Messieurs
Quand je songe
à toutes les gloires dont l’Académie française reste dépositaire, à la mission
qu’elle a reçu et qu’elle n’a cessé de remplir, en maintenant, à travers les
orages de trois siècles, et dans l’infinie variété des pensées, des oeuvres et
des actions, l’harmonieuse unité du langage et de l’âme, je sens bien que, pour
élever la voix sous cette coupole, il me faut demander aux vivants et aux morts
une sorte de grâce d’état.
Cependant,
nier tout motif de vous appartenir, ne serait-ce pas manquer de respect à votre
sagesse et mal vous remercier du grand honneur que vous m’accordez ?
Oubliant que je fus téméraire, je me réfugie, si je puis dire, dans cette
fierté que seul peut me donner votre choix.
Mais comment
en demeurer là ?
Ce jour est
d’action pour votre élu. Il a un devoir à remplir, une mémoire à faire
revivre : celle d’un écrivain aussi célèbre par la maîtrise de son verbe
que par les tempêtes de sa vie publique.
Comment capter
quelques reflets d’un si grand art ?
Comment
évoquer sans trouble cette carrière pathétique ?
Qu’attendez-vous
de moi ? Sinon qu’ayant vécu, par tradition et par goût, loin des partis,
et tant soit peu pratiqué cette sorte d’histoire qui, sans s’arrêter à ce qui
divise, poursuit sa marche vers ce qui rassemble, j’aborde ma haute et
redoutable tâche sans forfanterie et dans la sérénité.
La sérénité,
Messieurs, c’en doit être ici le temple !
Ses murs
abritent, comme un feu sacré, la continuité de la civilisation française. Le
seuil en est ouvert à toutes les idées, mais elles ne doivent le franchir que
sous une tunique de lin.
*
Si Charles
Maurras n’avait tenu dans sa main une plume d’or, ce n’est pas le seul
polémiste que cous eussiez choisi, mais il était un haut écrivain et c’est
celui-là que vous avez appelé à siéger parmi vous.
Vous savez
quel était, de son côté, son éloignement des honneurs. Le seul auquel il se
soit attaché fut celui d’être des vôtres. Il a aimé l’Académie française, non
seulement dans son origine, mais dans le prestige continu de sa mission.
Cependant, en
dehors des ouvrages de jeunesse qui se relient aux autres par une logique
intérieure, presque tous ses livres ont un objet politique. On ne soulignera jamais
assez que la matière en est principalement fournie par les articles donnés aux
revues et à la presse quotidienne. La plus grande partie de son œuvre et de son
temps relève du journalisme.
De tout son
cœur, il a soutenu cette branche de nos lettres dont l’importance n’a cessé de
s’accroître au dix-neuvième et au vingtième siècles.
Et il compte
parmi ceux qui ont prouvé et continuent d’affirmer ici qu’un tel genre
littéraire, grandi dans les tourments politiques, a de quoi s’égaler aux
talents les plus affirmés.
De telle sorte
que cet implacable adversaire de la Révolution française lui doit, au moins,
une chose issue d’elle : sa profession !
Il n’a donc
pas construit son système dans la retraite à la manière de Descartes ou de
Spinoza , mais il l’a martelé sur l’enclume de la discussion.
Ainsi jetées
dans la mêlée, tantôt en ordre dispersé, tantôt resserrées dans des formules
rapides, qui n’ont leur plein sens que par les développements qu’elles rappellent,
ses idées n’en forment pas moins un corps de doctrine tel qu’on ne peut ni
l’adopter, ni le combattre sans s’imposer - comme l’a dit, au milieu de vous,
Monsieur Jules Romains - l’ascétisme de pensée qui a veillé à sa construction.
Et pourtant,
au point de départ, se sont affrontés beaucoup de possibles et beaucoup de
contraires.
« Pourquoi fais-tu cela ou ne le fais-tu
pas ? »
Question que
s’est posée, à vingt ans, le jeune Maurras qui ajoute :
« Cela n’aurait pas fait difficulté pour nos
parents. Leur vie se tenait ordonnée et claire. »
La lutte dans
laquelle il va s’acharner contre les autres, il la livre d’abord à lui-même,
étouffant ces effluves de romantisme qui baignent sa génération inquiète - et
cela grâce à l’autorité de son horizon natal, étendu à l’Hellade, et à la
clarté de ses premières années.
*
Notre histoire
littéraire offre peu de contrastes aussi saisissants que l’enfance de Charles
Maurras et celle de Chateaubriand. C’est la clef de leur opposition d’esprit.
Votre pensée
m’a déjà précédé, Messieurs, dans cette sombre galerie de Combourg, où Monsieur
de Chateaubriand, le père, devant la muette contemplation de sa femme et de ses
enfants, faisait retentir ses pas. La crainte révérentielle, une interprétation
tragique de la vie, favorisée par le poids des murailles, les hallucinations de
la forêt, la houle impitoyable de l’Océan, voilà les inspirations de
René !
Puis écoutons
Maurras :
« S’il m’était offert, écrit-il, de revivre l’une de mes heures passées, je n’hésiterais pas à choisir
ma petite enfance. Un mot dira tout, mes yeux s’ouvrent et le monde visible
verse, en se révélant, je ne sais quelle fête de surprise enchantée...
Mon père me prenait par la main « Allons,
viens, disait-il, nous sommes des hommes !... » Il me faisait sauter
et rire. Tels ont été mes premiers pas dans les jardins et les vergers de
Martigues, grâce à l’humeur ingénieuse et gaie que me montrait mon père.
De condition modeste et de profession sédentaire, il
formait un type accompli de petit fonctionnaire très appliqué à des devoirs que
l’amour du bien public ennoblit, mais non moins passionné pour les livres, les
arts et tous les autres délassements de l’esprit. »
Charles devait
le perdre dès sa sixième année.
*
Il demeurait
sous l’égide de sa mère, elle aussi délicate et tendre, mais dont la volonté se
faisait sentir davantage, ne fut-ce que par l’obligation d’accoutumer ses fils
à la modeste économie du foyer où elle maintenait, grâce à de sages efforts,
une atmosphère d’indépendance.
Avec un accent
aussi direct, aussi personnel que celui de père et mère, la Provence agissait
sur sa très vive sensibilité. C’est Martigues, au bord de l’étang de Berre,
avec ses collines nues, ses champs de pierres plantés d’oliviers auxquels
s’adresse cette invocation :
« Petit arbre nerveux et pâle, vous
n’interrompez d’aucun dissentiment la courbe déliée des collines de nos pays.
Non, vous faites corps avec elles. Sans vous presser l’un l’autre, sensibles
rameaux, vous aimez vous toucher en rendant un son qui ressemble au discours de
la mer. »
« Le paysage, dit-il ailleurs, a des formes calmes, précises, pourtant
passionnées. Nos bâtiments, couleur d’or roux, aiment à montrer leur dédain du
soleil et du vent. Beaucoup s’opposent, seuls et nus sur une éminence, au ciel
dur ; les autres se contentent de l’ombre aérienne, spirituelle, abstraite
de l’unique cyprès, planté sur le flanc de la maison et qui, bien orienté,
dessine l’aiguille du cadran solaire. »
On peut déjà
reconnaître chez Maurras, dans la contemplation de ce décor, son penchant pour
les idées claires, les situations nettes et même tranchées. Il y trouve aussi
son goût de la règle et de la cadence :
« Jamais les défilés de la nuit et du jour ne
me sont apparus dans un ordre si beau. »
Après avoir
montré que, devant la petite maison parfaitement orientée, le soleil, dans son
majestueux arc de cercle, donne une idée des règles du monde, Maurras salue la
nuit méditerranéenne :
« Ainsi, sous la tenture de cet air sombre, la
campagne se soulevait avec moi : je la sentais monter comme si elle n’eut
rien été que la suite de mon regard... Cette large nuit de printemps dut remuer
quelques-unes des semences de poésie dont rien ne m’a plus délivré,
probablement versa-t-elle un peu de raison... Le soleil est là-haut que nous ne
créons pas, ni ses soeurs les étoiles. C’est à nous de régler au céleste
cadran, comme au pas de nos idées mères, la démarche de notre cœur et de notre
corps ! Nous ne possédons qu’à la condition d’acquérir la notion de nos
dépendances pour conserver un sens à la disproportion des distances de
l’univers. Si, en présence de ce vaste éloignement, il nous était permis de
nous contenter de nous-même, ne serions-nous pas nos premières dupes !
Rien ne contente et ne rassasie que le ciel ? »
*
C’est dans ces
dispositions, éminemment favorables, que ce fils de la petite cité
gréco-romaine est allé recevoir, au collège d’Aix, selon les bonnes règles, le
bienfait des humanités. Il a parlé en connaisseur de ses excellents maîtres au
premier rang desquels il n’a cessé de vénérer le grand humaniste chrétien que
fut Monseigneur Penon.
Nous avons eu
sous les yeux, remis par ce prélat aux mains de monsieur l’archiprêtre Léon
Côte, un cahier d’une juvénile écriture, qui ne laisse point prévoir les
mystérieux hiéroglyphes des manuscrits fameux, et qui, pourtant, est signé
Charles Maurras, à l’âge de seize ans.
Rencontré au
hasard, voici le commentaire d’une fable de La Fontaine « Le chat, la belette et le petit lapin ». Et le jeune
élève d’écrire :
« La question sociale, l’origine de la
propriété, tels sont les graves problèmes soulevés par cette fable. Et l’on
taxe le genre de frivolité ! »
Voilà quelles
étaient déjà ses préoccupations.
La surdité
complète dont il fut atteint avant même cette époque lui fit traverser une
double détresse. Il se sentit comme séparé de son corps, et la vocation de la
mer, dont il avait rêvé, lui fut à jamais interdite.
Ce sera
vraiment la poésie, la musique intérieure qui lui apportera son plein
réconfort. Il a dit :
« J’ai gardé la poésie comme une prière qui
empêche mon âme de se dessécher. »
Mais, bientôt,
un autre choc se produisit, et celui-là dans son âme. Il perdait la foi de son
premier âge. La privation du secours spirituel, assez fièrement cachée, ne
cessera, dès lors, de le hanter silencieusement.
*
Nous le
retrouvons à Paris où il aborde, par le journal, l’activité qu’il ne quittera
plus jamais. Lui-même a évoqué le tourbillon d’anarchie intellectuelle où sa
génération s’agitait et dans lequel il se précipita.
Alors il sent
que va lui échapper cette concentration d’esprit - le seul bien qui lui reste
et qu’il tient de ses humanités et de ses contemplations méditerranéennes. Il
n’admet pas sa défaite. Il a besoin d’attaquer quelque chose ou quelqu’un.
Découvrant que le Romantisme a failli l’entraîner, c’est à lui qu’il s’en
prend. Il le charge de tous ses maux. Et cette bataille littéraire sera le
prologue de sa politique.
Le voilà aux
prises avec le fantôme de Chateaubriand.
Il l’accuse
d’avoir renversé toutes les positions intellectuelles des lettres françaises.
Et, pour mieux l’atteindre, il drape ses invectives dans une magnificence digne
des périodes le l’autre. Il s’écrie :
« Race de naufrageurs et de faiseurs
d’épaves , oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand
n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond,
le traditionnel, l’éternel, mais le passé, comme passé et la mort, comme mort
furent ses uniques plaisirs. A la cour, dans les camps, dans les charges
publiques, comme dans ses livres, il est lui et n’est que lui, ermite de
Combourg, solitaire de la Floride. Il se soumettait l’univers. »
Il y a, dans
cette éloquence furieuse, le tracé, en lettres de feu, d’une attitude que
Chateaubriand ne se fut peut-être pas déplu à reconnaître. Mais il aurait pu
justement se plaindre qu’on eut oublié quelques services éclatants rendus au
gouvernement de la Restauration, et aussi l’hommage apporté dans l’exil au
vieux Charles X et au petit duc de Bordeaux. Laissons un instant, face à face,
ces deux illustres tenants de la monarchie, et demandons-nous, par rapport à
elle, ce qui les rapproche et ce qui les oppose.
Et d’abord, on
ne saurait voir en eux des serviteurs faciles, mais ils n’ont jamais accepté
d’un autre régime aucune compromission, toujours prompts à offrir leur vie à
leur cause et à lui sacrifier les honneurs et les biens. Chacun d’eux est mort
pauvre et solitaire, fier, ombrageux et fidèle.
Seulement le
gentilhomme breton a monté, près de la monarchie, uns sorte de garde funèbre,
tandis que le petit bourgeois de Provence en a ranimé la flamme dans
l’Histoire.
*
Venons au
grand débat qui opposait le vivant au mort : le Romantisme.
Maurras
n’attaque pas la sensibilité, le mal du siècle, à la manière de ces gens qui,
n’ayant jamais pêché, ignorent la faiblesse humaine, ou de ces bien portants
qui, jetant un regard froid sur les malades, se bornent à leur dire :
« Portez-vous mieux ! »
Il a participé
à leur inquiétude. Sur son front a passé le vent de leur détresse. Il ne
propose pas à la littérature de s’enfermer, du jour au lendemain, ni jamais,
dans le genre didactique.
Ce qui
l’irrite, c’est le renversement des normes, c’est le caprice individuel érigé
en principe, la sensation faite règle. C’est cette hypocrisie qui transforme
l’humeur en loi. Il ne s’est jamais refusé ni à comprendre la volupté, ni à
regarder vers les pentes où glisse l’humaine nature. Il demande seulement que
l’intelligence mesure les passions et que le dernier mot lui reste.
Avec quelle
sollicitude le voit-on se pencher sur
« Les Amants de Venise. »
Sans doute
va-t-il condamner l’amour romantique, l’amour prétendu de droit divin. Mais
quelle tendre condamnation ! Quel beau roman compréhensif, avec tant de
sympathie pour Alfred de Musset, dont le bien
dire - plus classique que romantique - et la naïveté généreuse ont ému, sous toutes les
réserves que l’on voudra, le cœur de Maurras.
Même, à ses
yeux « n’avoir pas déliré avec le
poète des « Nuits » n’est
pas très bon signe. »
Ce qui est
grave pour l’auteur des « Amants de
Venise » et de « L’Avenir
de l’Intelligence », ce n’est pas un délire momentané. Les classiques
n’ont point supprimé la sensation, mais ils l’ont maintenue sous le
gouvernement de l’intelligence.
Avec les
romantiques, cette royauté est renversée, comme l’autre. Il suffit de sentir et
il n’est plus nécessaire d’expliquer ou de comprendre.
Maurras considère que les tendances du romantisme se
sont singulièrement aggravées sous l’influence des philosophes et des poètes
allemands, Goethe excepté, auquel il attribue une mystérieuse origine
provençale. Et il ne cessera de cribler le germanisme de ses flèches et de le
repousser comme incompatible avec la tradition française.
Le perpétuel
devenir de la philosophie allemande se heurte à la notion de fini, de limite
qui lui est chère, non pas en opposition avec l’infini divin, mais avec le
désarroi humain.
S’il a dit « nature est un participe futur »,
il s’agit d’un futur bien déterminé, bien réglé, non d’une vague déclivité vers
les gouffres obscurs.
*
Les
conséquences littéraires de la révolution romantique seront que le mot devient
plus important que la phrase, la couleur et le relief, plus importants que la
composition.
La critique
littéraire, à laquelle Maurras a consacré les commencements de sa carrière,
s’inspire toujours de cette opposition tranchée entre le procédé romantique,
qu’il poursuivra impitoyablement et la norme classique, qu’il soutient partout
où il la rencontre et qu’il appelle ardemment à revivre.
Avec quel
empressement célèbrera-t-il le distique harmonieux de Madame de Régnier :
« Le rameur qui m’a
pris l’obole du passage
Et qui jamais ne parle aux
ombres qu’il conduit.
« Pas une épithète, s’écrie Maurras, nul mot voyant, mais quelle noblesse
d’agencement. »
Toujours il
conservera, envers Anatole France, un culte intellectuel sans ombre. Et il
pardonnera tout à celui qui a gardé « la
Beauté de l’éternelle composition. »
On sait à quel
point leurs opinions pouvaient différer et allèrent en s’écartant. Et Maurras
notera à une certaine époque de sa vie :
« Je me suis abstenu de l’honneur et du grand
plaisir de le revoir précisément pour échapper à une brouille. »
Echapper !
Ce mot, sous la plume du chef de l’Action Française qui ne craignait rien ni
personne, n’est-ce pas le comble de l’hommage ?
Il se plait à
citer les termes de son ami Barrès :
« Tout ce que l’on voudra, mais d’abord Anatole
France a maintenu la langue française. »
Eh !
bien ! je crois, Messieurs, qu’il n’est pas un lettré, quelque grief qu’il
nourrisse à l’égard de Maurras sur le plan politique, et même sur le plan
humain, qui, en écoutant cette phrase ne l’applique à Maurras lui-même et ne
rassemble ces trois noms : France, Barrès, Maurras, pour l’excellence du
langage.
*
La phrase de
Maurras s’apparente peut-être davantage au grec que le style, plus latin, de
ses deux illustres émules.
Il est sobre
et il est exact, mais avec les gradations de nuances et de ton que prend la
Méditerranée qui a formé son goût.
La souplesse
de la syntaxe, qui joue avec la disposition et la précision des termes,
rappelle la phrase grecque, et tout particulièrement cette habitude qu’il a de
faire retentir trois termes progressifs, comme sont les vibrations accentuées
d’un même instrument, par exemple : songé,
mûri, conduit - absorbaient, aspiraient, captivaient.
Ainsi vu, le
mot ricoche, comme un galet sur la surface des eaux :
Et voici ce
jeu délicatement introduit dans le mouvement de la phrase : « Le rythme naissant du poème porte un
impératif qui ressemble au besoin, au devoir, à l’amour. »
C’est ainsi
d’ailleurs, selon cette pensée dont il joue comme d’un air de flûte, que la
poésie s’est emparé de la plume de Maurras.
Sur son « Chemin de Paradis », il a
vu deux ornières, images, dit-il, du bonheur. Voyons les aussi comme deux voies
suivies parallèlement par sa prose et par sa poésie. Dans les confidences
répandues à travers des oeuvres comme « L’Etang
de Berre », « La musique
intérieure », « Les Nuits
de Provence » et qui témoignent, avec tant de charme, combien Maurras
fut autre chose qu’un froid doctrinaire, il a fort bien montré cette nécessité
de son être de susciter le balancement régulier du poème, comme une méditation
rituelle. Sa prose s’ouvrait à plus d’intimité. Ses vers noblement mesurés
semblent plus souvent exprimer une liturgie
des rythmes qu’un abandon personnel et ils s’opposent à :
« L’impression démesurée, le sens indéfini, le
rêve trop flottant, la parole trop vague. »
Mais, comme
dans tout poète, quelque tendance qu’il invoque, il y a un romantique, déchaîné
ou enchaîné, Maurras ne refusera pas toujours ses chants à d’insidieuses
mélancolies.
A cet égard,
comme à bien d’autres, on lira volontiers le « Mystère d’Ulysse ».
Sous le vent
de l’île dangereuse, le roi d’Ithaque a bouché à la cire les oreilles de ses
matelots. Lui, s’étant fait attacher à son mât, veut entendre le chant de la
sirène.
Le charme est assez
fort pour que son cœur faiblisse.
Et il lui faut
presque avouer que :
Le désir indompté fait le
chant le plus doux
que la terre ait porté.
La lutte est
dure ! Enfin, quand le héros aperçoit les fumées d’Ithaque, il redevient
maître de lui comme de son petit royaume.
N’est-il pas permis
de soupçonner, en ce poème, les secrets des combats intérieurs que le poète a
dû livrer en lui-même, mais aussi, de sa propre victoire, dès que son regard
touche à la Patrie ?
Les hasards de
sa profession concourant avec son plus vif désir ont amené Maurras au pied du
Parthénon.
Sa règle d’or
était là. Les lois de la beauté, des justes proportions, de la hiérarchie du
monde, que lui avait suggérées son horizon natal - la Provence n’a jamais
oublié l’esprit d’Héllas, sa métropole - il les trouvait sur cette colline, au
centre des harmonies pensantes, dans leur parfaite essence.
Il écrit « Anthinéa » et cette « Invocation à Minerve » que
ne fait point pâlir « La Prière sur
l’Acropole ».
Ainsi, c’est
sur ces pentes, montées et descendues par la République d’Athènes que ce
rénovateur de l’idée monarchique a exalté, fortifié, nourri ses méditations.
Il le sait
bien et n’en est point embarrassé. L’échec historique de la démocratie
athénienne le convaincra simplement du dommage « qu’un peuple trop intelligent peut se causer à lui-même en se
jouant, dit-il, des lois de son
destin ». Mais où la Grèce n’échoua point et laissa des lois
générales, c’est dans les lettres et dans les arts. C’est là qu’elle donne une
immortelle leçon de « communauté
sociale, d’unité intellectuelle, d’ordre vivant, d’eurythmie ».
Tout était
confondu, écrit le vieil Anaxagore, l’Intelligence vint et mit en ordre.
Et, invoquant
Minerve, il l’appelle « la
victorieuse du nombre, la claire et douce qualité ». « Et d’ailleurs, ce que je loue,
dira-t-il, ce n’est point les Grecs, mais
l’ouvrage des Grecs, et je le loue non d’être grec, mais d’être beau ».
En revenant
par l’Italie, en méditant sur Florence, il marquera que la culture latine est
son lien nécessaire avec l’hellénisme.
A cette
moisson d’humanisme et d’harmonie, dans l’esprit et le cœur de Maurras, il faut
ajouter l’Ile-de-France et Versailles, la plus douce cadence de l’air et du
paysage et le même miracle d’apogée classique obtenu par la France que par les
Grecs.
Comment
oublierais-je cette après-midi où, par une incroyable chance soutenue du plus
pur dévouement, un ami commun, qui aujourd’hui n’est plus, l’abbé Joseph Carol,
parvint à détourner Maurras se ses occupations incessantes et à l’amener flâner
dans les allées de Le Nôtre, autour du palais du Grand Roi.
Le timbre
extraordinaire de sa voix, d’une profondeur voilée, révélait en de véritables
stances, rythmées comme les jets d’eau des bassins, cette même ferveur sacrée
qui avait exalté le poète au pied des Propylées.
*
Maurras avait
placé son « Invocation à
Minerve » sous les auspices de cette pensée d’Aristote :
« ... l’homme et non l’homme qui s’appelle
Callias. »
Nous voilà au
centre du grand débat ouvert par Maurras avec la Révolution. « Qui doit prendre le pas : la
société ou l’individu ?... »
Et pourtant,
s’il a invoqué la raison sur les marches d’un temple, les hommes de la
Révolution ne lui ont-ils point, de leur côté, rendu des honneurs divins ?
Maurras leur
en impute un usage déréglé. S’il y a une démesure du cœur, il y a, selon lui,
une démesure de la raison. « Elle
est un principe d’ordre qui se trouve dans la nature non point subordonné à
l’homme, mais ordonnateur de son intelligence. »
Il dira dans
sa prosopopée à Minerve :
« Les pauvres gens te voulaient faire à leur
image.
Puisses-tu
nous former au contraire sur ta beauté. »
Et voilà que
la Société qui se rattache, ou se devrait rattacher à cette cadence, se trouve,
par les héritiers du Contrat social,
renversée au profit de la Personne.
Tout homme va prétendre porter en soi l’univers, et l’on ne tiendra plus pour
règle que l’opinion de chacun, dont le nombre décide.
La société
sera entièrement subordonnée à l’individu. Les contrats qui la fondent pourront
toujours être rompus, toujours renouvelés. Ces nouvelles dispositions des
rationalistes du dix-huitième siècle rebondissent avec les romantiques pour qui
le « moi » est tout. Ainsi les anciennes hiérarchies, les vieux
ordres d’existence, famille, métier, province, considérés jusque là comme des
soutiens, sont renversés comme des obstacles.
Maurras,
penché avec amour sur sa patrie qu’il considère comme l’héritière de cette
intelligence aiguë, fine, déliée de la Grèce antique, se demande si, elle
aussi, ne se précipite pas, comme la république athénienne, vers un destin
fatal !
Il observe
que, sans avoir rien perdu de leurs qualités, ni dans les arts, ni dans les
lettres, ni dans les sciences spéculatives ou appliquées, ni sous les armes où
ils continuent à faucher des moissons de lauriers, les Français ont eu à subir,
après 1792, six invasions et ont vu leur capitale quatre fois foulée par l’ennemi,
alors que la monarchie expirante leur avait légué un sol inviolé depuis plus
d’un siècle et une capitale qui n’avait pas connu d’occupation depuis qu’Henri
IV avait dit aux généraux espagnols : « Mes compliments à votre
maître, mais n’y revenez plus ! »
Puisque le
génie national reste intact, le mal ne saurait être que politique.
Ne
s’exprime-t-il point, d’ailleurs, dans l’instabilité des régimes à travers
lesquels la France, depuis qu’elle a rejeté ses institutions séculaires, paraît
s’épuiser à la recherche d’un équilibre nouveau ?
Quand Maurras
établissait ce bilan, c’est-à-dire au commencement du XXe siècle, on
en comptait déjà douze en moins d’un siècle et demi : Constituante, Convention, Directoire, Consulat, Première Empire,
Première Restauration, Cent Jours, Seconde Restauration, Monarchie de Juillet,
Deuxième République, Second Empire, Troisième République.
Nos
Républiques se plaisent à porter des chiffres à la manière des rois !
*
L’investigation
de Maurras passe de la forme des gouvernements au malaise dont ils souffrent et
qui affectent les deux branches humaines du travail national : la main
d’œuvre et la pensée. Il les voit, l’une et l’autre, désemparées, sans garantie
pour leur lendemain, menacées dans leur dignité et leur indépendance par la
puissance anonyme de l’argent « seul
déterminant depuis la disparition des vieilles hiérarchies. »
Tel est, en ce
qui touche aux intellectuels, le thème de son livre célèbre « L’Avenir de l’Intelligence ».
Quant aux
problèmes ouvriers, il y revient fréquemment dans ses articles. Le droit
d’association, rappelle-t-il, a été supprimé comme un privilège par la
législation de 1789, de sorte que les ouvriers se sont ainsi trouvés démunis de
toute organisation devant les progrès de la grande industrie. Les crises
sociales du dix-neuvième et du vingtième siècles ne sont pas autre chose que la
recherche douloureuse d’un statut nouveau.
Remarquons que
les anciennes corporations, trop limitatives, ne sauraient correspondre, sous
leur forme ancienne, aux besoins d'aujourd'hui. Mais ce qui a gardé beaucoup de
valeur d’exemple, c’est la confrérie de métier, qui n’est autre qu’une
assurance sociale indépendante de l’Etat, organisée par la profession.
*
Au temps où
Maurras commençait à rassembler ces observations, le plus grand nombre des
Français, s’il s’inquiétait de l’avenir, ne songeait guère au passé.
Un cénacle
d’érudits, de penseurs, un Fustel de Coulanges, un Renan, un Le Play,
trouvaient une audience attentive, sans doute, mais peu étendue.
Le reste du
pays acceptait à peu près cette étrange abréviation que d’honnêtes esprits,
cédant à un impératif doctrinaire, imposaient à notre histoire, en la faisant
dater de 1789.
Cependant,
quelque parti que l’on prenne dans le présent, il y a, pour une nation telle
que la France, une noble curiosité à se connaître toute entière. Comme l’a dit
Fustel de Coulanges, l’Histoire de France était devenue un peu honteuse
d’elle-même, au-delà d’une certaine époque.
Or, débordant
son système, et aussi bien à l’égard de ceux qui l’acceptent que de ceux qu’il
n’a pu convaincre, Maurras a tiré de la léthargie un millénaire de grandeur,
dont il est légitime d’être fier comme français, sans pour cela qu’il soit
nécessaire d’être monarchiste.
Là où les deux
premières dynasties avaient échoué, les Capétiens ont rassemblé patiemment avec
le concours, certes, de toutes les catégories de leurs sujets, en la variété
infinie et harmonieuse de nos données terrestres, toutes les données humaines
qui, dans notre hexagone sacré, ont abouti à exprimer la nation française.
Maurras ne
fabrique pas de constitution. Il se borne aux conditions d’existence de ce
millénaire qui ne fut pas, bien entendu, d’un égal cheminement, par ces
défilés, ces tourbillons, ces ravins, ces crêtes, ces floraisons, ces
broussailles, où jamais ne fut perdu le fil conducteur dynastique.
« Qui t’a
fait roi ? » jetait le comte de Périgord à Hugues Capet. L’avenir, le
génie de la France, telle est la réponse de l’Histoire. Ses descendants, de
valeur inégale, demeurèrent liés par les revers et les triomphes et l’intérêt
qui les portait à réparer les uns, à prolonger les autres.
Leur art fut
de maintenir l’unité dans la variété de l’espace et du temps.
Il y a
plusieurs conceptions de la monarchie, comme il y a plusieurs conceptions de la
république.
Maurras
donnait sa préférence à la monarchie quelque peu romaine des légistes, drapée
dans le manteau de Louis XIV. Mais il ne s’offusquait pas de lui voir préférer
la « monarchie coutumière » ressuscitée par Henri IV. C’était une
occasion pour lui de rendre hommage à la variété d’adaptation de la dynastie
aux circonstances, à sa méthode expérimentale qu’il définissait d’une formule
célèbre : « l’empirisme
organisateur ».
Et il se
demandait, ou plutôt ne se demandait plus, mais il posait à ses lecteurs cette
question :
« Les hasards de l’hérédité ne comportent-ils
pas moins d’inconvénients et plus d’avantages que le choix précaire et
vacillant des volontés humaines ? »
*
Mais, ces
volontés elles-mêmes, ces individus qui composent le nombre, l’homme qui
s’appelle Callias, quel sera son sort dans une société, dans un état qui
prétend recouvrer sa suprématie sur la personne ?
La sécurité,
la stabilité qu’on lui offre en échange, suffiront-elles à compenser cette
possession de soi-même, de cette fière initiative qui valent bien des
sacrifices et qui forment comme le panache de la Révolution française ?
Maurras ne
néglige pas ce souci et réserve à la personne humaine toute la dilection dont
il entoure la part d’autonomie des provinces. C’est ici, dans le cadre de ses
intérêts visibles, de son patrimoine historique et moral, dans le plein
exercice de sa compétence, que l’homme qui s’appelle Callias, que l’homme qui
s’appelle Maurras, que l’homme qui s’appelle un pêcheur de Martigues, trouve
jour à se définir, à se maintenir et à s’affirmer.
Et Maurras, en
traçant son épitaphe, ne s’est-il pas flatté d’avoir agi « pour que revivent en France les libertés de nos républiques ! »
Qu ‘est-ce
à dire ? Qu’il est une partie de la vie nationale, réservée aux
groupements naturels locaux, sous le contrôle direct des individus. On a trop
enseigné, selon Maurras, la patrie abstraite. « Il y eut, remarque-t-il,
une France fédérative florissante jusqu'à la Révolution. »
Il est curieux
de noter que Montaigne appréciait particulièrement cette organisation où le
pouvoir central ne laissait parler de lui à un homme tranquille que deux ou
trois fois dans sa vie.
Aux communes,
les affaires proprement communales, aux provinces, les provinciales, à l’Etat,
les siennes. Une telle conception n’est pas seulement politique. Elle est, chez
l’auteur de « L’Etang de
Berre », profondément affective.
« C’est peu de vous
crier que mon cœur vous possède
O Martigues plus beau que
tout
De la conque de Fos au récif
de la Mède
Laissez-moi chanter, je suis
vous ! »
Oh ! Il
n’est plus ici question de l’homme en général et de ces statues grecques en qui
s’équilibrent tant de lois de la beauté qu’elles n’ont plus l’air de ressembler
à personne !
Quand le poète
s’écrie « je suis vous »,
n’est-ce pas chacun de ses amis, les pêcheurs, qu’il rencontre en allant de sa
maison au rivage ?
Il ne s’est
pas borné à rimer la force et la beauté de telles existences. Il les a
défendues. Et, en son extrême vieillesse, il brandissait encore la plume, dans
« Aspects de la France », pour soutenir, à grands renforts
d’arguments techniques, les pêcheurs de Martigues qui avaient fermé aux bateaux
pétroliers les passages de l’étang de Berre, jusqu'à ce qu’ils cessassent d’y
répandre le mazout empoisonneur.
Les fruits
légitimes des travaux de ses compatriotes n’ont jamais paru négligeables à ce
philosophe presque désincarné.
Qu’était-ce
quand il s’agissait de leurs traditions spirituelles ! Le Félibrige, qui
se réunissait à Paris, dans les cafés du quartier latin, et où il s’était
inscrit dès sa jeunesse, ne lui parut point assez actif et il rompit avec lui
pour s’entendre avec ceux qui, plus près du sol natal, menaient la lutte au nom
d’un fédéralisme réalisateur.
Son dévouement
actif, fervent et passionné à Mistral et à son œuvre n’avait d’égal que sa
fidélité respectueuse pour Anatole France.
Sa position
n’est pas vacillante entre ces deux pôles. Elle est nette : fédéraliste,
oui, séparatiste, jamais !
Evoquant le
drame lointain où, par de durs sacrifices, s’est consacrée, entre le Midi et le
Nord, l’unité nationale, il reprenait la parole fameuse de l’auteur
de « Mireille » et de « Calendal » : « Le Midi n’a pas été réuni au Nord
comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un autre
principal. »
Cependant
a-t-il soin d’ajouter, en accord avec le sage de Maillane, l’histoire a
consacré des faits. Saint-Louis, en apaisant ce drame, dont il tirait une
conclusion nationale, ne pensait pas autrement.
L’unité s’est
formée autour du roi de Paris. Et Paris ne peut être que la capitale de toute
la France.
Personne n’a
jamais contesté, dans un débat récent - qui pénétra jusqu’en vos
délibérations - que « la langue
provençale, selon les termes de l’un des vôtres, fit partie du domaine français ». La controverse ne portait
que sur des modalités et des degrés
d’enseignement. Excellent écrivain et poète d’oc, majoral du Félibrige, Maurras
a soutenu la langue des troubadours pour être honorée et entretenue là où elle
est née. Mais il n’a jamais songé à diviser, sur le plan national, un langage
que l’histoire a donné en commun héritage à tous les Français. Sa langue
patrimoniale avait son intime tendresse . Sa langue nationale avait son
ardent respect.
Puis-je me
permettre, en cette occurrence, de me souvenir, Messieurs, qu’il y a quelques
vingt ans, m’était échu le grand honneur de représenter comme mainteneur, au
troisième centenaire de l’Académie française, l’Académie des Jeux Floraux,
fondée au XIVe siècle par les Sept Troubadours, et à laquelle
plusieurs d’entre vous sont liés par des lettres de maîtrise.
Les pensées
qui m’animaient alors ne sauraient m’échapper aujourd’hui.
Dans le
mouvement intellectuel répandu sur tout le territoire, l’Académie Française
exerce une vertu symphonique. Loin de méconnaître la vitalité des provinces,
elle a multiplié vers elles les gestes d’amitié. Elle exprime l’unité sacrée du
pays soutenu par le libre génie des provinces qui l’ont formé et qu’il garantit
à son tour.
Elle rassemble
dans l’espace, elle rassemble aussi dans le temps et, parlant, pour la première
fois, comme l’un des vôtres, si je ne me défends pas, en exposant les idées de
Maurras, d’avoir évoqué la vieille France avec un amour respiré dans mon foyer,
je me garderai de méconnaître des gloires plus récentes. Elles doivent se
rejoindre.
N’en est-il
pas ainsi au cœur de chaque être, où l’on découvre, vivant ensemble, tant de
disparates ?
Ainsi, de la
nation elle-même, surtout quand elle est aussi ancienne et, reconnaissons-le,
aussi agitée que la nôtre.
Maurras
lui-même n’a-t-il pas dit :
« La Révolution, sublime parfois, est une
expérience infiniment honorable pour un peuple... L’association du Tiers Etat
aux privilèges du Clergé et de la Noblesse, les transferts de propriété, les
nouveautés agraires, voilà des événements naturels, en quelque sorte physiques,
qui, doux ou violents, accomplis par l’orage ou par le beau temps, se sont
accomplis. Je les nomme des faits. »
Discrimination
d’un haut intérêt intellectuel, mais bien difficile à obtenir dans les états
d’âme !
Les apports
physiques et moraux de toute notre histoire fermentent dans les veines de
chaque Français. On ne peut écarter le millénaire qui précède 1789, ni les deux
siècles qui suivent.
Si les esprits
gardent leurs préférences, l’histoire toute entière est en chacun de nous.
D’ailleurs,
quelqu’interprétation différente qu’elle ait donné de notre caractère national,
quelques controverses passionnées dont elle reste l’animatrice et la proie, si
nous la considérons dans le panorama de l’Europe, jointe à l’épopée impériale
qui l’enchaîne et la prolonge à la fois, la Révolution représente, avec le XIIIe
et le XVIIe siècles - malgré la dureté des contrastes et les
réserves qu’impose le sacrifice des victimes innocentes - l’une des trois plus
puissantes époques du retentissement de la France.
Du point où
nous sommes, nous n’avons rien à séparer de notre patrimoine, ni notre élan
vers la foi, ni notre élan vers la grandeur, ni notre élan vers la
liberté !
Il n’est pas
convenable, il n’est pas conforme à l’unité du Destin national, qu’un fossé
reste indéfiniment creusé entre deux conceptions de la France.
Les efforts
conjugués de l’histoire et de l’activité sociale contemporaine retrouvent, dans
le passé, des formes de vie telles que le groupement familial et professionnel
propres à répondre aux plus généreuses aspirations de l’avenir vers le bonheur
de l’être humain.
L’avenir ne
s’oppose pas nécessairement au passé. S’ils se comprennent, ils s’entr’aident.
Il peut y avoir des crises de conscience dans une même âme. Et c’est toujours
la France qui cherche, qui palpite, qui se souvient, qui pardonne, qui
vit !
Un siècle et
demi s’est écoulé, apportant ses épreuves et ses apaisements depuis le jour où
Louis XVI, après avoir traversé en carrosse, à côté de son confesseur, un Paris
morne et silencieux, aux boutiques fermées, s’arrêta sur la place nommée
aujourd’hui « Place de la Concorde » et gravit d’un pas ferme les
marches de l’échafaud.
Et là, par une
grandeur d’âme que chacun peut comprendre, voulant noyer toutes les rancunes
dans son sacrifice, il a émis ce voeu suprême : « Je souhaite que mon sang cimente le bonheur des Français. »
Puisse ce
généreux appel ne cesser de retentir par-dessus le roulement du tambour et le
long chemin du temps !
Laissant, de
nos souvenirs, s’éloigner ce qui nous divise, préservons ce qui nous unit,
c’est-à-dire une pratique séculaire de toutes les formes de la dignité humaine,
dans un ordre qui, pour la satisfaire, exprime, à la fois, la beauté et
l’équilibre délicat de nos disciplines.
*
Parmi ces
disciplines prend place le système d’idées que Charles Maurras a légué à la
méditation de ses compatriotes.
Il n’aimait
point qu’on l’appelât « Maurrassisme ».
C’est d’abord qu’il estimait devoir beaucoup à ses compagnons, trop serrés
d’ailleurs autour de sa personne pour qu’un exposé de ses idées puisse les
séparer de sa mémoire.
L’un d’eux a
siégé parmi vous, Jacques Bainville, qui faisait, à la fois, de l’Histoire un
théorème par la logique de la pensée et une œuvre d’art par la pureté du style.
C’est aussi
qu’il préférait à un qualificatif individuel le nom de Nationalisme intégral.
« La nation, écrivait-il, est le cycle terminal de la société temporelle. Elle n’est pas
contractuelle, elle est naturelle et historique. Depuis la disparition de
l’empire romain et la rupture de la République chrétienne du Moyen-Age, la
nation est la condition terrestre de la vie humaine. »
Et il
appelait, en témoignage de ce fait, la virulence des affirmations nationales
dans le monde actuel. L’impératif de la patrie lui semblait le plus fort des
impératifs humains.
*
Cependant que
ce soit pour la soutenir, que ce soit pour la combattre, qui pourrait concevoir
la doctrine sans la marque du fondateur, de son tempérament, de son
caractère ?
Cet homme qui,
dans le privé, se montrait l’affabilité même, se prêtait aux controverses de
ses amis avec cette forte douceur de la Méditerranée, agréable aux jeux du
soleil et des voiles, manifestait, dans la vie publique, un penchant immodéré
pour la violence.
Sa doctrine,
Maurras la défendait en attaquant. C’était une marche à la tempête. Il la
dépouillait de toute relativité, de toute concession. Il voulait lui faire
place nette.
Mais ne l’a-t-il
pas mieux servi par la triple force incontestable de son courage, de son désintéressement,
de son verbe, que par les excès de ses polémiques ?
Lorsque M.
Henry Bordeaux le recevait au milieu de vous, il lui disait, s’autorisant d’une
longue et indépendante amitié, qui fut aussi la mienne :
« Logicien impitoyable, la raison vous entraîne
au-delà de cette mesure qu’elle enseigne. Si j’affirmais ici que vous fûtes
toujours équitable, je crois bien que vous souririez le premier de ma candeur. »
Maurras lui-même,
un jour qu’il avait mordu par un chien, ne répondit-il pas à ceux qui s’empressaient
pour le soigner : « Il est bon
qu’un polémiste soit un peu enragé ! »
A franchement
parler, on peut dire que la rodomontade l’amusait, et cela d’autant plus que
son intrépidité lui permettait de soutenir l’audace de ses propos. Ainsi en
témoigne dans « Le Mont de Saturne »
l’épisode héroï-comique de son cartel à Mariéton où il se met en scène avec la
plus charmante ironie du pays d’oc.
S’il tenait
pour vaines les discussions parlementaires, il en allait autrement des
polémiques de presse. C’était l’Agora pour ce fils d’Athènes. Il a dit
quelquefois qu’après avoir atteint ses buts politiques, il retournerait à la littérature
pure. Mesurait-il ce que lui aurait coûté ce sacrifice ?
La liberté de la
presse lui était sacrée, comme à tous ceux qui se réclamaient de lui, et il n’eut
pas hésité à monter sur une barricade pour la défendre. On ne saurait méconnaître
que la polémique, la satire ont existé de tout temps comme genre littéraire et
satisfaction donnée aux bouillonnements de la nature humaine.
Mais il arrive
qu’au-delà d’une certaine limite, facilement franchie quand la fougue l’emporte
sur la prudence, et parfois sur le respect d’autrui, elle stimule l’ardeur de l’adversaire
au lieu de la briser. En même temps, d’ailleurs, elle nourrit la vigueur des
compagnons de lutte. Et, telle était la position de Maurras, le premier exposé
aux coups - et ceci sans métaphore - entre les cohortes frémissantes de ses
disciples et celles de ses ennemis.
C’était un
rassembleur de volontés, un promoteur d’enthousiasme, et les uns déplorent,
tandis que les autres admirent et que nul ne conteste sa magique influence sur
une partie de la jeunesse française.
Il y avait
dans sa démarche quelque chose d’inflexible et, sur son visage de philosophe
grec, se marquait une résolution contre laquelle aucune menace, aucun danger,
aucune chose du monde extérieur ne pouvait rien.
Il connut sans
fléchir les pires vicissitudes et la plus cruelle de toutes. Un nom vient
naturellement à mes lèvres. Il eut à subir, comme Socrate, la colère de la
cité.
Sans sortir,
Messieurs, de la sérénité qui s’impose en ce lieu, sans se mêler aux luttes
intestines au devant desquelles il s’est lui-même toujours jeté, on ne pourrait
loyalement évoquer la mémoire de cet homme sans apercevoir, au-dessus de tous
les tumultes, son brûlant civisme, son indéfectible amour de la Patrie.
On a pu lui
adresser bien des reproches, regretter sa violence érigée en préceptes, son intolérance,
ses partis pris, ses injustices envers les particuliers et les gouvernants, ses
outrances de langage, à toutes les époques de sa vie et particulièrement
sensibles pendant la dernière guerre, mais, en écoutant battre son cœur à
travers son œuvre, on sentira, même si l’on diffère d’opinion sur les destinées
nationales, que pas une de ses fibres n’a cessé de vibrer pour la France.
Disons
davantage. C’est sa doctrine du nationalisme intégral, poussée au paroxysme de
la ferveur, qui lui a valu ces années douloureuses de séparation d’avec l’Eglise
Romaine, dont il n’a cessé d’exalter la grandeur.
Le Saint-Siège
jugea, quel que fut le culte rendu à la nation, groupement nécessaire et admirable
des sociétés humaines, qu’il fallait craindre le danger, sinon de la déifier,
du moins de l’élever à un ordre métaphysique qui n’est point le sien. Au-dessus
de la nation, pour les croyants, il y a la chrétienté ; pour les autres,
il y a l’humanité ; pour tous, la paix entre les hommes.
Ce n’est point
que Charles Maurras eut confondu ces degrés. Il a explicitement reconnu que la
nation devait « entrer naturellement
en rapport et composition avec les principes de vie internationale qui peuvent
la limiter et l’équilibrer... »
Toutefois, son
agnosticisme et la prédominance de la politique dans son activité quotidienne
avaient fait appréhender que cette distinction ne demeurât trop en marge des
exposés courants et hors de portée d’une information coutumière.
Il y avait
aussi dans les contes du « Chemin de
Paradis » certains passages heurtant l’orthodoxie. Il les a retirés.
Ma tâche n’est
point de prendre part aux controverses qui restent ouvertes sur tous les plans
de l’âme et de l’esprit, autour d’une œuvre aussi frémissante et aussi chargée
d’idées que celle de Charles Maurras, et jusqu’en ses derniers ouvrages. Mais
elle m’impose de retenir deux faits capitaux.
A la suite d’une
lettre d’obédience publique et solennelle des dirigeants d’Action Française, le
Pontife régnant a levé l’interdit.
Quant à
Charles Maurras lui-même, quels qu’aient pu être auparavant les retours de
griffes du vieux lion, endurci par trois quarts de siècle de combats, le
dernier mot de sa vie s’exprime par son retour lucide à la foi catholique.
Il ne s’agit
pas d’un aveu demi-conscient, tombé d’une bouche expirante. Il a trouvé, dans
la clinique de Tours, auprès du Chanoine Cormier, son second chemin de Paradis.
Dans les ornières du premier, se sont fanées les fleurs païennes. Au creux de
celle-ci, ne descendent que les rayons de l’étoile du berger.
En vérité,
Maurras a porté toute sa vie, au secret de son cœur, la hantise du divin. Tant
qu’il n’a pu l’atteindre, il a trouvé chez Auguste Comte, avec une philosophie
de l’ordre humain, la double qualité de la précision scientifique et de l’élévation
morale. Mais voici la limite de son adhésion. Le positivisme lui-même, abordé à
la fin, n’a jamais pu le rallier à son dogme central.
« En esthétique, en politique, dit-il, j’ai connu la joie de saisir, dans leur haute évidence, des
idées-mères. En philosophie pure, non ! »
Les dernières
années d’épreuves, de prison, de maladie, de solitude ont été de la plus vive
alacrité d’esprit, d’intense production. Il remontait aux sources
métaphysiques, taries par la crise de sa jeunesse. Et c’est de là qu’est sortie
l’une des plus curieuses révélations de sa vie secrète : cette intimité
constante, exaspérée, comprimée, de toute sa longue existence, avec Pascal,
qui, enfin, a éclaté au jour dans un de ses ouvrages posthumes : « Pascal puni ».
Pascal, en
bannissant la raison de la recherche du divin, pour la remplacer exclusivement
par le témoignage, avait précipité Maurras hors du dogme.
D’un argument
des théologiens qui ne visait qu’à rabaisser la superbe, Pascal s’était servi
pour diffamer, déformer la raison.
Maurras ne lui
pardonnait pas d’avoir détruit « ...le
pauvre petit appareil que nous ont fabriqué les puissances supérieures pour connaître
et savoir... » Il se récrie ainsi devant la dureté de Pascal :
« Plus je le lis - mais il ne peut s’empêcher
de le lire - plus il me fait horreur,
lui, sa sœur, sa nièce, toute la bande ! Ils sont durs, perdus d’orgueil.
Leur charité est toute hérissée de haine et, de là sort leur tristesse, leur
hargne, leur goût de la destruction. »
Et Maurras se
détourne alors en pensée vers « ...
sa chère, belle, douce et délicieuse petite Thérèse de Lisieux... »
*
C’est entre
les mains de la Sainte presque enfant, mais dont uns saisissante vigueur de
pensée anime les humbles écrits, que Maurras a remis son destin.
Elle rejoint le
souvenir de cette mère intelligente, tendre et forte, dont il porta, pour ainsi
dire une seconde fois le deuil, tant qu’il douta pouvoir la retrouver.
Le problème
qui hante les derniers jours de Maurras n’est plus un problème politique. C’est
un problème religieux. Il a rouvert le fond de son être, où l’inquiétude métaphysique
était entretenue comme une plaie sacrée.
Et le prêtre
qui en a porté témoignage, affectueusement accueilli, a fait entendre au vieux
penseur, avec une douce prudence, l’appel de la foi.
Celui qui a
dit : « En politique tout
désespoir est une sottise absolue », celui qui, en dépit des coups les
plus terribles du destin, a gardé sa confiance, comme une cuirasse sans défaut,
que va-t-il en faire devant l’invisible, au seuil de l’au-delà ?
Sans doute le
philosophe est-il heureux que la plus juste orthodoxie lui permette de n’avoir
pas à se dépouiller de cette raison - qu’il n’a jamais déifiée qu’en métaphore
- mais qu’il a toujours tenue fermement, comme son bâton de marche. Toutefois,
il comprend qu’elle ne peut rien sans une autre lumière.
Si Pascal a
dit « le cœur a ses raisons »,
Maurras aurait pu dire : « la raison a son cœur ».
Les lignes du
Parthénon ne s’effacent pas, mais s’éloignent dans leur azur trop vide pour
laisser avancer devant elles, dans le ciel presqu’aussi pur de l’Ile de France -
tant aimée, elle aussi - des visions de cathédrales !
Et, enfin , il
n’y a plus que le monde invisible.
Le poète, en
Maurras, exprime la sérénité de l’homme :
« Seigneur, endormez-moi
dans votre paix certaine,
Entre les bras de l’espérance
et de l’amour ».
Suprême
demande.
La réponse est
silencieuse, comme un pas dans la nuit. Elle est pour lui seul. Il ne peut en
cacher sa joie. Et c’est alors que ce penseur, isolé par sa surdité du contact
des hommes et, par le doute philosophique, jusqu'à cette heure, de la présence divine,
murmure, après les derniers sacrements :
« C’est la première
fois que j’entends venir quelqu’un » !