Hugues Rebell


Union des Trois Aristocraties



C’est la science qui fait le progrès social, et non le progrès social qui fait la science… Rappelez-vous ce saint dont un ange laboure le champ, afin qu’il n’ait pas à interrompre sa prière. La prière ou, pour mieux dire, la spéculation rationnelle est le but du monde ; le travail matériel est le serf du travail spirituel. Tout doit aider celui qui prie, c’est-à-dire celui qui pense. Les démocraties qui n’admettent pas la subordination des individus à l’œuvre générale, trouvent cela monstrueux.

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Le peuple croit qu’une ville est un composé de maisons ; il ne comprend pas qu’une ville est surtout faite par ses remparts. Les remparts d’une cité sont ses défenseurs, ses institutions. Une démocratie sans famille et sans institutions est une ville ouverte. Ceux qui défendent et qui gardent une société ont droit à un privilège spécial.


Ernest Renan



On conçoit malaisément des acteurs qui, chaque soir se rendraient dans un théâtre vide pour jouer devant des banquettes. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui ne font pas autre chose. « Contes à soi-même », ainsi se nomme le dernier recueil de M. de Régnier, et ce titre indique moins un parti pris de vivre en soi qu’une résignation à ne pas être lu (1).

Je n’approuve point, certes, un tel dédain de la célébrité, ni ce manque d’ambition qui tendrait à faire de chaque poète comme une sorte de monomane en cellule, ne s’occupant que de lui et se moquant du reste du monde. On n’atteint au grand art que si l’on sent des âmes avec soi. Le public est le collaborateur de l’artiste : la fièvre d’enthousiasme qui l’anime dans la recherche de la beauté, il la doit à cette multitude de désirs exaspérés, mais vagues, à cette aspiration immense d’un peuple à un idéal encore confus qu’il est chargé, lui créateur, de préciser et de définir.

Mais si l’artiste a besoin d’un public, il ne peut accepter celui que lui offrirait la démocratie moderne ; il désire l’approbation des esprits, et non l’applaudissement bruyant des foules. Quel idéal d’ailleurs gouverne maintenant les multitudes, si ce n’est le rêve de bien-être le plus grossier, idéal qui ne les met pas à un rang beaucoup plus élevé dans la civilisation que les peuplades de l’Afrique et de l’Océanie. Les artistes sont donc fatalement des solitaires et leurs pensées ressemblent à des prisonnières qui ne communiquent point entre elles, qui ignorent même le plus souvent leur existence. Si, par hasard, elles soupçonnent dans leur réclusion le voisinage d’une amie, si elles entreprennent de se confier l’une à l’autre, la grosse voix du geôlier de la démocratie couvre leurs paroles.

Le dix-neuvième siècle a ainsi réalisé le rêve de la plèbe : le triomphe des individus et la ruine des intelligences. Du moment que toute hiérarchie a disparu, du moment que chacun a le

droit de donner son jugement, qu’on en soit persuadé : il n’y a plus de jugement. Liberté de la presse signifie esclavage de la pensée, puissance de tous veut dire oppression des meilleurs. Quand il est permis au premier venu de s’écrier : Racine n’a pas de talent, et qu’on l’écoute, il ne peut se produire de nouveaux Racine.


Devant ce débordement de la sottise démocratique, il serait fou de désirer parler au public puisqu’il n’existe pas. Nous ne sommes plus au temps où Grimm et Diderot écrivaient pour une impératrice, où les rois recherchaient les penseurs. Romans, théâtre, histoire, philosophie, science, tout s’adresse à la populace : les démocrates veulent, comme ils le disent plus justement encore qu’ils ne le croient, tout vulgariser. Nous ne participerons donc pas à leur grande entreprise de bassesse, nous dont le vœu n’est que d’ennoblissement.

La situation des intellectuels est pénible, mais non encore désespérée. Une tâche leur incombe qu’ils ne doivent pas négliger, si médiocre qu’elle leur paraisse, puisqu’elle facilitera la tâche légère et glorieuse de leur rêve. Oui ! S’il leur est impossible à présent de faire de leurs livres des œuvres, que ces livres soient au moins des actions. On étouffe la voix qui expose la pensée, mais on n’étouffera pas notre cri d’appel. Nos écrits seront des mots d’ordre pour des conspirateurs, des signaux de ralliement pour les amis égarés. A l’art qui, à notre époque, est irréalisable, nous allons aplanir les voies : nous voulons nous créer un public.

Se créer un public ! Travail immense ! Il nous faut devenir révolutionnaires, - révolutionnaires, il est vrai, d’un genre nouveau. Nous ne songeons pas à détruire, mais à restaurer, désireux de profiter du travail des ancêtres et jugeant que les demeures élevées à leurs passions son encore bonnes pour abriter les nôtres. Mais hélas ! dans un moment de fièvre, des enfants barbares ont tout livré aux flammes. Retrouverons-nous seulement, parmi ces ruines, des matériaux pour notre édifice ?


Dans ces sociétés qui se disent démocratiques, on ne rencontre que des gens qui désirent dépasser, effacer leurs voisins. La démocratie signifie pour eux, non point égalité des pouvoirs de tous les hommes, mais un droit personnel à la domination des autres. Si ce désir de puissance venait de la conscience de son propre mérite, il n’aurait rien que de légitime, mais il a pour origine la croyance à l’égalitarisme, cette fausse idée que tous les hommes ont les mêmes aptitudes et les mêmes droits. Un individu voit-il son voisin s’élever à côté de lui, il ne s’occupe point de savoir s’il lui est inférieur ou supérieur, il faut qu’il s’élève à son exemple. Pour juger du désordre causé par cette morale démocratique, on n’a besoin que de jeter un coup d’œil sur notre société moderne : nul pouvoir n’y est reconnu, personne ne veut obéir, et les chefs légitimes se voyant contester leur droit au commandement, s’en désintéressent et l’abandonnent aux premiers aventuriers qui entreprennent de le saisir.

- Vous êtes roi, monsieur, dit le riche au prolétaire, en le saluant ; me permettrez-vous de garder mes richesses ? Elles ne vous humilieront point, soyez-en sûr : je les garderai dans mon coffre-fort.

- J’ai eu des titres autrefois, dit le gentilhomme au roturier, mais je vous promets que je ne m’en souviens guère. Mes vieux parchemins d’ailleurs n’existent plus. Vous m’avez fait jadis le grand plaisir de les brûler avec mon château. J’espère que vous ne me refuserez point l’honneur de me considérer comme un des vôtres.

- Chers amis, disent les intellectuels, mendiant les suffrages des rustres ignorant, chers amis, veuillez, je vous prie, nous indiquer comment nous devons défendre vos intérêts et nous donner votre avis sur ce projet de loi. Nous avons étudié durant vingt années ces problèmes, mais encore que vous ne les soupçonniez même pas hier, vous êtes, à les résoudre, beaucoup plus aptes que nous (2) .

Ah ! lâches ! misérables lâches ! comment pourriez-vous défendre la vérité et la beauté, vous qui n’avez même pas la force de défendre votre propre personne : vous ne savez que vous gorger d’humiliation. Quelles joies infâmes goûtez-vous donc dans l’abaissement ? Ne voyez-vous pas ces foules anxieuses et impatientes, trop faibles pour se diriger elles-mêmes et qui ne demandent qu’à acclamer une domination plus glorieuse que leur liberté.

Cependant je distingue au milieu des huttes de sauvages de cette démocratie, de majestueux monuments qui ont subi mille outrages, mais que je crois encore réparables. Dans ce monde moderne, repoussant de vulgarité au premier coup d’œil, on aperçoit çà et là les éléments d’une aristocratie qui, encore que déchue, pourrait être relevée.

Un idéal me séduit avant tout : créer des dominateurs, donner de l’orgueil à ceux qui méritent d’en avoir.

Nous avons vu que l’intellectuel à notre époque était voué fatalement soit à un perpétuel soliloque, soit à une prostitution à d’indignes multitudes. Ici le chant de la masturbation, le « Conte à soi-même » perpétuel, une pensée qui, se nourrissant de sa propre substance, se dévore et s’anéantit ; là, un jeu et des parades burlesques, car, s’adressant à des inférieurs, l’intellectuel sera forcé de prendre la voix niaise de la servante à l’enfant, le ton pédant du magister à l’élève.

L’homme qui a des idées à imposer ne souffre point cet isolement ni ce masque. Il veut parler en maître à des maîtres ; tout grand créateur demande de grands compréhensifs : son public, c’est une aristocratie.

Une aristocratie, vous écriez-vus, mais laquelle ? Je réponds hardiment : toutes les aristocraties. Le philosophe ne détruit rien, mais accepte la vie dans son immensité, dans sa variété. Puisqu’une force existe, dit-il, c’est qu’elle a sa raison d’être. Honneur, travail et intelligence, tels sont les fondements de toute société : notre désir est de réunir dans une même alliance la noblesse du nom, celle de l’argent et celle de la pensée.

Ainsi notre souhait égoïste « avoir un public », où d’ailleurs est sous-entendu ce souhait plus noble « répandre une Idée » aboutit à ce vœu : créer une hiérarchie pour sauver le monde de la grande maladie démocratique, de cette grande fièvre populaire du commandement.

Il faut d’abord qu’aux yeux du peuple la noblesse héréditaire se replace à son rang et qu’elle prenne conscience d’elle-même. Représentant la fidélité aux serments, l’attachement au prince, la soumission fière et le fier commandement, elle perpétue de hautes traditions de vertu et de virilité auxquelles on ne saurait toucher sans détruire la civilisation. Les démocraties, qui ne subsistent qu’à la condition d’être continuellement illogiques, ne sont pas encore arrivées à se passer de la noblesse. Elles se servent encore de l’ancienne, elles en créent une nouvelle et il y aura bientôt une noblesse républicaine comme il y a eu une noblesse de l’empire. N’a-t-on pas honoré en M. Carnot le petit-fils de l’ « organisateur de la victoire » et M. Casimir-Perier ne doit-il pas une partie de sa popularité au ministre de Louis-Philippe ? On ne voit donc pas ce que signifie cette égalité si vantée puisque ceux qui la prêchent sont les premiers à ne pas y croire.

Si, dans ce siècle, la noblesse a joué un rôle effacé, ambigu, misérable parfois, elle n’en est pas responsable. Ceux que l’on accoutumait à regarder comme des penseurs lui ont si bien dit et répété qu’elle ne servait à rien et qu’un long enseignement de respect de soi-même et d’orgueil, donné de génération en génération, n’avait aucune influence sur le caractère des derniers descendants ! La noblesse en est venue à rougir de ses titres, et, dans un discours récent adressé au parti libéral, Lord Roseberry a dû insister pour faire admettre à son auditoire qu’un lord était un citoyen ordinaire, et qu’il pouvait même, en certaines circonstances, être utile au pays (3).

Ne reprochons donc point à la noblesse ses fautes. Elle est esclave de la réputation qu’on lui a faite. Son oisiveté, ses débauches, son indifférence, elle les doit aux écrivains de la démocratie qui cherchèrent à l’éloigner de toutes les charges, en proclamant la souveraineté de la populace. Notre tâche est de lui rendre son ancien prestige. Crions aux nobles : vous avez le droit de porter vos titres, et votre devoir est même de les montrer aux foules. Vos pères, quelle que soit la manière dont il s’élevèrent à la puissance, ont créé pour vous un esprit fier et intelligent de domination qui vous rend, non des tyrans, mais des dispensateurs. Des pamphlétaires disent que vous êtes tombés, que votre race touche à sa fin ; des artistes vont chercher les escrocs et les souteneurs, et ils les saluent comme les représentants de la jeune humanité (4). Peut-être à leurs étranges discours avez-vous souri d’abord, car vous ne vous jugiez pas des dégénérés ; loin de manquer d’énergie vitale, vous vous sentiez au contraire pleins de force pour l’existence, mais bientôt, si vous écoutez encore les démagogues, vous accepterez leurs insultes, vous commencerez à vous mépriser vous-mêmes et alors vous serez perdus : votre raison d’être en effet, c’est votre orgueil ; vous n’avez droit à la vie qu’autant que vous saurez régner sur celle des autres.

Crions aussi à l’homme venu d’en-bas et qui a conquis la fortune : Votre or n’est pas maudit, vous n’êtes pas un criminel. Sur chaque pièce, sur chaque billet de votre coffre-fort, je vois de votre sueur, de votre esprit, et pourquoi pas ? de votre ruse. Oui, vous valez mieux que les gens qui vous envient et accusent votre honnêteté, maintenant qu’ils n’ont plus que cette vertu à faire valoir. L’homme qui a mis sa volonté et son intelligence à conquérir l’or par l’industrie, le commerce, la banque, en se servant lui-même, a servi l’humanité, et davantage que ceux qui, n’ayant que des bras, voulaient seulement gagner leur subsistance. Combien d’êtres vivent et jouissent de lui, quel beau mouvement de travail et de plaisir il a créé ! C’est justice (puisque justice est en cause) qu’il reçoive une rémunération bien supérieure à ses subordonnés ; c’est justice, s’il ne veut pas profiter de ses richesses, qu’il en fasse profiter ses enfants, si imbéciles qu’ils puissent être : un jour ou l’autre, en effet, l’humanité recouvrera ses trésors, et, lui-même, n’a-t-il pas le droit d’user de cette fortune qui n’est pas comme son œuvre, comme son enfant, mais comme ses propres membres, dont il peut disposer pour de nouvelles créations ? Une fortune, qu’on le sache, est une œuvre naturelle et bienfaisante. Ce grand superflu chez quelques-uns fait naître des aptitudes, excite des activités multiples. Le désir toujours satisfait du riche engendre d’infinis désirs qui éveillent à leur tour, chez les travailleurs pauvres, les innombrables facultés du génie humain. Supprimer l’or, proclamer l’égalité des fortunes ne pas laisser à chacun le droit d’acquérir, ce ne serait pas retourner à la sauvagerie, car il y a lutte chez les sauvages pour la prééminence, mais ce serait souhaiter la mort ou le sommeil, la vie et le plaisir n’étant qu’un effort, un travail continuel.

Mais cet esprit chrétien (5) dont tout aujourd’hui est infecté jusqu’aux hommes qui s’en disent ennemis, pousse les prétendus penseurs à déclamer contre la richesse et à maudire cette classe qui a été un artisan de gloire et de beauté ! Pourtant qui a créé Venise et Florence, qui a suscité dans ces villes toute une légion de grands artistes si ce n’est l’or de leurs commerçants et de leurs banquiers ? Il y a une histoire que personne n’a tenté d’écrire et qui serait une belle réponse aux ridicules élucubrations des socialistes et des anarchistes : c’est l’histoire de la richesse. On y verrait des hommes d’une volonté et d’une énergie admirable, comme ce Salomon Heine, l’oncle du poète. Il arrive à dix-sept ans à Hambourg, les poches vides ; il entre dans une maison de banque comme garçon de bureau chargé de présenter les lettres de change. Vingt-quatre ans se passent pendant lesquels nous le voyons successivement commis, associé et enfin directeur d’une banque qu’il a lui-même fondée Croyez-vous que pendant ces vingt-quatre ans il n’eut pas à passer des heures douloureuses d’humiliation, de gène, de besoin peut-être ? Mais ce n’était pas un de ces impuissants qui essaient de détruire ce qu’ils ne peuvent arriver à posséder. Il avait assez de courage pour conquérir. Plus tard nous trouvons Heine à l’immense incendie de Hambourg. Au milieu de l’épouvante générale il demeure l’homme du sang-froid, de la résolution. C’est lui qui conseille de faire abattre par l’artillerie des maisons qui lui appartiennent pour conjurer le feu. Quand l’incendie a cessé, alors que le crédit est menacé, que la panique est dans la ville, que le commerce et l’industrie vont périr, il se promène à l’ouverture de la Bourse, au milieu du marché, criant à tous : « Celui-là est un brigand qui escomptera au-dessus de trois pour cent » donnant ainsi à entendre que sa maison est ouverte aux effrayés et aux nécessiteux. Sa banque escompta pour des millions. Toutes les autres suivirent son exemple. Les affaires reprirent, et cette cité dès lors moins épouvantée, plus confiante, consentit à l’existence.

Dites-moi : ce Heine qui avec sa fortune lentement conquise était devenu maître de Hambourg et lui rendait la vie, encore qu’il soit un homme d’argent, n’a-t-il pas sa grandeur ? Son cas n’est pas unique pourtant. Depuis les magnifiques et habiles Italiens de la Renaissance jusqu’aux Rothschild (6) et aux Pereire, nous rencontrerions dans les annales de la richesse beaucoup d’hommes qui certainement doivent choquer un Drumont, un Grave, un Kropotkine, mais que ne manqueront pas d’admirer tous les esprits vraiment libres et philosophiques.

Les Démocraties toutefois, en affectant le mépris ou la haine de l’argent, sont conséquentes. On a pu croire un moment que la Révolution voulait servir l’aristocratie naturelle au détriment de l’aristocratie sociale. Cela d’ailleurs eut été une sottise, car l’aristocratie sociale est aussi une aristocratie naturelle. Lors même que la noblesse ne rendrait pkus directement des services, l’état d’esprit qu’elle perpétue, ces traditions d’honneur dont nous avons parlé, constituent pour la société un service très réel. Il est prouvé d’autre part que l’aventurier de génie ou de talent sous l’ancien régime forçait plus aisément les portes qu’à notre époque, où le pouvoir imbécile et machinal de l’administration a remplacé l’arbitrage d’hommes le plus souvent intelligents et cultivés. Mais admettons que la Révolution ait ouvert des carrières injustement fermées, ses intentions aujourd’hui sont claires. « Nous ne voulons pas plus de supériorités intellectuelles que de supériorités sociales, disent les démocrates : vous, sots, malades, impuissants, vous êtes les égaux des forts, des sains, des intelligents, c’est l’arrêt de notre justice : la nouvelle et la meilleure. »

Répondons-leur donc : « Comme certains hommes de constitution robuste et dont la dépense de forces est excessive, ont besoin de plus de nourriture que des hommes d’énergie et de travail ordinaire, nous, qui naturellement et fatalement accomplissons une œuvre supérieure à celle de plusieurs milliers d’êtres, nous avons des besoins et des droits supérieurs. Ces droits, autrefois, notre génie et notre habileté nous les décernaient, mais maintenant, vous voulez nous les retirer ! Apprenez donc ceci : vous nous volez en donnant aux misérables, et comme l’humanité n’est point représentée par la foule, mais par une élite, vous volez aussi l’humanité… »

Sous la menace d’un même danger la noblesse et la richesse doivent se liguer contre la démocratie, mais il faut d’abord qu’elles aient conscience de leurs devoirs. Les nobles vivent en se cachant, à la façon des proscrits, et les riches ressemblent à ces juifs du moyen-âge qui dissimulaient des trésors au fond des sombres demeures de leur ghetto. Ils ont peur, ils affectent des habitudes austères, ils craignent de paraître mener une vie trop luxueuse. De temps à autre, si on leur reproche leur fortune, ils font une dotation publique dont les pauvres n’ont pas connaissance, ou bien ils inscrivent leur nom en tête d’une liste de souscription, pour recevoir les flatteries de leur entourage. Comment la foule consentirait-elle à voir entre leurs mains une richesse qu’ils ne prennent pas la peine de légitimer par des œuvres . La foule ressemble à ces femmes qui, se sentant faibles, acceptent et même désirent un maître, mais il leur doit d’abord montrer les vertus du mâle. Si la noblesse et la richesse voient chaque jour diminuer leur pouvoir, c’est qu’elles se sont dispensées peu à peu de toutes les charges qui leur incombaient. Quelle opinion aurait-on d’un roi qui, abdiquant la couronne, continuerait à toucher les revenus du royaume ? Les nobles et les riches de notre temps sont dans cette situation. Ils jouissent de l’existence en petits et médiocres égoïstes, vivant tranquilles et retirés, sans se douter qu’il n’y a puissance qu’autant qu’il y a solidarité.

J’avoue que la foule, encore qu’elle les attaque, est complice de leur bassesse. Elle les hait, parce qu’elle les envie. Elle les méprise, mais elle respecte leur argent. C’est chez elle comme chez eux la même avarice stérilisante, le même oubli des véritables destinées de l’or, - de l’or qui doit être actif et prodigue pour créer. Chacun voudrait posséder dans son armoire une assurance de repos perpétuel, un brevet de vie longue et paisible. L’ignorance démocratique, qui ramène tout à l’intérêt, a, ici comme ailleurs, oublié l’utilité générale pour ne voir que le bien-être individuel. La richesse n’apparaît plus comme une armée juvénile et pleine d’ardeur pour gagner des batailles, mais comme une troupe de valets pour soigner et divertir des malades. C’est une sinécure au lieu d’être une fonction. Tandis qu’elle se désintéresse de toutes les grandes entreprises, sans courir aucun risque, sans rendre aucun service, dans son oisiveté misérable, elle prétend doubler et quadrupler ses forces. Mais parce que maintenant la plupart des riches oublient leurs devoirs, est-ce une raison pour s’en prendre à une richesse qui n’est plus elle-même, que l’on a transformée pour la rendre méconnaissable d’avilissement ?

Quelques-uns disent : Instruisons le peuple. Moi je dis : Instruisons la richesse, instruisons la noblesse. Que ceux-ci montent à la bibliothèque de leur château, qu’ils lisent la vie de leurs ancêtres, et que ceux-là pensent à leurs prédécesseurs.

Malheur aux aristocraties qui éloignent d’elles la pensée ! Si aujourd’hui nous rencontrons parmi les écrivains tant de démagogues, tant de courtisans de la populace, c’est qu’ils ne sentent point dans l’aristocratie l’appui qu’ils auraient le droit d’espérer. Aux grands appartient l’initiative des grandes choses. Ils sont les auxiliaires naturels de l’inventeur, du philosophe, de l’artiste, car leurs travaux, leur vie, leurs jouissances servent d’exemple aux hommes. Tout mouvement de réforme ou de transformation doit donc partir de leur palais. Ainsi allume-t-on les fanaux sur les hauteurs pour que de tous côtés on les aperçoive, mais les hommes de pensée d’aujourd’hui sont semblables à des esclaves porteurs de lanternes : c’est à peine si leur lumière éclairent les voisins. Personne pourtant n’a le droit de leur reprocher leur rôle effacé puisque ceux qui devraient les soutenir les abandonnent.

Or nous dépendons les uns des autres. Cette division des classes dominatrices ne peut servir qu’à leur commune ruine. On a dit sur la scène et dans le roman, avec une ironie peu philosophique, l’alliance de la noblesse et de l’argent, quel esprit sagace comprendra la nécessité de cette union (7). Le parvenu apportant l’habitude du travail, l’activité, la volonté, il doit y ajouter encore l’honneur, la délicatesse, le sens du noble commandement. Mais cette union n’a sa raison d’être que si on lui donne un autre but que la continuation d’une race ou l’établissement d’une famille, par exemple, un idéal nouveau qui règle notre conduite, domine notre pensée et entraîne tout un peuple.

Cet idéal, générateur de vastes œuvres et qui réunit dans une même action la multitude des hommes, cet idéal nécessaire, c’est l’intellectuel qui un jour le présente au monde. De la seconde moitié du XVIIIe siècle à ces dernières années, trois esprits surtout le révélèrent à l’humanité : Rousseau, Hugo, Wagner.

Ces voix ont fait leur œuvre mystérieuse ; paroles et chants répétés à l’infini ont donné une âme à ceux-là même qui ne les entendirent point, car le verbe puissant appelle les mots imitateurs et il n’est point de grande pensée qui n’attire à sa suite tout un cortège d’idées.

Prêchant la ruine de la civilisation, le retour à la société primitive, le bonheur de l’existence endormie, exaltant les simples, les faibles, les misérables, ces chants, de la publication de l’Emile et du Contrat à la représentation de Parsifal, retentissent tantôt comme des plaintes berceuses pour les sociétés lasses, tantôt comme les appels d’un fiévreux en délire. La société qui fit ou accueillit la Révolution française a trouvé dans ces hymnes étranges ses véritables interprètes. Elle avait sans doute besoin, après tant de furieuses batailles, de contempler sa misère et ses maladies, peut-être aussi ne pouvait-elle plus retenir ses cris de douleur. Mais l’œuvre de Rousseau, de Hugo et de Wagner est achevée. Il est temps de songer à reprendre la route, d’essuyer ses larmes et d’avoir du courage. Un autre idéal s’impose et avec lui de nouveaux conducteurs.

Cependant ces guides attendent qu’on reconnaisse leur mission et que les hommes des premiers rangs leur prêtent leur appui. S’aventure-t-on dans des chemins difficiles sans vivres et sans escorte ?

Ces guides ont surtout besoin qu’on veille à les approvisionner et à les secourir, car ils ne songent qu’à indiquer la route, ils ne s’occupent point d’eux-mêmes. C’est en cela qu’ils se distinguent des autres hommes.

La plupart des hommes, en effet, ne sauraient accomplir le premier acte de l’existence : le travail ; ils languiraient dans un infâme sommeil et finiraient même par mourir d’ennui, s’ils n’étaient pas obligés de gagner leur pain, mais la nécessité qui leur met à la main un outil leur fait vite comprendre la loi de leur nature ; bientôt ils ne peuvent plus s’y soustraire : jusque dans leurs jeux et leurs délassements ils seront des travailleurs. Ainsi, tout en ne pensant qu’à leur propre plaisir, concourent-ils sans le savoir à l’œuvre du monde.

L’homme supérieur, au contraire de la foule, est d’instinct attiré par le travail. Sa vie n’est pas assez longue, son corps pas assez robuste pour la tâche qu’il rêve d’accomplir. Tandis que la foule ne songe qu’au résultat de son labeur, l’intellectuel ne songe qu’au labeur lui-même ; aussi est-il presque toujours incapable, non seulement d’en profiter, mais d’assurer son existence : tout ce qui n’est pas sa pensée devient le jouet des êtres et des choses.

A certaines époques les peuples ont senti à la fois la suprématie et l’infortune de ces grands hommes qui, distribuant au monde des trésors, ne surent rien garder pour eux-mêmes. On transgressa en leur faveur l’implacable loi du combat pour la vie ; on convint qu’ils ne seraient point soumis aux obligations communes ; des rois les prirent sous leur protection, et le génie, à cause de ses continuels bienfaits, reçut des privilèges. On se rappelle que le pape Paul III donna à Benvenuto Cellini l’absolution du meurtre de Pompeo, et comme quelqu’un lui reprochait sa clémence : « Sache, dit-il, que de pareils hommes sont au-dessus des lois. » (8)

Le temps n’est plus de ces nobles princes qui savaient dans la foule reconnaître leur semblable. La démocratie moderne n’admet ni ces faiblesses, ni cette supériorité : Vous êtes tous égaux, répète sa vois brutale.

Si parfois elle affecte de protéger l’art, ce n’est que celui des médiocres. Edmond de Goncourt note dans son journal un mot caractéristique de M. Grévy. Le président avait demandé au directeur des Beaux-Arts son opinion sur le salon de peinture des Champs-Elysées : « Pas d’œuvres supérieures, dit le directeur, mais une bonne moyenne. - Très bien, répond M. Grévy ; c’est ce qu’il faut dans une république. »

Devant ce mépris, cette indifférence du gouvernement, que reste-t-il à faire à l’intellectuel ? Doit-il se résigner à mourir de faim ou faut-il qu’il accepte cette torture plus grande encore pour lui : l’abandon, l’oubli dans un travail misérable, de ses plus chères pensées. Ah ! que la prostituée ait à gagner son pain, je le veux, puisque, sans cela, tant d’hommes ne jouiraient pas de sa beauté ; que le marchand, l’ouvrier, le laboureur aient, pour vivre, besoin de leur travail, je le veux aussi, puisqu’autrement l’activité de ces hommes serait perdue, mais n’est-il pas odieux que le suprême travailleur doive se préoccuper du lendemain ? lui dont l’œuvre ne s’enfante que dans le repos et la sécurité, lui qui ne la réalise qu’à la condition de s’absorber en elle, peut-il lui dérober une minute, ne pas employer toute sa force à son achèvement ?

Rejetés par le gouvernement, méprisés également par la bourgeoisie et par la populace, les intellectuels n’ont à attendre le salu que de l’aristocratie. Aussi bien l’aristocratie ne peut subsister sans eux.

Mais cette alliance ne se fera point sans peine. Il faut que les classes dominatrices soient d’abord convaincues de la nécessité d’une entente commune. Déjà, pour en arriver à ce point, que de barrières à renverser ! N’avons-nous pas à obtenir la place qu’on nous refuse dans l’état ? N’avons-nous pas à nous faire reconnaître de ceux-là mêmes dont nous réclamons l’appui ? Notre action ne doit en rien ressembler à une prise d’assaut ; au contraire, toute de lenteur, de temporisation, elle a pour but moins d’attaquer les institutions que de convertir les personnes. Soyons donc habiles : la lyre d’Orphée est impuissante pour le moment à attendrir les viles brutes qui nous entourent ; saisissons l’épée ou le caducée ; ayons la ruse, pratiquons la violence ; nous devons être tour à tour des combattants, des apôtres, des proxénètes.

Changeons ceux que nous voulons amener à nous : que pourrions-nous entreprendre avec ces gentilshommes qui ne voient pas d’autre but à donner à leur vie que d’entretenir leur écurie et leur alcôve, avec ces financiers qui amassent l’or sans savoir le dépenser, avec ces artistes qui s’amusent à écrire comme de jeunes demoiselles s’amusent à faire de la tapisserie ?

Changeons les hommes autour de nous et changeons nous aussi nous-mêmes.

Je vois un jeune-homme aux lèvres pâles, au sourire ironique, au regard lassé qui, j’espère, va bientôt disparaître. Qu’il prenne du jus de viande ou qi’il meure, mais nous ne voulons pas à côté de nous de ce perpétuel malade, - malade imaginaire le plus souvent, - qui juge distingué de promener partout ses grands airs méprisants et son dégoût affecté. Oh ! cet air de monomane qui a blasphémé le monde, avant même de l’avoir effleuré, il me semble entendre l’énorme éclat de rire dont l’accueilleraient les grands ancêtres : un Rabelais, un Voltaire, un Diderot.

L’artiste doit se mêler à l’existence. Si nous avons pour lui demandé protection, si nous désirons lui rendre à l’avenir la lutte moins pénible, lui ménager, à un moment de sa vie, quelques jours de calme pour la création de son œuvre, ce n’est point pour le soustraire à ses devoirs de combattant. Aujourd’hui surtout, nul loisir ne lui est permis. Qu’il emploie à se défendre la force et l’ardeur qu’il eût pu avoir autrefois à créer. Qu’il assoie solidement sa vie pour y édifier de solides pensées.

Nous avons pu entrevoir l’ignorance moderne : elle est insondable. Les écrivains de notre époque n’étudient rien, car ils s’imaginent tout savoir. Qu’ils aient donc assez d’amour d’eux-mêmes pour s’instruire ; assez de respect pour ne point se prostituer. Qu’ils offrent aux hommes non point des idées courantes qui viennent un jour et nous quittent le lendemain, mais ces pensées nées de notre sang, faites de notre vie et que crée l’union divinement joyeuse de notre âme avec l’Univers. On écrit, on publie trop : c’est là une des formes de la vanité démocratique. Tous veulent donner leur opinion, sans s’occuper de savoir s’ils en ont réellement une ou s’ils ont le droit de la donner. Dans cette production immense, l’œuvre de la noblesse a toutes les chances de rester inconnue. Les mauvais livres font tort aux bons. A chercher en vain des idées, on se dégoûte de ne rencontrer que des mots vides, des phrases de perroquet, des appels de courtisanes pour avoir de l’or ou de lourdes parades pour obtenir des récompenses. Où sont, dans ces œuvres de science pédante et d’art appris, la grande émotion créatrice et la pensée orgueilleuse, désintéressés, inconsciente, qui se dresse impérieusement pour féconder ? Pas de beau livre pourtant qui ne soit dû à une longue extase, à un profond ébranlement intérieur. Pas de beau livre non plus qui ne contienne une révélation. Mais un écrivain, aujourd’hui, est un fabricant. Plus il produit et plus il a droit à l’estime de ses contemporains. On juge son œuvre au poids du papier, comme si la pensée était ainsi mesurable ! Montaigne, La Bruyère n’ont-ils pas exprimé en un livre ce que Diderot, Balzac n’ont pu dire qu’en cinquante volumes ? L’essentiel n’est pas de beaucoup produire, mais de ne rien publier que l’on ne juge important. La statue de Rousseau par Pradier est une image parfaite de l’écrivain idéal. Le philosophe n’a point la main posée sur ses tablettes, il ne la laisse point courir avec ses idées, mais il la lève, devenu par un sentiment sublime de probité intellectuelle, hésitant et inquiet à cause de cette pensée qu’il va donner au monde.

Nous voulons aussi que l’écrivain ait du courage. Les besognes du journalisme ont abaissé toutes les intelligences : il n’est pas aujourd’hui un critique qui, à l’exemple d’un Paul de Saint-Victor ou d’un Sainte-Beuve, refuserait de parler d’un livre qu’il n’admire pas, si ce livre a pour auteur un homme qui l’invite quelquefois à dîner. En revanche nul n’a la curiosité de l’œuvre de l’inconnu, et encore moins l’audace de la louer, d’imposer un jugement à la foule. La critique même n’existe plus, tuée par la réclame. La littérature moderne est devenue une vaste association d’indifférents qui se méprisent les uns les autres et ne croient à eux-mêmes que juste assez pour essayer d’obtenir une place, entre Pierre et Paul, jamais au-dessus : ils n’oseraient regarder trop haut.

Or ceux qui apportent une pensée arrivent l’âme remplie de haine, d’amour et de noble ambition ; ayant à briser des idoles et à relever des Dieux, ils ignorent les petits pactes de la camaraderie, les lois mondaines, les règles des associations ; ils se voient toujours entre deux partis : celui de leurs amis et celui de leurs ennemis.

Que l’artiste ait le culte de l’or. Il ne s’agit point de sacrifier sa pensée, mais de l’imposer. Par quelles sorcelleries ? c’est à chacun à le deviner ! Mais il ne faut point dédaigner les richesses ; à défaut de protections princières, la fortune reste le meilleur moyen de dominer les hommes ; que l’artiste cherche donc de toutes ses forces à l’acquérir, en se rappelant qu’elle est pour lui, non un but, mais un instrument.

Méprisons le rat de bibliothèque, l’homme dont les maigres idées sentent la moisissure des vieux livres. Un grand art est l’œuvre d’une grande vie. Nos existences de bureaucrates et de journalistes ne peuvent produire que des monographies plates et insipides, des rêveries grotesques de solitaires. L’artiste doit avoir aspiré l’arôme de toutes les vies et surtout avoir ressenti la splendide ivresse de la puissance. L’ambition de commander aux peuples qui enflamma Lamartine et Hugo ne paraîtra ridicule qu’à des esprits médiocres. Seuls les êtres vulgaires demeurent parqués dans un état : le monde entier appartient aux vastes intelligences. Ce qui fait justement la grandeur des artistes du XVIe siècle, c’est qu’ils se mêlèrent à l’existence fiévreuse de leur temps, c’est que, tour à tour esclaves et maîtres, ils en ressentirent les joies ardentes, les atroces douleurs. Le génie de Michel-Ange peut-être n’est explicable que chez le défenseur de San-Miniato ; la magnifique fougue, toute royale, de Rubens rappelle qu’il a été ambassadeur (9). Mais à présent quel rôle jouer ? Ce jeu au pouvoir permis à chaque Français, cette banquette à la Chambre que chacun peut occuper un moment, où l’on est poussé, d’où l’on est rejeté, ce contact avec des rustres et des ignorants pour donner sa voix au budget ou discuter quelque timide projet de loi, voyez-vous rien là qui puisse causer ces fécondes émotions du pouvoir ?

Nietzsche a dit que le mode de gouvernement importait peu à des intellectuels, pourvu qu’il fut stable, mais ce gouvernement des uns et des autres, cette continuelle petite secousse distrait l’esprit sans l’émouvoir, met l’âme dans un malaise sans fin et l’enlève aux fortes passions créatrices. Cherchant à cacher de multiples ambitions, n’apportant aucun idéal, la démocratie pour séduire les majorités, prend le prétexte du bonheur de tous les hommes ; elle s’adresse aux petits intérêts de chacun, à l’instinct du bien-être, au désir de repos, et finalement elle leurre tout le monde, sans que jamais le sentiment d’avoir participé à une grande œuvre vienne compenser chez ses victimes les déceptions qu’elle leur infligea. Or il ne s’agit point d’assurer un repos contraire aux véritables instincts de notre nature, répugnant à tout être sain et courageux, mais plutôt de permettre à chaque homme de manifester l’activité spéciale dont il est capable.

Les gouvernements absolus, soit en maintenant les peuples dans un état continuel de résistance, soit en s’imposant par la gloire, sont les meilleurs pour assurer à l’homme vraiment fort son complet développement. Quand ils s’établissent, on voit chez tous, non point de petites passions, de petites brigues, mais une vie tendue, active et énergique, pour s’élever jusqu’au prince ou le renverser. Au lieu de cette multitude de coteries qui se dépensent en de vaines querelles, il ne reste plus en présence que deux partis - les conservateurs et leurs adversaires, - dont les batailles, profitables aux uns et aux autres, les forcent à s’observer et les sauvent d’une négligence ou d’un assoupissement funestes. Au point de vue où nous nous plaçons, le seul à notre sens d’où l’on puisse embrasser l’ensemble des choses, ce genre de pouvoir est nécessaire. De même que les passions violentes inspirent les poètes, de même un régime de toute puissance communique aux hommes une force qu’ils n’eussent point d’abord soupçonnée. La glorification comme l’attaque sont ennoblies : elles n’ont plus pour objet un fantôme, mais, selon le parti d’où on les envisage, des réalités redoutables ou précieuses. D’autre part, si l’on considère la vie privée des citoyens, les gouvernements absolus nous semblent les moins tyranniques, car rencontrant plus de difficultés que les autres pour subsister, ils tournent toutes leurs préoccupations vers la politique. On doit même préférer les mesures arbitraires dont ils sont coutumiers au fonctionnement invariable de la machine démocratique, à cette administration effrayante où tout le monde commande, sans que personne ose prendre une décision.

Mais nous avons sur la liberté des idées si fausses que nous éprouvons un sentiment de répulsion à l’idée d’un tel pouvoir et de tout ce qui s’en rapprocherait. Les supercheries du suffrage universel, les changements de ministères, le remplacement des présidents nous intéressent. Nous trouverions pesante la contrainte d’un seul être intelligent et éclairé, qui aurait le souci et l’orgueil des hauts devoirs de la puissance, mais nous acceptons la domination d’une foule barbare, le commandement maladroit et indifférent de l’anonyme. Nous ne faisons même plus attention aux moyens illégaux, ni au caractère tyrannique de certains actes, du moment que nous nous savons vivre sous un régime de liberté.

On aurait tort cependant d’avoir une confiance excessive dans la foule. On a vu, par l’aventure du général Boulanger, avec quelle facilité elle allait créer un dictateur. Pour que cette entreprise avortât, il a fallu la médiocrité du général qui tomba si gauchement alors que toute la France était prête à l’acclamer.

Nous n’attendons point notre salut de pareilles équipées, et d’ailleurs nous ne voulons point nous attaquer à un édifice de boue et de planches pourries qui s’effondrera de lui-même, mais, laissant faire au temps, nous ne nous occupons que de changer l’idéal et de transformer l’esprit de nos contemporains. L’œuvre que nous rêvons existe à l’état d’ébauche ; il s’agit, comme dans un dessin on accuse les traits et met des ombres, d’en préciser le caractère et de le rendre visible à tous. S’il n’y a pas opportunité à présent à fixer les droits et le mode d’action de ces aristocraties, il est très important de reconnaître la légitimité, la nécessité de leur existence.

Quand on aura compris qu’il n’est pas de plus funeste mensonge que celui de l’égalité des hommes, qu’il n’est pas de société plus misérable que celle où l’on ne reconnaît aucune hiérarchie, quand cette richesse, cette noblesse, cette science qui se dissimulent ou se cachent aujourd’hui prendront conscience de leur valeur et, au lieu de demander pour le compte des autres, se battront pour leur propre cause, je vous assure qu’un nouvel ordre de choses se dessinera. Pour nous qui songeons, avant d’agir, à préparer les peuples au combat, nous ne cacherons point nos sentiments. Nous ne sommes pas des hypocrites et des illogiques : si nous attaquons l’anarchie et le socialisme, c’est qu’ils sont nos ennemis les plus proches, mais ce n’est point par amour de la Révolution. Jugeant que la nature choisit certains êtres pour le pouvoir, nous détestons les gouvernements fondés sur la souveraineté de la populace et n’avons qu’un désir, c’est celui d’effacer de nos mœurs et de nos institutions le souvenir de Quatre-vingt-neuf.

Révolution méprisable ! Ton seul bienfait fut d’augmenter en nous la haine de la bassesse que tu représentes, mais le spectacle des ilotes ivres ne peut être moral qu’à la condition de ne pas durer longtemps. Révolution, maladie de l’humanité ! nous appelons à grands cris le médecin, même brutal, qui purifiera le monde de tes souillures. Ennemie de la Beauté et de la Pensée, puissent nos malédictions être promptement entendues : l’ére des médiocrités est finie, qu’une ère de noblesse recommence !


Paris, Juillet 1894




(1) Je prends l’exemple de M. de Régnier, parce que c’est un des plus nobles poètes de ce temps, mais je pourrais citer la plupart des artistes et des penseurs contemporains. Leur conduite est la même ; ils n’aspirent qu’à mettre une barrière entre le public et leur œuvre, effrayés ou dégoûtés (j’excuse ce sentiment) par le peuple roi et justicier, - le peuple qui a pour idéal artistique les chansons de café-concert, et, pour nourriture intellectuelle, les journaux qui relatent les scandales politiques.


(2) Aujourd’hui, en toutes circonstances, l’homme qui sait est aux pieds de celui qui ne sait pas. Dans certaines mines du Nord, l’ingénieur, ancien élève de l’école Polytechnique ou de l’école Centrale, est paralysé par le contremaître, chargé par les ouvriers de « surveiller leurs intérêts ». Il y a quelques mois, dans une mine, une galerie s’écroula, parce que le contremaître n’avait pas voulu exécuter les ordres de l’ingénieur. Notez qu’en ces occasions la compagnie est toujours prise à partie, que l’ingénieur est parfois accusé, renvoyé, et que le « brave ouvrier » est regardé comme la victime innocente, le martyr qu’on doit sanctifier. Toute une troupe de bas journalistes vivent de ces appels à la charité et se servent ainsi du prolétariat pour remplir leur caisse.


(3) Il faut lire et méditer cet étonnant discours prononcé au Meeting du Foreign-Office le 12 mars 1894. Lord Roseberry a eu besoin de défendre les lords « qu’il ne faut pas, a-t-il dit, traiter comme des parias… Il ne serait pas bon, a-t-il ajouté, de déclarer que l’accident de naissance peut être un empêchement pour un homme honorable de prendre un service public ».

Lire aussi, à propos de l’impôt sur le revenu le discours de M. Jules Roche (10 juillet 1894) où l’orateur, comparant la démocratie athénienne à la nôtre, rappelle le mot d’Isocrate : « Il est plus périlleux maintenant d’être riche que meurtrier ».


(4) Ces paradoxes ne sont souvent que des jeux d’esprit pour leur auteur. Rabelais aussi s’égayait à représenter dans les enfers les rois au service de leurs esclaves. Mais les rêves dont s’amuse la fantaisie d’un écrivain deviennent des réalités pour la foule, qui prend tout au sérieux. Il y a des gens, grands amateurs de rapprochements historiques, qui comparent la société actuelle au monde romain, le christianisme primitif à l’anarchisme, les esclaves croyants aux prolétaires de la Révolution. Je ne crois pas d’abord que le christianisme ait été un bienfait pour l’humanité ; les sociétés antiques me paraissent beaucoup mieux constituées que la société chrétienne, mais quoi qu’il en soit, il n’y a aucun rapport entre le mouvement du IVe siècle et celui que l’on veut voir actuellement. L’un fait succéder des peuples barbares et neufs à un peuple épuisé ; l’autre ferait succéder une classe à une autre classe dont elle a partagé la vie, et que, par conséquent, elle ne peut surpasser en force physique.


(5) Je dois répéter ici, pour prévenir chez le lecteur une facile confusion, ce que j’ai dit ailleurs (Chants de la pluie et du soleil . – Examen) : Je n’attaque nullement le catholicisme, mais bien le christianisme primitif, qui en est fort différent. – Le catholicisme est une religion conforme aux besoins sensuels et sentimentaux de l’humanité, comme les religions antiques, tandis que le christianisme, à son origine, a été surtout un parti populaire, et n’a pu naître et se développer qu’en relevant les pauvres aux détriments des riches. Il est curieux de voir comment l’une des idées les plus chères aux premiers chrétiens, l’indignité du riche, l’inutilité des richesses, se transforme au fil du temps. « Il est plus aisé, disent les évangélistes, qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu. » Au XVIIe siècle on ne pense plus ainsi. Il est avec les évangiles des accommodements. Déjà Bourdaloue, dans son sermon sur l’ambition, divise les richesses en deux classes : « celles que Dieu a établies », qu’il juge légitimes, et « celles qui s’érigent d’elles-mêmes », pour lesquelles il est sans pitié. Bossuet n’établit point de distinction ; d’après lui, Dieu pardonne à tous les riches pourvu qu’ils soient charitables. « Venez donc, ô riches, dans son église, s’écrie-t-il, la porte enfin vous est ouverte en faveur des pauvres et à condition de les servir. » Plus tard Massillon sera encore plus indulgent. Il montre que Dieu a voulu l’inégalité des richesses pour permettre aux riches de faire l’aumône aux pauvres. Il ne demande point aux riches de se dépouiller, mais, après avoir réservé ce qui est utile pour tenir leur rang, de donner le superflu. Comme on le voit, le christianisme avec ces sages moralistes s’humanisait, tandis que les idées qu’il avait apportées au monde allaient porter leurs fruits et, à leur tour, christianiser l’humanité. C’est bien, en effet, les paraboles sentimentales des Evangiles qui ont été le point de départ des froides déductions de Marx et de ses disciples sur le salaire et le capital. Il était toutefois réservé à ces pauvres gens de flétrir la charité. Ce sera peut-être la seule originalité des socialistes modernes de n’avoir pas compris la beauté de cet acte et de l’avoir trouvé déshonorant. Ils n’ont pas vu que la charité, lorsqu’elle reste l’offre simple de celui qui estime à celui qui demande fièrement est le lien le plus solide qui puisse unir des êtres nobles.


(6) Voir notamment dans les Mémoires du général de Marbot de quel courage, de quelle probité et de quelle finesse fit preuve, pendant l’Invasion française, le fondateur de la dynastie des Rothschild et comment il parvint à sauver de la confiscation la fortune de l’électeur de Hesse-Cassel. Je prends mes exemples de préférence dans la banque juive, parce que c’est toujours aux israélites que s’attaquent non seulement les socialistes, mais les conservateurs catholiques qui ne voient pas qu’ils se liguent ainsi avec leurs ennemis, - les ennemis de toute civilisation. La haine que l’on porte aux israélites n’est que celle de l’impuissance : si, comprimés, mis hors la loi, persécutés pendant des siècles, il sont arrivés enfin au pouvoir par suite de leur invincible énergie, nous ne pouvons que les admirer et reconnaître nos dominateurs, puisque nous n’avons pas su profiter de nos avantages. - Mais la Démocratie hait tous les riches, chrétiens ou juifs. Elle ne sera heureuse que lorsqu’elle aura, sous prétexte de justice, de moralité, restreint ou arrêté les opérations de bourse et ruiné la France comme le fit la Révolution. D’ailleurs les « grands penseurs » du parti révolutionnaire actuel aspirent plus haut : la destruction de la richesse, voilà un but digne de leurs efforts.


(7) Dans sa belle comédie des Deux noblesses, M. Henri Lavedan a fort bien montré la grandeur du parvenu, mais pourquoi lui sacrifier la grandeur du gentilhomme ?


(8) Il serait bon de se rappeler à ce sujet l’admirable page de Diderot sur Racine, Voltaire et le génie en général. « Il sera l’admiration des hommes dans toutes les contrées de la terre. Il inspirera l’humanité… Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus ; auxquels nous ne prenons presqu’aucun intérêt ; nous n’avons rien à redouter ni de ses vices, ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu’il eût reçu de la nature des vertus d’un homme de bien avec les talents d’un grand homme. Cest un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage, qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds : mais il a porté sa cime jusque dans la nue ; ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits d’un goût exquis et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que de Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l’ingénuité de l’abbé Trublet, la droiture de l’abbé d’Olivet, mais puisque cela ne se peut, regardons la chose du côté vraiment intéressant, oublions pour un moment le point que nous occupons dans l’espace et dans la durée ; et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce. Si nous ne sommes pas assez généreux, pardonnons du moins à la nature d’avoir été plus sage que nous. »


(9) Rubens, de même que Shakespeare, appartient aussi au XVIIe siècle, mais tous deux représentent le génie de la Renaissance, qui s’achève avec eux.

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