Charles Maurras et la critique EN 1896


« Pour qu’une critique s’élève au-dessus de l’expression directe du plaisir et de la peine que les livres nous font, pour qu’elle pose des lois et qu’elle en discute sans trop d’incertitude ni d’impropriété, il faut que son langage soit porté à la perfection. » Qui écrit ces lignes en 1896 ? Ce n’est ni Paul Bourget, ni Anatole France, mais Charles Maurras qui, depuis plusieurs années, est titulaire de la « chronique littéraire » à la Revue encyclopédique Larousse, et qui, après ses articles sur Verlaine, Moréas, Barrès, Gabriele d’Annunzio et bien d’autres, est considéré comme un des maîtres de la critique de l’époque.


Les lignes citées ci-dessus sont tirées d’un article paru dans cette revue, intitulé Prologue d’un essai sur la critique1, qui sera réédité, avec quelques retouches, en 1932. Elles montrent clairement que Maurras considère la critique comme un genre littéraire à part entière.

Le critique, expose-t-il, le vrai critique, c’est à dire le critique-juge – ce que furent, au XVIIe siècle, un Boileau, au XIXe un Barbey d’Aurevilly – ne s’improvise pas. Il lui est demandé de posséder des qualités qui, rassemblées, ne sont pas courantes : « le sentiment » et « l’élection ».

Il revient au critique de sentir, d’avoir, en lisant, des « impressions fines, riches, fortes, rapides » ; puis de discerner ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. « Dans le choix, explique Maurras, réside l’essence, non seulement de tous les arts, mais de la vie elle-même. » Si l’on aime Racine « pour les raisons précises et essentielles qui font que Racine est Racine », on ne peut pas, pour d’autres raisons, aimer Hugo. Il faut choisir ou, plus profondément, « il faut chercher à l’un et à l’autre la commune mesure qui permette de les classer ». Dans la vie, comme dans la littérature, – la critique participe de l’une et de l’autre – il est nécessaire d’avoir des règles – des lois –, et de ne pas craindre de les exposer.


Hardiment, Maurras se prononce pour la primauté du goût, qui, écrit-il, « est le goût de l’homme parfait ». Écrire pour plaire, disait Molière, sous entendant : plaire à une société cultivée,  que, en 1896, en plein décadentisme, le critique ne retrouve plus.

C’est alors qu’évoquant « l’admirable » Discours sur le style de Buffon, Maurras retrouve ce problème primordial, et montre que le style est la pensée même. Il convient ici de lui laisser la parole. « Notre siècle se représente le style comme une chose extérieure à la pensée. On distingue le fond d’un livre, je veux dire les idées, les sentiments, les récits ou les caractères ; le style est mis à part : c’est un élément de la forme ! » Ajoutons qu’en cette fin du dix-neuvième siècle les exemples d’une telle distinction fourmillent, tant en poésie qu’en prose. Pas du tout, répond Maurras, car « le style consiste dans l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées [...] Avant que nous ayons songé à unir ces idées, à les mettre en propositions et en raisonnements, en figures et en tableaux, un auteur inconnu, qui n’est autre que notre vie intérieure, a déjà travaillé, dépouillé, abrégé et simplifié, à la manière d’un sculpteur, les matériaux bruts de notre expérience. Cette activité, échauffée, mesurée et conduite selon le génie de chacun, ne peut manquer de le révéler, car elle a son style, et qui plus tard se retrouvera dans le choix des mots qu’emprunte sa plume. Est-il témoin plus éclairé de l’être de l’homme en son fond ! »

Ainsi, pour Maurras comme pour Buffon, le style est le reflet de la pensée, ou, plutôt, ils sont une seule et même chose. La force du style est le signe de la profondeur de la pensée. « Allons plus loin, écrit-il. Disons la vérité à laquelle devrait converger tout ceci, à savoir que le style est ce que nous nommons proprement la beauté : nous ne pouvons pas les voir séparés, et l’une grandit avec l’autre. »

Quant au goût, il doit être, en France, celui que propose la tradition, ou plus exactement, la civilisation gréco-latine, rénovée par l’Église catholique. « Que cette tradition soit essentielle et naturelle à notre pays, écrit Maurras, c’est une opinion qui n’est guère contestable. » Mais il va plus loin encore : « Cette tradition classique qui est nôtre, passe toutes les autres [...] par l’ordre et la lumière de ses compositions, par la haute généralité de son style. De ce qu’elle intéresse le monde entier, les oeuvres de cette tradition sont justement appelées les Lettres humaines. » Le reste est généralement barbarie.

Il appartient à la critique de provoquer une nouvelle Renaissance. Comme en 1896, la route à suivre est clairement indiquée. Le sera-t-elle ?


1. Prologue d’un essai sur la critique, La Porte étroite, 1932.











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