Philippe Barthelet : Entretiens avec Gustave Thibon (1)


Ces entretiens avaient été publiés en 1988 aux Editions de la Place Royale, mais cette nouvelle édition, augmentée d’un chapitre paru dans la Nouvelle Revue de Paris en 1987, nous rend à nouveau vivante la figure de ce philosophe éducateur qui vient, encore une fois, nous « inviter à penser ».

Barthelet et Thibon parlent beaucoup de poésie et, bien entendu, Thibon récite maintes strophes de Victor Hugo dont il apprécie particulièrement les dernières oeuvres : Dieu ou La Fin de Satan. Il évoque également, au fil des pages - et c’est un véritable régal – Cocteau, Jean Hugo, Maurras à qui il rendit visite dix-huit jours avant sa mort, Marie Noël, Milosz et Catherine Pozzi qui n’a laissé que six poèmes, six chefs-d’œuvre et je veux qu’on en juge :


O vous mes nuits, ô noires attendues

O pays fier, ô secrets obstinés

O longs regards, ô foudroyantes nues

O vol permis contre les cieux fermés


O grand désir, ô surprise épandue

O beau parcours de l’esprit enchanté

O pire mal, ô grâce descendue

O porte ouverte où nul n’avait passé


Je ne sais pas pourquoi je meurs et noie

Avant d’entrer à l’éternel séjour

Je ne sais pas de qui je suis la proie

Je ne sais pas de qui je suis l’amour.


Les considérations les plus intéressantes de ces entretiens se trouvent, à mon sens, dans les propos échangés sur la civilisation, l’histoire et les rapports, par l’histoire et la mémoire, du temps et de l’éternité. « La mémoire, dit Thibon, est aussi bien le souvenir du passé que le véhicule de l’éternel : c’est la réminiscence platonicienne, qui ne remonte à l’éternel qu’à travers le trésor du passé ». Or tout tend aujourd’hui à l’effacement du passé, sinon à celui du présent : la vie moderne est « discontinuité pure ».

Cette lutte entre la tradition vécue et le prurit de changement qui l’a brutalement remplacée et qui semble conduire à l’abîme une humanité sans gouvernail, les frères Goncourt en ont curieusement observé le basculement, dans une page saisissante de leur livre sur Madame du Barry, évocation d’un moment où deux avenirs opposés paraissaient encore possibles et que je voudrais citer en entier parce qu’elle résume parfaitement une charnière capitale de l’histoire de France et, par contre-coup, de celle de l’humanité :


Dans cette guerre des idées, la grande guerre du XVIIIe siècle, dans cette mêlée des esprits et des âmes, ardente et sans merci, dans cette guerre civile où le sang ne coule plus, mais où la persécution continue ; au temps des excommunications et des proscriptions de l’opinion publique, alors qu’une sorte de revanche de l’édit de Nantes est prise sur l’ordre militant des Jésuites, sur cette armée de vieillards poussés par la main de Choiseul hors de cette France où croulent leurs maisons ; au milieu de ce déchirement et de ce conflit entre les habitudes du vieil esprit français et les audaces nouvelles qui ont pour ministre M. de Choiseul ; entre ces deux absolus, l’Eglise et la royauté d’une part, la révolution de l’autre, les esprits ne voient plus dans madame du Barry, la femme, la courtisane, la fille, la du Barry : ils ne voient en elle qu’un moyen, une arme avec laquelle un parti tue un parti. Et voilà, chose étrange ! qu’en ce dix-huitième siècle, habitué à faire de la femme l’instrument des changements d’Etat, madame du Barry rallie autour d’elle, à son insu, tous les sentiments religieux et tous les sentiments politiques contrariés, blessés, humiliés par le ministère Choiseul. Tout ce qu’il restait de vieille France enracinée dans ce qu’elle croyait, et effrayée de cette chaîne d’incrédulité nouée de Fontenelle à Voltaire, par le médecin La Mettrie, le géologue Demaillet, le physicien Boulanger, le naturaliste Buffon, le géomètre d’Alembert ; tous les hommes inquiets de cet assaut donné par les connaissances des choses naturelles, par les sciences exactes, positives, matérielles, aux mystères des choses divines ; les hommes opposés à la nouveauté des théories gouvernementales, aux rêves des systèmes, à l’expérience du progrès ; ceux-là qui, avec l’assemblée des évêques, croyaient l’Eglise et l’Etat unis dans la vie et dans la mort, et voyaient une révolution politique au bout d’une révolution religieuse ; ceux qui annonçaient dès 1765 « que l’esprit philosophique était destiné à faire naître les plus étranges révolutions et à précipiter la France dans les horreurs de l’anarchie » ; ceux-là encore qui pensaient que l’esprit humain était contenu et sauvegardé dans l’avenir par l’éducation que l’enfance recevait du corps des Jésuites : - tout ce grand parti était condamné à faire taire ses répugnances pour pousser madame du Barry là où elle pouvait le servir. Mille passions, mille dévouements, ce qu’un grand ordre laisse derrière lui de relations, d’amitiés, de souvenirs ; l’effroi du cœur de Louis XV devant la multitude républicaine sur laquelle régnerait son successeur, les ressentiments secrets du Dauphin et de la Dauphine contre Choiseul, légués dans leur testament à Louis XVI, les espérances de la Reine brodant de ses mains bientôt glacées par la mort un meuble pour la première maison des Jésuites rétablie, tout se ralliait ou était rattaché par le parti à cette présentation d’état. De là cette entente, cette complicité instinctive autour de la maîtresse, ces mains et ces secours invisibles qui soutinrent la du Barry ; de là, ce souffle et cette aide d’une puissante opinion publique qui la portèrent au pouvoir sur le nuage de Psyché.


Ce texte serait à méditer, qui va à l’encontre de toutes les idées reçues des historiens modernes (libéraux), saluant dans le Siècle des Lumières la naissance de la gauche et applaudissant des deux mains à l’effondrement de la vieille monarchie, à l’abolition des coutumes et privilèges de tout un peuple qui fut longtemps le peuple le plus gai du monde, parce que, peut-être, le plus heureux.


Un pareil moment où tout pouvait encore basculer dans un sens ou dans l’autre reviendra-t-il ? On ne peut, à vue humaine, répondre à cette question. Gustave Thibon se déclare « viscéralement monarchiste » et cite, à juste titre, la remarque de Camus définissant les « vrais monarchistes » comme « ceux qui concilient l’amour vrai du peuple avec le dégoût des formes démocratiques ». Malheureusement deux siècles ont passé et toute tradition est rompue. Une issue ? Oui, Thibon croit possible « une réaction salutaire » ; oui, dit-il, on a maintenant « cette chance merveilleuse de pouvoir être anticonformiste vis-à-vis de l’époque par fidélité à l’éternel ». « S’il est un avenir pour l’humanité », un sursaut se produira à parir d’individus « intérieurement libérés du Gros Animal, qui, de proche en proche, formeront de petits groupes à partir desquels les choses s’ordonneront de nouveau ». Sinon… mais, il n’y a pas, à vue humaine, de second terme à l’alternative.


(1) Editions du Rocher, 2001.

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