Dieu et le roi


Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon

(1883-1928)

présentée par Axel Tisserand



Dans un monde où l’inversion est totale, où aucun domaine n’a été épargné, il faut montrer que nous n’avons rien abandonné et que nos maîtres sont toujours vivants au cœur de notre pensée, et que l’arche, cette « arche franco-catholique » qu’évoquait Maurras, dans sa lettre de février 1951 à Pierre Boutang, et qui devait attester, « dans la corruption éternelle et universelle, la primauté invincible de l’Ordre et du Bien », n’a pas été submergée par notre faute.

A cet égard, la publication par les Editions Privat de la correspondance échangée pendant quarante-cinq ans entre Maurras et l’abbé Penon sous le magnifique titre « Dieu et le Roi » est, comme le notait immédiatement Jacques Trémolet de Villers, un événement « étonnant, stupéfiant, envoûtant et enthousiasmant ».


La vie d’un homme est en jeu, la vie d’une âme et celle d’une intelligence, en un siècle qui a perdu son âme et pour qui l’intelligence n’a plus d’avenir. C’est l’honneur de l’abbé Penon, jeune professeur au petit séminaire d’Aix-en-Provence d’avoir immédiatement discerné l’importance du devoir dont la Providence le chargeait et de l’avoir assumé avec amour et ténacité pendant quarante-cinq ans. Et c’est aussi celui de ce fier et ombrageux Maurras des premières années d’avoir compris que ce « maître » si attentif était un ami à qui, de ses crises de conscience les plus graves, il pourrait « tout » dire.

Dès les premières pages du recueil, nous en avons deux exemples tangibles où les réactions de l’ami sont aussi remarquables que la confiance de l’« élève ». Le premier est cette lettre du 10 août 1885 qui fait revivre les moments tragiques de la tempête sur l’étang de Berre où trois adolescents frôlèrent la mort. « Je ne pensai pas à prier, note le jeune homme. J’étais sûr de mourir et je ne tremblai pas… »

Mais c’est de Paris que, l’année suivante, il fait à son directeur intellectuel et spirituel un tableau complet de l’état de son esprit et de son âme - il a alors 18 ans. « Il n’y a pas besoin d’être Pascal ou Musset pour éprouver ce que vous appelez si bien  la nostalgie du divin, mais si je l’éprouve et si on me propose de me rapatrier dans cet inconnu que je désire, encore faut-il que je sache si le vaisseau est solide, si le capitaine est de bonne foi, et si vraiment le pays vers lequel il cingle est bien celui que je rêve sans l’avoir jamais vu ? Que je sois seulement certain de cela, et vous verrez si j’hésiterai à mettre le pied dans la barque et la main à la rame, s’il en est besoin. Ce qui est décourageant, c’est la perspective d’écumer soixante, quarante, cinquante ou vingt ans cette mer de la vie sans avoir dans l’âme une conviction qui l’échauffe, une espérance lointaine…Cette existence tiède me fait peur, c’est pour cela que je cherche quelque chose qui ressemble à une certitude et cela trouvé, je me charge bien du reste, de compléter par mes actes ce qui a été commencé par mes pensées. La pratique n’est pas difficile quand elle a pour soutien la foi. »

Ces aveux témoignent de la profondeur des liens qui unissaient les deux hommes. « Vous m’avez ouvert le plus intime de votre cœur dans une lettre que je n’oublierai jamais », écrit le prêtre à son ancien élève quelques mois plus tard.

L’intensité de leurs relations de cœur et d’esprit est, dans les premières années de la vie de Maurras à Paris, tout à fait extraordinaire. Charles y est soutenu par les milieux lettrés d’Aix et leurs amis parisiens. Ses articles sont lus, approuvés, commentés ; ils passent de main en main. L’abbé Penon veut tout lire, tout avoir. Il a une confiance totale dans l’avenir de son ancien élève. Lisez sous sa plume cette charmante évocation - lettre du 17 novembre 1886 - et admirez-en la conclusion prémonitoire. « Oh ! mon cher ami, si vous saviez quel frémissement de joie j’éprouve le soir, lorsqu’en rentrant de l’église et en plongeant ma main dans la grande boite obscure, j’en retire un bloc de papier si lourd. « C’est du Maurras », me dis-je, et je monte l’escalier quatre à quatre pour grimper plus vite à ma salle à manger. Ce soir-là, j’oublie le précepte de votre ami Boileau, et je laisse refroidir potage et rôti, ma sœur elle-même qui est intraitable sur les lectures à table, loin de m’interrompre me laisse lire bien tranquillement et souvent même quand je lui passe la lettre, s’oublie comme moi.

Ecrivez-moi donc, mon cher, écrivez encore, écrivez toujours ; ayez pitié de ces pauvres provinciaux. La collection de vos lettres est déjà fort considérable, je les ai mises en ordre ; il y aurait la matière de tout un petit volume, et non des moins intéressants. J’espère que la collection grossira rapidement. Si vous devenez célèbre, et je compte bien que vous le deviendrez, j’aurai toujours la ressource d’imprimer vos lettres, et ce sera un morceau de pain pour mes vieux jours ».

Mes citations sont un peu longues, mais existe-t-il meilleur moyen pour faire pénétrer le lecteur dans l’intimité de ces âmes d’élite ?

Pour combattre le scepticisme, voire l’agnosticisme de son disciple, l’abbé Penon le dirige sur l’abbé Huvelin, lui aussi simple vicaire de la paroisse Saint-Augustin, qui eut, à la même époque, à achever la conversion de Charles de Foucauld. Comme on sait, ni l’abbé Huvelin, ni Penon n’eurent, sur ce plan, le dernier mot avec Maurras.


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L’année 1888 - celle de ses vingt ans - marque un premier tournant de cette existence survoltée. Son activité littéraire s’épanouit ; après deux années de travaux plus ou moins ingrats, il entre à l’Observateur français, auquel, écrit-il le 17 janvier, « je me crois définitivement attaché en qualité de chroniqueur littéraire ». Et d’ajouter, quelques jours plus tard : « Ah ! quel plaisir d’être journaliste !… je me sens déjà chatouillé, comme dit ce brave Agamemnon, du petit murmure approbateur que soulèvent mes essais, soit parmi mes justiciables, les auteurs, qui sont contents, si j’en crois leurs lettres, soit par mes collaborateurs. »


Nous n’examinerons l’activité du jeune écrivain que dans la mesure où elle donne lieu à des confidences à son ancien mentor ; mais il faut dire qu’au besoin de confidences de l’un répond l’attention passionnée de l’autre et que l’équilibre de leurs relations amicales s’établit à un niveau élevé. En son ancien élève Penon découvre rapidement un maître dont il n’approuve d’ailleurs pas toujours les idées, ni la façon « moderniste » de les exprimer. « J’ai bien peur, lui écrit-il un jour, que de longtemps nous ne soyons d’accord littérairement et moralement sur les théories dont vous êtes enjoué ». Ces lettres définissent les positions littéraires de deux générations - en ces années l’abbé a deux fois l’âge de Maurras - mais aussi de deux observatoires différents. « A Paris, écrit-il, on aime et on loue, paraît-il, précisément ce qui nous choque, nous autres pauvres gens de province… »

L’appel même de la littérature, son attrait, l’abbé Penon les met en cause sans hésiter. « Sans dédaigner la littérature, sans renoncer à y chercher encore et souvent des distractions agréables et élevées, je la mets plus que jamais au second plan… Il me semble qu’une intelligence comme la vôtre s’abaisse un peu et même beaucoup, en s’absorbant dans la littérature pure qui n’est après tout qu’une des distractions les plus distinguées, mais ne doit pas faire le fond de la vie. » (lettre du 18 février 1890) - C’est son cœur de prêtre qui parle, et qui saignera quand, tout « ému », Maurras lui répondra : « Je suis né pour le doute et la négation ».

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D’abord réticent sur le modernisme, voire le décadentisme de son ancien élève - éloges de Verlaine ou du premier Moréas - l’abbé Penon, quelques années plus tard admirera son classicisme. Sceptique sur l’intérêt de la campagne régionaliste que Maurras et Amouretti ont entreprise, il en deviendra peu à peu un chaud partisan. « Je [vois] le mal, lui écrivait-il le 24 décembre 1892, Mais le remède !… Je crains, que l’application n’en soit laborieuse et n’aboutisse à un échec, tant le mouvement général de la pseudo-civilisation toute matérielle me semble aller en sens inverse de vos désirs et prépare une uniformité désolante ». Mais, en 1896, après la parution de L’Idée de Décentralisation : « J‘ai eu l’occasion de vous déclarer à moultes reprises combien j’étais revenu de cette idée fausse dont j’ai été longtemps imbu, que la centralisation administrative, littéraire, etc., était un mal irrémédiable. Si je n’avais pas été convaincu déjà, votre brochure aurait suffi à dissiper ce vieux préjugé ».

Bien sûr, il n’approuve pas son « paganisme », qui sera toujours la pierre d’achoppement entre les deux hommes, mais Anthinéa, les textes qui formeront plus tard le recueil des Vergers sur la mer, comme les pages rassemblées dans L’Etang de Berre, il n’a pas trop de mots pour en célébrer la beauté.

Quant à son Action française, s’il en admire le principe, il reste longtemps sceptique sur ses possibilités de réussite ; c’est que l’abbé Penon, devenu entre tant grand vicaire de l’archevêque d’Aix, est un vieux libéral. Mais, sur ce point capital, ne viendra-t-il pas aussi à résipiscence ? Sans méconnaître son talent ni son caractère, écrit-il à Maurras en 1901 à propos d’un article sur le Duc de Broglie, vous avez bien indiqué « le ver rongeur de cet organisme si puissant, le fétichisme de la liberté abstraite que nous avons tous partagé encore dans notre jeunesse et que tant d’hommes de ma génération, et des meilleurs, ont encore. Vous n’avez pas peu contribué à m’en guérir, à me ramener à la conception plus vraie, plus profonde, que je trouvais autrefois paradoxale chez nos grands penseurs catholiques ». Il sera dès lors un admirateur passionné de l’énergie désintéressée de celui qui n’a tenté rien moins que de refaire une nation.


Tout cela est répandu à travers cent lettres qui, dira-t-il à Madame Maurras, constituent son plus cher trésor et, ajoute-t-il, « la plus belle œuvre » de son ancien élève : « Ce que je soutiens surtout, c’est que je possède moi-même et je suis peut-être seul à posséder ce qu’il a écrit de plus merveilleux, de plus incomparable : ses lettres ». Il convient cependant d’ajouter que les lettres de Mgr Penon sont pour nous d’un intérêt égal à celles de Maurras et forment avec elles un contrepoint indissociable.


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Cette correspondance croisée qu’on a cru un moment perdue et qui a pu être, au moins en partie, rassemblée et conservée par la famille Maurras, forme, par son ensemble presque monumental - 45 ans d’un échange jamais interrompu -, mais aussi du fait de la sincérité et de la confiance réciproque des deux scripteurs, un document d’un prix historique, intellectuel et moral inestimable.

Cependant, les années passant, les lettres deviennent plus rares : 1907, une lettre ; aucune en 1908 ; deux en 1909, l’année de l’Enquête, de Mgr Penon, qui affirme son entière confiance en « un mouvement d’idées qui n’attendra pas 1950, comme vous me l’écriviez un jour, pour porter ses fruits », mais n’omet pas de rappeler à Maurras son plus cher désir, qui est celui de beaucoup d’autres, que « celui qui a dissipé tant de nuées sorte enfin, pour la dissiper victorieusement ensuite, de la nuée la plus désastreuse de toutes les autres, la nuée du kantisme, de l’agnosticisme, du panthéisme, car tout cela se touche et tout cela se vaut »  ; aucune lettre en 1910, l’année de Kiel et Tanger. Les grandes luttes de l’A.F. ont commencé, qui désormais ne cesseront plus. En 1912, le chef de l’Action française peut écrire à l’évêque de Moulins : « Notre prise actuelle sur les esprits tient du prodige ».


Il y a peu d’échos de la révolution dreyfusienne dans la correspondance Maurras-Penon. Elle fut suivie d’un effort de redressement national qui alla en s’amplifiant jusqu’en 1914. L’emprise de l’A.F. et de son chef sur les esprits, tout particulièrement dans la jeunesse, était une révolution en sens inverse. L’Eglise ne pouvait s’en désintéresser et les catholiques du mouvement devinrent peu à peu l’enjeu d’une véritable guerre de religion. Les positions de Maurras - rappelons la parution de La Politique religieuse en 1912 et celle de L’Action française et la religion catholique l’année suivante - furent l’objet d’attaques furieuses et de débats jusque dans les plus hautes sphères de l’Eglise tant en France qu’à Rome. Les longues et nombreuses lettres échangées entre les deux amis à cette époque sont hautement significatives à cet égard tant elles semblent se situer à la pointe la plus extrême du conflit, révélant chez l’un comme chez l’autre une véritable angoisse sur l’issue d’un débat dont ils sentaient que la France sortirait victorieuse ou vaincue.


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Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette riche - et enrichissante - correspondance. Pour Maurras, Penon est sa conscience, son âme même, la page à laquelle il peut confier ses plus intimes pensées ; pour le second, Maurras est toujours cet adolescent de quinze ans qu’il a dans un moment critique sauvé de lui-même, dont il a toute sa vie accompagné l’évolution intellectuelle et admiré les qualités morales, mais aussi l’âme qu’il se sentait spécialement chargé de convertir. Et cependant n’est-ce pas lui qui écrit à son ancien élève, en 1927, alors au plus haut de son magistère intellectuel et en même temps confronté à la plus grave crise morale : « N’oubliez pas que, par l’immensité de votre influence mondiale, en raison de la profondeur, de la précocité, de la vérification croissante de vos vues politiques et sociales, vous avez charge d’âmes pour tout l’avenir du monde » ?


Cette œuvre à deux voix est d’une lecture bouleversante ; le fil conducteur en est bien l’amour - paternel, filial. La présentation réalisée par Axel Tisserand est remarquable et ses notes ainsi que son dictionnaire des acteurs et périodiques en facilitent la lecture. Nous avons là la plus importante correspondance croisée publiée depuis bien longtemps. Mais aussi et surtout, après Votre bel Aujourd’hui et Le bienheureux Pie X, sauveur de la France, le troisième volet de ce qu’on pourrait appeler les Confessions de Charles Maurras.


Xavier Soleil




Dieu et le roi, Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928) présentée par Axel Tisserand – Editions Privat, 30 euros.

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