Gustave Thibon par lui-même
Gustave Thibon fut un homme passionné : « ma nature avide et passionnée », écrit-il quelque part ; voulant aller à l’extrême de sa passion - de ses passions - il veut aller aussi à l’extrême de sa raison. Il n’y a pour lui ni entre-deux, ni demi-mesure. Ce n’est que dans l’au-delà de ses contradictions et dans leur réconciliation finale où ce qui est vertu peut apparaître vice et vice vertu qu’il souhaite être sauvé.
Qui est-il ? La première partie du livre présenté par Françoise Chauvin offre une nouvelle occasion d’essayer de répondre à la question.
Cc recueil de textes inédits, composé à partir des dizaines de cahiers et des milliers de feuilles volantes retrouvées, classées et en partie dactylographiées par elle après la mort de l’écrivain, a été présenté au public en octobre 2006 (1). Il est composé de deux parties dont l’une obéit à un classement par thèmes, et dont la première est précisément consacrée à un portrait de l’écrivain par lui-même.
On ne dira pas qu’il s’agit d’un auto-portrait - « je ne trouve pas le mot juste », écrit Françoise Chauvin, « car, ajoute-t-elle, Thibon ne se dépeint pas, il ne se « livre » pas davantage, il se donne. Il n’a pas à dire ce qu’il est : il est ce qu’il dit… »
Mais, avant d’essayer de donner une idée de ce portrait, peut-être est-il nécessaire de dire qui est Françoise Chauvin. Quarante années de vie partagée ave Thibon, puis sa présence retrouvée par ce « miracle de la lecture » dont elle nous fait don à son tour, ne fait pas revivre celui-ci, mais nous fait vivre avec lui, dont l’absence devient présence : nous est ainsi communiquée cette joie de penser, « analogie métaphysique » de la joie de vivre.
Les premières pensées recueillies datent de 1932, année des premiers cahiers de Thibon que, comme Marcel Jouhandeau ses Journaliers, il tiendra jusqu’à sa mort ; cependant, à partir de l’année 1982, sa pensée suit une autre inflexion et devient « une sorte de langage à la seconde puissance », prière dépouillée, « parole aussi désarmée que le silence de Dieu », écrit-il lui-même dans L’Illusion féconde, publiée en 1995 et qui a recueilli cette partie de son œuvre.
« L’heure de la réalité, note-t-il en 1932, c’est l’heure que vous vivez maintenant, cette heure au goût de cendres… Vous attendiez autre chose. Vous attendiez votre croix, Dieu vous envoie la croix. » L’incessant balancement de la pensée de Thibon entre désir et destinée, ordre et chaos, joie et douleur, est sa marque, la marque de son pas dans cette recherche de l’absolu qui est l’essence même de sa vocation, et qui, soulignait Jacques Dufresne, « ne lui laissera pas plus de répit qu’à Mozart sa musique » (2). « Je ne suis pas inconstant, écrit-il en 1938, mais divisé. - Je reste fidèle aux choses les plus opposées. »
Comment se définit-il lui-même ou, plutôt, comment définit-il sa tentative ? « Tout ce qui se rapporte à mon moi empirique et à celui des autres ne m’intéresse pas : mon égoïsme est ailleurs… Tout ce qui tire sa fraîcheur, son attrait de la minute présente, pourquoi le retiendrai-je ? Demain cela sera fané. Je ne peux avoir d’attention profonde que pour le reflet des étoiles immobiles sur les eaux mouvantes. » (1945).
Cette lutte contre soi-même est au centre de sa vie et de sa pensée. « Sain et viril dans mes pensées et si décadent dans mes sensations, mes goûts et mes désirs. » Et plus loin, cette note qui résume tout : « La contradiction n’est pas entre moi et le monde, elle est en moi. Je ne refuse ni le temps, ni les créatures : en réalité, je ne veux, je n’aime que cela ! Dieu, la lumière pure ne m’intéressent pas, sinon réfractés dans la création. »
Aux abords de la soixantaine, la vieillesse et la mort prennent une place grandissante dans ses réflexions. « Beauté du couchant. On voudrait que la vieillesse lui ressemblât… » La note dominante est cependant non pas pessimiste, mais d’une cruelle lucidité, ainsi : « Entré dans ma soixante-septième année. - Ciel bas. Pas d’horizon sur la terre, pas de trouée dans le ciel… Tout le mal que j’ai fait en aveugle, je le revis les yeux ouverts… Lucidité sans espérance - morsure empoisonnée de la lumière… » Ou encore : « Le désespoir, oui. Mais Dieu me garde de l’ inespérance ! Mieux vaut le cri sans réponse que la mutité, et mieux vaut le tourment de l’amour blessé que « la terrible paix des hommes sans amour » (3) . »
Comme Pascal, toujours entre deux abîmes, Thibon nous met à l’épreuve du débat entre ses élans mystiques et sa raison ; sans cesse sa pensée nous bouscule. Voici encore une citation dans laquelle il invoque jusqu’au défi précisément le Pascal des Pensées : « Si le Bien et le Vrai ne coïncident pas, je préfère la vérité désespérante au mensonge consolant. Si la religion est fausse, que m’importe qu’elle soit nécessaire ? Renverser l’enjeu du pari de Pascal : plutôt courir le risque de la damnation que celui du mensonge. »
Mais nous sommes avertis, non sur la portée de ses fulgurations, mais sur la manière de les interpréter. « Ne pas prendre mes aveux au pied, mais aux ailes de la lettre. Car tout mouvement intérieur porte en lui son dépassement et son contraire. »
(1) Gustave Thibon : Aux ailes de la lettre, pensées inédites 1932-1982 présentées et choisies par Françoise Chauvin - Editions du Rocher, 2006.
(2) Jacques Dufresne : Dossier Gustave Thibon (Encyclopédie de l’Agora).
(3) Milosz.