JEAN DAUJAT ET LE MARÉCHAL PÉTAIN

 

Il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de présenter dans toute sa richesse un homme de l’envergure de Jean Daujat. Né en 1906 et mort en 1998, Normalien (Sciences), royaliste sans être d’Action française, il fut toute sa vie un écrivain catholique engagé dans l’apostolat. Guidé par Jacques Maritain et le Révérend Père Garnier, Assistant général des religieux de saint Vincent de Paul, il avait fondé, à dix-neuf ans, le Centre d’Etudes religieuses, dont il prendra effectivement la direction en 1931, après des études philosophiques et théologiques approfondies. Il la conservera jusqu’à la fin des années 80. Par ses amitiés, par ses élèves et leurs parents, au cours de ses cinquante années d’enseignement, ainsi que par ses nombreuses relations dans le monde ecclésiastique, il fut un des grands témoins du XXe siècle. C’est son successeur et ami, Claude Paulot, Normalien comme lui, qui, sur sa demande, publiera ses Mémoires1 après sa mort.
 

Mobilisé en 1939, il parvint, après la percée allemande, à ramener son groupe de D.C.A. intact de la Champagne aux environs de Toulouse, après lui avoir fait traverser le Massif Central. A l’ultime moment de la débâcle de l’armée française, il fustige la proposition de Paul Reynaud de continuer la guerre en faisant passer le gouvernement en Afrique du Nord, en même temps qu’il approuve la demande d’armistice et note que celui-ci fut, en réalité, la première grande faute de Hitler. « Je ne pouvais suivre De Gaulle, ajoute-t-il, dans sa condamnation de l’armistice dont je viens d’expliquer combien j’avais compris la nécessité et les immenses avantages et je ne pouvais pas davantage approuver la constitution à Londres d’un gouvernement opposé à celui du maréchal Pétain. »

Dès lors, il n’a de cesse, habitant Paris, de pouvoir rencontrer celui-ci. En 1941, il participe à la fondation et à l’enseignement de l’ Institut d’Études corporatives et sociales, organisme rattaché directement au cabinet personnel du maréchal. Mais ce n’est qu’en 1943 qu’il parvint à être reçu par lui. « Alors que certains le prétendaient sénile, il s’était montré d’un esprit parfaitement lucide pendant toute notre conversation. Il m’avait gardé presque une heure : le commandant Féat me dit que c’était très rare et que cela prouvait que je l’avais vivement intéressé. » Leur conversation avait roulé sur « les problèmes d’éducation et du travail à faire en conséquence pour le redressement des esprits et des cœurs, à quoi il me répondit que l’éducation avait toujours été son souci principal. »

La seconde rencontre de Daujat avec le maréchal eut un caractère plus dramatique Elle eut lieu le 6 juin 1944, et ici encore je vais lui laisser la parole, en citant un livre qu’il publia en 1996 ; La Face interne de l’histoire2. « Lorsque le 6 juin 1944 l'auteur de ce livre apprit le débarquement anglo-américain sur les côtes normandes, il se précipita à Vichy pour y proposer que le maréchal Pétain prenne aussitôt l'avion pour Bayeux, la seule ville française occupée par les forces débarquées, et de là invite tous les Français à aider leurs alliés Anglo-Saxons à chasser l'envahisseur allemand : ce qui, pour les raisons que nous avons expliquées, n'avait pas été possible en novembre 1942 devenait possible désormais en juin 1944. Les Américains, qui se méfiaient du général De Gaulle, auraient été heureux d'accueillir le maréchal Pétain et l'on aurait ainsi évité un gouvernement De Gaulle avec ministres communistes. Mais le maréchal Pétain avait 88 ans, il ne pouvait réaliser seul une telle proposition à laquelle il n'était pas opposé, et elle n'eut pas de suite à cause du caractère timoré et du manque d'audace et de décision des membres de son cabinet. L'occasion passée, il n'y avait plus qu'à attendre l'inévitable arrestation du maréchal Pétain par les agents d'Hitler et sa déportation en Allemagne. Ce fut De Gaulle qui arriva à Bayeux et prit le gouvernement de la France libérée par les armées anglaise et américaine, gouvernement au sein duquel les communistes agissaient selon les ordres qu'ils recevaient de Moscou. »

Quel eût été le résultat de cette tentative si elle avait réussi ? Eût-elle sauvé le maréchal Pétain ? peut-être... Eût-elle épargné à la France une atroce dictature gaullo-communiste ce que Jean Daujat espérait –, il est évidemment impossible de répondre à cette question.

 

Enfin, pour mieux faire connaître Jean Daujat, et notamment ses options pendant l’occupation allemande, j’aimerais citer une page de ses Mémoires particulièrement claire, mais peut-être un peu longue.

« Sans qu’elles aient pour moi les suites qu’a eues à partir de 1945 mon enseignement à Saint-Nicolas, mes fonctions à l’Institut d’études corporatives et sociales ont eu aussi bien des conséquences pour mon avenir, non seulement par toutes les nombreuses relations que j’y ai faites, mais parce qu’elles ont fait connaître mon enseignement oral et écrit et m’ont donné de l’influence et du prestige. Et pourtant la tâche était extrêmement difficile parce qu’au-delà de l’enseignement des principes qui constituaient la doctrine familiale, économique, sociale et politique de l’Église dont on retrouvait bien des échos dans les admirables messages du maréchal Pétain, on ne pouvait pas éviter des prises de position face aux évènements  et problèmes de l’heure. On a vu que j’avais compris comment l’armistice, rendu indispensable parce que nous n’avions plus d’armée, allait perdre l’Allemagne hitlérienne en interdisant à son armée d’envahir notre Afrique du Nord où Weygand, puis Juin, préparèrent une nouvelle armée française qui reprendra le combat aux côtés de nos alliés anglo-saxons, ce qui fait que je blâmais De Gaulle de sa position contre l’armistice et contre le maréchal Pétain dont je viens de dire que j’admirais les messages et qui m’avais réjoui en mettant fin au régime parlementaire, en se prononçant pour un régime corporatif, en préconisant le redressement des esprits et des cœurs, en mettant en œuvre pour cela tant d’institutions pour la jeunesse.

J’avais compris, et savais par divers renseignements, que le Maréchal ne pouvait que souhaiter l’échec final d’Hitler et je le souhaitais aussi, mais bien sûr sans désirer que cela entraîne pour la France un retour au régime parlementaire. Je m’étais réjoui du renvoi de Laval trop conciliant vis-à-vis de l’Allemagne et avais été désolé de son retour au pouvoir imposé par Hitler. Je m’étais réjoui de l’entrée en guerre des États-Unis qui préparait la défaite finale d’Hitler qui avait fait dire au maréchal Pétain : « Nous voici en 1917 », parce que (là, De Gaulle l’avait bien prévu) elle permettrait aux adversaires de l’Allemagne d’avoir plus de chars et plus d’avions qu’elle. Je m’étais réjoui de l’entrée de l’armée allemande en Russie parce que j’avais compris qu’elle se perdrait dans l’immensité russe mais bien sûr, éclairé comme je l’étais sur le communisme, je ne souhaitais pas pour autant une victoire militaire de celui-ci de sorte que, tout en espérant qu’armée allemande et armée russe s’usent l’une contre l’autre, je blâmais sévèrement Etats-Unis et Angleterre de faire alliance avec la Russie communiste et De Gaulle de s’engager avec eux dans cette voie.

Je savais le maréchal Pétain paralysé par les exigences allemandes (le renvoi de Weygand, le retour de Laval l’avaient bien prouvé) et à l’Institut d’Etudes corporatives et sociales nous avions diffusé clandestinement, les Allemands en ayant interdit la publication, le Message où le Maréchal parlait de la « semi-liberté qui m’est laissée » et affirmé que « le régime actuel qui m’est imposé par les circonstances ne ressemble en rien au régime que je veux instaurer et qui sera fait de l’épanouissement harmonieux de toutes nos libertés ». J’étais horrifié par les persécutions contre les Juifs et ne craignais pas de le dire publiquement et tremblais pour nos amis juifs que j’étais prêt à aider par tous les moyens en notre pouvoir.

J’étais disposé à approuver la Résistance quand elle ne commettait pas d’actes imprudents et inutiles, mais lui fus hostile dès qu’elle accepta dans son sein des communistes et les laissa s’emparer des leviers de commande. En novembre 1942 je me réjouis du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (il sonnait le glas de la puissance hitlérienne) et commençai par souhaiter que le maréchal Pétain parte en avion pour y reprendre la lutte contre l’Allemagne avec nos alliés, mais je compris rapidement qu’alors Hitler aurait installé en France un gouvernement Déat-Doriot-de Brinon qui aurait déclaré la guerre à l’Angleterre et mobilisé tous les jeunes français dans l’armée allemande, je compris donc que pour éviter cela le maréchal Pétain avait dû décider de rester en France en gardant pour seul pouvoir de signer des Traités et de déclarer la guerre tandis que pour tout le reste il ne pouvait plus rien et devait abandonner la totalité du pouvoir à Laval.

Je sus par mon ami, le diplomate et agent secret François de la Noe, que Pétain avait demandé à Weygand de partir pour Alger y reprendre la lutte contre l’Allemagne avec nos alliés anglais et américains, mais que celui-ci exigeait pour cela un ordre public qu’évidemment le Maréchal ne pouvait pas lui donner. Je m’étais réjoui de l’habile ralliement de Darlan et de Juin au débarquement anglo-américain, j’avais donc été désolé de l’assassinat de Darlan, machiné par Henri d’Astier de la Vigerie que j’avais connu par Amédée d’Yvignac et qui m’avait toujours été si antipathique, désolé aussi que pour succéder à Darlan on ait choisi l’incapable Giraud qui ne pouvait que se faire éliminer par De Gaulle. »

Bien entendu, Daujat ne fut pas le seul à suivre une ligne aussi nette. Bien qu’il semble l’ignorer, elle fut aussi celle de Maurras et des lecteurs de l’Action Française, mais aussi celle de très nombreux Français, comme en témoigneront l’accueil que réservèrent au Maréchal les Parisiens le 26 avril 1944 et la population de Nancy le 26 mai de la même année.

 

Xavier Soleil

 

1. Jean Daujat, Mémoires tome I, Téqui, 2012, 638 p., 40 euros ; tome II, Téqui, 2014, 776 p., 39 euros.

2. Jean Daujat, La Face interne de l’histoire, Téqui, 1996, 543 p. (épuisé, mais peut être téléchargé sur internet.)

3. Lycée privé catholique fondé en 1827 par l'abbé Martin de Bervanger. Actuellement 108 rue de Vaugirard à Paris.

 

 

 

 

 

 

 


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