal. »


« 30 novembre – Il serait question de transformer Notre-Dame en une gare centrale du Métropolitain, lequel deviendrait alors infiniment dangereux. »


« 3 mars 1907 – Impôt sur le revenu. Disposition du projet de loi concernant les gens de ma sorte, exerçant des professions dites libérales. Je serais forcé, chaque janvier, de déclarer mes recettes de l’année, avec pièces justificatives… On parle aussi de la variole noire dont on est menacé. Tout le monde serait vacciné de force. Tourment de ne pouvoir fuir un pays si bête !


« 16 avril – Le Mercure de France m’apporte une première série de réponses à une enquête ainsi présentée : « Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ? » Réponse de Francis Jammes : « Nous assistons à la dissolution de tout ce qui n’est pas le catholicisme. »


« 21 avril – Je pense qu’il n’y a jamais eu d’époque aussi dénuée d’intérêt. Uniformité désespérante de la platitude et de l’ordure, attestée par les sécrétions du journalisme. »


« 22 – Temps perdu, journée perdue. Est-ce donc là tout ce que je suis capable d’écrire de ces heures qui n’ont pas dû être moins remplies que les heures de la plus grande bataille de l’histoire, si j’avais des yeux pour voir et un cœur pour palpiter ? »


« 29 avril – Apparition extraordinaire d’un autre ingénieur, ami de Termier et passionné pour mes livres. J’aurai sans doute l’occasion de reparler de cet ami des pauvres et des abandonnés. Il se nomme Philippe Raoux… »


« 21 mai – A Philippe Raoux :


… Je vous aime, Philippe, parce que je vois que Dieu vous aime. Nous avons senti cela, le 1er mai, quand vous étiez chez nous et nous l’avons senti depuis. Rien ne m’honore autant que l’acquisition des belles âmes qui se donnent à moi depuis quelque temps. Il y a Termier, d’autres que connaît Termier, enfin vous et votre ami René L… C’est merveilleux, c’est quelque chose comme la sensation ineffable, notée par Edgar Poe, d’apprendre qu’on fait partie de la Voie lactée, car les âmes sont infiniment plus que les constellations et les nébuleuses. Or, voilà des âmes venues à moi, venant vers moi de plus en plus, comme si j’étais leur attraction. Quelle gloire pour mes livres à ce point bénis et qui ont un tel pouvoir ! »

Le Vieux de la Montagne

1907-1910



Ce sixième volume paraît en 1911, avec une préface de son ami André Dupont, et une dédicace à un autre de ses amis intimes, Henri Barbot, imprimeur.


« 23 novenbre 1907 – Henri Barbot, un des meilleurs hommes que Jésus ait rachetés, rédige, en punition de ses fautes, un petit journal de province et dispose d’une imprimerie très pauvre. Je lui offre d’être l’imprimeur de Celle qui pleure.


« 24 novembre 1907 – Léon Bloy, qu’espères-tu ? J’espère ce qu’il est raisonnable d’espérer, à savoir que Dieu ressuscitera la France qui est le royaume de sa Mère et dont il a besoin, mais après une mort affreuse qu’elle ne peut plus éviter. »


Cette note n’est pas sans rappeler la conclusion d’un texte peu connu de Balzac, écrit en 1831, et qui évoque une longue rêverie dans la chapelle d’une cathédrale : « Croire ! me dis-je, c’est vivre ! Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Eglise ! »


«

 27 novembre – Barbot accepte. Sens de sa réponse : la chose que vous me demandez est absolument impossible, mais elle se fera. C’est une âme extraordinaire, genre Florian (Voir L’Invendable, page 282). »


« 9 avril 1908 – A la Schola Cantorum. Répétition générale de la messe en Si de Sébastien Bach. Je refuse d’aller plus loin que le Credo. Je ne comprendrai jamais la convenance du

contrepoint à l’église et le vacarme d’une multitude de musiciens pour un acte de foi. Je veux bien que le célèbre Bach ait eu autant de talent qu’on en peut avoir, mais du génie, assurément non. A l’Incarnatus est, à l’ex Maria Virgine… j’attendais l’agenouillement universel, le gouffre de silence, du fond duquel se serait fait entendre une voix presque imperceptible, infiniment humble. Au lieu de cela, tempête de violon, et de je ne sais combien d’autres instruments furieux. Alors, moi, j’ai exécuté une fugue brillante et rapide. »

Léon Bloy dessiné par sa femme

« 17 avril – Lecture de Thiers. Je ne sais que penser de cette passion, car c’en est une. Ce qui tient au premier Empire a le pouvoir de m’enivrer, de dissiper toutes mes peines, comme si, non pas Thiers ou n’importe quel autre, mais Napoléon lui-même était un texte divin. »


« 4 juillet 1908 – En ce moment, je lis Passé et Présent de Carlyle, et je jouis beaucoup de ce monstre que je ne connaissais que par sa Révolution française, livre en débâcle et tout puissant que j’ai trop imité à mon début, il y a trente ans. Quelles misères, les convulsions de ce titan contre la lumière ! »


Exécution des Bourbons : « 9 juillet - Versailles-Trianon. Mélancolie extrême de ces pauvres souvenirs de Marie-Antoinette. Versailles, d’ailleurs, est le tombeau de la monarchie française renégate, morte vilainement au milieu d’images mythologiques. »


« 19 septembre – Continué Michelet qui n’éclaire pas plus les Carlovingiens qu’il n’a éclairé les Mérovingiens. Cet historien dégage la tristesse répulsive des renégats. Il n’a de force et de précision que pour outrager l’Eglise. Son Tableau de la France offre seul quelque intérêt, malgré l’incertitude ou l’inexactitude voulue de l’érudition. Absence continuelle et vraiment diabolique de Dieu. Méconnaissance formelle de la Sainteté. Par conséquent, inintelligence radicale de la Vocation de la France. »


« 30 octobre – Je relis, chaque année, un roman de Walter Scott, pour y retrouver, ne fût-ce qu’un moment, les premières impressions de ma vie intellectuelle, il y a plus de quarante ans. Cette fois c’est le Monastère que j’achève avec dégoût comme il convient d’achever les romans de cet Ecossais qui finissent tous par d’excellents mariages et la satisfaction du lecteur sentimental, à l’exception, unique, je crois, de Lucie de Lammermoor. »


« 9 novembre – A Termier :


Tout ce qui est moderne est du démon. Telle est la clef de mes livres et de leur auteur. Qui peut le comprendre ? Voilà pourquoi je semble rude et amer à ceux qui ne me suivent pas et que je dépasse en pleurant. »


« 14 décembre – A Philippe Raoux :


Mon cher Philippe, je vais vous dire le plus grand secret que je sache, la pensée qui me soutient depuis bien longtemps : toutes les fois qu’on a de la joie, qu’on jouit spirituellement, ou corporellement, il y a quelqu’un qui paie. »


« 3 janvier 1909 – Convives du Vieux de la Montagne : Eugène Borrel, Félix Raugel, Melle N. - Bach et Haendel chantent chez nous. Plaisir grand et rare que de riches bourgeois ne pourraient se procurer avec leur sale argent. »


« 15 janvier – Leçon d’histoire à Véronique. Pour lui donner une impression de Charlemagne, je lui ai lu Aymerillot dans la Légende des Siècles. Je m’adresse ainsi à son imagination et à son cœur beaucoup plus qu’à sa mémoire. Je voudrais que l’histoire fût pour elle ce qu’elle est pour moi, une forêt sombre et magnifique. »


A un ami qui se charge de présenter le manuscrit du Sang du Pauvre à Calmann-Lévy (25 février) : « C’est un Miserere chrétien où j’ai voulu ramasser la douleur universelle. »


« 3 février – C’est une loi constante, absolue, dans la vie spirituelle comme dans la vie sensible, qu’il n’y a jamais que la substitution et non pas l’évolution. »


« 26 avril – Concert Haendel rue Trévise. Fondation de mes amis Raugel et Borrel. Je suis loin de comprendre la musique ancienne et savante de Haendel, mais j’ai fortement senti la beauté des « Chanteurs de la Renaissance », série de chansons plus ou moins populaires, échos surprenants de la vieille France, orchestration par les voix humaines, d’un effet incroyable. La « Bataille de Marignan »  surtout m’a jeté dans une sorte d’extase historique. »


­« 26 janvier 1910 – Lettre d’Emile Baumann. Il ne peut voir en moi qu’un prophète : « Quels prodiges a-t-il fallu pour que vous veniez parmi nous ? loué soit Dieu et sa Mère de ce qu’ils vous ont envoyé ». Tout est dans ce ton-là…. »


« 11 mai 1910 – Le Messie de Haendel au Trocadero. Raugel et Borrel organisateurs de ce merveilleux concert sont inouïs et admirables d’avoir pu faire applaudir trois heures, par un immense public tout à fait mondain, une telle œuvre si exclusivement, si amoureusement religieuse. Quel orchestre aussi et quel chef d’orchestre que Raugel ! Il semblait que tout émanât de lui et qu’il fût à lui seul l’instrument multiple et grandiose. Je suis revenu, ivre de magnificence. »


« 1er juin – Seconde audition du Messie de Haendel au Trocadéro. Je reçois une des impressions les plus fortes que puisse me donner jamais l’art de la musique. Je ne sais pas s’il existe quelque chose d’aussi parfaitement beau que cet oratorio du maître allemand si mal connu jusqu’ici, mais je sais bien qu’aucun sermon, même d’un saint, ne pourrait m’émouvoir autant, me pénétrer à une telle profondeur. La tendresse infinie dans la majesté absolue, voilà ce que j’ai senti, ce que je sens encore à l’heure où j’écris. Pourrai-je l’oublier jamais ? Ce grand homme était-il catholique ou protestant ? Je l’ignore, mais on dit qu’il fut pauvre toute sa vie, et qu’il vécut uniquement pour les pauvres, que même ce chef-d’œuvre il le composa pour consoler les âmes de quelques pauvres qu’il avait recueillis, pour leur donner un peu de paradis. »


« 2 juin – Lu Le Maître du Monde, par Robert Hugh Benson, fils, me dit-on, de l’archevêque anglican de Canterbury, prêtre catholique depuis dix ans, auteur d’un grand nombre de livres et convertisseur de beaucoup de protestants. C’est un homme tout à fait extraordinaire. Peu d’ouvrages m’ont autant impressionné que Le Maître du Monde, m’ont autant donné la commotion d’une chose de génie.

Benson est bien catholique et bien Anglais. Ayant en vue la fin des temps ( ???) il veut naturellement que le dernier pape soit un prêtre anglais. Mais cela est peu important. Il a une conception assez augurale de l’Antéchrist, « l’homme du péché ». Son Felsenburg est réellement angoissant.

Ce livre atteste, ainsi que plusieurs livres contemporains (ceux de Wells, par exemple), un pressentiment général de ce qui va venir. Seulement on y parle trop, peut-être, de la toute-puissance éventuelle et prochaine des moyens mécaniques et scientifiques. J’imagine que la guerre à Dieu y sera plus grandiose, plus spirituelle. Ici, les Apôtres de l’Antéchrist ne font que ressasser contre le christianisme des arguments de commis-voyageur : Trinité absurde, Paradis puéril, etc. Les machines les plus terribles en conflit immédiat avec l’âme humaine seront toujours ridicules, et c’est ce que le démon ne peut pas vouloir. L’auteur n’a pas été jusqu’au bout. L’Antéchrist adoré comme Dieu, opérant les plus grands prodiges, etc. Il ne le pouvait pas, d’ailleurs. Il n’y a pas de roman possible sur l’Apocalypse. »


« 20 novembre 1909 – La Lumière invisible par Benson, l’auteur du Maître de la Terre que j’ai tant admiré. Il me semble n’avoir jamais rien lu d’aussi beau. J’y reviendrai. »


«

 23 novembre – Barbey d’Aurevilly était un enfant barbare, ignorant des convenances de la vie prétendue réelle et des étapes du sens critique. Indiscipliné comme un chef de horde et raffiné comme une courtisane du Bas-Empire, il fut, toute sa vie, depuis l’ongle de son orteil jusqu’à la pointe de ses cheveux, la Fantaisie même.

Avec cela, de tous les hommes le plus incapable de s’extérioriser, tous ses personnages sont lui-même, à faire crier. Différents autant que les diables, autant que ses pensées étaient différentes de ses pensées, mais toujours lui-même, rien que lui-même, profondément, éperdument.

Qu’il se fasse chouan avec Cadoudal ou M. de Frotté ; qu’il soit officier de hussards au service de l’Empereur, prêtre au service de Dieu ou prêtre apostat ; qu’il lui plaise de devenir courtisane, sorcière ou dandy ; en chacun de ces êtres, il mettra toute son âme violente, à la manière des vieux chefs normands qui empilaient leurs bandits dans des barques multicolores pour la terreur ou le tocsin perpétuels des peuples de Jésus-Christ.

Mais dandy surtout. Cela il le fallait avant toutes choses. Réellement, j’ai tort de cataloguer. Tous ses personnages sont des dandies, c’est-à-dire, dans son imagination ou sa volonté, des individus qui s’appartiennent ou se possèdent plus exclusivement que les autres hommes. »


« 9 janvier 1910 – Lu L’Immolé d’Emile Baumann, l’un des rares livres chrétiens de ce temps. On pourrait demander plus de style et même plus d’Absolu dans la pensée. Mais quelle hauteur, par comparaison ! »


« 15 mars – Relu Schlumberger pour vaincre l’ennui. Plaisir extrême. La splendeur de Byzance fait pâlir étrangement la cour de Napoléon, éblouissante pourtant, mais sans traditions ni permanence. »


« 23 juin – Une personne bienveillante a mis à notre disposition pour trois semaines, un chalet situé au Nouveau-Brighton, près de Cayeux. La santé des enfants exige, croyons-nous, ce déplacement. Ah ! combien j’aimerais mieux rester ici !

Voyage plus que pénible. De Cayeux à Brighton, épouvantable désert de galets et de sable. N’ayant pas vu le Sahara non plus que l’Arabie Pétrée, je n’avais aucune idée d’une pareille désolation. Il doit y avoir des plages comme ça en enfer. Quelques amis de la nature ont pourtant imaginé de s’y installer, d’y construire des habitations affreuses, comme dans la banlieue de Paris, et d’y vivre trois ou quatre mois chaque année, parmi les délices, à l’orée d’un bois de pins lamentables et poussiéreux, poussés sur la dune on ne sait par quel miracle, tordus par un vent toujours furieux, dardant leurs racines comme des javelots. Nous voilà donc arrivés au Nouveau-Brighton. On dîne de quelques provisions apportées de la chère Butte et je me couche désespéré. Ah ! les villégiatures ! »

Le Pèlerin de l’Absolu

1910-1912


En cette seconde moitié de l’année 1910, c’est la décision de Pie X sur la communion fréquente et, surtout, sur la première communion des enfants dès l’âge de sept ans, qui attire l’attention et soulève l’enthousiasme de Léon Bloy.


« 24 juillet – Acte immense de Pie X. Il a décidé et souverainement ordonné la communion quotidienne, non seulement pour les adultes, mais pour les enfants, lesquels devront être admis à la première communion avant sept ans et même plus tôt, s’ils sont en état de discernement précoce. Ce serait la fin du gallicanisme, fin ignoble de Jansénius et l’infusion enfin du Surnaturel dans le catholicisme moderne. Quel changement prodigieux ! Et quel scandale ! Ignis ardens. » [devise de Pie X dans la « Prophétie » dite de Saint Malachie].


Il revient à maintes reprises sur le sujet. Ainsi dans une lettre du 8 octobre « à une amie :


« … Je suis très heureux de la décision du Pape touchant la première communion des petits enfants. Il était temps d’en finir avec les scrupules abominables du gallicanisme en état de désobéissance aux décrets du Concile de Trente, depuis trois cents ans. Mais il est trop facile de prévoir la résistance de nos évêques, résistance mielleuse qui consistera à éluder la volonté du Saint Père par tous les moyens imaginables, et Pie X, accablé de tristesse, ne se fait certainement aucune illusion sur ce point. Il sait si bien que la vie surnaturelle s’est éloignée et s’éloigne de plus en plus du monde chrétien ! »


Et le 13 décembre, à Philippe Raoux : « … Notre admirable pontife voyant clairement et surnaturellement que le monde croule, que la société chrétienne agonise, a décidé la Croisade universelle de l’Innocence. Les petits enfants recevront désormais le Corps du Christ dans leurs âmes pures encore, au lieu de le recevoir, comme auparavant, beaucoup plus tard, dans leurs âmes souillées déjà, et le Sacrement pourra, dès lors, produire tous ses merveilleux effets.

Ce qui est tout à fait remarquable, c’est que ce décret est comme une déclaration de guerre à l’Episcopat, au Clergé tout entier. Jamais il ne s’était rien vu de pareil… Vous savez peut-être que nos évêques fort éloignés d’obéir avec promptitude et simplicité, ont, d’un commun accord, présenté au Pape leurs objections et que le Pape a répondu par un commandement absolu qui le met aussi haut que ses plus grands prédécesseurs. »


« 25 novembre – Balzac. Béatrix. Deuxième ou troisième lecture depuis trente ans. Je ne recommencerai pas. Toujours le bonheur par l’amour, dans un décor de richesse. Toujours une religion en lieux-communs, sans aucune compréhension du Surnaturel. Le catholicisme pour Balzac, c’est invariablement un refuge pour les cœurs blessés, une consolation, rien de plus, rien d’autre surtout. Dans tous ses livres, l’Eglise est montrée comme un engin de gouvernement, une régie supérieure, une mécanique préférable. Ignorance incroyable de tout ce qui n’est pas humain. Je suis profondément dégoûté. »


« 25 décembre – Noël. Première communion de Thérèse Brou, arrière-petite-nièce de Jeanne d’Arc. Impression délicieuse, attendrissement profond. J’ai prié de grand cœur pour cette enfant qui représente à ma pensée, sur son humble chaise, toute l’histoire de la France chrétienne. »


« 13 janvier 1911 – A propos des lépreux et du Père Damien, l’apôtre de Molokaï, diminutif polynésien de Moloch. Au moyen âge, en Bretagne, il y avait une terrible cérémonie liturgique, une sorte de messe mortuaire célébrée pour les lépreux au moment où chacun de ces misérables allait être relégué, pour y mourir affreusement, dans un lieu solitaire. Je pense à cette liturgie sur la France lépreuse qui semble condamnée à périr… »


« 21 juillet – Il y eut un temps où je ne faisais pas de villégiature et où je me croyais malheureux ! »


« 28 juillet – La canicule atroce continue. Telles sont, par décret, mes villégiatures : l’horreur, durement sentie, de n’être pas dans l’Absolu qui doit être mon presbytère et dont je ne peux sortir qu’en m’exposant aux plus odieuses contingences météoriques et humaines. »


D‘une lettre à Alfred Pouthier, au sujet des Soliloques, recueil de poésies de celui-ci :


« 25 septembre – … Quand on me présente un poème, mon premier mouvement est de fuir dans la direction de mes puits, les puits de mon âme, si vous voulez. Il y a celui de la Douleur qui est sans margelle et dans lequel sont tombés deux de mes enfants. Il y a celui de l’Inquiétude, que je rencontre infailliblement aussitôt que j’ai réussi à esquiver le premier. Il y a celui de l’Espérance, insondable gouffre très fermé que je n’ai jamais pu explorer de l’œil qu’à travers les très vieilles planches de l’Arche du Déluge qui en interdisent l’accès – en pleurant et frémissant de ne pouvoir y abreuver tous mes chameaux. Il y en a d’autres encore que je n’ose dire… Je me réfugie là en homme pratique, assuré que les poètes ne m’y suivront pas… »


« 7 octobre – Périgueux. Il ne fait pas bon revoir, à soixante-quatre ans, les choses qu’on aima ou qu’on admira dans l’enfance. Sans doute, il y a Saint-Front, la fameuse cathédrale romano-byzantine vénérée par les archéologues du monde entier, dont la beauté colossale étonne mes compagnons et moi-même. Mais ce n’est pas la cathédrale aux vieilles pierres d’autrefois, ma cathédrale, et la restauration, quelque pieuse et attentive qu’elle ait été, en a fait une chose nouvelle qui déconcerte mes souvenirs. Cependant elle me force de penser à la Basilique de Montmartre qui n’est qu’une complication fâcheuse du même type et que le rapprochement écrase.

Douloureux serrement de cœur en apercevant de loin le petit domaine paternel, aliéné depuis longtemps, qui fut le lieu de ma naissance et de mes premières années. Le paysage même a changé. Plus un de ces chers arbres que je connaissais tous, que j’appelais par leurs noms amoureusement, chacun d’eux ayant été pour quelque chose dans les premières empreintes de mon âme. Un pâturage stupide les a remplacés.

Ainsi de tout le reste. J’ai voulu revoir la léproserie, bâtisse vénérable du XIIe siècle qui me fit tant rêver. Cet habitacle plein de mystère, au pied d’un énorme rocher et séparé par la rivière de tous les humains de la plaine, était, il y a cinquante ans, la demeure isolée d’un vieux pécheur que je vois encore et qu’on appelait romantiquement Jean-le-Gabarier. Aujourd’hui, c’est un chalet tyrolien ou alsacien avoisiné par des villas ridicules.

La nuit des embellissements modernes est tombée sur toutes les choses lumineuses. La rivière elle-même est embellie. Tout ce que j’ai vu si grand et si fier, quand j’avais quinze ans, est devenu cette morne élégance bourgeoise qui procure le désespoir.

La Tour de Vésone et les Arènes, ruines puissantes attestant la splendeur antique de la cité romaine que fut Périgueux, il y a deux mille ans, ornent maintenant des squares municipaux d’une coquetterie infernale !… Ma chère Tour située, autrefois, au milieu des champs, à l’ombre énorme de laquelle s’abritaient les bœufs quand ils arrivaient au bout du sillon, et dont les pierres indestructibles faisaient la joie des ânes paissants qui venaient y gratter leur dos…, ma pauvre vieille Tour encagée dans une grille et surveillée par un gardien qui vend des cartes postales !… Nous fuyons avec rapidité vers Saint-Expédit. »


« 4 novembre – Je vais enfin commencer mon Napoléon. Mes immenses lectures ont assez duré et ne peuvent être continuées utilement. Puis il faut que prenne fin cette longue conspiration du silence dont j’ai tant souffert et un livre sur Napoléon serait peut-être le moyen. »


« 9 janvier 1912 – Lecture de Thiers. Achevé le terrible chapitre Leipzick et Hanau qu’il m’est impossible de relire sans souffrance. Rien de pareil dans toute l’histoire. Un tel gaspillage des forces humaines, des dévouements, du sang humains. Et quels massacres prodigieux ! Sans doute cette pauvre canaille de Thiers ne pouvait comprendre le rôle surnaturel de Napoléon, mais on est forcé de reconnaître qu’il a raison humainement quant aux fautes politiques et aux conséquences visibles et affreuses de ces fautes. Et c’est bien assez pour faire souffrir. »


« 2 mai 1912 – Relu Le Maître de la Terre de Benson qui m’a tant impressionné en 1909. Mon sentiment définitif est moins favorable. Plus artiste que penseur, Benson qui a en vue ce qu’on nomme la fin des temps et l’Antéchrist ne me paraît avoir pressenti exactement ce qu’il peut y avoir à pressentir. Il suppose une humanité substituant le culte liturgique d’elle-même au culte divin. Je crois, au contraire, à l’indifférence la plus abjecte, la plus universelle et totale. Puis Benson, ici comme ailleurs, cherche surtout l’angoisse inférieure, la peur. Et cela ne peut pas venir de Dieu. »


D’une lettre à Emile Baumann au sujet de son livre Trois Villes saintes :


«  5 juin – … Vous savez ce qui fut dit à la Salette. Le monde moderne est livré à Satan, par décret, depuis près d’un demi-siècle et la grande forteresse, l’Eglise, est entamée. Vous semblez espérer je ne sais quel retour des peuples à Dieu, j’ai vu cela dans votre livre. Moi, je ne l’espère pas. Le passé est bien défunt, bien aboli. Sans doute, il faut que Dieu triomphe à la fin, mais après quelles ténèbres effroyables ! J’ai passé ma vie à écrire cela et je suis regardé comme un insensé. Les charnels devraient voir pourtant que leur société se disloque. Il est vrai que les spirituels ne sont pas plus clairvoyants. Peut-être le sont-ils moins. On voit partout des prêtres et des fidèles, idiotifiés par la Bonne Presse, affirmer avec une assurance qui est à faire sangloter, que tout va très bien et que la Foi est en progrès, cependant que le démon nous mange les entrailles. Votre place est-elle donc parmi ces aveugles ?… »


Au sujet d’une lettre de l’abbé Cornuau :


« 12 juin – Il nous dit aussi que Pie X, d’après un témoignage de Rampolla, serait guidé, dans tous ses actes, par la Révélation de la Salette et qu’il a une ferme confiance dans le Secret de Mélanie qu’il nomme une sainte ; mais que la crainte d’un schisme en France l’empêche, jusqu’à ce jour, de se prononcer. »


« 11 septembre – On ne voit bien le mal de ce monde qu’à la condition de l’exagérer. J’ai écrit cela, je ne sais où. Dans l’Absolu, il ne peut y avoir d’exagération et dans l’Art, qui est la recherche de l’Absolu, il n’y en a pas davantage. L’artiste qui ne considère que l’objet même ne le voit pas. Il en est ainsi pour le moraliste, le philosophe et même l’historien. Peut-être surtout l’historien. Pour dire quelque chose de valable, aussi bien que pour donner l’impression du Beau, il est indispensable de paraître exagérer, c’est-à-dire de porter son regard au-delà de l’objet et, alors, c’est l’exactitude même sans aucune exagération, ce qu’on peut vérifier dans les Prophètes qui furent tous accusés d’exagérer… »


« 27 septembre – … A un jeune prêtre de la Sarthe que je me suis onéreusement chargé d’instruire : 


… La démocratie est une opinion de dégénéré. Vous avez pu entrevoir que je n’appartiens à personne, sinon aux Trois Personnes qui sont en Dieu. Relisez mon hors-d’œuvre, page 390 du Vieux de la Montagne. Contempteur absolu du Nombre, je me glorifie de n’avoir jamais voté et je ne crois à aucun avenir politique. A mes yeux, tout est fini, usé, rejeté, et la désobéissance à Notre-Dame de la Salette sera punie d’une manière épouvantable. Maledictio matris eradicat fundamenta. J’attends Dieu seul et Notre-Seigneur Jésus-Christ est mon prétendant. Quand on me parle d’autre chose, c’est comme si on me jetait au visage de la boue et des excréments. J’en suis encore à la Bulle Unam Sanctam de Boniface VIII, la Bulle, fameuse autrefois et maintenant si peu connue, des Deux Glaives dans une seule main, c’est à dire de la Théocratie absolue et, sans chercher à savoir comment elle pourra se réaliser, il me suffit d’être certain que c’est un avènement nécessaire que Dieu réalisera, bien plus tôt qu’on ne pense… » 


« 5 octobre – Bourg-la-Reine. Je reprends mes habitudes. La plus constante esr d’attendre le facteur qui ne vient pas. »


« 8 octobre – Lecture du livre de Benson. Quelque chose d’extraordinaire entre en moi. Avec une grande émotion, je retrouve l’auteur de La Lumière invisible, c’est-à-dire la proclamation toute puissante et irrésistible du Surnaturel. Je ne sais si des hommes tels que le protagoniste de ce livre peuvent exister, mais qu’importe ?


9 octobre – Fini le Benson. Déception. Je vois bien que cet auteur a voulu donner l’idée d’un sacrifice énorme et tout à fait surnaturel. Mais il ne précise pas ce sacrifice et l’immolation finale doit paraître incompréhensible. Son protagoniste ramène, non pas à Dieu, mais simplement à sa mère, une fille perdue qui a honte de celui qui la sauve et ne comprend rien. Aussitôt après, il a, dans l’église, une sorte d’extase, puis court se faire assommer par un chenapan qu’il n’avait aucun besoin de revoir.

Il est évident que Benson a voulu montrer une âme en conflit avec une Volonté supérieure à laquelle il doit obéir. Dieu exige un holocauste, mais pourquoi ? Cela n’est pas montré. Cette façon de mysticisme sans but appréciable déconcerte mon catholicisme latin. Impossible de savoir pour quoi et pour qui cet homme se sacrifie. Si c’est pour la gloire de Dieu, cette gloire n’éclate pas. Si c’est pour la conversion de quelqu’un, on n’en sait rien. Je consens que ce soit « pour ajouter ce qui manque à la Passion » du Sauveur, mais rien ne le montre et il faudrait le deviner. Pour moi, c’est un mysticisme septentrional, cimmérien, hyperboréen, assez semblable à celui des illuminés de la Russie. Il est vrai qu’on parle du chapelet, des sacrements, des moines avec un respect infini, mais il semble que ce soit en vain et tout cela donne l’impression de gestes littéraires. Alors je suis, après ma lecture, comme un affamé à qui on aurait promis un bon repas et qui voit desservir une table décevante où nul n’a rien apporté. »


C’est en ce mois d’octobre que la revue marseillaise Les Marches de Provence, dirigée par Aurélien Coulanges, a fait paraître un numéro entièrement consacré à Léon Bloy. Tous ses amis ont prêté leur concours, du frère Dacien et de l’abbé Cornuau aux Maritain, Van der Meer, Termier, et aux écrivains Edmond Barthélemy, Alfred Pouthier et Emile Baumann. C’est à juste titre que Bloy note, à la date du 24 : « C’est le plus grand, ou, pour mieux dire, le seul grand effort de publicité qui ait été accompli pour moi » et, c’est avec un plaisir évident qu’il cite de longs passages de la plupart de ces articles.


« 27 décembre – A une merveilleuse amie :


…Vous savez, chère amie, qu’il y a des âmes exceptionnelles dont Notre Seigneur est particulièrement amoureux. On saura pourquoi lorsque le mystère de la Communion des Saints aura été dévoilé. Il y a certainement de chères âmes que Dieu a désignées pour accomplir sa Passion en souffrant pour ceux qui ne veulent pas souffrir. Vous êtes, je le pense une de ces âmes, et ma douce Véronique en est une autre. Aimez-la et priez avec elle. Je vous la recommande comme une autre fille très candide en laquelle vous verrez le Paradis quand vous la regarderez de très près.


Pierre Termier


Oh ! ma douloureuse, délicieuse et bien-aimée Véronique, première née de ma misère et de ma souffrance, si vous saviez ma tendresse respectueuse et combien je compte sur elle pour mon pardon ! Il y a des gens qui s’étonnent de moi, me croyant très fort et qui sont bien loin de savoir que je vais en guerre appuyé seulement sur cette pauvre enfant qui est pour moi toute la milice invincible de l’innocence… »



*

Au Seuil de l’Apocalypse


1913-1916



En ces années 1913-1915, Bloy, qui est né en 1846 et qui a participé à la guerre de 1870, a largement passé la soixantaine.


D’une lettre à Philippe Raoux :


« 31 janvier 1913 – … Je pense comme vous, et depuis longtemps, qu’il va se passer de

terribles choses. Le mal universel viendra-t-il, comme toujours, de l’Allemagne, Autriche ou Prusse ? Dieu le sait, mais on commence à le sentir inévitable… »


« 3 février – A Henri van Haastert, jeune Hollandais qui m’écrit des lettres délicieuses :


… Je suis heureux d’apprendre que vous me séparez de Louis Veuillot.. Il a fallu toute la sottise des catholiques modernes pour attribuer, je ne dis pas du génie, ce qui serait trop ridicule, mais seulement de la grandeur à ce journaliste fameux que j’ai connu personnellement, il y a quarante ans. Quelques mots vous diront toute ma pensée et vous fourniront, je crois, une bonne réponse aux imbéciles.

Aux temps héroïques des Croisades, il y avait deux sortes de guerriers pour la conquête du Saint-Sépulcre : les Chevaliers et les Goujats. Ces derniers pouvaient et furent souvent très intrépides. Mais c’étaient des Goujats et Louis Veuillot ne fut jamais un chevalier. Il avait l’âme basse et on peut dire, en ce sens, qu’il fut le précurseur des ignobles journalistes de la Croix qui ont tant avili la pensée chrétienne. »


« 21 mai – Relu les Chouans de Balzac. Ce n’est plus que de la poussière. »


« 8 juin – … Quelqu’un sait-il qu’il existe une association Zola et que cette association a célébré, dimanche dernier, la commémoration du transfert au Panthéon de ce que, par un étrange euphémisme, on veut nommer les cendres d’Emile ? »

Voici la péroraison de la harangue prononcée à cette occasion devant la foule qui assistait à cette mascarade par « le merdeux fils de feu Hyacinthe Loyson », rédacteur de la « feuille immonde » appelée les Droits de l’Homme :


« Jeunesses républicaines, jeunesses laïques, souvenez-vous que vous êtes les filles de l’Affaire Dreyfus ; que votre berceau, pareil à celui du prophète, fut lancé sur des flots boueux. Comme Hugo fut le Père des Poètes, Zola fut le Père des Citoyens. Tous, amis, vous êtes ses enfants. C’est pourquoi j’élève devant vous notre palladium de ralliement, notre ostensoir à nous, laïques, cette médaille de gloire qui fut décernée à Zola par tous ses camarades de lutte ! »


P.-H. Loyson prend sur la table où elle était déposée en face d’Anatole France et de Mme Emile qui l’avait prêtée pour cette circonstance, la grande médaille d’or gravée par Charpentier à l’effigie de l’auteur de J’accuse ! et portant cette inscription : « La vérité est en marche ». Il l’élève aux regards des assistants, dans la direction de la table où sont groupés les jeunes militants. Tout le monde est debout. Emotion intense ; puis formidable acclamation…


Je sais bien que le ridicule n’est condamné par aucune loi, mais ici, vraiment, on en abuse. »


La seconde édition du Désespéré, publiée par Georges Crès dans la collection des Maîtres du Livre paraît en juillet, avec, en frontispice, un portrait de Bloy - par le graveur Pierre-Eugène Vibert – que notre auteur juge « exécrable ». Et, pour lui, commence la « corvée » des envois qui, sous sa plume, sont très souvent de petits-chefs-d’œuvre, qu’il recopie d’ailleurs avec soin dans les pages de son journal.


Voici celui qu’il écrit sur l’exemplaire de Christine van des Meer :


« Je t’offre la nouvelle édition de ce vieux livre dédié à mes grands filleuls. Vieux, sans doute, puisqu’il fut écrit il y a plus d’un quart de siècle, mais quand même contagieux de jeunesse, puisqu’il est impossible de le lire, fût-on centenaire, sans revenir à dix-huit ans. L’auteur lui-même qui était déjà un amoureux sous les premiers Capétiens, commence à reverdir… La jeunesse est un oiseau fugitif qui retourne vers ceux qui souffrent pour chanter à leur agonie. »


Puis, en décembre, c’est la parution de Sueur de Sang – également réédité par Crès.


« 5 décembre – A Madame Termier : Ces récits qui lui feront peur, peut-être, en la remplissant de pitié pour la France menacée aujourd’hui des mêmes horreurs.


A Edmond Barthélemy : Ceci est peut-être l’histoire la plus vraie de 1870. C’est l’histoire de l’Ame française à cette époque. 


A Florian : Ce livre de douleur, en attendant le dernier supplice annoncé à l’Europe entière par Celle qui pleure, il y a soixante-sept ans. Arescentibus hominibus prae timore et exspectatione quae supervenient universo orbi. »


« Au frère D… : Examen de conscience préalable aux événements prochains.


A Léon Bellé : En l’avertissant de préparer ses godillots pour la prochaine.


A Jeanne Termier-Boussac : « clairvoyant pour souffrir » avez-vous dit de moi. En lisant ce livre cruel qui reparaît aujourd’hui, demandez-vous quelle peut bien être ma très claire vision du plus prochain avenir. »


Ces envois, et quelques autres encore, montrent bien que la prescience d’une imminente catastrophe européenne était de plus en plus précise et obsédante dans l’esprit de l’écrivain. « Je vous embrasse sur les ruines de la pauvre France », écrit-il à René Martineau.

Mais là il faut aussi citer presque intégralement l’article qu’il fit publier dans l’Oeuvre de Gustave Téry le 16 avril 1914.


« « La France entière », me disait quelqu’un, « ne compte cependant pas que des idiots et des fripouilles. » Soit, mais le triage est malaisé, l’identification énigmatique, et la disproportion paraît fabuleuse. L’optimisme le plus audacieux oserait-il espérer aujourd’hui les dix justes exigés pour le pardon de Sodome ? Pour ce qui est des individus pensants, qui entreprendrait de les isoler ? Qu’on les cherche dans le clergé, dans l’armée de terre et de mer, dans le monde littéraire ou le monde savant, dans le grouillement de la magistrature ou de la finance, à la Sorbonne, à l’Académie et surtout au Parlement, on sera épouvanté.

Il y a plus de soixante ans, alors que M. Ernest-Judas-Lavisse ne fonctionnait pas encore pour l’intégrale démolition des ruines de l’esprit français, un grand philosophe [note XS : Blanc de Saint-Bonnet], gémissait avec une éloquence de prophète sur l’Affaissement de la Raison consécutif à l’inanition des âmes. Que dirait-il aujourd’hui en voyant les Durkheim, les Aulard, les Lanson ou les Seignobos et que ne dirait-il pas au spectacle du crétinisme fangeux et probablement définitif invoqué par le suffrage universel [tout cela était, au même moment, démonté et démontré, en des pages également mémorables, par Péguy, dans les deux célèbres cahiers de la Quinzaine intitulés L’Argent et L’Argent, suitenote XS].

On enterre, chaque jour, de vénérables vieillards qui ont cru, jusqu’à leur dernière heure, à la Démocratie, et j’avoue que cette idiotie me confond. Dès mon bel âge de dix-huit ans, je me rappelle très bien que j’avais peine à concevoir qu’il y eût des êtres assez au-dessous des nègres pour croire que les enfants eussent le pouvoir et même le devoir d’engendrer leurs pères. La vieille fable de Menenius est singulièrement discréditée. Il faut croire que, cinq cents ans avant l’Ere chrétienne, le peuple de Rome était moins bête que nous, puisque cet illustre et poussiéreux triomphateur put la lui faire accepter. Aujourd’hui, on le décrèterait gâteux et on l’enverrait à la Coupole.

C’est tout de même ahurissant de penser à l’inexplicable autosurvie du régime républicain. Depuis quarante-quatre ans, pour ne pas remonter plus haut, on croirait que toutes les expériences ont été faites et que ce régime de dégoûtation est devenu impossible. Atrophie universelle des intelligences, avachissement inouï des caractères, exécration endémique de la Beauté et de la Grandeur, obsèques nationales de toute autorité humaine ou divine, boulimie furieuse de jouissances, destruction de la famille et vivisection de la patrie, mœurs de cochons enragés, empoisonnement systématique de l’enfance, élection et sélection de chenapans ou de goitreux dans les cavernes de la politique ou sur le trottoir des candidatures, etc., tels sont les fruits de l’arbre de la Liberté.

N’importe, il est entendu que tout va très bien ainsi et qu’il faut se garder de l’abattre. C’est l’arbre de vie planté par les géants et ce serait un sacrilège d’y toucher.

Avouons-le, cependant. C’est vrai que tous ne sont pas des idiots ou des coquins, mais quelle effroyable destinée pour les exceptions, c’est-à-dire pour les très rares qui représentent encore la France généreuse d’autrefois ! L’ignominie parfaite, le silence dont on meurt, la misère qui tue, voilà leur partage ; en attendant les tortures corporelles dont il sera fait largesse, un jour, à ces Témoins de la Vie divine… »


« 14 janvier 1914 – Les Odeurs de Paris, vieux livre réédité par Crès. Je peux le relire, malgré la moisissure de cinquante ans, sans doute parce qu’il me rappelle ma jeunesse. Mais que sont aujourd’hui les célèbres violences de Louis Veuillot auprès des miennes, et que dire de son style à la Sévigné ou à la Bruyère ? J’y renonce bientôt, l’auteur étant si bas, si totalement dénué d’art ! »


« 25 janvier – Un photographe illustre, ayant exécuté le portrait de Pie X, le sollicita d’écrire quelques mots au-dessous de cette image. Le Saint Père écrivit : Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum. Paroles de Saint Paul inscrites sur mon bureau de travail depuis des années, et que je relis sans cesse. Rencontre inattendue, un peu étonnante. »


« 12 février – Le Baptême de Pauline Ardel par mon cher ami Emile Baumann. L’originalité bien incontestable de ce nouveau roman de l’auteur de l’Immolé, c’est d’être fortement chrétien dans une langue tout à fait supérieure à celle de nos catholiques ; mais la fin m’a déconcerté. Un mariage de dévouement après un mariage d’amour empêché par la mort du bien-aimé ! C’est de quoi le ressusciter. »


Le Journal d’un Converti du poète hollandais Pierre van der Meer de Walcheren est édité par Crès au mois de mars. Léon Bloy a préfacé ce récit d’un retour à la foi catholique de celui qui avait été son filleul et dont on peut lire, à la date du 22 janvier 1911 cet acte de reconnaissance : « Je comprends maintenant pourquoi nous devions venir à Paris. Dieu m’a conduit ici, sans que j’en devinasse la raison, parce que j’avais besoin de Léon Bloy pour faire le dernier pas décisif. Sans Bloy j’aurais peut-être encore erré des années autour de l’Eglise, sans comprendre la nécessité de ce premier acte véritable qui consiste à y pénétrer. Il m’a montré la route qui mène à Dieu. D’abord dans ses livres puis avec ses paroles… »


« 6 mars – Les deux volumes de Selma Lagerlöf : Jérusalem en Dalécarlie et en Terre Sainte. Je ne sais pourquoi on le les a tant recommandés. Ils ne sont pas précisément ennuyeux, mais leur sens m’échappe. Que signifient ces paysans suédois et luthériens à qui Dieu ( ?) commande d’aller à Jérusalem pour y chanter leurs psaumes ou leurs cantiques imbéciles, sans songer, un seul instant, à visiter le Saint Sépulcre, et qui s’en retournent dégoûtés dans leur pays, n’ayant rien fait d’intelligible ? En amour aussi bien qu’en religion, ils ne savent absolument pas ce qu’ils veulent et je ferme ces tristes bouquins comme je fermerais un caveau où je n’aurais trouvé, au lieu de trésors, que les ténèbres et la moisissure d’un sépulcre abandonné. »


Si on peut se laisser séduire par la couleur locale du premier volume, il est exact que le second vous tombe littéralement des mains.


« 25 mars – L’Eglise schismatique russe par le Père Theiner. Ce vieux livre montre bien l’état horrible de cette église domestiquée, plus difforme et plus avilie que les prétendues églises protestantes. Gouffre de ténèbres. »


« 2 avril – Achevé l’Eglise schismatique. Accusation terrible contre cette église misérable qui déshonore la Russie. On comprend Catherine Emmerich qui voyait sur cet empire un nuage si sombre. »


« 5 avril - … Résolution d’écrire un livre sur Jeanne d’Arc, irrévocablement déterminée par mon ami Brou qui m’a parlé de l’Héroïne avec une force extraordinaire de pénétration et d’amour. »


« 10 avril – Vendredi Saint. Jeanne et les enfants n’ont pu pénétrer à Notre-Dame ni dans aucune autre église. A Saint-Eustache il aurait fallu payer 4 fr. pour certaines places, 1 fr. pour d’autres. Les pauvres ne peuvent pas assister aux offices. Notre cardinal archevêque n’ignore certainement pas ce trafic. »


« 21 avril – Gaëtan Bernoville, le jeune éditeur de la Bibliothèque des lettres françaises, plein d’enthousiasme pour moi, se décide à rééditer Je m’accuse… »


« 15 juin – Depuis quelques jours, le Matin a ouvert une enquête sur l’Idéal futur de la République. Ces mots sont déjà d’un cocasserie peu ordinaire. Les réponses, naturellement, affluent. Voici aujourd’hui celle de Marc Sangnier :

Aimez-vous les uns les autres.

A mon avis trois choses sont essentielles pour la grandeur de la République : 1° la démocratie souveraine établissant la parfaite concordance entre les citoyens ; 2° la haine bannie d’ici-bas ; 3° l’amour entre les hommes… (sic) !???

Ce Marc exagère vraiment le crétinisme. Mais que dire d’une pareille enquête sur la lumière du Thabor démocratique, lorsque les Turcs sont aux portes de Byzance ! »


Reproduction partielle d’une note insérée lors de la mise au point de ce septième tome du Journal : sous le titre L’Expiation :


« Avant de continuer ce journal et à la distance de treize mois, il me paraît utile de préciser la situation de l’Ame française depuis le 1er août 1914 jusqu’à l’heure actuelle, 25 août 1915.

Elle n’a pas changé.

La mort, la mutilation ou la plus horrible captivité de deux millions de Français semblent avoir été, à cet égard, absolument inutiles. Les avertissements de toute nature, l’accomplissement même, si terriblement commencé déjà, des prédictions les plus authentiques, n’ont rien opéré. La France continue à ne plus vouloir de Dieu. Athéisme théorique chez les incroyants, athéisme pratique chez les croyants. Unanime refus de croire au Surnaturel, et, par conséquent, au châtiment… La raison privée de la foi est dans une telle agonie qu’elle ne peut plus voir les causes… »


« 27 août – A Pierre [van der Meer] … Je vis comme dans un songe douloureux. Ce matin, dans notre pauvre église, je pensais à tous les morts d’hier et d’aujourd’hui, à tous les mourants, à tous les deuils, à toutes les menaces ; et, en même temps, je revoyais toute ma vie cruelle ! Avec une précision angoissante me revenaient des choses anciennes vues ou entendues, il y a trente-cinq ans, alors que je vivais en contemplatif et qu’il me fut dit qu’une place – que je ne sais pas – m’était réservée dans les immenses catastrophes à venir. Et je pleurais dans les ténèbres de la crainte et dans les ténèbres de l’espérance… »


« 1er octobre – Très belle lettre de Jeanne Boussac :


« … Souvent, alors que j’étais dans l’angoisse terrible de ne pas revoir mon mari, je pensais à vous comme à l’âme en qui furent les plus grands tourments et sur qui toute souffrance s’est essayée, sans pouvoir interrompre son cantique à la Gloire de Dieu. Je pensais à votre force et je cherchais à regarder ma souffrance avec vos yeux qui changent les valeurs des choses et découvrent, en celles qu’on redoute, des richesses et des joies inconnues. Je m’efforçais aussi d’imaginer votre Journal et de deviner comment les événements de ces jours y venaient s’inscrire, nus de tout ce qui est anecdotique et contingent, dépouillés de tout ce qu’on est si fatigué d’entendre dans ces temps de bavardage et de cordialité générale, réduits enfin à leur poids divin. Votre dernière lettre, c’était comme une page détachée pour moi de votre Journal, comme une promesse de la joie précieuse que nous aurons plus tard à lire ce septième volume.

J’ai beaucoup relu aussi Sueur de Sang, mais, cette fois, l’artiste magnifique de ces récits disparaissait et je ne voyais plus que votre immense pitié surnaturelle. Là encore, dans l’entrechoc des apparence terrifiantes, vous n’aviez en vue que les âmes, les pauvres âmes, transies, aveugles, au péril des corps exténués, les âmes « banales » de tous ces pauvres « qui tombent sans indignation ni gémissement dans les pitoyables bras des capitaines invisibles. » (Sueur de Sang, page 128.) quelle miséricorde il y a dans cette phrase qui me revient sans cesse maintenant, lorsque je prie pour ceux qui combattent et qui meurent… »


« 20 octobre – A Baumann. Généralités. La Salette et la désobéissance hypocrite des prétendus fidèles. Deus non irredetur… Nisi poenitentiam habueritis, omnes similiter peribitis… Pour moi, je suis un vieux pauvre devant un mur noir. »


« 6 décembre – Déglutition très inutile du Démon de Midi, en deux volumes, par Paul Bourget. Cet académicien, qui ne paraît pas savoir qu’on est en guerre et que le temps n’est plus des pantalonnades sentimentales, continue à ne pas écrire. » etc.


« 26 décembre – A mon bon ami, le frère D… :


…Le temps est devenu horriblement noir, mon cher frère. Heureux ceux qui sont morts dans le Seigneur ! Ce qui se voit partout et de plus en plus, c’est du côté des chrétiens, l’athéisme pratique, chez la plupart d’entre eux. Vous en avez noté le symptôme le plus apparent : les prêtres soldats et fiers de l’être, c’est-à-dire la loi divine subalternisée, tenue pour accessoire par les ministres eux-mêmes, n’intéressant pas le salut public et, par conséquent, négligeable. Du côté des non-chrétiens, c’est la divinisation de la République, seule capable de sauver la France… »


« 27 janvier 1915 – Visite à Henri Boutet. Il habite, à Bourg-la-Reine, derrière le hideux temple protestant, une petite maison aimable séparée de son atelier par une petit jardin où poussent, à leur fantaisie, les plantes les moins exotiques. Impression de se trouver, en compagnie de Balzac, chez un vieil artiste d’autrefois, d’il y a soixante ans. Ces exemplaires sont devenus rares. On ne peut les regarder en face qu’en tournant irrespectueusement le dos à tout un siècle. »


« 7 mars – Quand on ne mange pas Dieu, on doit s’attendre à être mangé par les chiens. C’est l’avenir de la France apostate. »


« 14 mars – Belle séance de musique chez nous. Trio de Franck exécuté par Madeleine, Viñes et le violoncelliste argentin Olivarès. Je suis extrêmement fier de ma petite Madeleine devenue, en si peu d’années, une véritable artiste, capable d’étonner ses maîtres. »


« 19 avril – Préparé quelques dédicaces pour Jeanne d’Arc et l’Allemagne qui va sortir…


A Carlo Olivarès :

On a souvent parlé de mes livres, mais personne n’a dit que je suis un poète, rien qu’un poète, que je vois les hommes et les choses en poète comique ou tragique, et que, par là, tous mes livres sont expliqués. Je vous livre ce secret.


A Pierre van der Meer :


Le temps et l’histoire n’étant que des songes, il me semble que j’ai pu être l’un des compagnons de cette guerrière et j’ai pensé bien souvent que je finirais comme elle dans un brasier. »

« 3 mai – Voyage à Bures, chez mon filleul Pierre, comme autrefois. Tout est changé, cependant. Cette vallée délicieuse fait encore penser au Paradis, mais quelque chose d’énormément angoissant pèse sur nous. Il n’y a plus de paix espérable en ce monde. 


« 4 mai – « Le Pèlerin de l’Absolu », ai-je dit à quelqu’un. « Ce titre ressemble à une invocation mystérieuse. Aussitôt que le livre parut, la monstrueuse guerre se déchaîna, comme une réponse à tous les démons. »


« 29 mai – Encore Benoît XV. Voici ce qu’écrit aujourd’hui, dans l’Homme Enchaîné, le trop fameux Clémenceau dit Tête-de-Mort. N’est-il pas consternant de penser que le Vicaire de Jésus-Christ peut être justement réprimandé par un tel homme !


« 1er juillet – Enfin, voici un peu de justice, l’admirable article d’Edmond Barthélemy, dans le Mercure de France :


« Ce livre sur Jeanne d’Arc est un large réseau de données biographiques, où s’enchâssent, comme de resplendissants vitraux dans un maillis de plomb, les translucidités irradiées d’un brûlant Amour. Au fond de ce livre flambe un cœur d’écrivain fervent par la souffrance. Et la ferveur s’est trouvée d’autant plus éclatante, ici, que la souffrance s’est accrue, élargie. Il y a dans ce cœur, fondues en une même source de tendresse, sa propre infortune, l’infortune de Jeanne d’Arc et l’infortune de la France.

Il résulte de là une lecture bien émouvante, et si claire. Si claire. Comme tous les livres de Léon Bloy, d’ailleurs. Les événements ont seulement confirmé l’écrivain dans ses façons de sentir et de s’exprimer. Mais il fut toujours, dans ses autres ouvrages, ce que nous le voyons dans celui-ci. Il eut toujours, à défaut d’extraordinaires événements comme aujourd’hui, des raisons à lui, ces événements de son âme. L’intensité de l’émotion a, chez lui, toujours emporté aussi irrésistiblement la netteté de l’expression. Bloy est un voyant du monde moral. Emotion et forme, l’une dans sa profondeur, l’autre dans sa lucidité, annoncent l’énergie sans pareille de son intuition, de ce qu’il faut appeler son sens pratique de l’Invisible, qui est la seule réalité…

… Je reviens à Jeanne d’Arc. C’est, à cette heure, avec Napoléon, Napoléon que Bloy chanta en un livre étonnant dont j’ai parlé en son temps, le sujet le plus pratique de l’histoire de France. Quand de pareils sujets sont traités, à une pareille heure, par des écrivains comme Bloy, on sent aussitôt une réalité dont on n’avait pas la perception nette en temps ordinaire : on sent la réalité du monde de l’âme, la seule réalité positive qui est le fonds commun d’où sortent les forces en action à la surface sous la lumière de l’immédiat. Nous éprouvons, à propos de Jeanne d’Arc et de tout ce que son évocation contient de vivifiant, combien le monde est mené par les idées. La croyance le conduit… »


« 15 juillet – De Pierre :


« Ce matin, 14 juillet, j’ai assisté, – c’était mon devoir de correspondant – à la cérémonie du transfert des cendres de Rouget de l’Isle aux Invalides. Ne suis-je pas assez « marseillais » pour être fou d’enthousiasme ? C’était si pauvre, si pitoyable, si couleur de cendres ! Derrière le cercueil, marchait Poincaré, qui avait l’air d’un sous-préfet, puis tous les ministres, puis toute la bande du Parlement ; c’était grotesque. Et moi, je pensais au transfert des cendres de l’Empereur, comme tu le racontes dans l’Ame de Napoléon. C’était autrement significatif.


« 30 juillet – Lettre de Pierre revenu de Reims où il avait été se faire bombarder :

« Ici (à Paris) rien de neuf, rien de saillant. On attend. Il n’y a que messieurs les politiciens de la république qui s’agitent, qui voudraient bien devenir des Danton, des Robespierre, etc. C’est drôle et sinistre.

C’est dégoûtant de bassesse et encore plus répugnant quand on a vu le front. J’ai vu ou, pour mieux dire, j’ai entendu la guerre. Car elle est diaboliquement invisible.

… Les Allemands bombardent inutilement des ruines et une cathédrale. Il n’y a pas de troupes à Reims. Les soldats français sont cantonnés dans les villages et les bois des environs.

Quand on entre dans cette grande ville déserte et dévastée, l’impression est angoissante. L’herbe pousse dans les rues. Ici et là, une vieille femme, des vieillards, un soldat, des enfants. A cela près, un silence profond. Rien que le sifflement des obus, puis leur explosion. Comme c’est stupide et infâme !

Plusieurs quartiers de la ville ne sont qu’un immense amas de décombres. On se sent triste à pleurer et de douleur et de rage impuissante. N’est-ce pas épouvantable de penser que les Allemands bombardent Reims depuis onze mois, des forts de Brimont et de Berru et qu’ils les ont fortifiés d’une manière inexpugnable !

Mais la Cathédrale… Elle est là, les tours, la nef, le transept. Seulement son vêtement de beauté, ses statues, ses pinacles, ses dentelles de pierre et tous ses vitraux, a été arraché, détruit. Elle est devenue un squelette. Les vitraux sont en miettes. On a l’impression d’être près d’un mort, près d’un cadavre. Le jour où je l’ai visitée, deux obus encore sont tombés sur elle… »


« 28 août – Il est affreusement douloureux pour moi d’écrire le présent volume ! Je n’ai pas cessé, d’ailleurs, d’être malade et combien il m’est difficile d’ajuster mes tribulations personnelles à ces événements immenses ! »



*

























































La Porte des Humbles


La vie de Léon Bloy va s’achever. Le 11 juillet 1915, il entre dans sa soixante-dixième année. Mois après mois, jour après jour, il poursuit son journal. Ce volume sera édité par sa femme, après sa mort survenue à Bourg-la-Reine le 3 novembre 1917.


« 17 novembre 1915 – Jeanne va voir un pavillon recommandé par Karl Boës et dont le dernier locataire a été Charles Péguy. Elle revient enchantée. La maison est suffisamment grande, semble très saine et le jardin est magnifique, si étendu et si rempli de fruitiers que sa possession nous dispenserait de villégiatures à l’avenir. Nous irons demain le voir ensemble. »



« 19 novembre – L’après-midi, au moment où j’allais me reposer, arrive Georges Auric, le jeune musicien ami de Viñes, qui m’écrivait en juillet et en août. C’est un très jeune homme de 17 ans mais qui paraît en avoir 20. Son ton est excellent, sa timidité à peu près nulle et il semble avoir une bonne culture littéraire. Nous le gardons sans ennui autant qu’il lui plait de rester. »


« 7 décembre – Arrivée de Pierre devant déjeuner avec Viñes et Auric.

Echecs en les attendant.

A leur arrivée, midi et demie, déjeuner important, à la fin duquel je suis forcé de prendre du repos.

Nos convives en profitent pour aller visiter notre nouvelle demeure et reviennent charmés amenant Martineau rencontré en chemin.

Viñes et Madeleine font de la musique. Départ de Pierre à 3 heures.

Départ de Viñes et de Martineau à 4 heures. Auric, seul, reste et nous le gardons pour dîner.

A 6 heures et demie, lettre enfin de Raugel dont nous ne savions rien depuis longtemps.

Il est toujours en traitement à Montpellier, mais plusieurs mois de convalescence seront encore nécessaires. Il a beaucoup souffert, mais sa résignation est parfaite.

Départ d’Auric vers 10 heures. Nous l’aimons déjà beaucoup. »


« 11 décembre – A Baumann :


« … Les événements vous désolent, mon cher ami, je pourrais dire qu’ils me torturent et que cette vision d’injustice monstrueuse n’est pas étrangère à mon détraquement actuel. Mais cela est seulement humain et votre pessimisme n’est pas mon fort.

… Nous verrons des choses plus effrayantes.

Onus Galliae, pour parler à la manière des prophètes. Mais nous savons que Dieu a besoin de la France, qu’il aime incorrigiblement cette prostituée et, qu’en l’affligeant de peines énormes qui ne peuvent que grandir encore, il la traite en réalité fort amoureusement… »


« 14 février 1916 – A 5 heures, Madeleine revenant de la Schola me donne une lettre de la Laurencie extraordinairement touchante et d’une générosité somptueuse. Je ne sais plus comment exprimer ce que la beauté de cette âme me fait éprouver. »


« 1er mars – Lettre à Termier. Je lui dis mon état de faiblesse actuelle et la dépression qui résulte pour moi du spectacle des événements :


« Cette épouvantable bataille de Verdun, qui a coûté si cher aux deux armées et qui nous a forcés de reculer de plusieurs kilomètres, que prouve-t-elle, sinon que c’est le kaiser qui nous manœuvre, puisque c’est toujours lui qui mène l’offensive et jamais nous ? Sommes-nous assez délaissés de Dieu pour que la France ne puisse opposer à cet imbécile un homme supérieur, un grand homme ou un demi grand homme qui inventerait, à son tour , une offensive le forçant à manœuvrer dans un sens prévu ?

Cette misère est à sangloter. »


Le 9, il apprend la mort de son ami Philippe Raoux. Le 30, celle d’André Dupont, « à l’ambulance, le lendemain de sa blessure. J’espérais pour lui, comme pour Raoux, qu’il serait préservé. Dieu sait ce qu’il fait et sa volonté est adorable.

Mais quel coup pour la pauvre femme et pour moi qui perd un tel ami ! » (2)


« 1er avril - … Lettre de Fernand Divoire de l’Intransigeant me demandant un article sue André Dupont pour le Bulletin des Ecrivains.

A F. Divoire :


« … Dieu sait ce qu’il fait et quand il veut reprendre une âme, il n’y a pas le plus petit mot à dire. Mais le coup est horriblement dur. Je perds un ami comme j’en ai peu rencontré. Il vint à moi il y a plus de dix ans, l’un des premiers, apportant son âme généreuse à l’abandonné, à l’artiste obscur que j’étais alors, ayant discerné sous la légende infâme qui me flétrissait une sorte de grandeur fière et une incontestable dignité de vie. Je lui dois, après Dieu, d’avoir plus d’une fois supporté de cruels tourments… »


« 5 avril – … Vers 6 heures, visite de Viñes qui dîne avec nous. Lui aussi a sa part de tristesse. Il a perdu un ami ancien, le compositeur catalan Granados, mort avec sa femme dans le torpillage du Sussex, catastrophe dont tous les journaux ont parlé. Cette visite ne diminue pas ma mélancolie. Je sens une grande fatigue. Le temps, d’ailleurs, est redevenu froid et le charbon va nous manquer. Le pauvre argent du terme est déjà entamé… »


« 11 avril – Mardi. Saint Léon le Grand.

Messe à 8 heures avec Jeanne, Véronique et Madeleine.

Cartes et lettres à l’occasion de ma fête. Mais je dois dire l’accueil si touchant que j’ai trouvé en revenant de la messe. La table couverte de fleurs et les baisers de toutes les chères miennes.

Avant 10 heures, arrivée de Cornuau apportant le rituel en double pour l’abjuration. Il a été hier au Mercure pour acheter quelques-uns de mes livres destinés à une dame de Toulon que cette lecture console et fortifie dans la foi. Là il a appris qu’on croit au succès d’Au Seuil de l’Apocalypse. On a reçu déjà beaucoup de commandes. Serait-ce enfin mon premier succès ?

Après 11 heures arrivent successivement Pierre, Jacques, Auric, Valentine [Dupont] ; tous devant déjeuner. On est dix à table où nous ne pouvons parler que de la guerre. Les dernières nouvelles sont inquiétantes. Malgré une résistance héroïque, notre armée reculerait peu à peu. Mais on sait avec certitude si peu de choses et il y a de telles contradictions. »


« 26 avril – Mercredi de Pâques.

Suite de la grande fatigue sentie hier soir. Je n’ose pas sortir, à mon grand regret.

Matinée employée à lire l’histoire de sainte Thérèse, sous nos marronniers. Temps délicieux. Déjeuner au jardin.

Après-midi, vers 4 heures, visite de Jean Baron et de sa femme. Sympathie immédiate. Ces jeunes-gens sont touchants et délicieux et nous sommes ravis de les connaître. Le mari va bientôt partir pour le front, laissant sa jeune femme désolée et pleine de crainte. Elle trouvera chez nous consolation et réconfort.

Arrivée d’Auric, puis d’Olivarès et de son accompagnateur suédois, médiocrement sympathique, puis encore Pierre et enfin Viñes lorsque nous étions à table déjà.

Ce dîner a eu lieu sous nos marronniers, l’air étant d’une douceur parfaite. On avait mis bout à bout deux tables. Les Baron ayant décidé de rester, nous étions treize convives.

Crépuscule d’abord, puis les lampes, festin délicieux.

Ensuite, rentrée à la maison et concert. Viñes commence. Après lui, Olivarès et son Suédois jouent ensemble. C’est le moment le plus impressionnant. Le talent d’Olivarès est vraiment extraordinaire. La séance continue par le trio de Franck exécuté par Viñes, Olivarès et Madeleine.

Il est 9 heures. Les Baron sont forcés de partir. Extrêmement émus de notre acceuil et de cette soirée extraordinaire, leur départ est, de leur côté, l’occasion d’un grand attendrissement. L’aimable jeune femme ne cesse de nous embrasser en pleurant.

La soirée finit par une courte audition de la musique russe qu’Auric nous avait déjà fait connaître. A 10 heures, départ de tous les visiteurs. »


« 8 juin – … Auric apparaît vers 4 heures, et peu après, voici l’abbé Petit que j’ai quelque peine à reconnaître. Mais il ne peut rester qu’une demi-heure, forcé de repartir demain matin et attendu ce soir par sa famille et par Viñes. Cette courte visite d’un ami que je ne reverrai peut-être plus nous émeut profondément. Lui-même est tout en larmes, comme si, de nous voir, pour la dernière fois peut-être, aggravait d’autres mouvements douloureux et tout récents de son cœur meurtri. Nous avons été bien près de pleurer tous ensemble… »


Dimanche 6 août, jour de la Transfiguration, commencement de la rédaction des méditations, qui se poursuivra jusqu’à la fin du mois d’octobre et qui, au nombre de 30, formeront, sous le titre Méditions d’un Solitaire en 1916, le dernier livre de Bloy paru de son vivant, dédicacé à sa filleule retrouvée, Elisabeth de Groux.


« 27 septembre – Lettre de Vincent d’Indy, répondant à ma demande du 20. Il tient à parfaire l’éducation musicale de Madeleine et il en sera, cette année, comme les années précédentes. Au seuil de l’Apocalypse est considéré par lui comme une très grande œuvre d’art et il a vibré infiniment à l’Ame de Napoléon. »


« 8 octobre, dimanche – Après-midi 3 heures environ. Visite imprévue de Termier accompagné de Jeanne Boussac. Celle-ci est vaillante, mais fortement marquée par le chagrin. On cause comme on peut en attendant le coup de sonnette des de Groux.

Les voici. Je suis avec mes premiers visiteurs dans le bureau. Madeleine vient me prendre. J’accueille mon ancien ami avec simplicité. De son côté, il s’humilie tout de suite et je coupe court en lui disant de m’embrasser, ce qu’il fait avec transport… Je ne croyais pas possible, après tant de choses douloureuses, un renouveau de l’ancienne amitié et déjà je la sens renaître.

Je monte chercher Termier et sa fille, curieux de voir de Groux. Naturellement on me fait lire, ce que j’exécute avec un secret ennui et beaucoup de fatigue.

Vers 6 heures, les Termier s’en vont et les de Groux, qui ne peuvent rester dîner, disparaissent à leur tour.

Telle est la fin de ce drame ou cauchemar si étrange qui a duré dix-sept ans. »


« 19 décembre – … Je me tire d’affaire comme je peux en lisant Carlyle, qui paraît être, en littérature, mon cousin germain. Je vois cela de plus en plus. »


« 5 février 1917 – … Achevé Le Feu, de Barbusse, livre épouvantable et certainement trop chargé dans le sens de l’horreur ; l’auteur, étranger à tout sentiment religieux, n’ayant pu voir l’envers de la souffrance, obstrué d’ailleurs des plus sottes rêveries du socialisme. J’y reviendrai.

A 6 heures, retour d’Elisabeth. »


« 16 mars – Journée sans aucun autre intérêt que celui-ci : Nicolas II a abdiqué.

Est-ce le premier coup de cloche du grand tocsin ? »


« 18 mars – … Le tsar Michel proclame la souveraineté du peuple.

La souveraineté du peuple en Russie ! En 1789, la Terreur s’est fait attendre trois ans. Les Russes vont plus vite. »


« 27 mars – La nuit ayant été pire, je crois, que les précédentes, je suis encore privé de messe.

Lettre à Grolleau pour être communiquée à Crès. Je propose l’Epopée byzantine en envoyant la préface.

A cela près, rien de nouveau. Pour écarter l’ennui, je relis le Pèlerin de l’Absolu comme j’avais relu hier le Vieux de la Montagne.

Ces livres sont extraordinaires. »


D’une lettre à son ami Georges Joubert du 6 avril. Vendredi Saint :


« … Le monde actuellement atteint de folie ne parle que de victoire et de gloire. La victoire sur l’Allemand, d’accord, mais à quel prix ! Quant à la gloire !… Quand on m’interroge, ma réponse unique est celle-ci : « la grande tribulation n’a pas encore commencé. » Je vous écris ces choses, mon ami, parce que je vous crois capable de les porter. Au surplus, je ne suis pas un prophète et il vous est permis de douter de mes almanachs. »


« 23 avril – Arrivé trop tard à l’église pour la messe de 7 heures, et me souvenant de l’anniversaire de Véronique, je reste à celle de 8 heures avec Jeanne.

On prie ensemble pour cette enfant.

Les journaux sont remplis d’une manifestation « grandiose » ayant eu lieu hier en l’honneur des alliés américains. Occasion de glorifier une fois de plus La Fayette, l’imbécile des deux mondes et le plus funeste crétin de la Révolution.

Comment faire pour ne pas mépriser une telle époque, comment échapper au vomissement ? »


« 26 avril – … Le maréchal (!) Joffre ayant été envoyé en mission honorifique aux Etats-Unis, en compagnie de Viviani, les journaux sont pleins de l’enthousiasme imbécile qui convient, relatant l’accueil d’apothéose décerné par les Américains à ces deux représentants de la France. »


« 2 mai – Lettre de Jacques, nous apprenant qu’il a été déclaré bon pour le service armé.

Suite de l’épouvantable sottise égalitaire.

Nulle distinction entre les hommes… »


« 9 mai – Je n’ose pas sortir aujourd’hui, me sentant horriblement faible. Et combien triste ! Une fois de plus, nous allons être sans ressources. »


« 20 mai. Dimanche – J’attends des visiteurs qui ne viennent pas. Seule, Valentine apparaît après 7 heures, et dîne avec nous.

On parle de la guerre et surtout de la révolution russe, qui nous est si funeste. Un monsieur Kérensky, ministre de la guerre en Russie, vient de proclamer que la patrie est en danger, formule attendue, cette révolution devant être une copie de la nôtre. Hier c’était 89, aujourd’hui c’est 92, sans Valmy ni Jemmapes, demain ce sera 93… »


« 10 juin. Dimanche – Aucune lettre, mais premières épreuves de Constantinople et Byzance.

Après-midi, arrivée de Termier, de Jeanne Boussac, de Jacques, Raïssa et Véra, de Barthélemy accompagné de sa femme et de sa fille, tous arrivés simultanément.

Les Rouault ne viennent qu’un peu plus tard.

Tout ce monde est installé confortablement sous nos marronniers.

Un moment je m’isole dans le bureau avec Termier, Jeanne Boussac et Jacques pour leur faire lire les admirables lettres de Quarré et de Raclot. Celle-ci, surtout, les impressionne et Termier prend un vif désir de connaître un collègue si intéressant. Redescendus au jardin, la conversation devient générale. Toujours la guerre et la fin toujours impossible à prévoir de cette guerre maudite qui bouleverse le monde.

L’excellent Barthélemy, qui plait beaucoup à Termier, dit des choses de très bon sens. Il me parle en particulier de son livre qui lui donne un mal infini et dont il ne voit pas la fin. Que sera cette œuvre ?

Termier, les Maritain et Rouault dînent avec nous en plein air. Rouault nous intéresse par quelques appréciations sur les cubistes et les futuristes.

Le dîner s’achève par une délicieuse bouteille de Cortot mousseux apportée par Termier de la part de Quarré qui a regretté de ne pouvoir venir, déclarant une extrême tendresse pour moi.

Vers 8 heures, départ de tous nos convives. »


« 12 juin – Après-midi, deux lettres : du frère Dacien dont l’admiration pour moi ne fait que croître. Cet homme simple voit clairement que tout ce qu’on peut faire pour obtenir le secours divin, les prières à Jeanne d’Arc ou les pèlerinages au Sacré-Cœur sont en vain tant que Celle qui pleure n’aura pas obtenu réparation.

Et de Baumann qui dit ceci :


… Plus vous avancez vers le porche de l’Eglise triomphante, plus ses clartés affluent en vous. Cet examen de conscience que vous faîtes devant l’éternité pour vous-même et pour votre temps, est une chose poignante et prodigieuse. »


C’est au mois d’août que Bloy commence une nouvelle série de Méditations qu’il continuera jusqu’au mois de septembre – mois où cessera aussi l’écriture du Journal. Cette dernière œuvre sera publiée en 1918 (3), précédée d’un émouvante préface de sa femme.




***




































Notes


(1) Jehan Rictus dont il est souvent question au cours de ces années et dont Léon Bloy admirait les Soliloques du Pauvre et Doléances.


(2) Voir Léon Bloy à son ami André Dupont, lettres de 1904 à 1916 précédées de quelques pages de Jeanne Boussac-Termier ~ Marcel Astruc, 1952 (tirage à 150 exemplaires).


Voici l’une des dernières lettres qu’il écrivit à André Dupont, au front, le 19 octobre 1915 :


« Mon cher André, je n’écris à personne, étant malade et singulièrement privé de forces, mais à vous je veux écrire. Nous avons vu Valentine, dimanche, au moment sans doute où vous m’écriviez. Elle est restée le plus longtemps qu’elle a pu, voyant bien que sa présence était agréable, et nous avons naturellement parlé beaucoup de vous, pauvre ami, qui êtes si peu à votre place dans un milieu où il faut avant tout des dons physiques dont vous êtes privé.

Ce qui me touche réellement jusqu’aux larmes, c’est votre accent de résignation et d’acceptation qui peut paraître une chose nouvelle à ceux qui vous connurent dans d’autres temps. Pour ceux qui, comme moi, pensent au Surnaturel, il y a, dans cette guerre incompréhensible, une force mystérieuse tenue en réserve pour les généreux capables de vouloir ce que Dieu veut. Ainsi peuvent s’expliquer d’apparentes transformations qui ne sont, en réalité, pour un grand nombre, autre chose que les âmes libérées de l’illusoire ou du transitoire et mises par force en présence de l’Absolu.

Ne doutez pas de nos prières, mon ami, des miennes en particulier. Je suis assez bien placé en ce moment, puisque je souffre.

J’éprouve, précisément, comme vous le dites de vous-même, une grande lassitude physique et morale, n’ayant jamais pu prendre mon parti de l’abomination universelle dont nous sommes les assistants ;mais je suis soutenu, et combien ! par la pensée que Dieu agit enfin dans ce monde et qu’il agira de plus en plus.

Au Seuil de l’Apocalypse, ce titre de mon livre – aujourd’hui achevé fort heureusement – doit vous montrer où j’en suis. Je crois que ce septième volume de mon journal est d’une importance exceptionnelle. Mais pourra-t-il être publié ? Sa lecture aurait pour effet certain de rassurer ceux de mes amis qui, me voyant malade aujourd’hui, pourraient me croire épuisé. Je sais que la gravité de mon mal n’est qu’apparente et qu’on me retrouvera un peu plus tard avec toute ma force pour accomplir les besognes qu’il faudra.

Ne soyez donc pas en peine de moi, mon cher André, vous avez assez de penser à vous-même et à votre âme que Dieu tient dans le creux de sa Main.

En quelque endroit que vous soyez envoyé, mon cœur vous y suivra et si une balle vous menace, elle glissera peut-être sur cet organe interposé. Ayez foi et courage. Dites-vous que j’ai besoin, moi aussi, que vous viviez. Après la guerre, s’il est permis de s’exprimer ainsi, où seront la plupart de ceux qui m’auront aimé ?

Les plus médiocres eux-mêmes commencent à dire que ce qui se passe est étrange. Que ne diront-ils pas un peu plus tard ?

Je vous embrasse et je vous quitte, mon cher André, content de vous avoir écrit, mais n’en pouvant plus.


Léon Bloy


(3) Dans les Ténèbres – Mercure de France, 1918












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