La France devant sa jeunesse (Uriage)

Visite au Château de Bayard

I


C'est une belle idée de poète de vouloir préparer des chefs en pleine montagne, dans un château qu'a habité Bayard. Mais ce pourrait n'être qu'une idée de poète, et il se trouve que c'est une réalité.

L'« École de cadres », installée par M. Dunoyer de Segonzac dans le château d'Uriage, sur un étonnant rocher qui domine la vallée, les hommes ordinaires et les problèmes quotidiens, est une école qui existe et qui prospère.

Faire des chefs, noble ambition ! Ce peuple a failli mourir parce qu'il n'était plus dirigé. Et l'idée est touchante, pour parfaire un être qui doit être élevé, de l'élever matériellement, de l'isoler dans l'air pur, sur la hauteur. C'est mieux qu'un symbole. Les choses agissent fortement sur l'esprit. M. Dunoyer de Segonzac a vu juste.

Il a cru aussi, en ouvrant cette grande demeure où il souhaitait faire une grande œuvre, qu'il ne fallait d'abord appeler personne, mais attendre… les volontaires. Est-ce que le désir et la vocation ne valent pas plus que la contrainte ?

Seulement, les grandes écoles, les grands concours font tous les douze mois à la société une immense livraison de jeunes gens qui devront diriger leurs concitoyens sans que leurs études les y aient préparés. Il n'y a que cela d'omis ! Ils sont bourrés de connaissances, bourrés à crever, mais ils ignorent presque tout de l'homme, des autres… et d'eux-mêmes.

L'amiral Darlan, ce réaliste, a senti le drame et, après avoir visité l'école d'Uriage, il y a envoyé, le 15 juillet, pour un stage de trois semaines, quatre-vingt-dix tout jeunes Français, qui venaient d'être nommés dans les préfectures, les ministères, attachés de cabinet, futurs diplomates, toute une troupe d'intellectuels n'ayant encore, pour la plupart, songé qu'à des examens, à une situation, à un avenir.

Ils débarquèrent à Uriage pour essayer de penser à autrui.

Quand je répète que les temps sont changés, est-ce que je me trompe ? Il court sur la France un grand souffle, celui de l'esprit. Je plains les insensibles qui ne l'éprouvent pas. Que n'ont-ils avec moi fait la visite d'Uriage ! Ils auraient vu là une expérience si belle ! Des êtres pleins d'idéal, pénétrés du mystère qu'est le drame de la vie, essayer d'arracher l'égoïsme et d'inculquer la générosité à de jeunes hommes cultivés, d'apparence bien élevés, mais obsédés encore par le seul problème de la société.

On commença par leur ôter leurs vêtements de citadins, par les exposer aux rayons du soleil, par prier cet astre abondant de les mûrir et de les préparer à la chaleur des propos désintéressés.

Après quoi, on tenta de faire revivre en eux ce qu'il y avait d'humain.

J'ai suivi toute une journée les leçons qu'on leur a faites dans l'air de la montagne, et je demeure ému de tant d'efforts prodigués.


Le matin, après le salut aux couleurs, qui avait forcé les têtes à se tenir droites et les yeux à s'ouvrir grands, un jeune chef, énergique et calme – calme comme la journée commençante et qu'on sentait riche d'énergies – devant la perspective de la vallée, dans la cour d'honneur du château, expliqua doucement qu'on ne se donnait jamais assez. La vie est brève : tragique destin ! Elle peut être large, c'est sa beauté !… Comme il parlait, on voyait s'évanouir les dernières buées du matin. La nature s'offrait. Et il parlait, les mains ouvertes, l'air de dire : « Offrez-vous aussi ! Ne restez pas blottis sur vos précieuses personnes ! »


Dans le courant de la matinée, au flanc de la montagne, sous des robustes châtaigniers dont l'ombre, au bord d'un pré éblouissant de soleil, invitait à la méditation, un jeune homme, brillant d'ardeur, leur conta qu'il venait d'un chantier de jeunesse où les plus beaux espoirs sont permis. D'une bouche lumineuse, avec des yeux parlants, il leur disait son ravissement d'avoir pu faire don de sa personne à de jeunes garçons qui ne demandaient qu'à être aidés.

– Si vous saviez, s'écria-t-il, comme ils sont disponibles !

L'expression savante fut appréciée des jeunes diplômés. Plusieurs s'étaient couchés sur le ventre, jouant avec des herbes, opposant un front têtu à ces paroles de conviction. Ils levèrent la tête à ce mot qui leur sembla de leur répertoire.

Le jeune orateur en profita pour dire que ce métier de chef, dans un camp, ne saurait être de longue durée. On s'use terriblement : on y donne sa substance ; on sera forcé de se retirer vite. « Mais n'est-ce pas magnifique ? ajouta-t-il. Les recrues n'auront ainsi que des chefs toujours jeunes, qui resteront sensibles et échapperont aux habitudes… et à l'ankylose. »

– Comment ?… Comment ?…

Les diplômés s'émurent. Leur conception de la vie progressive et graduée s'opposait à cet abandon subit et gratuit.

– Et l'expérience ?… Et l'acquis ?… Et l'avancement ?…

Alors le jeune homme fut admirable ! Il fallait à tout prix les tirer de leur utilitarisme. Avec vigueur, avec largeur, avec des ailes, il leur expliqua que « rien ne serait perdu », qu'on partirait de là vers la vie, ennobli, enrichi – l'essentiel – prêt à enrichir, à ennoblir tous les hommes qu'on trouverait.

Il ajouta, souriant :

– Vous entendez bien le sens que je donne au mot « enrichir »…

Les châtaigniers en frémissaient de plaisir ; ils laissèrent le soleil les traverser et nous atteindre.


II


A l'heure chaude de l'après-midi, on se retrouva dans une salle fraîche du château pour discuter du « rôle social de l'intellectuel ». Une bouche précieuse lançait les trois noms de Gide, de Proust et de Valéry pensant qu'ils allaient faire l'effet de trois abeilles d'or. Mais depuis le temps qu'on les voit ensemble ! L'homme qui menait le débat les épingla tout simplement comme trois papillons de jardin de curé ! Il avait un regard charmant, qu'on devinait embelli d'images qui n'étaient ni proustiennes ni gidiennes. Il montra le danger de l'intelligence qui ne s'appuie pas sur l'âme, le néant de l'intellectuel privé de vie intérieure, la supériorité du vrai grand artiste de qui on apprend tout sans que jamais il donne de leçons.

Le silence s'était fait. Un gros bourdon entra, tourna, chercha à s'employer, et ressortit, déçu.

Un peu avant le dîner, pendant une heure de loisir, j'allai causer avec M. Dunoyer de Segonzac, dans son cabinet d'études, entre des murs épais qui le préservent de la vulgarité. Je le trouvai timide, mélancolique, assailli de scrupules. Il me dit:

– Nous commençons à peine à respirer ; déjà on nous recouvre de critiques ! Il paraît que nous n'avons pas de doctrine ! Et on crie au scandale !… Que c'est beau les grands mots ! Il faut bien vivre avant de s'endoctriner. Mon Dieu ! Nous espérons apprendre… en enseignant, et en éclairant nos pensées les formuler petit à petit… Le malheur, c'est une société si abaissée. Il n'y a rien que la machine n'ait avili… même l'héroïsme ! Il faudrait faire prendre aux hommes un bain de nature, les y laisser longtemps… Hélas ! nous les gardons trois semaines !

Je lui dis :

– Consolez-vous. C'est un beau commencement. C'est le pied à l'étrier. L'essai du premier vol. Soyez heureux. Ceux qui vous regardent sont émus.

Il se redressa. Il fit :

– Je suis peut-être un peu fatigué…


Lorsque vint le crépuscule, un chef qui avait l'air d'un moine, à la fois grave et chaleureux, s'assit, au milieu de ses élèves, sur le mur bas de la cour. Ils étaient face à la vallée qui se recueillait sous un ciel en or, angélique, et lui se mit à parler « de la mission de la France ». Il dit avec de grands yeux généreux:

– Être une nation, c'est vouloir faire ensemble de grandes choses.

Il dit, en redoutant l'avenir pour ceux qu'il instruisait :

– Personne de nous, personne n'aura plus le droit de s'abandonner à la nonchalance des médiocres.

Il dit avec une ferme conviction :

– Péguy expliquait fort bien…

Puis il s'arrêta, et souriant:

– Si je ne citais pas Péguy, pour qui me prendriez-vous ?

La nuit était tombée. A la faveur de l'ombre, quelques irréductibles avaient disparu. Nous nous resserrâmes pour parler du Maréchal.


Comme je redescendais du château sous un ciel constellé, j'entendis derrière moi un pas jeune, élastique, élancé. Je m'arrêtai. C'était un tout jeune homme, presque un enfant, mince et gracieux, qui me dit, essoufflé, qu'il était en train de composer un poème… sur le sauveur de la France. Il eût voulu me le soumettre. Où l'envoyer ?

Je sentais sa confusion, et comme il était heureux de cacher dans la nuit sa frémissante timidité. Je le louai, l'encourageai. Nous regardions les étoiles ensemble. Et je me disais :

« Ainsi, demain, il y aura non seulement des chefs pour agir, mais des poètes pour les chanter ! »

René Benjamin

Le Petit Parisien, 21 octobre 1941






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